Entretien réalisé le 10 juillet 2017 à Paris, entre Anne Clerval et Fabrice Ripoll, du groupe JEDI, et la revue Justice Spatiale / Spatial Justice (Sophie Moreau et Pascale Philifert).
Interview conducted on the 10th of July 2017 in Paris, between Anne Clerval and Fabrice Ripoll, from the JEDI Group, and online journal Justice Spatiale / Spatial Justice (Sophie Moreau and Pascale Philifert)
Sophie MOREAU : Pour le numéro anniversaire des dix ans ou presque de Justice spatiale-Spatial Justice, et dix ans après le colloque fondateur « Justice et Injustice Spatiales » en 2008, nous voudrions ouvrir à des débats contradictoires et échanger autour du concept de justice spatiale. Anne, Fabrice et moi, nous appartenons au groupe JEDI, « Justice, espace, discriminations, inégalités », groupe transversal du Labex Futurs urbains, de l’Université Paris Est. Le J de JEDI, c’est pour « justice ». Mais tout le monde dans JEDI n’utilise pas la notion de justice, ni la justice spatiale, en particulier vous, Anne et Fabrice. Pourtant, vous avez aussi collaboré à la revue Justice spatiale, et/ou au colloque fondateur. Pourquoi alors n’utilisez-vous pas cette notion dans vos travaux ? Quelles sont vos réticences et vos critiques ? Est-ce qu’elles tiennent à la généalogie de vos formations, à vos itinéraires dans la recherche ? Quels sont les termes clés que vous mobilisez dans vos travaux ? Ce numéro de JSSJ serait ainsi l’occasion d’amorcer un débat que l’on n’a pas encore eu, ni au sein de JEDI, ni au sein de JSSJ.
Sophie MOREAU: For the ten-year (or so) anniversary edition of Justice Spatiale-Spatial Justice, and ten years after the founding conference entitled “Spatial Justice and Injustice” in 2008, we would like to open contradictory debates and discuss the concept of spatial justice. Anne, Fabrice and I belong to the JEDI Group, “Justice, Space, Discriminations, Inequalities”, a transversal group from the Labex Futurs urbains, of Paris Est University. The J in JEDI stands for “justice”. But not everyone in JEDI uses the notion of justice, or spatial justice, especially you, Anne and Fabrice. Yet, you did collaborate with the journal Spatial Justice, and/or with the founding conference. Why then do not you use this notion in your work? What are your hesitations and criticisms? Are they due to the history of your training, your research paths? What key terms do you call up in your research? This issue of JSSJ is an opportunity to start a debate that we “have” not yet had, within JEDI or JSSJ.
Anne CLERVAL : Il y a des gens qui mobilisent « justice spatiale » dans JEDI. Cela a donc un sens qu’il y ait le terme « justice », même si ce n’est pas « spatiale », même si d’autres ne l’utilisent pas. L’idée, c’est qu’on ait justement des façons différentes d’approcher des objets qui sont les mêmes.
Anne CLERVAL: Some people call on “spatial justice” in JEDI. The fact that it contains the term “justice” makes sense, even if it is not “spatial”, even if others do not use it. The idea is that we have different ways of tackling the same issues.
Fabrice RIPOLL : JEDI est un acronyme qu’on a tous accepté, même s’il ne convient à personne, parce que c’est marrant comme acronyme […] Après, j’attends des débats qu’on n’a effectivement pas vraiment eus. Il faudrait creuser pour voir dans quelle mesure on converge vraiment, ou si c’est sur la base de malentendus, parce qu’on peut croire être d’accord et ne pas l’être. C’est le problème des discussions qui ne sont pas toujours approfondies, dans JEDI comme ailleurs.
Fabrice RIPOLL: JEDI is an acronym we all agreed upon, even if it does not suit anyone, because it is a funny acronym […] Then again, I am still waiting for debates we have not yet had indeed. We would need to look deeper to see the extent to which we really converge, or if this whole thing is based on misunderstandings, because it is possible that we believe we are in agreement when in fact we are not. That is what happens when discussions are not always in depth, with JEDI or any other group for that matter.
Anne CLERVAL : Oui, on a eu un an où la plupart des membres du groupe a pu présenter ses travaux, ce qui permettait de connaître ce que les autres faisaient. Mais ce n’était pas des temps de débats et on n’avait pas le temps d’aller au fond des choses. Même la séance qu’on a eue sur la gentrification, on n’était pas d’accord sur tout, mais on n’a pas eu le temps d’en débattre. Moi je suis frustrée de ça en géo, on n’a très rarement ces discussions-là et on ne fait pas avancer collectivement les cadres théoriques.
Anne CLERVAL: Yes, most members of the group had one year to introduce their research work, which gave everyone an opportunity to see what others were doing. But this was not the time for debates and we did not have time to examine issues in depth. Even with the session on gentrification, we did not agree on everything, and we did not have time to discuss our differences. Personally, I am frustrated in geography in this regard, because we rarely have these discussions and collectively we do not further theoretical frameworks.
Sophie MOREAU : Alors là, on se lance ? La première question, c’était…
Sophie MOREAU: So, shall we? The first question was…
Pascale PHILIFERT : … Justice : oui, non, peut-être ?
Pascale PHILIFERT: … Justice: yes, no, perhaps?
La justice en question
Justice in question
Anne CLERVAL : De mon côté, je n’utilise pas cette notion de justice spatiale et il faut dire que je ne la connais pas très bien. C’est une vision un peu de loin. J’avais lu le texte fondateur de la revue JSSJ écrit à plusieurs mains, qui donne une sorte de cadrage sur la justice spatiale. Et puis évidemment, dans JEDI, j’ai parlé avec des gens qui mobilisent la notion. Donc j’ai eu des éléments pour la toucher du doigt. Mais après, comme j’ai beaucoup de réserves, je ne suis pas allée lire plus, et donc je ne vais pas avoir un œil critique hyperspécialiste.
Anne CLERVAL: As far as I am concerned, I do not use the notion of spatial justice and I must admit that I do not know it well. It is a sort of blurry vision for me. I did read the founding text of the online journal JSSJ which was co-authored, giving a sort of outline of spatial justice. And of course, with JEDI, I spoke with people who used that notion. I’ve had opportunities to look into it. But then, after that, since I have reservations about it, I did not read more on it, and as such I will not have the critical eye of an expert.
[…] Pour commencer, l’idée de justice, en sciences sociales, c’est une notion qui n’est pas claire pour moi. Je comprends qu’on la travaille dans le domaine du droit. Mais je ne vois pas comment en sciences sociales, on peut travailler sur des situations de justice, ou ce qui serait des espaces justes. Pour moi, il y a plutôt des situations injustes. « Injustice spatiale », ça me paraît déjà beaucoup mieux, parce que je dirais : ok, ça, je vois de quoi on parle. Alors que « justice spatiale », c’est une sorte d’OVNI, qui n’existe pas, qui me paraît très abstrait.
[…] To begin with, for me, the idea of justice in Social Sciences is not a clear notion. I understand it is used in the legal domain. But I do not see how, in Social Sciences, we can work on situations of justice, or what is referred to as fair spaces. As far as I am concerned, there are rather unfair situations. “Spatial injustice”, that is more like it, because I would say: ok, here I can see what we are talking about. Whereas “spatial justice” is a kind of UFO, something that does not exist, that seems very abstract to me.
Ensuite, j’essaye d’avoir une approche matérialiste. Je vais partir des inégalités, de la domination, de questions objectivables, pas seulement matérielles, certaines sont tout à fait symboliques, mais elles sont objectivables, y compris si les acteurs n’en ont pas conscience. Le fait que les acteurs n’en aient ou pas conscience, c’est pas du tout sans intérêt, mais c’est une question qui est imbriquée dans une autre. La question du sentiment d’injustice, ça serait un truc intéressant. Je n’ai pas travaillé directement sur les mobilisations, mais pour moi c’est une partie d’un tout et ça ne peut pas être l’entrée. L’entrée, elle est beaucoup plus large. Il y a un autre problème, c’est que l’injustice, c’est un sentiment, ça n’est pas objectivable. Il peut y avoir des gens qui se sentent dans des situations d’injustice même si en réalité, ils sont des dominants ou ils profitent d’inégalités. Et ça, c’est un problème, parce que je leur dénie le droit de considérer qu’ils sont dans une situation d’injustice. Il y a plein de gens qui veulent mettre à l’écart des pauvres, et qui trouvent injuste qu’on leur mette des pauvres à côté. Pour moi, c’est un dévoiement de la notion d’injustice. Je ne travaillerai pas sur eux et ils ne m’intéressent pas. Donc voilà, le sentiment de justice, ça me paraît très loin. Le sentiment d’injustice, oui, ça me parle, mais il a le problème d’être très relatif par rapport à la question de l’objectivation des inégalités, et surtout c’est une partie d’un tout. Enfin, pour moi, l’entrée ne peut pas être injustice. Elle est inégalité-domination et dedans, il y a ou pas sentiment d’injustice. Et d’ailleurs souvent il n’y en a pas, il y en a de moins en moins et ça rend de plus en plus difficile à mes yeux d’entrer par là.
