Introduction
Introduction
« Un an après, je ne suis toujours pas Charlie. Charlie se permet de dire ce qu’il veut, car il est dans une position dominante. Nous ne sommes pas égaux face à ça. On entend toujours les mêmes et il y en a qu’on n’entendra jamais alors qu’ils ont des choses importantes à dire. » (participante[1], notes de terrain, 12/01/2016)
“One year later, I am still not Charlie. Charlie can say whatever it wants because it is in a dominant position. We are not equal faced with this. We always hear from the same people and there are some from whom we will never hear, even though they have important things to say.” (participant[1], field notes, 12/01/2016)
Après les attentats perpétrés contre Charlie Hebdo en janvier 2015, le slogan « Je suis Charlie » s’est répandu comme une traînée de poudre à travers les réseaux sociaux et sur les affiches des manifestations nationales qui ont suivi, et auxquelles 400 000 personnes ont participé (Houllier-Guibert, 2016). L’islamophobie, ou des sentiments antimusulmans généralisés, se sont donnés à voir ouvertement pendant cette période (Beaman, 2021) et un fossé a semblé se creuser entre, d’un côté, la France républicaine (« nous ») et, de l’autre côté, les musulman·e·s (« elles et eux ») et les quartiers défavorisés auxquels on les associe (Niang, 2019). « Charlie » est devenu synonyme de « liberté », « égalité », « démocratie » et de « laïcité », renvoyant les « autres » à l’obscurantisme, à la barbarie et à la violence. Cette polarisation a rendu les musulman·e·s de France inaudibles, évoquant, comme l’illustre la citation ci-dessus, l’affirmation de Spivak selon laquelle les subalternes ne peuvent parler.
After the attacks against Charlie Hebdo in January 2015, the slogan “I am Charlie” (Je suis Charlie) spread all over the world through social media and was everywhere on banners during the demonstration that followed nationwide, in which 400,000 people participated (Houllier-Guibert, 2016). Islamophobia or generalised anti-Muslim feelings increased concerningly in this period (Beaman, 2021), a rift was formed between, on the one hand, Republican France (“us”) and, on the other hand, Muslims (“them”) and the marginalised areas they were associated with (Niang, 2019). “Charlie” came to be synonymous with freedom, equality, democracy, and laïcité, while those that were opposed to Charlie were associated with obscurantism, barbarism and violence. As a result, Muslims in France could not make themselves heard. Spivak’s expression that subalterns cannot speak resonates therefore very strongly with the quote above.
Les femmes de confession musulmane sont sujettes à une triple mise sous silence : tout d’abord comme musulmanes ; puis comme habitantes de quartiers de la politique de la ville (QPV), où les voix des résident·e·s sont considérées comme du bruit (Dikeç, 2007), et plus encore quand on les associe à la menace terroriste. Après ces attaques, les QPV ont été de plus en plus perçus comme des « laboratoires d’incubation du terrorisme islamiste mondial » (Niang, 2019, p. 53). Enfin, les musulmanes ne sont pas reconnues comme des actrices dotées de libre arbitre ou de capacité à se déterminer elles-mêmes, parce qu’on les considère comme soumises, en particulier lorsqu’elles portent un voile (Hancock, 2015 ; Najib et Hopkins, 2019).
Muslim women are subject to a triple process of silencing: first as Muslims; second as inhabitants of marginalised social housing neighbourhoods (MSHN) where the voices of residents are turned into noise (Dikeç, 2007), increasingly so when MSHN became associated with the threat of Muslim terrorism. After the attacks, these neighbourhoods came to be seen “as laboratories for the incubation of global Islamist terrorism” (Niang, 2019, p. 53). Third, and finally, Muslim women are not recognised as agents (who have free will or self-determination) because they are seen as submissive, in particular when wearing a veil (Hancock, 2015; Najib and Hopkins, 2019).
Ces formes de mise sous silence mènent à une dépolitisation, dans la mesure où des acteur·rice·s dominant·e·s limitent l’exercice d’une influence politique par les marginalisé·e·s et freinent leur politisation, conduisant à leur retrait de l’espace public et au repli dans l’espace privé. Par dépolitisation, on entend ici que le groupe marginalisé se voit refuser la traduction de sa colère en revendications politiques. Une approche pensée de la justice sociale qui mette en avant les injustices subies par certains groupes, comme celle développée aux États-Unis par Iris Marion Young (1990) et popularisée dans la géographie française par Philippe Gervais-Lambony et Frédéric Dufaux (2009), permet de contrer une pensée dominante en France qui fait de l’inégalité une réalité territoriale plutôt qu’ethnoraciale (Hancock, 2009).
These forms of silencing lead to depoliticisation, i.e. dominant actors keep those marginalised away from exerting political influence and impede their politicisation, and lead to a withdrawal from public space and a retreat to private spaces. In this context impeding politicisation means impeding the translation of anger into political claims by a marginalised group. An approach to social justice that focuses on the injustice that certain groups are victims of, introduced in the United States by Iris Marion Young (1990) and in French geography by Philippe Gervais-Lambony and Frédéric Dufaux (2009), goes against the dominant approach in France that frames inequality in territorial terms rather than in ethno-racial terms (Hancock, 2009).
L’analyse des obstacles rencontrés par les habitant·e·s des QPV en quête de droit à la ville, pensé en termes politiques, tend à se centrer sur les réponses de l’État aux mobilisations politiques (Diamond et Talpin, 2019 ; Dikeç, 2002 ; 2007 ; Hajjat, 2008). Les difficultés à se faire reconnaître une subjectivité politique, pour les habitant·e·s racisé·e·s des QPV, ont à voir avec l’histoire de la politique de la ville, son tournant néoconservateur dans les années 1990 (Dikeç, 2007), mais comportent également une dimension genrée (Niang, 2019). Il importe d’élargir l’approche de la politique de la ville proposée par Dikeç en s’attachant aux mécanismes plus subtils de déploiement du racisme et de l’islamophobie (Beaman, 2017 ; 2021) qui contribuent à exclure les habitant·e·s des QPV, et les musulmanes en particulier, du domaine politique. Je rends compte dans cet article de récits de musulmanes politiquement engagées, notamment au sujet des obstacles qu’elles rencontrent dans la sensibilisation et l’organisation collective. Je m’appuie pour cette analyse sur les subaltern studies, et je montre qu’elles ont toute leur pertinence pour analyser le contexte postcolonial français (Dijkema, 2021). La construction de cadres épistémiques légitime et perpétue des pratiques de domination (Galván-Álvarez, 2010) et il s’agit de violence épistémique quand des citoyen·ne·s musulman·e·s se voient dénier une subjectivité politique : la fonction de cette violence est de « restreindre l’aptitude d’un groupe donné à parler et à se faire entendre » (Dotson, 2011, p. 236). La capacité à parler (Spivak, 1988) dépend de l’aptitude à faire entendre ses revendications et à laisser des traces dans les documents officiels. Faire taire certaines voix suppose l’exercice d’un pouvoir, puisque c’est à travers ce dernier que l’on « détermine ce qui est audible et visible, quels énoncés sont à prendre en compte par la communauté et lesquels peuvent être écartés comme autant de bruits parasites » (Selmeczi, 2012, p. 499). L’effet aliénant des expériences incarnées de la différence participe également de l’évitement de la politisation.
Analyses of obstacles faced by inhabitants of MSHN in France in accessing the right to the city in political terms tend to focus on state responses to political mobilisation (Diamond and Talpin, 2019; Dikeç, 2002; 2007; Hajjat, 2008). The difficulty of political subjectivity for racialised MSHN inhabitants should be understood in relation to the French history of urban policy, its neoconservative turn in the 1990s (Dikeç, 2007), and its gendered nature (Niang, 2019). I broaden Dikeç’s focus on urban policy as a factor of depoliticisation by describing the more subtle means of racism and Islamophobia (Beaman, 2017; 2021), through which MSHN inhabitants, and Muslim women in particular, are kept out of the political domain. I draw on the narratives of Muslim women involved in political action, about the obstacles they face in the process of conscientisation and group formation. For this purpose I turn to subaltern studies, which I argue can also be applied to the postcolonial context in France (Dijkema, 2021). The construction of epistemic frameworks legitimises and enshrines practices of domination (Galván-Álvarez, 2010). Epistemic violence denies Muslim citizens in France political subjectivity, its function is to “damage a given group’s ability to speak and be heard” (Dotson, 2011, p. 236). One’s capacity to speak (Spivak, 1988) can be measured through the ability to make one’s claims heard and to leave traces in official records. The silencing of particular voices involves power, because through the exercise of power one “determines what is audible and visible, which utterances are of concern for the community and which are to be dismissed as unworthy noise” (Selmeczi, 2012, p. 499). The alienating effect of embodied experiences of difference is partly responsible for avoiding politicisation.
