Introduction
Introduction
Le 17 décembre 2010, lorsque Mohamed Bouazizi s’immole devant le siège du gouvernorat[1] de Sidi Bouzid, ses proches et d'autres habitants de la région engagent une mobilisation qui gagne d'autres espaces, et conduit quelques semaines plus tard au départ du président tunisien Z. Ben Ali. Avant de se diversifier largement, les slogans et revendications se focalisent sur l’accès à l’emploi, aux revenus, à une vie digne. Quasi aucune référence directe n’est faite à la région de Sidi Bouzid, ou à son activité principale, l’agriculture. Une lecture géographique incite pourtant à interroger l’importance du lieu et de ses spécificités dans les dynamiques sociales mises en place à partir de cette date à Sidi Bouzid et dans l’ensemble du pays.
When Mohamed Bouazizi set himself on fire in front of the headquarters of the Sidi Bouzid governorate on 17 December 2010,[1] his friends and relations and other inhabitants of the region began a protest that spread to other areas and led, a few weeks later, to the resignation of the Tunisian president Z. Ben Ali. Initially, before widening in scope, the slogans and demands focused on access to work, to income, to dignity. There was almost no direct reference to the Sidi Bouzid region, or to its primary activity as an agricultural area. However, a geographical perspective raises questions about the importance of the place and its specificities in the social dynamics that emerged from that date in Sidi Bouzid and in the country as a whole.
Plusieurs travaux s'attachent à explorer et analyser les liens entre ce qui est appelé la « révolution » en Tunisie et les (r)évolutions dans les espaces ruraux, marqués par une importante transformation des structures agraires, des techniques de production et de l’organisation sociale (Elloumi 2013, Saïdi 2013). Certains analysent les formes d'organisation des mobilisations socio-politiques ou les liens avec les questions alimentaires (Gana 2011 et 2012), d'autres étudient le processus de marginalisation des paysanneries aux différentes échelles (Ayeb, 2013). Moins étudiée, la question foncière en milieu rural figure pourtant parmi les enjeux de justice et d'injustices spatiales, et on peut faire l’hypothèse qu’elle est sous-jacente aux mouvements de contestation du régime en Tunisie. Cet article cherche à montrer les liens qui existent entre les inégalités des droits sur la terre et les mobilisations qui ont mené au renversement du pouvoir central en janvier 2011. Dans le contexte de transformation des espaces ruraux, marqués par une individualisation de la propriété de la terre impliquant de nouvelles appropriations de l'espace, il s'agit de démontrer 1) en quoi le foncier reflète la dimension spatiale des inégalités et injustices sociales, et 2) de quelle manière l'évolution des droits liés à la terre contribue à atténuer ou renforcer les injustices, voire à en créer de nouvelles.
Several studies have sought to explore and analyse the links between what is called the “revolution” in Tunisia and (r)evolutions in rural areas, marked by major transformation in agrarian structures, production techniques and social organisation (Elloumi 2013, Saïdi 2013). Some explore the ways in which the sociopolitical movements were organised or the links with food issues (Gana 2011 et 2012), others study the process of peasantry marginalisation at different scales (Ayeb, 2013). Though less researched, the question of land in rural areas is nevertheless an issue of spatial justice and injustice, and one may wonder whether it underlies the protest movements against the regime in Tunisia. This article seeks to show the links between inequalities in land rights and the protests that led to the toppling of the government in January 2011. In a context of rural transformation marked by the individualisation of land ownership and new appropriations of space, the aim is to show 1) how land reflects the spatial dimension of social inequalities and injustices, and 2) how changes in land rights help to mitigate or reinforce injustices, or even create new ones.