Then, I am trying to have a materialistic approach. I’ll start from inequalities, from domination, from issues that can be objectivised, not only materialistic ones, some of which are quite symbolic, but they can be objectivised, even if the actors are not aware of it. The fact that actors are or not aware of it is not at all without interest, but it is an issue which is linked to another. The issue of the feeling of injustice would be an interesting subject in this regard. I haven’t worked directly on mobilisations, but to me this is part of a whole and it cannot be the start. The start is much larger. There is another problem, which is that injustice is a feeling, and it cannot be objectivised. Some people feel that they find themselves in situations of injustice, even if in reality, they are dominant or benefit from inequalities. And this is a problem, because I deny them the right to consider that they are in a situation of injustice. There are many people who want to keep the poor away, and who find it unfair that they have to put up with the poor. To me, this is a corruption of the notion of injustice. I will not focus my research on them as I have no interest in them. To me, the feeling of justice seems very distant. The feeling of injustice, on the other hand, means something, but it comes with the problem of being very relative compared to the issue of making inequalities objective, especially since it is part of a whole. In the end, to me, the start cannot be injustice. It is inequality-domination and within, there is or not a feeling of injustice. And often, in fact, there is none, there is less and less and that makes it increasingly difficult, in my opinion, to start there.
La dernière partie de la réponse, elle porte sur la généalogie, l’entrée dans la recherche. De fait, la justice spatiale, je l’ai découverte en cours de route, quand j’avais déjà mon entrée plutôt par la géographie radicale. J’ai découvert Harvey après Smith, mais même Smith ne mobilise pas la notion de justice alors que Harvey l’a mobilisée un moment, mais on ne peut pas dire que ça soit central non plus. Et du coup, j’ai plutôt avancé sur la question des rapports de domination selon une approche matérialiste structurelle, incluant le symbolique, la façon dont c’est vécu. La question de la justice, elle n’est pas trop mobilisée dans cette littérature sur les rapports de domination. Il peut y avoir, à l’intérieur de ces rapports de domination, des luttes. Mais il y a de la domination même s’il n’y a pas de lutte contre. Il y a des luttes qui peuvent mobiliser l’idée d’être contre l’injustice. Donc là, ça peut faire sens. Mais encore une fois, ces mobilisations n’englobent pas l’ensemble de ce qu’il faut prendre en compte pour les comprendre. Les luttes contre l’injuste, c’est une petite partie d’un tout.
The last part of the answer concerns one’s research history. In fact, I discovered spatial justice along the way, when I started with radical geography. I discovered Harvey after Smith, and even Smith does not make use of the notion of justice, while Harvey did at some stage, but we cannot say that it is central either. And in the process, I progressed more on the issue of the relations of domination according to a structural materialistic approach, including what is symbolical, the way it is being experienced. The issue of justice is not used too much in the literature on the relations of domination. There can be struggles inside these. But there is domination, even if there is no struggle against it. Some struggles can mobilise the idea of being against injustice. In this case, it can make sense. But once again, these mobilisations do not encompass everything that must be taken into account to be understood. Fighting against injustice is a small part of a whole.
Fabrice RIPOLL : Je n’ai jamais utilisé l’étiquette « justice spatiale ». Quand, dans la foulée du colloque « Justice et injustice spatiales » de mars 2008, Philippe Gervais-Lambony a envoyé un message à tous les participants au colloque pour demander si on était d’accord pour être correspondants de la revue, j’ai dit oui mais en même temps, j’exprimais ma réserve sur l’étiquette, le nom de la revue.
Fabrice RIPOLL: I have never used the “spatial justice” label. When, straight after the conference on “Spatial Justice and Injustice” in March 2008, Philippe Gervais-Lambony sent a message to all conference participants to ask whether or not we would agree to become correspondents for the journal, I said yes, but at the same time I had reservations on the label and the name of the journal.
[…] Parce que « justice », pour moi c’est un problème de système de valeur, qui vient mettre des signes : +/-, bien / pas bien, sur des situations. Et pour moi, ça c’est une discussion politique. Je ne maîtrise pas bien tous ces mots-là, éthique, morale… Anne a renvoyé au droit, moi je renverrais plutôt à la philosophie […] Qu’est-ce qui est bien et pas bien ? Je trouve cela très intéressant, mais je préfère dire que je ne connais pas bien. Je n’ai pas été socialisé à ça. Je préfère utiliser les mots de ma formation, les mots de la géographie sociale : problème social, question sociale, inégalité, le mot clé, qui sont aussi à peu près les mêmes mots que la sociologie critique qu’ensuite j’ai repris […] Et surtout, je ne m’autorise pas, moi, à dire ce qui est juste et injuste quand j’ai ma casquette de chercheur.
[…] Because to me “justice” is a problem of value system, that ascribes +/- signs, good / not good, to situations. And to me, this is a political discussion. I do not fully master all these terms, ethics, moral…. Anne referred to law, and I would refer to philosophy rather […] What is good and not good? I find that very interesting, but I prefer to say that I do not know the subject well. I was not socialised to that end. I prefer to use the words that were used in my training, the words of social geography: social problem, social issue, inequality, the key word, which are almost the same words I ended up using subsequently in critical sociology […] And, more importantly, I do not let myself decide what is fair and unfair when I wear the hat of researcher.
[…] Pour réagir à ce que disait Anne. Effectivement, il y a des sentiments d’injustice. Pour moi, on les acte. Quand tu dis : je vais dénier à certains qu’ils sont en situation d’injustice, pour moi tu n’es pas dans une position de chercheur. À chaque fois, on a différentes casquettes. Ce qu’on peut dire en tant que chercheur, et ce qu’on peut dire en tant que citoyen ne sont pas forcément les mêmes choses. En tant que citoyen je vais être d’accord avec toi, mais en tant que chercheur, ce n’est pas notre boulot.
[…] In reaction to what Anne was saying, indeed, there are feelings of injustice. To me, we act them out. When you say: I am going to deny the facts that some are in a situation of injustice, for me you are not in a researcher’s position. Each time, we wear different hats. What we say as researchers and what we say as citizens are not automatically the same things. As a citizen I’ll agree with you, but as a researcher, it is not our job.
Anne CLERVAL : Non bien sûr, mais ce que je voulais dire, c’est qu’en tant que chercheuse, je n’ai pas envie de travailler sur eux.
Anne CLERVAL: No of course, but what I meant to say is that, as a researcher, I do not want to do research work on them.
Fabrice RIPOLL : Les gens se sentent injustement traités. Pourquoi pas ? Donc pour moi, on acte et ça fait partie de l’objet. Ensuite, quels sont les effets du fait de se sentir injustement traité par rapport au fait de ne pas le sentir ? C’est toute la thématique de l’intériorisation ou de la prise de conscience. C’est énorme. Ça ne peut pas ne pas être dans l’objet de recherche. Ce n’est pas la même chose qu’objectiver des situations de domination. Mais ça en fait partie […] C’est très important parce que effectivement, tu as des gens qui sont dans des situations qu’on pourrait considérer comme dramatiques, scandaleuses, et ils ne se scandalisent pas. Et inversement, t’as des gens qui se scandalisent pour des petits riens. Et ça ne va pas de soi. Le hiatus entre les situations objectives et les représentations, pour moi, il est fondamental. Sentiment d’injustice, de scandale… pour moi, tout ça fait partie de l’objet. Après, les concepts-outils pour décrire les situations objectives, ça va être domination, inégalité… Et finalement on livre ça au reste du monde social et on peut reprendre sa casquette de citoyen et participer au débat. Mais comment on gère le fait que c’est la même personne qui a les deux casquettes ? C’est tout le problème des arguments d’autorité, du capital symbolique.
Fabrice RIPOLL: People feel that they are treated unfairly. Why not? Therefore to me, we act accordingly and it is part of the objective. Then, what are the effects of the fact that we feel we are being treated unfairly compared to not feeling it? That is based on the theme of internalisation or awareness. It is a big thing. It cannot be outside the research objective. It is not the same as objectivising situations of domination. But it is part of it […] It is very important because, indeed, you have people who are in situations we could consider as being dramatic, outrageous, but they are not outraged. And conversely, you have people who are outraged at very little. And that does not go without saying. To me, the gap between objective situations and representations is fundamental. Feelings of injustice or outrage, in my opinion, are part of the objective. Then, the tool-concepts used to describe objective situations will be domination, inequality… and finally we give that to the rest of the social world and we can put on the citizen’s hat again and take part in the debate. But how do we manage the fact that it is the same person who wears the two hats? That is the problem of arguments from authority, of symbolic capital.
Pascale PHILIFERT : Est-ce que cette idée de justice, vous êtes quand même allés regarder ce sur quoi elle était fondée ? Rawls, la question de la redistribution, la dimension procédurale est-ce que c’est pertinent pour vous ? Est-ce que vous avez regardé tout ça avant de vous lancer dans vos recherches et sur vos terrains ?
Pascale PHILIFERT: This idea of justice, did you actually go and look at what it was based on? Rawls, the matter of redistribution, procedural dimension, are these relevant to you? Did you look at all that before conducting you research work and going on the field?