La philosophie politique de Jacques Rancière (1999) fournit un cadre pour comprendre que la contestation ouverte de relations de pouvoir asymétriques dans la société, par l’action politique, est constitutive de la démocratie. Pour Rancière, le politique n’est ni l’exercice du pouvoir ni la lutte pour le prendre (Rancière, 1999 ; Dikeç, 2007), mais bien l’arène où les expériences d’inégalité peuvent être contestées. On n’obtient une distribution moins inégale du pouvoir qu’en contestant la place qu’on s’est vu attribuer au sein d’un ordre donné. Cette contestation passe par un processus long et complexe dont le démarrage suppose au moins cinq étapes :
The political philosophy of Jacques Rancière (1999) serves as background to understand that openly challenging structurally asymmetric power relations in society through political action is an inevitable part of democracy. Politics, according to Rancière, is not the exercise of power nor the struggle for power (Rancière, 1999; Dikeç, 2007), but instead is the arena where experiences of inequality can be challenged. A more equal distribution of power only happens when one challenges the place one is attributed within this order. Challenging this place is a long and complex process which includes in its early stages at least five actions:
- traduire les expériences du groupe marginalisé en mots, et produire un discours qui rompe avec les pratiques d’autocensure ;
– Translating the experiences of the marginalised group into words, and producing speech in order to break with self-silencing practices
- questionner l’intériorisation de l’infériorité et se persuader que les marginalisé·e·s peuvent légitimement contredire ou rejeter le discours dominant ;
– Questioning the interiorisation of inferiority and acquiring the feeling that, as marginalised, they can legitimately contradict or reject dominant discourse
- constituer un groupe, définir et s’entendre sur une identité ou un « nous » ;
– Constituting a group, defining and agreeing on a we-group identity
- produire un discours (collectif), formuler des revendications ;
– Producing (collective) discourse, formulating claims
- rendre publiques ces revendications.
– Publicising claims
Dans les processus de politisation, l’espace a des fonctions variées : il y a par exemple des espaces qui permettent la formation de contre-publics, comme des salles communales ou des lieux de rencontre gérés de manière autonome. La formation de groupe ne se fait pas nécessairement en lieu clos, comme le montrent les ateliers de rue de Madame Ruetabaga (Dijkema, Cohen et Fourier, 2018). Les espaces publics, rues ou places, peuvent également servir à des confrontations, où les revendications sont rendues publiques et partagées avec un public cible (Iveson, 2007). Nancy Fraser définit les « contre-publics » subalternes comme des « arènes discursives parallèles où des membres d’un groupe social subordonné inventent et mettent en circulation des contre-discours pour formuler des contre-interprétations de leurs identités, intérêts et besoins » (1992, p. 129) et qui « aident à étendre l’espace discursif » (ibid., p. 124). Cette expansion de l’espace discursif est liée de manière inhérente avec l’espace matériel parce que « tous les groupes, qu’ils soient subalternes ou dominants, ne peuvent se constituer que s’ils produisent un espace matériel » (Springer, 2011, p. 539). Évidemment, la politisation s’accompagne du maintien de l’ordre policier, et ceux qui en sont responsables entreprennent des actions pour dépolitiser, démobiliser et désorganiser. Depuis les attentats terroristes, l’espace discursif s’est rétréci et l’accès à l’espace public et aux espaces de rencontre s’est compliqué.
In politicisation processes, space has varying functions: e.g., there are spaces that allow the formation of counterpublics, such as community centres and autonomously run gathering spaces. Group formation does not necessarily take place behind closed doors, as the creative and playful interventions in public space of Madame Ruetabaga demonstrate (Dijkema, Cohen and Fourier, 2018). Public spaces such as streets and squares also serve as more confrontational spaces where claims are publicised toward a target audience (Iveson, 2007). Nancy Fraser defines subaltern “counterpublics” as “parallel discursive arenas where members of subordinate social groups invent and circulate counterdiscourses to formulate oppositional interpretations of their identities, interests and needs” (1992, p. 129) and they “help to expand discursive space” (ibid., p. 124). This discursive expansion of space is inherently linked to the access to material space because “all groups, whether subaltern or dominant, cannot constitute themselves unless they produce a material space” (Springer, 2011, p. 539). Obviously politicisation goes together with policing, and those responsible for the police order undertake, in response, actions with the aim of depoliticising, demobilising, and disorganising. Since the terrorist attacks, discursive space has shrunk and the access to public space and community centres has become more difficult.
En rupture avec les analyses dominantes de la dépolitisation des QPV, je pars de l’expérience et des analyses des habitant·e·s de ces quartiers. Leurs points de vue ont été recueillis au cours de débats publics réalisés par l’Université populaire à Villeneuve, un quartier marginalisé de Grenoble. Le groupe de travail de l’Université populaire de Villeneuve, dont j’ai fait partie, a organisé une série de débats entre 2015 et 2018[2]. L’expérience d’un des groupes de participant·e·s, Nous Citoyennes – collectif grenoblois de musulmanes qui prennent position sur des questions politiques en tant que citoyennes françaises –, est mise au cœur de cet article. Il s’agit de contrer la relative invisibilité, dans la recherche, des réponses des musulmanes à l’islamophobie, en particulier lorsqu’elles sont de classe populaire et n’habitent pas en région parisienne.
To break away from the dominant approach to depoliticisation in MSHN, I focus on the experience and analysis of MSHN inhabitants. I collected their views during public debates organised by the Université populaire in Villeneuve, a marginalised neighbourhood in Grenoble. The working group of the Université populaire of Villeneuve, of which I was a member, organised a series of debates between 2015 and 2018.[2] The experience of one group of participants is central in this article: Muslim women who were part of the Nous Citoyennes collective, a Grenoble-based group of Muslim women who take position on political issues as French citizens. This focus fills a gap in literature on Muslim women’s responses to Islamophobia, in particular working-class women in France outside of the capital.
Le propos s’organise de la façon suivante : dans un premier temps, je décris les difficultés rencontrées par les musulman·e·s, qui ont eu le sentiment de ne pas pouvoir s’exprimer dans la période consécutive aux attaques sur Charlie Hebdo ; dans un second temps, j’analyse la dimension spatiale de leur altérisation, la façon dont on leur a fait sentir qu’iels n’étaient pas à leur place, notamment par les réactions que leur apparence physique suscite dans l’espace public ; dans un troisième temps, j’analyse l’exemple de Nous Citoyennes pour illustrer le rôle de l’espace dans la formation en tant que groupe, la politisation et l’énonciation publique de revendications politiques, tout en montrant comment l’islamophobie a limité l’accès à l’espace public. L’article se termine en montrant comment cette islamophobie a restreint l’accès des musulmanes à des espaces clés de politisation, et ainsi réduit drastiquement leur aptitude à participer à la vie publique en tant que citoyennes.
The article is structured as follows: first, I describe the difficulties Muslims faced in the post-Charlie Hebdo period when they felt that they could not speak; second, I demonstrate that othering is a spatial phenomenon, because it is in space that people are made to feel out of place through embodied experiences of difference; third, the example of Nous Citoyennes illustrates the role of space in enabling group formation, politicisation, and publicising political claims, but also demonstrates how the access to public space became increasingly difficult as a result of Islamophobia. The article concludes that Islamophobia is responsible for impeding Muslim women’s access to the spaces that are key to politicisation, which drastically reduces possibilities to participate in society as political subjects.