Le cas de la région de Sidi Bouzid, située au centre de la Tunisie, permet de répondre à ces questionnements. Cet espace à dominante rurale, caractérisé par un habitat dispersé et une activité agricole occupant la majorité de la population, a été profondément transformé au cours du XXe siècle par la division des terres dites collectives[2], forme d'appropriation auparavant prédominante dans la région. Plus récemment, le cadastre et l'essor d'un marché foncier là où les transmissions de terre se faisaient essentiellement par héritage ont impliqué de nouveaux protagonistes, contribuant à accentuer les disparités de structures foncières. Ces dernières années, malgré l’absence de liberté d'expression sous Ben Ali, ces inégalités d'accès à la terre ont été dénoncées au grand jour comme des injustices : ainsi en 2009-2010 dans la délégation de Regueb (sud-est du gouvernorat de Sidi Bouzid). Mon travail repose sur une série d'entretiens menés auprès d'individus à l'initiative de cette lutte pour la terre ou ayant participé à d'autres luttes liées au monde rural et agricole, d'agriculteurs qui ne se sont pas mobilisés mais qui ont connu des situations de dépossessions foncières, et auprès d'acteurs institutionnels, rencontrés en 2013 et 2014 dans le cadre de ma thèse. Il s'agira d'abord d'appréhender cette lutte locale à travers son articulation avec la généralisation des protestations dans le pays les mois suivants. Je resituerai ensuite cette dépossession dans le contexte général d'inégalités d'accès à la terre, pour expliquer les différences de perception des injustices. Enfin, il s'agira de comprendre au nom de quelle justice ces mouvements et contestations s'organisent, en recentrant la réflexion sur la place du rural et les droits de ses habitants.
The case of the Sidi Bouzid region, located in central Tunisia, provides a way into these questions. This primarily rural area, characterised by scattered housing and agricultural activity which occupies most of the population, was profoundly transformed over the 20th century by the division of so-called communal land[2], previously the predominant form of landholding in the region. More recently, land registration and the development of a property market in places where land has essentially been passed down through inheritance, brought in new protagonists, further accentuating disparities in the land structures. In recent years, despite the absence of free speech under Ben Ali, these inequalities in access to land were overtly condemned as injustices, for example in 2009-2010 in the Regueb delegation (south-east of the Sidi Bouzid governorate). My work is based on a series of interviews conducted in 2013 and 2014, as part of my doctoral thesis, with individuals who were involved in this struggle for land or took part in other struggles linked with the rural and agricultural world, with farmers who did not take part but have experienced land dispossession, and with institutional actors. I will begin by considering this local struggle through its connection with the protests that spread to the rest of the country in the subsequent months. From there, I will go on to situate this dispossession within the general context of inequalities in access to land, in order to elucidate the differences in the perception of the injustices. Finally, I will try to explain what kind of justice was at stake in these movements and contestations, by shifting the focus back to the role of the rural world and the rights of its inhabitants.
Carte 1 : Localisation et présentation de la zone d'étude (Réalisation : M. Fautras)
Map 1: Location and presentation of the study area (Produced by: M. Fautras)
1 – Conflit foncier et « révolution »
1 – Land conflict and “revolution”
La terre de Salah
Salah’s land
L’histoire de Salah est à la fois fréquente dans la région de Regueb, et singulière. Résidant à Sidi Bouzid, ce préparateur en pharmacie contracte en 2002 un emprunt bancaire de 57 000 DT[3] auprès de la Banque nationale agricole (BNA), afin d’acquérir une terre dans la délégation de Regueb, à 40 km de son domicile. Cette région est réputée pour ses terres fertiles, l’abondance d’une eau souterraine de qualité et des températures favorisant la production de fruits et légumes primeurs recherchés sur le marché international. Au début des années 2000, de nombreux habitants du gouvernorat investissent ainsi pour agrandir ou démarrer un projet agricole, au moyen de subventions, crédits bancaires et facilités découlant de l'application du plan d’ajustement structurel en 1986. Une épargne personnelle et un crédit d’investissement permettent à Salah d’installer un forage et des cultures irriguées sur son exploitation : tomates et melons d’abord, puis de jeunes oliviers en association avec le maraîchage. Après trois années, les appels à remboursements de la banque commencent, mais en 2006 Salah a du retard pour l’échéance annuelle. Les oliviers ne sont pas encore en pleine production, et les récoltes maraîchères ne fournissent pas le revenu escompté : en plus des parasites qui dégradent les récoltes, les produits agricoles arrivent tous sur le marché à la même période faute d’infrastructures de stockage. Malgré ses revenus issus de la pharmacie, et sans doute aussi en lien avec des dépenses familiales, son endettement s'accroît.