Fabrice RIPOLL : Qu’est-ce que devrait être la justice, etc. ? Je ne rejette pas a priori les débats de philosophie politique, je suis quelqu’un de très curieux… Un jour, je sais que je vais y aller. Après l’HDR, j’irai dans ce paquet-là, parce qu’il faut quand même pouvoir en débattre, notamment en tant que citoyen, pour avoir une réponse à : « Qu’est-ce qu’il faudrait faire, ne pas faire, est-ce qu’on ne fait pas une erreur en ayant telle revendication et en oubliant telle autre ? ». Sauf qu’il se trouve que de toute façon, la grille de ce qui est juste et de ce qui est injuste du Fabrice citoyen, elle est nourrie et elle est travaillée en permanence par toutes les lectures en, sciences sociales que j’ai pu avoir sur les différents types d’inégalité, les différentes formes de domination. Cela a commencé par le marxisme, ensuite, en gros, la sociologie critique qui ouvre tout le pan des dominations symboliques, qui est un morceau énorme et compliqué. Plus récemment, ce sont toutes les questions d’intersectionnalité. Cela m’aide à identifier dans les situations des éléments que je n’aurais pas repérés, à aller les chercher et les interroger. Je n’ai pas l’impression d’avoir besoin des débats de philosophie politique pour le faire. Et le peu que j’en ai vu, le peu que j’ai compris de Rawls, je ne suis pas d’accord. Mais c’est un travail de philosophie politique, pour moi c’est autre chose que le boulot de chercheur en sciences sociales.
Fabrice RIPOLL: What should justice be, etc.? I do not reject debates in political philosophy a priori; I am a very curious person… I know that one day I’ll get down to it. After being conferred the right to supervise research, I’ll open that box, because one must still be able to debate about it, as a citizen in particular, so as to have an answer to: “What must be done, not done; aren’t we making a mistake by making one claim or forgetting another?” Except that, as it happens in any case, the matrix of citizen Fabrice concerning what is fair and unfair, is nurtured and is worked on permanently by all the literature in Social Sciences I have read on the different types of inequality, the different forms of domination. It began with Marxism, followed roughly by critical sociology that opened the array of symbolic dominations, which is a huge and complicated chunk. More recently, it has been about all the issues of intersectionality. It helps me to identify in certain situations elements I would never have spotted, to seek them out and question them. I do not feel I need debates on political philosophy to do it. And from the little I’ve seen, the little I understood of Rawls, I do not agree. But it is a labour of political philosophy; to me it is something other than the work of researchers in Social Science.
Anne CLERVAL : De mon côté, je redis que je n’ai pas lu en détail et je ne suis pas sûre de le faire. Quand j’ai lu l’éditorial du premier numéro de JSSJ, j’ai trouvé qu’il y avait un problème de cohérence théorique : ce texte fondateur explique les différentes conceptions de la justice, en empruntant à des courants qui ne parlent pas du tout de la même chose, qui sont des paradigmes qui n’ont rien à voir. C’est comme si tu lisais un peu de marxisme et d’humanisme chrétien et tout ça, et tu fais un mix et tu dis : « Voilà, c’est de la justice » […] Quand je lis ça, j’ai d’abord un souci intellectuel de rigueur qui dit : ça ne va pas, c’est pas rigoureux, on ne peut pas tout mélanger et dire qu’on va prendre le meilleur de chaque théorie, ça ne marche pas.
Anne CLERVAL: As to me, and I am saying it again, I have not done an in-depth reading and I am not sure I’ll be doing it. When I read the editorial of the first issue of JSSJ, I felt that there was a problem of theoretical coherence: this founding text explains the different conceptions of justice, by borrowing from trends that do not speak at all about the same thing, which are paradigms with nothing in common. It is as if you read a bit of Marxism and Christian humanism and all that, and you made a mixture and you said: “Here goes, there is justice” […] When I read this, I am concerned at first about the intellectual rigour which says: this is not right, it is not rigorous, we cannot mix everything and say that we are going to take the best of each theory, it does not work.
Ensuite, à propos de Rawls et des approches philosophiques libérales, cela me paraît très abstrait. La justice, c’est une question qui m’est très chère, mais c’est de l’ordre du politique, pas de la recherche en sciences sociales. Ça renvoie à des convictions politiques : je n’appellerais pas ça la justice, mais plutôt l’émancipation, un monde libéré des rapports de domination. Et alors vraiment, Rawls à côté, il est rigolo… je veux dire qu’on ne va pas sortir de l’auberge avec lui. J’ai l’impression d’avoir des gens qui ne posent pas la question des rapports de force. On parle d’une sorte d’idéal, la justice, qui est très abstrait. Il n’est pas fondé sur des mouvements sociaux qui s’en saisissent, de vrais grands mouvements sociaux historiques qui ont posé la question de ce que serait l’idéal, ce que serait une société débarrassée de l’oppression. Et d’ailleurs, souvent, ces gens font abstraction des rapports de domination notamment de classe […] C’est comme si sans poser la question de la révolution, on va imaginer ce que c’est que la justice. C’est faussé dès le départ, s’il n’y a pas une remise en cause radicale des systèmes d’oppression. Parler de justice sans poser ce préalable, c’est supposer qu’on pourrait avoir un monde juste, des situations justes dans un contexte structurellement injuste. Cela revient à occulter cette injustice structurelle, et donc à participer à son maintien. D’un point de vue politique, je trouve que cette façon de mobiliser l’idée de « justice », c’est un truc de petit bourgeois. Je n’attaque personne, mais c’est l’impression que ça me fait. Je trouve ça hyper timide. Politiquement, ça ne tient pas la route. Et après, en tant que chercheuse, je ne vais pas proposer ce que serait un monde meilleur. En tant que chercheuse, je vais montrer au maximum les rapports de domination.
Concerning Rawls and liberal philosophical approaches, it seems very abstract to me. Justice is an issue very dear to my heart, but it is a political issue, not one in Social Science research. It refers to political convictions: I would not call that justice, but rather emancipation, a world liberated from relations of domination. And then there is Rawls, whom I find amusing… I mean we are not going to go far with him. I have the feeling that we are dealing with people who do not question the issue of power relations. We are talking about some sort of ideal, justice, which is very abstract. It is not founded on social movements dealing with justice, real major historical social movements that have asked the question concerning what would the ideal be like, what would a society rid of oppression be like. Moreover, often, these people leave aside the relations of domination, and class in particular […] It is as if, without raising the issue of revolution, we are going to imagine what justice is like. It is distorted from the very beginning if oppression systems are not questioned radically. To speak of justice without this precondition, is to suppose that we could have a fair world, a fair situation in a structurally unfair context. It amounts to hiding this structural injustice, and therefore to taking part in its maintenance. From a political point of view, to me this way of mobilising the idea of “justice” is typical of the petty bourgeoisie. I am not attacking anyone, but that is the impression I have. I find that extremely half-hearted. Politically, it is not viable. And as a researcher, I am not going to propose what a better world should be like. As a researcher, I am going to show in-depth relations of domination.
[…] Je me souviens de cet édito au lancement de la revue. Il y avait quelque chose autour de l’engagement, ce que je trouve bien et c’est aussi pour ça que j’ai des proximités avec des gens qui sont dans JSSJ. C’est rare, parce que l’engagement des géographes a quand même beaucoup plus été au service du prince que de la critique. Je trouve ça louable, mais d’un autre côté je me dis : mais enfin… c’est hyper timide, c’est pas du tout à la hauteur des enjeux. Il pourrait y avoir, moi j’aimerais bien, des groupes de géographes engagés, comme il y en a dans les géographies radicales, qui s’engagent dans des mouvements sociaux, en lien avec des gens qui contestent. Mais là, c’est pas suffisamment en lien pour que ça ait un sens quelconque de se prendre la tête sur la justice. On voit un groupe engagé, et je me dis, super, mais en fait, je ne m’y reconnais pas, ça n’est pas suffisant, ça me paraît hors-sol et en décalage avec les mouvements de lutte.
[…] I remember the editorial at the launch of the journal. There was something around commitment, which I like, and that is also why I have contacts with people who are part of JSSJ. It is rare, because the commitment of geographers has been more still at the service of the prince than critique. I find that laudable, but on the other hand, I say to myself: come on… it is extremely half-hearted; it is not at all equal to the issue. I would like it if there could be groups of committed geographers, such as those in radical geography, who would become involved in social movements, in relation with people who protest. In this case, however, it is not related enough for it to make any sense in wondering about justice. We see a group which is committed, and I think to myself that this is brilliant, but in fact, I do not find myself in it, it is not sufficient, it looks irrelevant and out-of-sync with struggle movements.
[…] Et après, je me souviens d’une discussion qu’on avait eue, Sophie et moi, à propos de mouvements sociaux sur la justice environnementale, qui mobilisent la question de la justice ou de l’injustice. Là, c’est différent puisque ce sont des mouvements qui s’en saisissent. Et tu disais que certains obtenaient gain de cause, une sorte de meilleur équilibre. Mais le problème, c’est le mot justice. Parce qu’en fait, ils sont arrivés à un meilleur arrangement, mais ça ne peut pas être la justice parce que sinon ça se saurait. Et donc, ça me paraît gênant d’appeler ça justice. Certes, ils ont mobilisé le terme justice et ils ont obtenu une situation moins injuste, et c’est très bien, Ça peut être moins injuste, mais ça n’est pas juste. Et ça ne peut pas être la justice, encore moins en fait.
[…] I also remember a discussion we had, Sophie and I, concerning social movements on environmental justice, which calls up the issue of justice or injustice. In this case, it is different since these movements take up such issues. You were saying that some people win their case, a sort of better balance. But the problem is the word justice, because in fact, they came to a better arrangement, but that cannot be justice otherwise we would know about it. For that reason, it bothers me to call it justice. Indeed, they mobilised the term justice and obtained a situation which is less unfair, and that is a good thing; it can be less unfair, but it is still not fair. And that cannot be justice, even less in fact.