Quand les musulman·e·s ne peuvent parler du fait de l’hégémonie Charlie
When Muslims can’t speak because Charlie is hegemonic
Charlie Hebdo est connu en France comme magazine satirique de gauche et anticlérical. Au fil du temps, il en est venu à défendre des positions de plus en plus pro-israéliennes et islamophobes, surtout après le 11 septembre 2001, et à mettre en garde contre les périls du « communautarisme » (Lizotte, 2020 ; Neffati, 2021). Ce terme renvoie en français à l’absence, ou plutôt au refus, d’intégration. Selon Dena Montague « ce terme est utilisé par un groupe majoritaire pour nier les actes énonciatifs et l’expression politique de groupes minoritaires (les musulmans en l’occurrence) qu’on perçoit comme porteurs d’“exigences infrapolitiques” par rapport à l’État-nation français » (cité dans Neffati, 2021, p. 289). Charlie Hebdo a publié en 2006 des caricatures de Mahomet controversées, caricatures qui ont suscité la colère des terroristes qui ont attaqué l’équipe éditoriale de Charlie Hebdo en 2015. Même si les positions de l’hebdomadaire étaient controversées et contestées en France avant 2015, après les attaques « être Charlie » est devenu synonyme « d’être français » (Todd, 2015). Selon le magazine Marianne, « rire, se moquer, provoquer, c’est ça la France » (figure 1). Une telle formule revient à placer le conflit et le désaccord au cœur de la démocratie française, et de ce que signifie être français. Il est alors paradoxal qu’après les attentats, des personnes musulman·e·s aient eu le sentiment d’être muselées au nom de la liberté d’expression.
Charlie Hebdo is known in France as a left-wing, anti-clerical satirical magazine. Over the years, it came to defend an increasingly pro-Israeli and Islamophobic position, increasingly so after 9/11, and warned against the danger of communautarisme (Lizotte, 2020; Neffati, 2021). “Communitarianism” in French is synonym for not being integrated, or rather of refusing to be part of France. According to Dena Montague, “the term is used by a majority group to deny the speech acts and political expression of minority groups (in this case Muslims) who are perceived as carriers of ‘infra-political demands’ vis-à-vis the French nation-state” (quoted in Neffati, 2021, p. 289). In 2006, the weekly printed the controversial Mohamed caricatures that were the object of the rage of the terrorists responsible for the massacre of the Charlie Hebdo editorial team in 2015. Despite the fact that the opinions of the weekly were controversial and contested in France before 2015, after the terrorist attacks, “being Charlie” became synonymous for “being French” (Todd, 2015). The magazine Marianne associated being French with “laughter, making fun of and provocation” (figure 1). The magazine seems to place conflict and disagreement at the centre of French democracy and what it means to be French. It is therefore paradoxical that after the terrorist attacks, Muslims felt silenced in name of freedom of expression.
Figure 1 : « Rire, se moquer, provoquer, c’est ça la France. » (Marianne no 976-977, 24 décembre 2015 – 7 janvier 2016)
Figure 1 : “Rire, se moquer, provoquer, c’est ça la France.” (Marianne n° 976-977, 24 December 2015 – 7 January 2016)
Les personnes qui ne se reconnaissaient pas en Charlie étaient considérées comme favorables à la violence et se voyaient exclues de la communauté politique. Hayeth, par exemple, s’est sentie dépossédée de son identité de citoyenne française : « La France nous attaque dans notre chair, je n’ai pas de pays maintenant » (notes de terrain, 13/01/2015). Elle avait le sentiment de ne plus être reconnue en tant que citoyenne française, du fait des images des musulman·e·s véhiculées dans les médias et des propos des politiques. Zeynab rendait compte comme suite de son ressenti après les attaques :
Those that did not recognise themselves in Charlie were considered to be in favour of violence and were alienated from the political community. Hayeth, for example, felt dispossessed of her identity as a French citizen: “France is attacking our very existence, I don’t have a country anymore” (field notes, 13/01/2015). She felt as if she was no longer recognised as a French citizen as a result of media images of Muslims and statements by politicians. Zeynab formulated her feelings after the Charlie Hebdo attack as follows:
« Je suis née et j’ai grandi ici, mais si on est contre Charlie, [c’est comme si] on est contre la République. Après les attentats, je me sentais surveillée. Je n’ai pas de tranquillité intérieure, qu’est-ce que cette personne va penser de moi ? Dans les infos [on entend que les] personnes [sont] surveillées pour ce qu’ils disent. » (Zeynab, Université populaire, 11/03/2016)
“I was born and raised here but if you are against Charlie, [it’s as if] you are against the Republic. After the attacks, I felt under surveillance. I have no inner peace, what will this person think of me? In the news [you hear that] people [are] put under surveillance because of what they say.” (Zeynab, Université populaire, 11/03/2016)
Cette remarque soulève un point important, qui est que les musulman·e·s subissent des attaques de nature physique et intime du fait de l’islamophobie. Parce que Charlie était présent partout et ne pouvait être contredit, on peut dire qu’il était hégémonique : s’il est impossible de faire part d’un désaccord, c’est bien d’hégémonie qu’il s’agit.
This remark poses an important political point, which is that Muslims face attacks of an ontological embodied and intimate nature due to Islamophobia. Because Charlie was present everywhere and could not be contradicted, I argue that Charlie was hegemonic: if expressing dissent is impossible one can speak of hegemony.
L’Éducation nationale a fait partie des acteurs qui ont placé Charlie en position hégémonique. Imposer une minute de silence dans les écoles primaires et secondaires pour les victimes des attaques a été perçu comme très problématique par les participant·e·s musulman·e·s de l’Université populaire, en particulier parce que le slogan des commémorations était « Je suis Charlie ». Des lycéen·ne·s (âgé·e·s de 12 à 15 ans) ont été incité·e·s dans certaines écoles à produire des panneaux « Je suis Charlie ». Lorsque le fils d’Ahmed a refusé d’en réaliser un parce qu’il ne se sentait pas inclus par le slogan (ne se sentant pas Charlie), il s’est trouvé en position très délicate par rapport à son lycée (notes de terrain, 13/01/2015). Les enfants de familles musulmanes disaient chez elles et eux avoir l’impression que leur liberté d’expression n’existait pas, et plusieurs parents ont dit avoir conseillé à leurs enfants de ne pas s’exprimer dans les débats, de garder le silence et de ne pas répondre aux provocations.
The French national education system was one such actor involved in creating the hegemonic position of Charlie Hebdo. The imposition of a minute of silence in primary and secondary schools for the victims of the attacks was perceived as very problematic by participants of the Université populaire, in particular because these commemorations were under the motto of “Je suis Charlie”. For example, high school students (12-15 years old) were invited in (some) schools to make “Je suis Charlie” signs. When Ahmed’s son refused to make such a sign because he did not feel included in the slogan (he was not Charlie), he found himself in a very difficult position at school (field notes, 13/01/2015). Muslim children spoke at home about their impression that for them freedom of expression did not exist, and several parents stated that they briefed their children not to express themselves during these debates, but instead to remain silent, and avoid responding to any provocations.
« Après les attentats, je ne pouvais pas dire que je n’étais pas Charlie. À mon fils (18 ans) je disais : “Tu ne donnes pas ton avis”. Toutes les mamans ont dit : “Vous ne dites pas que vous n’êtes pas Charlie”. Il y a eu des dérapages. Si tu étais contre Charlie, c’était comme si tu étais pour [cette violence]. J’ai peur d’être jugée. » (participante, débat Université populaire, 11/03/2016)
“After the attacks I couldn’t say I was not Charlie. I said to my son (18 years old): ‘Don’t give your opinion [at school]’. All the mums told their children: ‘Don’t say you’re not Charlie.’ Things got out of hand. If you were against Charlie, it was as if you were for [this violence]. I’m afraid of being judged.” (participant, Université populaire, 11/03/2016)
Environ soixante-dix cas d’élèves ayant refusé de participer, et qui ont été convoqués avec leurs parents au poste de police, ont été répertoriés (voir par exemple Hojlo, 2015 ; Niang, 2019). Ces incidents ont largement été interprétés comme « le dernier signe en date d’un fondamentalisme islamique alimenté par les migrations depuis les anciennes colonies françaises et ayant longtemps fermenté dans les quartiers périphériques marginalisés des banlieues » (Lizotte, 2020, p. 1). Le ministère de l’Éducation a répondu par une initiative comportant des mesures disciplinaires et pédagogiques destinées à promouvoir la laïcité dans les écoles, appelée la « grande mobilisation de l’École pour les valeurs de la République ». Le travail de Christopher Lizotte, notamment, rend compte de manière détaillée des façons dont l’État a cherché à reprendre le contrôle de ces espaces marginalisés en promouvant « un modèle étatique de citoyenneté universelle qui traite les revendications identitaires des musulmans français avec méfiance » (2020, p. 1).