Salah’s story is both common in the Regueb region and singular. In 2002, this pharmacy assistant, a resident of Sidi Bouzid, took out a bank loan of 57,000 DT[3] from the National Agricultural Bank (BNA), to acquire a plot of land in the Regueb delegation, 40 km from his home. This region is known for its fertile land, an abundance of good quality underground water and temperatures conducive to the growing of fruit and vegetables with strong international demand. For this reason, in the early 2000s, many inhabitants of the governorate invested similarly to expand or start a farm project, using subsidies, bank loans and facilities brought in with the structural adjustment plan in 1986. Salah was able to use personal savings and an investment loan to put a borehole and crops on his land: first tomatoes and melons, then young olive trees alongside vegetables. After three years, the bank repayments began, but in 2006 Salah fell behind on the annual payment. The olive trees were not yet in full production, and the market garden was not bringing in the expected income: parasites had damaged the crops and regional farm produce all came on to the market over the same period, because of a lack of storage infrastructures. Despite his income from the pharmacy, and probably with family spending, his debt grew.
Dès 2007, la BNA propose de racheter la terre de Salah, déposée en hypothèque pour 30 000 DT. Le prix est bien en deçà de la valeur réelle de la parcelle de 18 hectares, achetée pour 63 000 DT en 2002 mais valant davantage avec les infrastructures et cultures mises en place. Un homme d’affaires, originaire de la ville de Sfax située sur le littoral, propose également à Salah de racheter sa terre pour la somme de 75 000 DT. L'intéressé refuse les deux propositions ; la banque lance alors la procédure de contentieux et organise une vente aux enchères. Seul le candidat originaire de Sfax se présente. Le prix d’ouverture de l'enchère, fixé par un expert mandaté par la banque, est de 125 000 DT pour la superficie considérée. L'acheteur présent ajoute un dinar en guise d'enchère et remporte la vente. Cette démarche judiciaire est dénoncée par Salah comme une injustice, un complot entre la banque et l'acquéreur.
In 2007, BNA offered to take over Salah’s land, which was mortgaged to the tune of 30,000 DT. The price was well below the real value of the 18 hectare plot, bought for 63,000 DT in 2002 but worth more with the added infrastructures and crops. A businessman from the coastal city of Sfax also offered to buy Salah’s land for 75,000 DT. When he refused both offers, the bank started litigation proceedings and held an auction. Only the Sfaxian businessman took part. The auction starting price, set by a bank appointed expert, was 125,000 DT for the plot in question. The single buyer bid one additional dinar and won the auction. Salah denounced the legal procedure as an injustice, a plot between the bank and the buyer.
En 2009, Salah se lance dans une démarche de contestation de cette injustice. Il contacte des personnes ayant connu un déroulement similaire (vente aux enchères avec un seul acheteur, pièces faussées ou non mises à jour dans le dossier du contentieux, non-respect des délais d'information et de possibilité de contestation). Quatre acceptent de le suivre à Tunis en décembre 2009, pour présenter leur dossier au Président. L’entrevue avec le Premier ministre ne donne pas suite. Salah, accompagné de plusieurs hommes de sa famille, décide alors de tenter sa chance à l’Ambassade de Tunisie en Libye, profitant d’un sommet entre les dirigeants de plusieurs pays arabes en janvier 2010, auquel participe Ben Ali. Ils parviennent à exposer leur problème mais on les renvoie vers l'administration à Tunis. A son retour à Sidi Bouzid, Salah est confronté à des interrogatoires policiers successifs sur les raisons de son déplacement à Tripoli et sur sa position vis-à-vis du régime. Il menace d’occuper sa terre désormais exploitée par les employés du nouveau propriétaire si son affaire n’est pas réglée, ce qu’il finit par concrétiser en juin 2010 : accompagné de plusieurs membres de sa famille, il chasse les ouvriers présents, s’installe et reprend le travail sur la terre qu’il continue de considérer comme sienne.