[…] C’est pas une critique sur le groupe lui-même et sur ce qui a été fait dans la revue. C’est juste que l’édito, je ne me suis pas retrouvée dedans. Cela ne m’a pas empêché de participer à la revue et d’avoir de bonnes relations avec plein de gens de ce groupe.
[…] This is not criticism on the actual JSSJ group and what has been done in the journal. It is just that I could not find myself in the editorial. This did not prevent me from taking part in the journal and from developing good relations with many of the group members.
Fabrice RIPOLL : C’est pour cela que j’ai parlé d’étiquette. La différence entre l’étiquette et le contenu. En fait, c’est une revue qui d’un côté réfléchit, travaille sur la catégorie justice, sur différents auteurs qui théorisent cela. Et puis, en plus, c’est une revue de géographie critique. Et de ce point de vue, ce que j’ai cru repérer dans les différents éditos, introductions, c’est un effet de champ. Je fais l’hypothèse qu’une des raisons pour lesquelles il y avait ce côté très œcuménique, était précisément parce que ça voulait ouvrir au maximum pour rassembler des gens qui venaient de courants différents et qui pouvaient avoir des intentions différentes. Un peu comme le groupe JEDI. Il y avait des gens qui pouvaient venir de la géographie sociale, des gens qui pouvaient venir d’une certaine géographie culturelle, mais qui n’était pas celle de Claval, ou des gens qui n’utilisaient pas ces deux étiquettes-là, sociale et culturelle, et qui pouvaient se reconnaître dans les étiquettes d’origine plus anglophone comme critique, radicale… Donc finalement, ça a rempli un vide potentiel.
Fabrice RIPOLL: That is why I spoke of label; the difference between label and content. In fact, it is a journal which, on the one hand, thinks about and works on the justice category, on different authors who theorise on it. On the other hand, it is also a critical geography journal. And from this point of view, what I think I saw in the different editorials and introductions is a field effect. I suggest the possibility that one of the reasons for which there was this highly ecumenical side, was precisely because it would greatly open up to people who came from different trends and who could have different intentions; a bit like the JEDI group. Some could come from social geography, others from cultural geography although not Claval’s, and others still who did not use the social and cultural label, and who could recognise themselves in the more Anglophone labels such as critical or radical geography… In the end, it filled as huge potential gap.
Anne CLERVAL : Et pour aller dans ton sens, en termes d’étiquette, c’est un thème qui est beaucoup plus important, dans la géographie ou les études urbaines anglophones et dans des contextes différents. Enfin voilà, on n’a pas parlé de la même chose. Fabrice a plus parlé du projet de la revue, moi j’ai parlé de ce que je percevais du concept ou de la notion sachant que je n’ai pas approfondi et que j’ai eu une forme de défiance.
Anne CLERVAL: And to move in your direction, in terms of label, it is a theme which is far more important, in geography or in Anglophone urban studies and in different contexts. Anyway, in the end, we spoke about different things. Fabrice spoke more about the journal as a project, and I spoke about how I perceived the concept or notion, knowing that I did not go in depth and that I had a form of distrust.
... Spatiale ?
… Spatial?
Anne CLERVAL : Un autre problème avec la justice spatiale, c’est la question du spatial. Pour moi, la justice, la seule justice envisageable, elle est sociale et non pas spatiale. À la rigueur, il pourrait y avoir une production égalitaire de l’espace. Ce serait peut-être quelque chose de juste, mais ce serait la production de l’espace, la gestion de l’espace qui serait juste. Pour moi, un espace juste, ça n’a aucun sens. Et l’autre gêne dans justice spatiale, c’est la réification de l’espace. S’il peut y avoir un espace juste, alors on a un gros risque de spatialisme. Et de fait, il y a beaucoup de politiques publiques en France ou ailleurs, qui accompagnent les restructurations néolibérales, qui prétendent faire peut-être pas de la justice, mais de l’équité par l’espace. Ce serait comme si on pouvait faire de la justice au sens social, par l’espace. C’est ce que prétend faire la politique de la ville. La politique de la ville pour moi, au contraire, c’est une recomposition des politiques de domination dans un régime néolibéral. Promouvoir en tant que chercheur la justice spatiale, c’est un risque très fort de donner un argument scientifique à ces politiques. Pour moi, il y a un très grand risque de récupération.
Anne CLERVAL: Another issue with spatial justice is the spatial part. To me, justice, the only justice to be envisaged is social and not spatial. If need be, there could be an egalitarian production of space. It could perhaps be something which is fair, but it would have to do with spatial production, a management of space that would be fair. A fair space, in my opinion, makes no sense. And the other bothering element about spatial justice is the reification of space. If it is possible to have a fair space, then we run the risk of a huge bout of Spatialism. And in fact, many public policies in France and other countries accompany neoliberal reorganisation, which does not pretend to produce justice, but equity through space. It is like we could produce justice in the social sense, through space. That is what the city policy pretends to do. To me, the city policy, on the contrary, is a new constitution of domination policies in a neoliberal regime. Promoting spatial justice as a researcher runs the risk of giving a scientific argument to these policies. To me, there is a very high risk of hijacking.
Fabrice RIPOLL : Alors donc sur « spatiale », là aussi, je converge pas mal avec Anne. Effectivement, j’ai un second problème avec « justice spatiale », et avec cette tendance des géographes à mettre l’adjectif « spatial » partout, tendance que j’analyse comme étant une tentative de légitimer leur droit à la parole dans les sciences sociales. On a le droit de parler parce que c’est spatial. Le problème c’est que pour moi, épistémologiquement, ça ne tient pas la route. Et c’est vraiment le gros morceau, où j’en suis venu à lutter contre ma formation, contre une partie de ma formation, parce que les gens que je lisais avaient en fait un discours qui oscillait.
Fabrice RIPOLL: Concerning “spatial”, I think along the same lines as Anne. Indeed, I have another issue with “spatial justice”, and with that tendency geographers have to place the adjective “spatial” everywhere, a tendency I would analyse as an attempt to legitimise their right to voice their opinion in the Social Sciences. We have the right to voice our opinion because it is spatial. The problem is that, to me, epistemologically, it does not work. And that is really a big deal for me, where I found myself going against my academic training, against part of it, because the people I was reading in fact offered a varying discourse.
Pascale PHILIFERT : Pourquoi étais-tu en lutte contre ta discipline ?
Pascale PHILIFERT: Why were you going against your discipline?
Fabrice RIPOLL : Je vois ça comme une espèce de contradiction épistémique. Si je devais résumer, sur la tendance dominante… il y avait l’idée que la géo s’était constituée sur les relations « hommes » / milieux naturels. Pour exister, la géographie devait avoir un objet, un ensemble de facteurs explicatifs propres, ce qui poussait à mettre en avant le milieu naturel. Sauf que la critique du déterminisme naturel a créé une situation épistémologiquement bancale pour la géo. Mais la géo a continué à vivre parce qu’elle était dans la place, déjà bien installée.
Fabrice RIPOLL: I see that as a sort of epistemological contradiction. If I were to synthesize on the dominant tendency… there was this idea that geography had been constituted on human-natural environment relations. In order to exist, geography had to have an objective, a set of specific explanatory factors, which pushed the natural environment to the fore. Except that the critique on natural determinism has created an epistemologically unsound situation for geography. But geography continued to exist because it was already there, fairly well settled.
[…] À partir des années 1960, pour aller vite, le fait que dans d’autres disciplines, on commence à parler d’espace, et qu’en plus l’État commence à développer des politiques publiques d’aménagement du territoire, ça a sans doute largement contribué à ce que les géographes français s’emparent de la catégorie espace pour dire : « Voilà, c’est ça notre objet finalement ». Donc changement d’objet dans la discipline, ce qui est peu commun dans les histoires disciplinaires, en se disant : « Là on a réglé le problème. En parlant d’espace, on aura un objet à nous et on se débarrasse du déterminisme naturel ». Sauf que ça n’a fait que déplacer le problème. On s’est retrouvé, après tout un tas de tribulations entre différents courants dans les années 1970-1980 sur lesquelles je ne reviens pas, avec pour point commun entre les différentes orientations géographiques, cette espèce d’obligation professionnelle de mettre en avant l’espace tout en essayant d’être une science sociale. Mais cela aboutit au même genre de dilemme. Plus je mets en avant « l’espace », plus j’ai tendance à en faire un objet séparé du social. Et inversement, plus je vais dans les sciences sociales, plus j’ai tendance à dissoudre l’espace.
[…] Briefly, from the 1960s, the fact that in other disciplines we began to speak about space and that in addition the State began to develop public policies for town and country planning, undoubtedly contributed widely to French geographers using the spatial category to say: “Here we are, that’s what our objective is finally”. Therefore there was a change of objective in the discipline, which was not very common in the history of disciplines, where we said to ourselves: “Here we have sorted the problem out. By speaking about space, we will have our very own objective and we’ll get rid of natural determinism”. Except that all it did was to shift the problem. We found ourselves, after all sorts of tribulations, between different trends in the 1970s-1980s which I will not mention, which had in common among the various geographic orientations, that kind of professional obligation to put forward space while trying to be a social science. But that ended up with the same kind of dilemma. The more I put “space” forward, the more I tend to make of it an objective separate from social matters. And conversely, the more I go in the social sciences, the more I tend to dissolve space.