There were about seventy cases of pupils who refused to participate in it, and who as a result, were summoned to the police station, along with their parents (e.g., Hojlo, 2015; Niang, 2019). These incidents were widely perceived as “the latest sign of an Islamic fundamentalism fed by migration from former French colonies and long-fermenting within France’s marginalised suburban neighbourhoods, the banlieues” (Lizotte, 2020, p. 1). The Ministry of Education responded with an initiative involving disciplinary and pedagogical measures to promote laïcité in the schools, called the Great Mobilisation for the Republic’s Values (grande mobilisation de l’École pour les valeurs de la République). For a detailed account of attempts by the French State to extend central control over peripheral spaces by promoting “a state-sponsored model of universal citizenship that regards French Muslims’ identity claims with mistrust”, see Christopher Lizotte (2020, p. 1).
Il est paradoxal qu’au nom d’une question largement présentée comme relevant de la liberté d’expression, tout un pan de la population se soit senti réduit au silence. La citation ci-dessous témoigne également du fait que les musulman·e·s ne pouvaient pas s’exprimer dans la période qui a suivi le massacre à Charlie Hebdo :
It is paradoxical that as a result of the framing of the issue, in the name of freedom of speech, an entire segment of the population felt silenced. The following quote is another piece of evidence that Muslims could not speak in the period that followed the Charlie Hebdo massacre.
« On ne pouvait pas donner son opinion. On ne pouvait pas le donner. On ne nous entendait pas […]. On ne nous comprenait pas donc il valait mieux raser les murs et se faire le plus discret que possible, c’était ça. » (Tina, entretien, 09/05/2017)
“We couldn’t give our opinion. We couldn’t give it. We were not heard […]. They didn’t understand us, so it was better to keep a low profile [raser les murs] and try not to be noticed, it was like that.” (Tina, interview, 09/05/2017)
L’expression « raser les murs » utilisée ici, avec sa dimension spatiale, fait écho à la façon dont Rancière illustre le partage du sensible (2000), entre ceux qui tiennent le haut du pavé et ceux qui, aux marges, doivent céder le passage. L’expression est souvent utilisée pour parler de la position dans la société de travailleur·euse·s migrant·e·s de la première génération, dont on attendait qu’iels restent invisibles. Il est significatif que cette expression fasse son retour après les attentats contre Charlie Hebdo, laissant entendre que les musulman·e·s ont retrouvé une position similaire à celle de leurs parents ou grands-parents, plutôt que de se rapprocher d’une position égale aux autres citoyen·ne·s. Kawtar Najib et Peter Hopkins (2019) font état d’une même nécessité de faire profil bas, en particulier après la violence paroxystique des attentats terroristes, en adaptant leur façon de s’habiller. Pour filer la métaphore spatiale, il importe, dans le paragraphe suivant, de se pencher sur l’altérisation spatiale qui se produit à travers des réactions que leur apparence physique provoque dans l’espace public.
The French expression for keeping a low profile, used by Tina, is “raser les murs”, which literally means to walk very close to the wall. This spatial metaphor echoes with Rancière’s illustration of the distribution of the sensible (2000), as a result of which those at the centre can walk in the middle of the pavement, and those at the margins have to move to the side. The expression is frequently used in reference to the position within society of first generation migrant labourers who were expected to remain invisible. It is quite telling that this expression was used in the period after the Charlie Hebdo massacre as it indicates that the position of Muslims moved back to that of their (grand)parents, and not in the direction of obtaining an equal position in France. Kawtar Najib and Peter Hopkins (2019) found similar results about keeping a low profile, in particular after the paroxysmic violence of terrorist attacks, through adapting clothing styles. To extend this spatial metaphor I look in the next section at othering as a spatial phenomenon that takes places through embodied experiences of difference.
Des expériences corporelles de la différence, un phénomène spatial
Embodied experiences of difference, a spatial phenomenon
Les participant·e·s racisé·e·s de l’Université populaire ont évoqué les réactions suscitées par leurs corps dans l’espace public, en se remémorant le moment où iels ont, pour la première fois, ressenti que leurs corps étaient désignés comme différents et indésirables, une expérience pouvant se produire plus ou moins tôt dans leur vie. Les hommes comme les femmes font état d’expériences où iels sentent qu’iels suscitent une peur et un rejet chez l’autre : les hommes racisés parce qu’on les associe au crime ou à la drogue et les femmes musulmanes à cause des connotations négatives associées au port du voile (voir aussi Guénif Souilamas, 2000). Les expériences corporelles sont centrales en géopolitique (Hancock, 2011 ; Hyndman, 2004 ; Pain et Smith, 2008 ; Schenk, Gökariksel et Behzadi, 2022). Les corps et le quotidien sont des sites clés de production de l’opposition entre « nous » et « elles et eux ». Les discours et des stratégies qui représentent les femmes musulmanes, comme des victimes, des terroristes ou des ennemies, réaffirment la délimitation entre les personnes qui sont à leur place et celles qui ne le sont pas (Schenk, Gökariksel et Behzadi, 2022). Cette partie s’attarde donc sur les expériences corporelles de la différence vécues par des musulmanes. C’est quand Nadira a commencé à porter un hijab qu’elle a compris qu’on la considérait comme « autre » et qu’elle s’est sentie obligée de se comporter différemment dans l’espace public, et en société généralement. Jeanne, une femme blanche convertie à l’islam, partage cette expérience et se sent également indésirable et rejetée dans certains espaces :
Racialised participants of the Université populaire evoked the reactions their bodies provoke in public space, recalling the moment they first realised that their bodies were designated as different and undesired, something they were confronted with sooner or later in life. There are recurring and gendered patterns in these stories about the reactions racialised bodies produce in public space. Both men and women mention experiencing fear and rejection: racialised men because they are associated with crime and drugs, and Muslim women because of the negative associations of wearing the veil (see also Guénif Souilamas, 2000). Embodied experiences are central to geopolitics (Hancock, 2011; Hyndman, 2004; Pain and Smith, 2008; Schenk, Gökarıksel and Behzadi, 2022). Bodies and everyday lives are key sites of the production of “us versus them”: discourses and strategies that target Muslim women, be it as victims, terrorists, or enemies, enable recreating boundaries between who are considered to belong and those who do not, such as Muslim others (Schenk, Gökariksel and Behzadi, 2022). Here, I focus on the embodied experiences of difference of Muslim women. It was when Nadira started to wear a hijab that she understood that she was considered “other” and felt obliged to position herself differently in public space, and within society as a whole. Jeanne, a white woman who converted to Islam, shares this experience and also feels that she is unwelcome and out of place in certain spaces in France:
« Moi, Française, née en France, je ne me sens plus dans mon pays, car on ne m’accepte pas comme je suis. Je me sens en quelque sorte marginalisée, car on ne nous accepte nulle part avec notre voile. » (Jeanne, notes de terrain, 06/01/2017)
“I am French, born in France, and I no longer feel at home in my country because I am not accepted as I am. I feel kind of marginalised because they don’t accept us anywhere with our veil.” (Jeanne, field notes, 06/01/2017)
Les regards appuyés peuvent donner le sentiment d’être indésirable. Ces regards sont lourds de tensions invisibles et tacites qui sont comprises clairement par celles qui en font l’objet (voir aussi Hancock et Mobillion, 2019). Fahija identifie le centre-ville comme un espace où elle est exposée à des regards désapprobateurs et où on la met mal à l’aise, et où on lui fait sentir qu’elle n’est pas à sa place (notes de terrain, 06/01/2017). Ces expériences font écho à celles rapportées à Paris et Londres par Najib et Hopkins (2019), à Malmö par Carina Listerborn (2015) et à Amsterdam par Reza Shaker, Bettina van Hoven et Sander van Lanen (2022). Le fait d’être fixée du regard, avec une charge négative, fonctionne de manière systémique et a des effets sur la mobilité des femmes musulmanes et sur leur « droit à la ville » (Najib et Teeple Hopkins, 2020). Les auteur·rice·s de ce regard et l’émotion transmise varient en fonction du contexte sociopolitique. Le massacre à Charlie Hebdo et les attentats terroristes qui ont suivi ont eu un impact significatif sur la vie quotidienne des participantes et ont renforcé les réactions altérisantes à leur apparence physique. Ces expériences de traitement différencié interrogent quant à la place à laquelle peuvent prétendre les musulmanes en France : si elles « ne peuvent être présentes dans l’espace public sans se sentir mal à l’aise, agressées et foncièrement “déplacées” », alors il faut demander, à la suite de Joe Painter et Chris Philo, si elles peuvent même être considérées comme citoyennes à part entière (1995). Des participant·e·s à l’Université populaire ont expliqué, par ailleurs, que, à chaque expression publique de mécontentement, on les renvoie à leurs origines immigrées, non françaises, et on interroge leur compatibilité avec les principes et valeurs de la République. Parce qu’on ne les considère pas comme françaises, elles ne peuvent revendiquer le droit d’avoir des droits, en référence à la définition de la citoyenneté de Engin Isin et Greg Nielsen (2008, p. 8), et on les traite comme des citoyennes de seconde classe, ou comme des « citoyennes-extérieures » (citizen-outsiders, Beaman, 2017). Toute subjectivité politique leur est déniée. Dans la section suivante, je montre comment le collectif Nous Citoyennes est parvenu à politiser l’expérience des musulmanes en se positionnant en tant que citoyennes françaises, mais aussi les difficultés qu’elles ont rencontrées pour s’organiser politiquement.