In 2009, Salah began a protest against this injustice. He contacted people who had experienced a similar process (auction with a single buyer, false or out-of-date documents in the case file, failure to comply with information requirements and dispute procedures). Four people agreed to follow him to Tunis in December 2009, to present their case to the President. When an interview with the Prime Minister produced no result, Salah, accompanied by several men of his family, decided to try his luck at the Tunisian Embassy in Libya, taking advantage of a summit in January 2010 between the heads of several Arab countries, including Ben Ali. They managed to state their problem, but were referred to the administration in Tunis. On his return to Sidi Bouzid, Salah was questioned several times by the police on the reasons for his trip to Tripoli and on his attitude to the regime. He threatened to occupy his land, now being worked by employees of the new owner, if his case was not settled, a threat he carried out in June 2010: accompanied by several family members, he chased off the labourers, moved in and resumed work on the land, which he continued to consider as his own.
Cette mobilisation collective est relayée sur les réseaux sociaux et dans quelques médias (France 24, le quotidien en langue arabe El Shourouq) grâce à des militants syndiqués et journalistes impliqués dans le mouvement, dont certains ont participé à l’organisation de rassemblements devant le siège du gouvernorat à Sidi Bouzid, à partir du 15 juillet 2010. Leur présence semble davantage relever des réseaux affinitaires ; on ne peut donc pas dire que cette mobilisation a été encadrée ni menée par un syndicat ou un mouvement politique, mais elle a été soutenue, notamment par une association de défense des droits de l'homme. D’une certaine façon, cette mobilisation a été fructueuse : le nouveau propriétaire finit par proposer à Salah et à Malek[4] – un des quatre venus à Tunis et dont les 20 hectares, voisins de la terre de Salah, avaient été achetés aux enchères par la même personne – de lui racheter les parcelles respectivement pour 155 et 153 000 DT (plus cher que le prix de départ, en lien avec les infrastructures installées et la hausse des prix fonciers). La signature du contrat était prévue pour le 20 décembre 2010.
This collective action was reported on social networks and in a few media outlets (France 24, the Arabic language daily El Shourouq) thanks to union activists and journalists involved in the movement, some of whom took part in the organisation of rallies at the Sidi Bouzid governorate headquarters, starting on 15 July 2010. Their presence would seem to have had more to do with peer networks, so we cannot say that this action was managed or led by a trade union or political movement. However, it was notably supported by a human rights organisation. In a way, this action was effective: the new owner eventually offered Salah and Malek[4] – one of the four who had come to Tunis and whose 20 hectares, adjacent to Salah’s land, had been bought at auction by the same person – to buy their plots respectively for 155 and 153,000 DT (more than the original price, reflecting the infrastructures in place and the rise in land prices). The contract was due to be signed on 20 December 2010.