[…] Ce qui a produit des débats en France, comme dans la géographie anglophone, y compris entre ceux qui refusaient l’autonomisation tendancielle de l’espace opérée par « l’analyse spatiale ». Et dans les deux cas, on a cru résoudre le problème en parlant de « dialectique socio-spatiale », notamment parce que les gens qui défendaient ça avaient une culture un peu marxisante et la notion de dialectique vient de là. Et elle semble permettre de résoudre le problème parce qu’on garde les deux mots tout en disant que c’est inséparable. Et on retrouve ça dans les textes d’Edward Soja, de Philippe Gervais-Lambony, etc., quand ils défendent la justice spatiale. On retrouve tous ces énoncés qui disent : il y a une interrelation du social et du spatial et donc effectivement, on va produire un espace qui peut être injuste et cet espace injuste va avoir des effets en retour. Donc on a une image avec deux boîtes, un truc qui s’appelle l’espace et un truc qui s’appelle le social et on fait des flèches dans les deux sens.
[…] This created debates in France, as in Anglophone geography, including between those who refused the underlying autonomous capacity of space through “spatial analysis”. In both cases, we thought we had solved the problem by speaking of “socio-spatial dialectics”, particularly because the people who defended it had a slightly Marxist-oriented culture, and the notion of dialectics comes from there. And it seems able to solve the problem because we keep the two words while telling ourselves that they are inseparable. We find that in the writings of Edward Soja and Philippe Gervais-Lambony among others, when they defend spatial justice. We find all these texts that say: the social and the spatial are interrelated and, therefore, we are going to produce a space that can be unfair and that unfair space is going to have repercussions. We have an image with two boxes, one is called “space” and the other “social”, and we draw arrows in both directions.
[…] J’ai appris ça, j’ai milité pour ça, j’engueulais les gens en disant : « Mais tu ne comprends pas la dialectique du social et du spatial ? ». Et un jour, quand j’ai réfléchi sur mon plan de thèse - je travaillais sur les mouvements sociaux - je me suis dit : quel est le rôle de l’espace ? Mais, au fait, c’est quoi l’espace ? C’est quoi cette fameuse rétroaction ? Et je n’ai pas trouvé de réponse. Donc j’ai commencé à me dire que les énoncés en question n’avaient pas de contenu, ou avaient un contenu extrêmement variable. L’espace, dans certains cas, ça allait être la surface terrestre, le physique, le matériel. Beaucoup de sociologues, en sociologie urbaine, remettent de l’espace, en fait du matériel, et on retrouve cette idée d’interrelation entre les deux. Ou alors ça va être le contexte local par rapport à des processus généraux. Ce qui est complètement différent. Et donc, j’ai été amené à déconstruire tout ça, parce que je trouve que ça n’a pas de sens. Et maintenant, je milite dans la géographie pour en finir avec « les rapports espace-société ». Ce serait marrant de publier un article avec ce titre, un peu provocateur. Et pour qu’on en finisse avec tous ces adjectifs, comme dans justice spatiale, pratique spatiale, évènement spatial, organisation spatiale et tous ces trucs spatiaux…
[…] I learned that stuff, I militated in favour; I used to bawl people out, telling them: “You don’t understand social and spatial dialectics?” And one day, when I thought about the layout of my thesis – I was working on social movements – I asked myself: what is the role of space? Come to think of it, actually, what is space? What is this famous retroaction? And I couldn’t find any answer. So I began to tell myself that the texts in question had no content, or had an extremely variable content. Space, in some cases, was going to be the surface of the Earth, the physical, the material. Many sociologists, in urban sociology, added in more space, which in fact is material, and we find again this idea of interrelation. Or it is going to be about the local context in relation to general processes; which is completely different. I was then driven to deconstruct all that, because it made no sense to me. And now, I militate in geography to put an end to “space-society relations” – it would be amusing to publish an article with this slightly provocative title – and also to put an end to all these adjectives, as in spatial justice, spatial practice, spatial event and spatial organisation among others…
Certains disent que le spatial est une composante du social et que ça suffit à régler le problème : à côté de l’économique, du politique, du culturel, il y aurait le spatial. Alors ça voudrait dire qu’il y a de l’économie pas spatiale, qu’il y a du culturel pas spatial, qu’il y a de l’idéologie pas spatiale. Et inversement, qu’il y aurait du spatial qui ne serait pas économique, etc. Et moi, je ne comprends pas ce que ça veut dire. Qu’est-ce qui serait proprement spatial ? Je ne vois pas.
Some say that the spatial is a component of the social, and that it is sufficient to sort out the problem: next to economics, politics and cultural matters, there is the spatial. That would mean that some of the economic matters are not spatial, that some of the cultural matters are not spatial, and that some of the ideologies are not spatial. And conversely, it would mean that some of the spatial is not economic, etc. And I certainly do not understand what that means. What would be strictly spatial? I cannot see it.
Pascale PHILIFERT : Et donc si on comprend bien la justice spatiale n’a pas lieu d’être pour vous ?
Pascale PHILIFERT: Therefore, the way I understand it, spatial justice should not happen according to you?
Fabrice RIPOLL : Pour cette raison-là, comme toutes les autres expressions, elles sont pour moi bancales […] Ce qui ne veut pas dire que ce n’est pas super important de remettre de la dimension spatiale partout, et de ne pas avoir des pensées hors sol. Mais je préfère dire à la place : « dimension spatiale ». Une dimension, ce n’est pas un objet. C’est une dimension de quelque chose. Donc il faut poser la question : « de quoi ? », et ma réponse c’est : une dimension des rapports sociaux, qui peuvent se cristalliser sous forme matérielle, institutionnelle ou idéelle. Le triptyque matériel / institutionnel / idéel (ou intériorisé, cognitif…) a l’avantage de mobiliser trois mots qui n’utilisent ni le mot social, ni le mot spatial. Ce sont trois formes d’existence du social, qui ont toutes une dimension spatiale, et une dimension temporelle […] Donc il y a de l’espace partout et comme il est partout, il ne faut pas dire espace. Il faut dire dimension, c’est tout. Mais c’est important d’en mettre. Ce que ne font pas forcément les philosophes qui parlent de justice et injustice, et ce que ne font pas forcément les sociologues qui analysent les rapports sociaux.
Fabrice RIPOLL: For that reason, as for all the other expressions, to me they are unsound; […] which does not mean that it is not very important to use spatial dimension everywhere, and not to have irrelevant thoughts. But I prefer instead to say: “spatial dimension”. A dimension is not an object. It is a dimension of something; and so we must ask, a dimension “of what?” To which I reply: a dimension of social relations that can crystalize in a material, institutional or ideal form. The material / institutional / ideal (or internalised, cognitive etc.) triptych has the advantage of mobilising three words that do not make use of the word social or spatial. They are three forms of existence of the social, which have a spatial dimension and a temporal dimension […] As such there is space everywhere and since it is everywhere, we should not talk about “space” but about “dimension”, that is all. But it is important to refer to it, something philosophers – who speak of justice and injustice – and sociologists – who analyse social relations – do not do automatically.
D’autres mots-clés
Other Key Words
Anne CLERVAL : Moi j’utilise inégalité et rapport de domination. J’ai d’abord utilisé inégalité, et rapport de domination de classe, puis j’ai travaillé la question des rapports de genre et de « race ». Et ce que j’approfondis dans les lectures, c’est l’approche matérialiste de ça. Matérialiste, ça ne veut pas dire ne s’intéresser qu’au matériel, ça veut dire considérer qu’à la racine de ces rapports, il y a la question de l’exploitation. L’exploitation c’est quelque chose qui n’apparaît pas pour moi dans justice spatiale…
Anne CLERVAL: I use inequality and relations of domination. At first I used inequality, and relations of class domination; then I worked on the issue of gender and “race” relations. And what I go deeper into in the literature is the materialistic approach to that. Materialistic does not mean taking an interest only in what is material; it also means taking into consideration the root of these relations; which raises the issue of exploitation. Exploitation to me is something that does not appear in spatial justice.
S’il y a de la domination, c’est à des fins matérielles. De fait, il y a une dimension symbolique énorme à la domination et même Marx le prend largement en compte, contrairement aux visions très économistes d’abord de marxistes eux-mêmes et ensuite des gens qui critiquent Marx. Marx avait depuis longtemps envisagé des aspects symboliques majeurs de la domination, y compris en matière d’émancipation, qui allaient bien au-delà de la seule question matérielle. Ça, c’est l’ambigüité du terme matérialiste.
If there is domination, it is to material ends. In fact, there is a huge symbolic dimension dedicated to domination, even Marx takes that largely into account, unlike the highly economic visions firstly of Marxists themselves, and secondly of those who criticise Marx. For a long time Marx envisaged major symbolic aspects of domination, including as regards emancipation, which went far beyond the material issue. That is the ambiguity of the term “materialistic”.
[…] J’ai donc avancé plutôt vers des choses qui articulent du matériel et du symbolique. Je me souviens d’une discussion avec Claire Hancock qui ne jurait que par Iris Marion Young, qui parlait de reconnaissance, etc. Mais opposer le distributif à la reconnaissance, je trouve que cela n’a pas de sens. Déjà le distributif, c’est une vision hyper étroite de la remise en cause de l’inégalité matérielle. L’inégalité matérielle, ce n’est pas seulement la distribution des richesses, c’est d’abord la production. Quand on se pose la question de la redistribution et qu’on dit : « Ça suffit peut-être pas, il y a peut-être aussi besoin de la reconnaissance », déjà on a fait abstraction de la façon dont on produit les richesses. Or, c’est par la remise en cause radicale de la façon dont on les produit qu’on peut imaginer plein d’autres choses symboliques. Si on ne change rien à la production et qu’on dit juste : « on va faire plein d’impôts, pour faire une société plus redistributive », c’est mieux, on est bien d’accord. Et là en effet, on a besoin d’un supplément d’âme symbolique parce qu’on a juste redistribué du revenu.