Through staring (regards), one can be made to feel undesired. Staring is charged with invisible and unspoken tensions that are clearly understood by those who are stared at (see also Hancock and Mobillion, 2019). Fahija identifies the city centre as a space of exposure to disapproving gazes, and where she is made to feel out of place and uncomfortable (field notes, 06/01/2017). For similar experiences in Paris and London, see Najib and Hopkins (2019), in Malmö, see Carina Listerborn (2015), and in Amsterdam see Reza Shaker, Bettina van Hoven and Sander van Lanen (2022). The practice of staring and its negative charge is systemic and has an impact on Muslim women’s mobility and their “right to the city” (Najib and Teeple Hopkins, 2020). Who is stared at and the emotion it is charged with is subject to the influence of a changing sociopolitical context. The Charlie Hebdo massacre and the terrorist attacks that followed had a significant impact on participants’ everyday life, reinforcing their embodied experiences of difference. These experiences of being treated differently bring me to the issue of what place Muslim women can occupy in France. When the latter “cannot be present in public spaces without feeling uncomfortable, victimised and basically ‘out of place’”, we must question, as Joe Painter and Chris Philo have argued, whether they can be regarded as citizens at all (1995). Moreover, participants of the Université populaire have said that whenever they publicly manifest discontent they are reminded of (renvoyer vers) their immigrant, non-French origins, and concern is expressed about their compatibility with the principles and values of the French Republic. As a result of not being considered French, they cannot claim the right to have rights, as in Engin Isin and Greg Nielsen’s definition of citizenship (2008, p. 8), and are treated as second-class citizens, or as “citizen-outsiders” (Beaman, 2017). They are basically denied political subjectivity. In the next section, I demonstrate how the Nous Citoyennes collective politicised their experience as Muslim women and positioned themselves as French citizens but also the difficulties they met in political organising.
La politisation, ou comment Nous Citoyennes remet en cause la marginalisation des musulmanes
Politicisation, Nous Citoyennes challenges Muslim women’s marginalisation
Nous Citoyennes s’est constitué en 2012 dans un contexte marqué par deux évolutions législatives. Premièrement, une loi adoptée par le Sénat, le 17 janvier 2012, qui étendait « l’obligation de neutralité religieuse aux structures privées chargées de la petite enfance »[3]. Le collectif contestait les implications de la loi qui empêchait les assistantes maternelles de porter le voile chez elles lors de l’accueil de jeunes enfants (voir de Galembert, 2015). Deuxièmement, la circulaire Chatel qui étendait le principe de laïcité à l’ensemble du système éducatif, au-delà des fonctionnaires, aux parents accompagnant les sorties scolaires[4]. Après être resté en sommeil pendant quelques années, le collectif s’est remobilisé à la suite des attentats contre Charlie Hebdo en 2015, à un moment où l’espace d’expression politique pour les activistes musulman·e·s se rétrécissait à toute allure. Pourtant, cette remobilisation n’a pas duré, les attentats de novembre 2015 en plusieurs endroits de l’agglomération parisienne qui ont fait 130 morts ayant freiné l’activité du collectif. Suivant Fraser (1992), je propose de considérer Nous Citoyennes comme un contre-public ou un espace contre-hégémonique. Pour elle, le rôle des contre-publics subalternes dans les sociétés stratifiées est double :
Nous Citoyennes formed in 2012 in the context of two legal developments. First, a bill adopted by the Senate on 17 January 2012, which extended “the obligation of religious neutrality to private structures in charge of early childhood”.[3] The collective contested the implications of the bill that prohibited day care assistants from wearing a veil in their own houses when taking care of children (see de Galembert, 2015). Second, the circulaire Chatel enforced the principle of laïcité (France’s idiosyncratic form of secularism) in the entire education system, extending its application from civil servants all the way to parents accompanying school outings.[4] After being dormant for some years, the Nous Citoyennes collective remobilised in the aftermath of the terrorist attacks against Charlie Hebdo in 2015, at a moment when political space for Muslim activists was rapidly shrinking. However this momentum did not last, but came to a standstill again after the November 2015 attacks on several places of leisure in Paris that caused 130 deaths. In reference to Fraser (1992), I argue that Nous Citoyennes functions as a counterpublic or counterhegemonic space. The role of subaltern counterpublics in stratified societies is dual, according to her:
« D’un côté, les contre-publics subalternes fonctionnent comme espaces de repli pour reprendre des forces ; d’un autre côté, ils fonctionnent aussi comme bases arrière et comme lieu de formation pour des activités de sensibilisation en direction de publics plus larges. C’est précisément dans la dialectique entre ces deux fonctions que réside leur potentiel d’émancipation. » (Fraser, 1992, p. 124)
“On the one hand, subaltern counterpublics function as spaces of withdrawal and regrouping; on the other hand, they also function as bases and training grounds for agitational activities directed toward wider publics. It is precisely in the dialectic between these two functions that their emancipatory potential resides.” (Fraser, 1992, p. 124)
Nous Citoyennes remplit cette double fonction d’un contre-public subalterne. La narratrice de l’histoire du collectif, Nadira, rappelle qu’au début, il s’agissait de répondre au besoin de partager leurs expériences, de rencontrer d’autres femmes et d’échanger des informations. Elles se rencontraient dans des espaces (semi-)publics pour parler, et, depuis ces espaces relativement sécurisants, elles se sont constituées en tant que contre-public, en s’identifiant comme citoyennes musulmanes et en formulant des revendications. Nadira fait du passage de la conscientisation à la confrontation d’autres publics un élément important de la formation d’un contre-public, en insistant sur ce terme. Quittant les espaces (semi-)privés des premières réunions, Nous Citoyennes a décidé d’investir d’autres espaces (semi-)publics, comme des espaces de débat, et la rue, de façon à confronter leurs perspectives avec celles des personnes établies et à rendre publiques leurs revendications. Dans l’extrait d’entretien ci-dessous, je mets en valeur en gras les termes renvoyant à l’organisation qui permet à une personne de sortir de son isolement et de faire groupe.
Nous Citoyennes fulfils this double function of a subaltern counterpublic. The main narrator of the story of Nous Citoyennes, Nadira, insists that at the beginning the collective fulfilled a need to talk about their experiences, to meet other women, and to share information. It was in (semi-)private spaces that they met and that they spoke, and it is in these relatively safe spaces that they became a counterpublic, that they identified as Muslim citizens, and formulated claims. Nadira described the move from conscientisation to confrontation as an important element for forming a counterpublic, literally insisting on the latter term. From the (semi-)private spaces of the first meetings, Nous Citoyennes decided to invest other (semi-)public spaces, such as spaces of debate and the street, in order to confront their perspectives with those of the established and to publicise their claims. I put in bold the words that indicate the forms of organisation that help a person to break out of their isolation and form a group.