Dépossession foncière et imbrication des injustices
Land dispossession and interwoven injustices
Mais trois jours auparavant, le 17 décembre 2010, Mohamed Bouazizi s’immole à Sidi Bouzid. Ce dernier n'est autre que le fils de la sœur de Salah. Très rapidement, les mêmes personnes qui avaient occupé la terre à Regueb se rassemblent, avec d’autres, de plus en plus nombreux les jours passant, devant le siège du gouvernorat pour exprimer leur colère et protester contre les injustices socio-économiques qui touchent les habitants et en particulier les jeunes de la région. Mohamed avait travaillé la terre avec son oncle avant qu’elle ne soit saisie. A Sidi Bouzid, les protestations et slogans criés les jours et les semaines qui suivent l'immolation ne font aucune allusion à cette injustice foncière pourtant dénoncée encore quelques jours auparavant. Néanmoins, certaines personnes font clairement le lien entre les deux mobilisations, comme Jalel, un parent de Salah :
Three days before that, however, on 17 December 2010, Mohamed Bouazizi set himself on fire at Sidi Bouzid. And as it happened, he was the son of Salah’s sister. Very quickly, the same people who had occupied the land at Regueb gathered, in increasing numbers as the days passed, in front of the governorate headquarters to express their anger and protest against the socioeconomic injustices affecting the inhabitants and particularly the youth of the region. Mohamed had worked the land with his uncle before it was repossessed. In Sidi Bouzid, the protests and slogans shouted in the days and weeks following his death made no mention of this land injustice, which only a few days before had been the focus of denunciation. Nevertheless, some people make a clear link between the two protests, like Jalel, a relation of Salah:
« Cette terre faisait vivre toute une famille, elle était source de vie, et Mohamed a beaucoup travaillé ici, sur ces terres. On le voit d'ailleurs sur les photos de juin et juillet [2010]. Quand le sfaxien s'est emparé de la terre, [Mohamed] s'est trouvé obligé d'acheter des fruits au supermarché et de les vendre avec une charrette. Donc c'était la cause indirecte, disons, pour se brûler. Les agents de police lui ont demandé de ne pas vendre [dans la rue à Sidi Bouzid] car cela touchait à la forme de la médina etc. Et lui était révolté, vraiment révolté, parce que l'une l'a giflé peut-être, elle l'a humiliée, une femme en plus… [À Salah :] Comment s'appelle-t-elle ? [ils cherchent un moment]. Un[e] certain[e] Hamdi, c'est ça. Certains disent qu'elle l'a giflé, d'autres non. De toute façon, elle l'a humilié, par tous les moyens. Il y a beaucoup de versions, mais la chose sur laquelle on doit insister c'est qu'elle l'a humilié. Donc il était humilié, il a été au [siège du] gouvernorat, on l'a refusé, il était complètement énervé, et il s'est brûlé. De toute façon, pourquoi il s'est brûlé : parce que cette terre était enlevée. C'est tout un lien. Je voudrais que vous compreniez ce lien. »
“This land was a living for a whole family, a source of life, and Mohamed did a lot of work here, on this land. In fact, you can see it in the June and July photos [2010]. When the Sfaxian grabbed the land, [Mohamed] started buying fruit at the supermarket and selling it off a cart. So you could say it was the indirect cause of his burning himself. The police asked him not to sell [in the street in Sidi Bouzid] because it affected the look of the medina, etc. And he was revolted, really revolted, because one policewoman may have slapped him, she humiliated him, a woman, what’s more… [To Salah:] What’s her name? [they try to remember]. Someone called Hamdi, that’s right. Some people say she slapped him, others not. In any case, she humiliated him, whatever she did. There are many versions, but the thing to remember is that she humiliated him. So he was humiliated, he was at the [headquarters of] the governorate, they turned him away, he was completely furious, and he set himself on fire. In any case, the reason he did it is because the land was taken away. It’s all linked. I want you to understand the link.”