[…] Then I moved towards subjects linking the material and the symbolic. I remember a discussion I had with Claire Hancock who only swore by Iris Marion Young, who spoke of recognition among other things. But to contrast the distributive with recognition, in my opinion, makes no sense. Already, with the distributive, we have a highly narrow vision of the way material inequality is questioned. Material inequality is not only about wealth distribution, it is first of all about production. When we start wondering about redistribution and we ask ourselves: “Perhaps it is not sufficient, perhaps there is also a need for recognition”, we are already leaving aside the way we produce wealth. Yet, it is by radically questioning the way we produce wealth that we can imagine many other symbolic issues. If we do not change anything in the production and we only say: “we are going to collect a lot of tax to make society more redistributive”, it is better, we are in agreement. And in this case, indeed, we need a symbolic addition of souls because we have just redistributed income.
[…] Je ne dis pas du tout que la question de la reconnaissance des groupes dominés n’est pas inintéressante à envisager dans des mouvements processuels, des mouvements sociaux. Mais dans la question idéale de ce qu’est la justice, je n’en ai pas besoin. J’ai pas besoin de cette notion-là pour prendre en compte pour autant le symbolique. C’est évident que ce n’est pas qu’une question matérielle cette affaire-là. L’inégalité, c’est une inégalité de pouvoir. On parle de reconnaissance, mais on ne parle pas suffisamment du pouvoir, du pouvoir sur sa vie comme du pouvoir collectif de décider.
[…] I am not at all saying that the issue of the recognition of dominated groups is not uninteresting to envisage in processual movements, in social movements, but in the ideal question about what justice is, I do not need it. I do not need this notion to take into account the symbolic for all that. It is obvious that this business is not about a material issue. Inequality is about power inequality. We speak of recognition, but we do not speak enough about power, whether the power on one’s life or the collective power needed to make decisions.
C’est pour ça que j’utilise moins la question de la discrimination. Certes, les rapports de domination sont producteurs de discrimination, mais là aussi c’est une partie d’un tout. Les discriminations racistes ou sexistes, c’est très important, mais c’est un élément seulement de ces rapports. La classe sociale, par définition, c’est pas de la discrimination, c’est de l’exploitation. Ça ne peut pas se prouver d’une manière individuelle et c’est forcément un élément collectif, et c’est dans le processus de travail. Quand on parle de discrimination sexiste ou raciste, on oublie qu’il y a aussi une exploitation spécifique des femmes, et une surexploitation spécifique des racisé(e)s, qui est associée à la discrimination. Le fait qu’on cantonne les racisé(e)s dans certains métiers, c’est des formes de discrimination, mais c’est d’abord le fait qu’on extraie plus de plus-value grâce à eux, et grâce à la racialisation. Et ça, cet élément-là, il est au fondement de toute la construction racialisée du capitalisme […] Si on prend en compte l’idée que, dans les rapports de « race », ce qui est en jeu, c’est une surexploitation spécifique des racisé(e)s et qu’on produit de l’altérité pour surexploiter, même y compris quand on ne surexploite pas, mais qu’on exclut du marché du travail, ça remet dans une perspective historique la colonisation et l’esclavage, qui sont des moments fondamentaux de la mise en place du capitalisme industriel. Et je trouve qu’en tant que géographes, on a un truc à jouer. L’articulation des échelles, ce n’est pas un vain mot, et c’est aussi l’échelle temporelle, cela permet d’avoir une vision agrégée, macro en termes de groupes et de structures, tout en l’articulant à ce qui peut se passer au niveau de l’individu. J’ai l’impression que dans « discrimination », on va plutôt poser des questions individuelles et oublier le macro dans lequel ça s’insère.
That is why I make less use of the discrimination issue. Of course, relations of domination produce discrimination, but there again it is part of a whole. Racist or sexist discrimination is very important, but it is only one element of these relations. Social class, by definition, is not discrimination, it is exploitation. It cannot be proved individually and it is automatically a collective element, and it concerns the labour process. When we speak of sexist or racist discrimination, we forget that there is also the specific exploitation of women, and the specific overexploitation of the victims of racism, which is associated to discrimination. The fact that the victims of racism are confined to certain jobs is a form of discrimination, although it is first of all the fact that more surplus value is being extracted thanks to them, and thanks to racialisation. And that very element is at the foundation of any racialised construction of capitalism […] If we take into account the idea that, in “race” relations, what is at stake is the specific overexploitation of the victims of racism and that we produce otherness to overexploit, even when we do not overexploit but exclude from the labour market, it puts colonisation and slavery into historical perspective, these being fundamental moments in the establishment of industrial capitalism. And I find that, as geographers, we have a role to play. The linking of scales is not an expression in vain, and it also refers to temporal scale, which makes it possible to have an aggregated vision, a macro vision in terms of groups and structures, while linking it with what can happen at the level of the individual. I have the feeling that in “discrimination”, we are rather going to ask individual questions and forget the macro in which it is supposed to be inserted.
Et ensuite j’utilise le terme de résistance. Dans ma thèse, je me suis posée la question des conséquences de la gentrification sur les classes populaires et des éventuelles résistances. C’est quelque chose que je voudrais vraiment approfondir, mais je suis tombée sur un hiatus qui est qu’il y a des conséquences matérielles assez objectivables et faciles à voir sur les classes populaires, et qu’en revanche il y en a une très faible conscience, en tout cas en France dans le contexte parisien. Il manque un élément macro symbolique qui est la question de l’identité de classes, de l’effritement de la conscience de classe ou d’autres consciences collectives de dominés qui fait que du coup, on n’a pas l’impression d’être dépossédé par de nouveaux commerces qui ne s’adressent pas à nous, mais en revanche on l’est par les logements. Et là je vais toucher des gens qui n’ont pas ce sentiment d’injustice alors même qu’ils vivent une injustice. Je le dis de manière plus politique en tant que chercheuse engagée. Je dis que la gentrification, c’est quelque chose d’injuste. Et je le dis parce qu’il y a pas mal de chercheurs qui essaient de dire que ce n’est pas injuste, que ça a même créé des trucs chouettes, qu’il y a des gens qui en tirent avantage, d’autres non. Et moi je dis que collectivement, les classes populaires sont perdantes, même s’il peut y avoir de petits propriétaires qui vont faire banco grâce à la gentrification. Ça n’empêche pas qu’en tant que classe, ils sont perdants.
I also use the term resistance. In my thesis, I wondered about the consequences of gentrification on the working classes, and about potential resistance. It is something I would really like to go deeper into, but I encountered a discrepancy which is that, on the one hand, there are material consequences that can be fairly objectivised and easy to see on the working classes and, on the other hand, there is very little awareness of it, in France at least, and in the Parisian context in particular. It lacks a symbolic macro element which is the question of class identity, the crumbling of class awareness or that of other collective consciousness of dominated people which means that, as a result, we do not have the impression of being dispossessed by new trades that not addressed to us, but by housing. And here I am going to affect people who do not have that feeling of injustice while they actually live an injustice. I say this in a more political manner as a committed researcher. I say that gentrification is something which is unfair. And I say it because many researchers try to say that it is not unfair, that it even creates nice set-ups, that some people turn the situation to their advantage, while others not. But I say that collectively, the working classes are losing out, even if there are small owners who are going to make a packet from gentrification. Be that as it may, as a class, they are losing out.
Pascale PHILIFERT : Et le « droit à la ville » ?
Pascale PHILIFERT: And what about the “right to the city”?
Anne CLERVAL : Et le « droit à la ville », je l’ai découvert au cours de mon travail, par Harvey d’abord et après j’en suis venue à Lefebvre. Et le travail de Lefebvre, ça m’a vraiment bottée. Cela rejoint des positions politiques que j’avais avant, l’idée que le droit à la ville, c’est l’autogestion de la ville, c’est la remise en cause de la production capitaliste de la ville. Il le dit très clairement. Ce qui est révolutionnaire dans le « droit à la ville », c’est le mode de production de la ville : ce ne sont pas les propriétaires et les pouvoirs publics qui produisent l’espace, ce sont les personnes elles-mêmes […] Le « droit à la ville », ça s’inscrit dans une remise en cause des rapports de production. Et ainsi, le « droit à la ville » tout seul, si on ne change rien, c’est impossible. Ou alors c’est des îlots, comme des squatteurs dans la ville.
Anne CLERVAL: I discovered the “right to the city” during my research work, through Harvey at first, which led me to Lefebvre. I really liked Lefebvre’s work which is aligned with political stances I used to adopt, such as the idea that the right to the city is the self-management of the city; it questions the capitalistic production of the city. He says it very clearly. What is revolutionary in the “right to the city” is the production method of the city: it is not the owners and the authorities that produce space, it is the people themselves […] The “right to the city” falls within the questioning of production relations. The “right to the city” alone, if we do not change anything, is impossible. Or then we are talking about islets, such as squatters in the city.