« Nadira : On l’a ressenti comme un élan de révolte, d’injustice, d’incompréhension, le fait qu’on puisse voter des lois comme ça [la circulaire Chatel], pour nous exclure tout simplement, car le but de ces projets de loi c’est vraiment d’exclure les femmes voilées, donc on s’est dit, qu’est-ce qu’on peut faire ? Je crois que c’était le déclic où déjà nous on ressentait de l’injustice et plein d’émotions négatives et le besoin d’en parler dans un premier temps. On s’est regroupées au début et c’était pour en discuter, de discuter de ça et qu’est-ce qu’on peut faire ? Quelle voix peut-on porter, nous, pour nous faire entendre et dire : “voilà, les lois sont injustes et en tant que femmes on se sent avant tout citoyennes et non pas musulmanes”. Notre priorité est de dire : “nous on est des citoyennes musulmanes” parce qu’on ne peut pas renier le fait qu’on est musulmanes, mais qu’on est là et qu’on veut participer à la société et pas d’être exclues quoi. Donc d’un coup, on a fait des débats, on est allées dans les débats publics. On rencontrait des gens, on rencontrait des femmes, des gens qui avaient de l’incompréhension à propos de ça parce qu’on s’est rendu compte qu’il y avait beaucoup de gens qui n’étaient pas au courant de ces projets de loi qui se votaient à l’Assemblée nationale à notre insu. Donc du coup, on s’est dit que c’est important d’en parler, de réagir, de sensibiliser les femmes, les hommes.
“Nadira: We felt a wave of revolt, injustice and incomprehension, that such laws [circulaire Chatel] could be voted for, simply to exclude us, because the aim of these bills is really just to exclude veiled women. So we said to ourselves: what can we do? I think that was the trigger, because we already felt injustice and a lot of negative emotions and, to start with, the need to talk about them. When we got together at the beginning it was to discuss those [experiences of injustice], and [to discuss] what can we do? What voice can we have to make ourselves heard and to say: ‘Well, these laws are unjust and as women we feel that we are citizens above all, not Muslims.’ Our priority is to say: ‘We are Muslim citizens,’ because we cannot deny the fact that we are Muslims, but we are here and we want to participate in society and not be excluded. So all of a sudden we organised debates, we participated in public debates. We met people, we met women, we met people who were confused about all of this, and we realised that there were many people who were not aware of these bills that were being voted on in the National Assembly, without us being aware. So, as a result, we said that it was important to talk about it, to react, and to raise awareness among women and men.
On avait besoin de se parler et besoin de se regrouper.
We needed to talk to each other and we needed to gather.
Je trouve qu’on a besoin d’espaces de dialogue comme ça, surtout dans des choses qui nous touchent le plus profondément, comme quand on parle des droits des femmes. Même moi, qui ne suis pas maman, je me sentais concernée quoi. […] Je me sens concernée, en tant que femme. […] Je me pose la question comment ils ont pu faire ce genre de loi.
I think we need spaces for dialogue like that, especially when it comes to things that affect us most deeply, such as women’s rights. Even I, who am not a mother, I felt concerned. […] I feel concerned as a woman. […] I ask myself how they could have made this kind of law.
Mariette : Bah tout seuls quoi. Parce que les principales concernées ne sont jamais là aussi, hein ? Quand on voit qu’ils disent, “oui, les femmes voilées sont des femmes soumises” : ce sont des gens non voilés qui disent ça.
Mariette: Well, on their own, of course. Because the main people concerned are never there, right? When you see that they say, ‘yes, veiled women are submissive women’: it’s non-veiled people who say that.
Nadira : Mais le pire est, et c’est en plus le but de Nous Citoyennes à la base, qu’il y a vraiment beaucoup de gens qui n’étaient pas au courant de ça. Car si tu ne t’intéresses pas à la politique, t’es pas censé savoir ce qu’ils sont en train de faire, des projets de loi derrière ton dos tandis que toi, tu n’es pas au courant quoi, et que du jour au lendemain tu peux te retrouver à être interdit d’aller je ne sais pas où.
Nadira: But the worst thing is, and this is also the purpose of Nous Citoyennes in the first place, that there are really a lot of people who weren’t aware of these bills. Because if you’re not interested in politics, you’re not supposed to know what they’re doing, bills behind your back, while you’re not aware. And from one day to the next, you can find yourself banned from going I don’t know where.
Claske : Sensibiliser les personnes concernées, donc plutôt les femmes voilées ou… ?
Claske: Raising awareness among the people concerned, so more among veiled women or…?
Nadira : Non à la base c’était tout le monde. On va dans les débats publics pas spécialement pour parler qu’avec des femmes voilées. On sait très bien ce qu’elles pensent… pas vraiment, mais on a plus ou moins les mêmes façons de penser. Alors que le but…
Nadira: No, basically it was everybody. We don’t go to public debates only to talk to veiled women. We know very well what they think… not really, but we have more or less the same ways of thinking. Whereas the aim…
Claske : est de se confronter aux autres ?
Claske: is to confront others?
Nadira : est de nous confronter à d’autres idées, passer des messages, informer, parce que tout le monde n’était pas forcément au courant. » (Nadira et Mariette, entretien, 21/02/2017)
Nadira: is to confront ourselves to other ideas, to pass on messages, to inform, because not everybody was necessarily aware of it.” (Nadira and Mariette, interview, 21/02/2017)
Ce qui frappe dans cet extrait, c’est à quel point le vocabulaire de Nadira et de Mariette s’inscrit dans le registre de la voix (« voix », « écouter », « débat », « dialogue », « confronter », etc.) comme outil pour contester leur subalternisation. Lors de leurs réunions, les membres de Nous Citoyennes ont eu l’idée d’organiser leur propre bureau de vote au centre de Grenoble. Elles interpellaient les passant·e·s pour parler des projets de loi de 2012 et leur demander de voter. Mais l’espace public qu’elles occupaient en 2012 s’est rapidement fermé à la suite du massacre de Charlie Hebdo pour plusieurs raisons : le discours politique et médiatique présentait les musulman·e·s comme dangereux·ses, les commentaires s’en prenaient à leurs prises de position politique pour les discréditer et l’état d’urgence avait été instauré. La fermeture de cet espace symbolique a fortement affecté leur confiance en elles et a fait obstacle à leur mobilisation pour défendre leurs droits. L’exemple suivant montre l’effet que ce changement a eu sur leur capacité à sortir dans la rue et à occuper l’espace public, au moment où le droit du travail évoluait dans le sens d’une confirmation du droit des employeur·se·s privé·e·s à interdire le port du voile.
It is striking in above quotes how much of the vocabulary Nadira and Mariette used is in the register of voicing (“voice”, “listening”, “debate”, “dialogue”, “confront”, etc.) as tools to challenge subalternisation. In these meetings the women of Nous Citoyennes came up with the idea of organising their own polling station in the centre of Grenoble. They engaged passers-by in conversation about the legal developments in 2012 and asked them to vote on it. The public space that Nous Citoyennes occupied in 2012 closed up rapidly in the period following the Charlie Hebdo massacre. Several reasons were behind this: the political and media discourse that discursively articulated Muslims as dangerous, the comments that undermined and discredited their political statements, and the state of emergency. The closing of this symbolic space strongly affected their self-confidence and impeded their mobilisation in defence of their rights. The following example demonstrates the effect it had on their capacity to go out into streets and occupy public space to defend their rights when a new labour law was introduced that confirmed private companies’ right to forbid the wearing of the veil.
La dépolitisation post-Charlie
Depolitisation in the post-Charlie Hebdo period
La nouvelle loi travail, dénommée « loi El-Khomri » du nom de la ministre qui l’a portée (09/08/2016) prévoit dans son article 1321-2-1 que même si l’employeur·se ne peut « de manière générale ou absolue » interdire le port de signes religieux, l’entreprise peut se doter d’un règlement intérieur stipulant une « obligation de neutralité qui limite l’expression des opinions personnelles et religieuses »[5]. En d’autres termes, la loi octroie aux groupes privés la possibilité d’interdire le port du voile dans leur règlement intérieur. Cette disposition outrepasse clairement la loi de 1905 qui est au fondement du cadre légal de la laïcité, et qui prévoit la neutralité de l’État, mais non des groupes privés ou particuliers. Cette obligation à se dévoiler repose sur l’argument que des client·e·s pourraient être offensé·e·s d’avoir affaire à des femmes ouvertement musulmanes[6]. Jouda, une des fondatrices du collectif Nous Citoyennes, explique, ci-dessous, qu’elles n’ont pas pu se mobiliser en 2016 quand la loi était débattue et ce qui les a empêchées de participer aux actions politiques dans l’espace public à ce moment-là. Dans cette citation, Jouda décrit le travail subtil de dépolitisation qui opère au-delà de la répression ouverte par l’État, par la représentation omniprésente de l’islam en tant que menace. Cette représentation provoque un sentiment d’insécurité fondamental chez les musulman·e·s ainsi qu’un retrait de la vie publique, au profit des espaces privés. Je souligne également en gras les termes clés :
The labour law, known as the “El-Khomri law” after the minister who drafted it (09/08/2016), stipulates in article 1321-2-1 that even though an employer cannot forbid “in a general or absolute manner” an employee from wearing religious symbols, they can adopt internal regulations that require from employees the “obligation of neutrality that limits the expression of personal and religious convictions”.[5] In other words, the law gives private companies the possibility to deny their employees the right to wear a veil by including this clause in their internal regulations. This provision of the labour law clearly goes beyond the 1905 law that provides the legal framework of laïcité in France and that requires the religious neutrality of the State, but not of private actors. This obligation to unveil is based on the argument that clients could be offended by having to deal with ostensibly Muslim women.[6] Jouda, one of the motors behind the Nous Citoyennes initiative, explains in the quote below why they were not able to mobilise in 2016 when the law was under debate, and what prevented them from participating in political activism in public space at that moment. In this quote, Jouda describes the subtle working of depoliticisation beyond outright state repression through hegemonic representations of Islam as a threat, inducing feelings of ontological insecurity among Muslims and the withdrawal from public life to private spaces. The relevant words are highlighted again:
« On [musulman·e·s] nous a tellement cassé·e·s ces dernières années, je trouve que militer était très dur, il y avait beaucoup de gens qui, moi la première, avaient besoin de faire le point. Personnellement, je reviens un peu [dans l’activisme]. [Cette loi] c’était tombé à un moment où ils nous avaient tellement massacré·e·s, mis la pression, matraqué·e·s… Tu ouvres la télé, tu vois des voiles partout, des musulmans partout.
“We [Muslims] have been broken over the last few years. I find that engaging in activism was very hard. There were a lot of people, myself included, who needed a break. Personally, I start to return a bit [to activism]. [This law] came at a time when they had totally destroyed us, put pressure on us, bludgeoned us… You turn on the TV, you see veiled women everywhere, Muslims everywhere.
[Les attaques sur] Charlie Hebdo, ça a été un cataclysme chez nous ! C’était trop dur et cette loi est passée à ce moment-là. Et personne ne l’a vue. Nous en tout cas, on n’était pas dehors. Pourtant, on était dehors pour la loi sur les nounous et tout [circulaire Chatel]. Mais là, tu dis : “allez, les musulman·e·s, mobilisez-vous”, bah personne ne pouvait se mobiliser. Tout le monde a des jambes coupées, des bras coupés. Il faut recommencer, il faut ressortir. […]
[The attack on] Charlie Hebdo was a cataclysm for us! It was too hard and this law was passed at that time. And nobody saw it. At least us, we weren’t out on the streets. Yet we had been on the streets for the law on nannies [circulaire Chatel] and all that. But when you say now: ‘come on Muslims, mobilise!’, well nobody could mobilise. Everyone has their legs cut off, their arms cut off. We have to start again, we have to go back out. […]
En fait, la confiance en nous, déjà pour sortir de chez nous, on ne l’a même plus, ils nous ont laminé·e·s. Et même dans nos associations, aussi petites qu’elles soient, il faut qu’on reconstruise la confiance en nous. On a de la force hein, parce qu’on a beaucoup de colère, juste qu’il faut un certain moment donné, il faut qu’on la remette à sa place et qu’elle ressorte et qu’il faut qu’on la canalise et qu’il faut qu’on y aille parce que franchement c’est trop dur. » (notes de terrain, 24/01/2018)
In fact, we don’t even have the confidence to go out of our homes anymore, they have crushed us. And even in our organisations, however small they may be, we have to rebuild our self-confidence. We have strength, because we have a lot of anger, but at some point we have to put it back in its proper place and channel it and to let it out, and get going again because frankly it’s too hard.” (field notes, 24/01/2018)
Jouda utilise une métaphore physique pour exprimer les obstacles rencontrés par les musulman·e·s dans la période post-Charlie : avoir les bras et les jambes « coupés », pour parler d’une forme de paralysie provoquée par une émotion violente. Cette paralysie empêche le corps de se mettre en action, lui interdit la mobilité et donc de faire partie d’une mobilisation. Cette contrainte physique rappelle ce que Frantz Fanon a écrit de l’inhibition musculaire comme faisant partie de la condition coloniale (Fanon, 2011 ; 2010) – la violence coloniale se ressent au niveau des muscles (Mbembe, 2007). Pour Jouda, c’est l’image négative des musulman·e·s dans un contexte de violence terroriste, exposée sur les écrans de tous les médias, qui est responsable de cette paralysie. L’articulation discursive des musulman·e·s comme menace à l’ordre républicain a affecté leur confiance en elles et eux-mêmes et a limité leur capacité à investir l’espace public. « Revenir », « ressortir », « recommencer » sont autant de références à la nécessité de reprendre depuis le début le travail accompli par Nous Citoyennes en 2012. La colère fait d’elles une force, selon Jouda, mais, en 2016, cette force était éclatée et divisée, enfermée derrière les portes des espaces privés et individuels. Le travail nécessaire pour convaincre les femmes de quitter leur espace domestique pour se rassembler, partager leur colère et canaliser leurs forces pour s’exprimer d’une seule voix devait être repris si elles voulaient se mobiliser dans la rue contre la loi El-Khomri et d’autres encore à venir. Les images médiatiques les disqualifiant ont eu un effet de mise sous silence des voix de groupes marginalisés et les ont empêchés de traduire leurs expériences en revendications politiques.
Jouda uses a very physical metaphor to express the obstacles Muslims encountered in the post-Charlie period, having their arms and legs “cut off” (coupés) which in French is an expression used for being paralysed by a violent emotion. In case of paralysis one’s body cannot come into action, one is not mobile and therefore cannot be part of a mobilisation. This physical constraint to action recalls Frantz Fanon’s focus on muscular inhibition as part of the colonial condition (Fanon, 2011; 2010)—colonial violence is experienced at the level of the muscles (Mbembe, 2007). Jouda holds the negative image of Muslims in a context of terrorist violence, shown everywhere on media screens, responsible for this paralysis. The discursive articulation of Muslims as threat to the Republican order very much affected Muslim’s self-confidence and inhibited their ability to enter public space. “Return”, “go back out”, “rebuild” are all references to having to restart the work that Nous Citoyennes undertook in 2012 all over again. Their anger makes them a potential force, says Jouda, but in 2016 this potential force was scattered and split, staying behind the doors of individual and private spaces. The work of convincing women to leave the space of their homes to come together, to share their anger and to channel their scattered forces into a common voice had to be restarted if they hoped to mobilise for street protests against the El-Khomri law and others yet to come. Disqualifying media images clearly has the effect of silencing the voices of marginalised groups, and of preventing the translation of their experience into political claims.