[…] On a eu cette discussion avec les gens qui travaillent sur le « droit à la ville » au Sud, comme Marianne Morange par exemple. Elle travaille sur ceux qui se saisissent de ce mot-là, peu importe si ce n’est pas lefebvrien, parce que la notion ou le mot d’ordre de « droit à la ville » s’est diffusé […] J’entends très bien le fait de dire qu’on travaille sur la façon dont des mouvements mobilisent ça et du coup, c’est eux qui donnent le sens […] Mais c’est dans un sens faible du « droit à la ville » : c’est le droit à rester au centre, contre le déguerpissement. C’est déjà pas mal, c’est super important qu’il y ait des résistances contre ça. Mais, en tant que chercheur, on doit dire : « attention, c’est pas exactement la définition qu’en avait Lefebvre ou que proposait Lefebvre, qui n’était pas dans une même perspective ». C’est important de rappeler la conception lefebvrienne, qui s’oppose directement aux rapports de production capitalistes et à la propriété privée (lucrative). Parce que nos travaux, ils sont rarement utilisés par les dominés, mais ils sont utilisés par les dominants, pour dire : « Vous voyez, même des chercheurs, c’est ça qu’ils entendent par “droit à la ville” » […] En tant que chercheur, on a une sorte de rigueur intellectuelle à avoir, qui permet de résister à la récupération politique. Et on doit résister à la récupération politique. Et on ne le fait pas suffisamment, on est hyper récupérable. La justice spatiale, c’est ultra récupérable.
[…] We have had this discussion with the people who work on the “right to the city” in the South, people like Marianne Morange for example. She does research on those who use this expression, irrespective of the fact that it is not Lefebvrian, because the notion or slogan of “right to the city” has become widespread […] I understand very well that we can say that we work on the way movements mobilise this concept and as a result, they are the ones that give it its meaning […] But it is in a weak sense of the “right to the city”: it is the right to remain in the centre, to not being chased off. That is a good thing already; the fact that there is resistance against that is very important. However, as researchers, we are supposed to say: “… Careful, that’s not exactly the definition Lefebvre had in mind or proposed, which was not in the same perspective”. It is important to recall the Lefebvrian conception, which contrasts directly with capitalist relations of production and private property (lucrative). Our research works are rarely used by the dominated, but they are used by the dominant to say: “You see, even researchers… that’s what they understand by ‘right to the city’” […] As researchers, we are supposed to have a sort of intellectual severity, which makes it possible to resist political takeover. And we must resist political takeover, something we do not do often enough; we are too open to political takeovers, as is spatial justice.
Fabrice RIPOLL : Comme tout à l’heure, il y a de grosses convergences avec tout ce qu’a dit Anne. Je me suis réclamé du matérialisme à une période dans la thèse. Mais je m’étais amusé à mettre une citation de Marx, tirée des onze thèses sur Feuerbach, avec l’idée qu’il ne fallait pas réduire la définition de ce qu’on entend par matérialisme.
Fabrice RIPOLL: As before, there are major similarities with what Ann is saying. I claimed to adhere to materialism at one stage during my thesis. I played around with using a quote from Marx, taken from the eleven theses on Feuerbach, with the idea that one should not reduce the definition of what we understand by materialism.
Cela dit, je ne vais pas forcément l’utiliser dans le même sens qu’Anne. C’est-à-dire le sens que je considère comme plus restreint, le fait que les rapports de domination sont systématiquement fondés sur de l’exploitation. Après la formation marxisante de la géographie sociale caennaise, j’ai lu beaucoup les affreux des années 1970, tous les Foucault, Castoriadis, etc. Et donc là : découverte de Bourdieu et de cette nébuleuse. Et Bourdieu s’amuse à utiliser le terme matérialisme pour parler de Weber à contre-courant en disant que son analyse de la religion permet de proposer un matérialisme généralisé. Et comme Weber, il met plus l’accent sur la domination que sur l’exploitation.
This being said, I am not going to use it automatically in the same way as Anne does, i.e. the meaning I consider as the most restrained, the fact that relations of domination are systematically founded on exploitation. After the Marxist-based training I received while studying social geography in Caen, I read a lot of works by dreadful authors from the 1970s, the likes of Foucault, Castoriadis, etc. That is when I discovered Bourdieu and his nebulous materialism. Bourdieu played around with using the term materialism to speak about Weber against the general trend, by saying that his analysis of religion made it possible to propose generalised materialism. And like Weber, he emphasised domination more than exploitation.
Anne CLERVAL : Il n’en parle pas.
Anne CLERVAL: He does not talk about it.
Fabrice RIPOLL : Il n’en parle pas ou presque, mais il ne critique pas la notion. Comme si c’était une espèce d’acquis essentiel des sciences sociales […] Il y a cette idée qu’il y a de l’exploitation, et il y a des classes sociales même s’il ne les théorise pas de la même manière. Donc ma nébuleuse conceptuelle, elle est là. Voilà. Inégalité, domination, exploitation, avec les concepts bourdieusiens qui reprennent le concept de capital de Marx, et le transforment en le déclinant, mais il y a un fonds commun qui est justement l’idée que c’est une valeur construite et utilisée dans les rapports de domination.
Fabrice RIPOLL: He does not talk about it or almost, but he does not criticise the notion. As if it was some sort of essential asset in the Social Sciences […] There is this idea that there is exploitation, and there are social classes, even if he does not theorise about them in the same way. And that is where my conceptual vagueness lies: inequality, domination, exploitation, with Bourdieu’s concepts re-using Marx’ concept of capital, and transforming it by giving it a different form, but there is a common base which is precisely the idea that it is a value built and used in relations of domination.
Anne CLERVAL : Enfin le capital de Marx, c’est un rapport social.
Anne CLERVAL: Well, Marx’ capital is a social relation.
Fabrice RIPOLL : Chez Bourdieu, c’est pareil. C’est une relation sociale parce que c’est une valeur en tant qu’elle est mobilisée dans des rapports de domination. Donc forcément, c’est une relation sociale. Et c’est un fond épistémologique commun majeur de ces gens-là, c’est de dire : notre objet, ce sont des rapports sociaux. Ce qui pose la question des dominations symboliques, de la violence symbolique. Toutes les discussions sur la théorie de la reconnaissance, etc., pour moi, c’est un prolongement normal, évident, des théories bourdieusiennes.
Fabrice RIPOLL: In Bourdieu’s work, it is the same. It is a social relation because it is a value as long as it is mobilised in relations of domination. So, obviously, it is a social relation. And it is a major common epistemological foundation for these people, i.e. our objective is a set of social relations, that which raises the issue of symbolic dominations, symbolic violence. All discussions on the theory of recognition, etc., to me, are a normal and obvious extension of Bourdieu’s theories.
[…] « Droit à la ville », alors je ne l’ai pas dit, mais j’ai bouquiné Lefebvre en long, en large et en travers dans mes années de thèse parce que c’était une des références de la géographie sociale. Mais le problème, c’est que je trouve que Lefebvre ne donne pas beaucoup de concepts en sciences sociales. Et le statut que j’ai donné au « droit à la ville », c’est la même chose que pour « justice ». Pour moi, c’est du normatif… c’est un mot d’ordre politique, c’est un truc de citoyens […] Et puis je trouve que c’est urbano-centré, et les mouvements sociaux sur lesquels j’ai bossé ne sont pas des mouvements urbains, de conflit d’aménagement, et je n’ai donc même pas eu à le traiter.
[…] Concerning the “Right to the city”, I have not mentioned it yet, but I read Lefebvre over and over again during my thesis, because he was one of the references in social geography. But I find that Lefebvre does not offer many concepts in Social Sciences. And the status I gave the “right to the city” is the same as for “justice”. To me, it is normative… it is a political word; it has to do with citizens […] I also find it urban-centred; the social movements on which I worked are not urban movements, or planning conflict movements, and I did not even have to deal with it.
Il est vrai que je me suis retrouvé embarqué dans le colloque « Discriminations territoriales » avec Claire Hancock, Serge Weber et Christine Lelévrier et j’ai cosigné l’introduction mais tout en insistant pour dire que ça ne devait pas être considéré comme un concept, mais bien comme un objet. D’autant plus qu’il y a tout un travail de déconstruction critique des concepts de la géo que j’ai fait avec Vincent Veschambre mais publié dans des textes souvent confidentiels… En s’appuyant sur la sociologie critique, en particulier l’approche bourdieusienne, on a essayé de remettre des inégalités, de la domination, et en même temps de mettre des sciences sociales dans la géographie, ce qui amenait à critiquer les catégories qui devenaient montantes, et notamment la catégorie de « territoire ». Et une des manières par lesquelles on a fait ça, ça été de faire un séminaire et ensuite des publications sur la question de l’appropriation de l’espace en disant : voilà une notion intéressante parce qu’elle permet de ne pas utiliser territoire, territorialité, qui étaient des catégories piégées, et d’utiliser un lexique en « …tion » qui montre que ce sont des processus et de la dynamique et non des « objets géographiques » statiques. Donc on remet du rapport social, et on met de l’espace dans le rapport social. Et en même temps, on peut interroger la question de la privatisation, toutes les questions de ségrégation, de gentrification, mais aussi des questions de frontière en géopolitique, etc. On en arrivait à se dire que, finalement, il n’y avait pas un travail de géographie sociale qui ne rencontrait à un moment donné la question de l’appropriation de l’espace, et à travers elle « la dimension spatiale des inégalités et des rapports de pouvoir », titre d’un numéro de Norois qu’on a piloté.