Conclusion
Conclusion
L’exemple de Nous Citoyennes montre comment les prémices de l’organisation politique s’appuient sur la formation d’un groupe partageant des expériences et des intérêts, sur la formulation de revendications collectives et sur l’énonciation publique de ces revendications. Ceci implique un double processus pour se rendre visible et audible. On voit de plus en quoi les groupes marginalisés ont besoin d’espace, à la fois pour se rencontrer et aller vers le public, pour former un groupe et pour énoncer leurs revendications. C’est dans l’espace que la confrontation devient possible avec la société majoritaire. Cependant, depuis les attentats, cet espace, matériel autant que discursif, s’est refermé. L’accès à l’espace public est devenu plus difficile parce que les corps y sont soumis au regard hostile des autres. De plus, pendant la période de mon travail de terrain à Villeneuve (2015-2018), plusieurs lieux de rencontre ont fermé ou sont devenus inaccessibles aux femmes portant le voile. Le rôle politique des maisons des habitants a été amoindri quand leur gestion est passée des mains d’associations indépendantes à celles de la municipalité. Pendant ma recherche, j’ai observé la fermeture de plusieurs lieux qui jouaient un rôle important dans l’organisation collective dans le quartier. La Maison des habitants (place des Géants) et Osmose, une association proposant de l’aide aux devoirs, ont été reprises en gestion par la municipalité, ce qui a changé leur fonctionnement et les a, de fait, empêchées d’employer des musulmanes portant le voile. Ces exemples montrent comment les espaces d’organisation politique à Villeneuve subissent une pression constante. Ces espaces collectifs étant désormais fermés ou gérés par des fonctionnaires, l’indépendance qui pouvait être celle des habitant·e·s pour décider de leurs actions, objectifs ou priorités, a été réduite ou totalement perdue. La fermeture des espaces amenuise également les possibilités d’agonisme. La question de la façon dont l’État s’impose dans les institutions du quotidien des QPV et la vie de quartier mériterait d’être analysée plus avant (voir par exemple Möser et Tillous, 2020).
The example of Nous Citoyennes demonstrates that early phases of political organising are concerned with the formation of a group based on shared experiences and interests, the formulation of collective claims, and making these claims public. This involves a double process of making visible and audible. This example further demonstrates that marginalised groups need space, both in terms of a meeting space and public space, in order to form and exist as a group and to publicise their claims. It is in space where some form of confrontation with the majority society is possible. However, since the attacks this space has been closing, not just the discursive space that gave Muslims the feeling that they couldn’t speak, but also material space. It has been harder to access public space because it is there that bodies are subject to the hostile gaze of others. Moreover, over the course of my field research (2015-2018), several meeting places in Villeneuve have either closed or have become less accessible to Muslim women wearing a veil. The political role of community centres was reduced when the management of these centres was transferred from independently run associations into the hands of the municipality. This phenomenon is also referred to as municipalisation in French. During my research, I witnessed the closure of several community centres that played an important role in neighbourhood organisation. Both the Maison des habitants (place des Géants) and Osmose, an independently run homework assistance centre and meeting place for parents, both located in Villeneuve, were put under the management of the municipality, which as a result changed their function and could no longer hire Muslim women who chose to veil their hair. These examples demonstrate that spaces for political organising in Villeneuve are under constant stress. With these community spaces being closed or taken over by public servants, inhabitants’ independence in terms of deciding on content, and setting their own goals and priorities, was reduced or completely lost. With the closure of these spaces, possibilities for agonism are also reduced. This question of the direct encroachment of the state in the everyday institutions of MSHN and community life deserves further exploration (see for example Möser and Tillous, 2020).
La présentation récurrente des musulmanes comme menace permet aux acteurs étatiques de « légitimement » réprimer leurs revendications et d’y répondre par des mesures de sécurité, plutôt que de les écouter. Elles sont traitées comme citoyennes de seconde zone et sont exclues du champ politique formel parce que les partis politiques ne les représentent pas et qu’elles se voient dénier le statut d’interlocutrices. On les dépeint et on les traite au contraire comme un danger pour l’unité et l’ordre de la République. L’idée sur laquelle repose la démocratie délibérative, à savoir qu’un consensus peut émerger de la délibération, est contredite par la nature conflictuelle de la politique comme compétition entre des personnes poursuivant des intérêts différents et, par moments, divergents (Mouffe, 2000). Faire vivre un idéal démocratique supposerait d’ouvrir un espace politique pour les femmes musulmanes et d’ouvrir des espaces d’organisation autonome, y compris des espaces non mixtes (François, Gilbert, Keyhani et al., 2021), qui ne sont pas des espaces de séparatisme, mais des espaces où le politique devient possible.
As a result of the consistent presentation of Muslim women as a threat, state actors can “legitimately” repress their claims and respond to them through security measures instead of listening. Muslim women are treated as second-class citizens and are excluded from the space of formal politics because they are not represented by political parties and they are negated as interlocutors. They are instead seen and dealt with as a danger to the unity and order of the Republic. The idea on which deliberative democracy is based, that through deliberation consensus can be found, denies the conflictual nature of politics as competition between people pursuing different and, at times, conflicting interests (Mouffe, 2000). Living up to the democratic ideal means to open up political space for Muslim women and to open up spaces for autonomous organising, including non-mixed spaces (François, Gilbert, Keyhani et al., 2021), which are not spaces of separatism but spaces where politics becomes possible.
Remerciements
Acknowledgements
J’ai une lourde dette envers les participant·e·s de l’Université populaire, et Nous Citoyennes tout particulièrement. Je suis également reconnaissante à Claire Hancock et Myriam Houssay-Holzschuch de faire de la place dans le monde universitaire pour les géographies féministes intersectionnelles. Cette recherche n’aurait pas été possible sans leur soutien. Je tiens également à exprimer ma gratitude aux évaluateur·ice·s pour leurs remarques constructives et à leurs références pour l’avenir. J'ai reçu un financement du programme de recherche et d'innovation Horizon 2020 de l'Union européenne dans le cadre de la convention de subvention Marie Skłodowska-Curie n° 894389 pour le projet URPEACE - L'agence de construction de la paix des acteurs civils stigmatisés dans les villes européennes qui font face aux conséquences de la violence terroriste.
I am very much indebted to all the participants of the Université populaire, and Nous Citoyennes in particular. I am also deeply grateful to Claire Hancock and Myriam Houssay-Holzschuch for making space in academia for intersectional feminist geographies. This research would not have been possible without their support. I further express my gratitude to the reviewers for their constructive comments and references for future exploration. I have received funding from the European Union’s Horizon 2020 research and innovation programme under the Marie Skłodowska-Curie grant agreement No. 894389 for the project URPEACE – The peace-building agency of stigmatized civilian actors in European cities dealing with the consequences of terrorist violence.
Pour citer cet article
To quote this article
Dijkema Claske, « Revendiquer sa juste place : des musulmanes de quartiers marginalisés se déclarent citoyennes » [“Claiming space, when Muslim women of marginalised social housing neighbourhoods declare themselves citizens”], Justice spatiale | Spatial Justice, no 17, 2022 (http://www.jssj.org/article/revendiquer-sa-juste-place-des-musulmanes-de-quartiers-marginalises-se-declarent-citoyennes).
Dijkema Claske, « Revendiquer sa juste place : des musulmanes de quartiers marginalisés se déclarent citoyennes » [“Claiming space, when Muslim women of marginalised social housing neighbourhoods declare themselves citizens”], Justice spatiale | Spatial Justice, no 17, 2022 (http://www.jssj.org/article/revendiquer-sa-juste-place-des-musulmanes-de-quartiers-marginalises-se-declarent-citoyennes).
[1] En conformité avec les règles éthiques de l’université de Bâle, j’utilise des pseudonymes, même lorsque les personnes enquêtées préféraient l’usage de leur véritable nom. J’utilise le terme « participant·e » lorsque je me réfère à des citations provenant de débats publics.
[1] When quoting from interviews, I use pseudonyms, following ethical guidelines of the University of Basel, despite interviewees’ preference for using their real first name. When I quote from public debates, I use the term “participants”.
[4] Pour une lecture critique de ce texte, voir Ismahane Chouder, Saphirnews.com, 05/05/2012, consulté le 10/02/2020.
[4] For a critical reading of this legal text, see Ismahane Chouder, Saphirnews.com, 05/05/2012, accessed 10/02/2020
[5] Religion dans l’entreprise : quelles sont les règles ?, consulté le 17/02/2020
[5] Religion dans l’entreprise : quelles sont les règles ?, accessed 17/02/2020.
[6] Voir, par exemple, « Affaire Asma Bougnaoui : la justice confirme le droit de porter le voile en entreprise », Le Figaro, 19/04/2019, consulté le 17/02/2020.
[6] See, for example, “Affaire Asma Bougnaoui : la justice confirme le droit de porter le voile en entreprise”, Le Figaro, 19/04/2019, accessed 17/02/2020.