It is true that I found myself involved in the conference entitled “Territorial Discriminations” with Claire Hancock, Serge Weber and Christine Lelévrier, and that I co-signed the introduction while insisting that it was not to be considered as a concept, but as an object indeed. All the more since there is a whole work of critical deconstruction on the concepts of geography I undertook with Vincent Veschambre, but that were published in often confidential texts… By relying on critical sociology and Bourdieu’s approach in particular, we tried to inject geography with inequalities, domination and social sciences at the same time, which led to the criticism of rising categories, such as the “territory” category. And one of the ways we did that, was to conduct a seminar, followed by publications on the issue of spatial appropriation by saying: here is an interesting notion because it does not make use of ‘territory’ and ‘territoriality’, which were trick categories, but makes use of a lexicon in “…tion” that shows that they are processes and are dynamic and not static “geographic objects”. Therefore we use a social relation, and we inject it with space. At the same time, we can question the issue of privatisation, all issues of segregation and gentrification, as well as issues of geopolitical borders, etc. We would manage to say to ourselves that, in the end, there was not a single work in social geography that at some stage did not encounter the issue of the appropriation of space, and through it the “spatial dimension of inequalities and power relations”, which happens to be the title of an issue of Norois we ran.
Quant aux méthodes…
As to the methods…
Pascale PHILIFERT : En quoi ces entrées conceptuelles ou théoriques engagent vos démarches de recherche ? En quoi cela les prédétermine, en quoi cela les modifie ? Est-ce que cela pousse à inventer des méthodes différentes ?
Pascale PHILIFERT: How do these conceptual or theoretical inputs affect your research approach? How do they predetermine and modify it? Does this compel you to invent different methods?
Anne CLERVAL : Il y a deux niveaux de réponse, pour moi. La première chose, c’est qu’à partir du moment où elles sont critiques, les sciences sociales doivent expliquer le monde et elles doivent aussi expliquer les situations de domination, c’est ça qui m’intéresse. Et même j’irais plus loin : pour moi les sciences sociales, c’est un outil au service d’une réflexion politique, et notamment de la nécessaire réflexion stratégique. C’est-à-dire qu’est-ce qu’on peut faire ? Pour savoir ce qu’on peut faire, il faut d’abord savoir vraiment où on en est, comment ça marche la domination d’aujourd’hui. C’est comme ça que j’envisage mon travail.
Anne CLERVAL: As far as I am concerned, I can answer on two levels here. The first answer concerns the fact that from the moment they are critical, social sciences must be able to explain the world as well as situations of domination, which is what interests me. And I will go even further by saying that, to me, social sciences are a tool at the service of political reflection and necessary strategic reflection in particular; i.e. what can we do? To know what we can do, we must first truly know where we are at, how today’s domination works. That is how I envisage my work.
Mais sur la question des méthodes, il y a deux niveaux. Dans ma thèse, j’ai articulé des enquêtes de terrain comme beaucoup de géographes, mais j’ai fait aussi des statistiques et travaillé vraiment sur le niveau macro. Et pour moi, c’était absolument nécessaire. Enfin, ça m’a beaucoup aidé pour démontrer des choses plus solidement que si je n’avais fait que des entretiens. Cette double démarche était fondée sur l’idée qu’il fallait réussir à démontrer quelque chose, à l’expliquer et à le prouver. Sur la question de la gentrification, le débat de dire : « est-ce que c’est positif ou pas pour les classes populaires ? », quand t’es au niveau individuel de l’entretien, c’est pas évident, parce qu’il n’y a pas une conscience très forte du processus (et pas de sentiment d’injustice), pas à Paris en tout cas. En revanche, quand t’es au niveau macro et que tu vois l’effondrement de la part des classes populaires dans certains quartiers, c’est très clair […]
Concerning the issue of methods, there are two levels. In my thesis, I linked field surveys, as many geographers do, but I also created statistics and worked at the macro level. And to me, that was absolutely necessary. In the end, it helped me incredibly to prove things more soundly than if I had only conducted interviews. This double approach was founded on the idea that it was necessary to succeed in showing something, in explaining and proving it. On the issue of gentrification, the debate where you say: “Is it positive or not for the working classes?”, when you are at the individual level of the interview, it is not obvious, because there is not a very strong awareness of the process (and no feeling of injustice), not in Paris in any case. On the other hand, when you are at the macro level and you see how in some suburbs the working class is crumbling, it is very clear […]
Fabrice RIPOLL : À la fois on essaie d’objectiver des situations d’inégalité, des dominations et en même temps, on intègre dans l’objet de recherche les représentations des gens. Ça oblige à avoir une vision binoculaire et donc, d’opter pour le pluralisme méthodologique. Moi, je suis pour un pluralisme méthodologique par principe du fait qu’il y a cette posture relationnelle constructiviste. Là-dessus je n’ai pas bougé d’un cran parce que j’ai été socialisé par des gens qui prônaient le pluralisme. Parmi les promoteurs de la géographie sociale, il y avait Armand Frémont qui était un de ceux qui avaient développé le courant de la géographie de l’espace vécu, les représentations, les perceptions, de façon très subjectiviste. Et je pense que Robert Hérin, lui, il portait beaucoup plus l’approche de l’objectivation statistique et cartographique des inégalités. Et en gros, ça consistait à dire : les deux sont importants et dans notre opposition au courant de l’analyse spatiale, il n’y a pas d’opposition à l’usage des statistiques. C’est la recherche des « lois de l’espace » qui ne nous plait pas […] Et c’est exactement la démarche qu’Anne vient de présenter : on va essayer d’étayer des assertions qui sont relativement incontestables. Après, si tu veux remettre en question des statistiques sérieuses sur tel et tel point, il va falloir une analyse qui remette en question la production des statistiques. Et pour moi, toutes les méthodes sont justiciables d’une réflexion en termes de rapport social entre l’enquêteur et l’enquêté. Et ça, c’est encore un autre apport de la sociologie bourdieusienne […] Cela ne veut pas dire qu’on doit se passer de statistiques, de l’objectivation, de la même manière que l’on ne peut pas se passer de la recherche d’un modèle théorique […]
Fabrice RIPOLL: We try at the same time to objectivise situations of inequality or domination, and at the same time we integrate people’s representations into the research objective. It compels us to adopt a binocular vision and, therefore, to opt for methodological pluralism. In principle, I am definitely for methodological pluralism, due to the fact that there is this constructivist relational posture. In this regard, I have not changed my mind one bit, because I have been socialised by people who advocated pluralism. Among the promoters of social geography, there was Armand Frémont who was one of those who had developed the trend of lived space geography, representations, perceptions, in a very subjectivist manner. And I think that Robert Hérin, as to him, focused far more on the approach of the statistical and cartographical objectivisation of inequalities. On the whole, it consisted in saying: both are important and in our opposition to the trend of spatial analysis, there is no opposition to the use of statistics. It is the search for the “laws of space” that we do not like […] And that is exactly the approach which Anne has just presented: we are going to try to substantiate relatively indisputable assertions. After that, if you want to question reliable statistics on one point or another, we will need an analysis that questions the production of statistics. And to me, all methods require reflection in terms of social relations between the interviewer and the interviewee. And this is another input from Bourdieu’s sociology […] This does not mean that we must do away with statistics and objectivisation, just like we cannot do without the search for a theoretical model […]
Anne CLERVAL : Oui, on doit expliciter ces cadres théoriques parce qu’il y a plein de géographes qui ne le font pas […] La recherche en sciences sociales (comme dans d’autres sciences) ne peut pas être qu’empirique … En fait si tu veux, tout ce que tu étudies, tous les terrains que t’étudies, ils ne sont que des prétextes pour faire avancer la science. Et la science, ce sont des cadres théoriques, des cadres d’explicitation du monde, et c’est aussi pour ça que c’est nécessaire de faire de la recherche collectivement, c’est-à-dire qu’on peut bosser sur plein de terrains très différents sur des choses différentes, mais avancer ensemble pour construire et faire avancer ces cadres théoriques.
Anne CLERVAL: Yes, we must explain in detail these theoretical frameworks because many geographers do not do it […] Research in Social Sciences (as in other sciences) cannot be only empirical… In fact, if you will, everything you study and all the fields you study are only excuses to further science. And science is a set of theoretical frameworks, frameworks for explaining the world in detail, and it is also for that reason that it is necessary to do research collectively, i.e. we can work on many very different fields and on different subjects, and do so together to build and further theoretical frameworks.
Fabrice RIPOLL : Un des moyens pour éviter le risque d’enfermement théorique, c’est précisément de se voir opposer des contre-arguments. Même si des personnes arrivent parfois à prendre de la distance par rapport au cadre théorique dans lequel elles ont été formées, pour essayer de faire autre chose, c’est forcément partiel. Et pour moi, c’est collectivement qu’on a le plus de chance d’avancer, dans les arguments et les contre-arguments. D’où l’intérêt de lancer cette discussion !
Fabrice RIPOLL: One of the ways to avoid the risk of theoretical isolation is precisely to be given counter-arguments. Even if sometimes people manage to keep a certain distance from the theoretical framework in which they were trained, to try to do something else, it is bound to be partial. And to me, it is collectively that we have the most chance to progress, in one’s arguments and counter-arguments. Whence the importance of initiating this very discussion!