Jalel, lors d'une discussion avec lui et Salah, septembre 2013
Jalel, in a discussion with him and Salah, September 2013
Reconstruction après les événements, ou réelle convergence des luttes ? Pour comprendre ce conflit foncier et la façon dont il a pu s'articuler avec le processus révolutionnaire en Tunisie, il importe de revenir sur sa genèse en dissociant les causes (pour quoi ?) des responsabilités (pourquoi, comment ?) (Calas 2011). Au-delà de la dépossession foncière, la question du chômage des jeunes ressort nettement de ce récit : dans cette région où l’agriculture demeure l'activité principale, ceux-ci se détournent de ce secteur, par choix ou de manière contrainte, comme cela semble être le cas pour Mohamed. Jalel dénonce une double injustice pour ce dernier : d’abord une injustice foncière conduisant à la dépossession d'une source de revenus pour plusieurs familles, puis une injustice dans l’interdiction de vendre des fruits sur la voie publique. Il raconte comment Mohamed, spolié de son travail agricole, s’est vu également exclu du commerce, alors même qu’il s’était démené pour trouver une nouvelle source de revenu. N’ayant pas d’autorisation pour son nouveau travail, étant également associé à la lutte menée par son oncle (il avait participé au rassemblement devant le gouvernorat de Sidi Bouzid), il s’est trouvé marginalisé économiquement et politiquement. Ces inégalités d’accès à la parole politique et à l’emploi dans les zones intérieures du pays entretiennent chez les habitants un sentiment d'injustice, avivé par la crise qu'a connue l'ensemble du secteur informel en Tunisie. Alors que celui-ci s'est fortement développé depuis plusieurs décennies pour pallier les insuffisances des secteurs d'activité formels, il a été entravé par différentes mesures politiques, en particulier la restriction de la circulation des marchandises en 2009 et des échanges avec la Libye en 2010. Ces mesures ont touché de plein fouet une grande partie des ruraux de l'intérieur du pays, pour qui le commerce informel (Meddeb 2012) constitue un moyen de diversifier et d'assurer les revenus familiaux là où la terre ne suffit plus.
Hindsight, or a genuine convergence of conflicts? In order to understand this conflict over land and the way it may have been connected with the revolutionary process in Tunisia, we need to go back to its beginnings, separating the causes (for what?) from the responsibilities (why, how?) (Calas 2011). Apart from land dispossession, youth unemployment is another question that emerges clearly from this narrative: in this region, where farming is the main activity, young people are leaving the sector, either by choice or compulsion, as seems to be the case for Mohamed. Jalel complains about the twofold injustice done to him: first land injustice, leading to the loss of a source of income for several families, then an injustice in being forbidden to sell fruit on the public street. He describes how Mohamed, deprived of his farm work, also found himself excluded from trade, having made an effort to find a new source of income. Having no licence for his new business, and also being associated with his uncle’s protest (he had taken part in the gathering at the Sidi Bouzid governorate), he found himself both economically and politically marginalised. These inequalities in access to political expression and to employment in the interior areas of the country gave the people a sense of injustice, exacerbated by the crisis that had hit the whole informal sector in Tunisia. While this sector had been developing strongly for several decades, offsetting the inadequacies of the formal employment sector, it was undermined by different political measures, in particular the restriction on the flow of goods in 2009 and on trade with Libya in 2010. These measures had a very powerful impact on much of the rural population of the interior, for whom informal trade (Meddeb 2012) was a way of diversifying and maintaining family income in circumstances where land was no longer enough.
L'injustice dans l'accès à l'emploi s'additionne ainsi à celle dans l'accès à la terre et dans la capacité de la conserver. L'histoire de Salah, qui peut être perçue comme un fait divers parmi d'autres, pose la question du lien entre la dépossession de la parcelle, les entraves au commerce de fruits, le suicide de Mohamed, et le départ de Ben Ali. La mobilisation pour la première s'est rapidement reconstituée après l'immolation, en s'appuyant sur les relations de parenté élargies et les réseaux de solidarité existant dans la ville de Sidi Bouzid, entre les habitants des quartiers aux conditions de vie précaires. Le mouvement a été rejoint par des syndicalistes, juristes, avocats et figures locales de l'opposition (que Salah connaissait en partie et sur qui il savait pouvoir compter pour sa défense dès la mobilisation à Regueb), et s'est peu à peu amplifié. Il s'est ensuite déplacé vers les quartiers périphériques de la ville, dont une part importante des habitants provient des espaces ruraux environnants, avant de gagner d'autres localités du gouvernorat puis d'autres régions en Tunisie.
Injustice in access to employment thus combined with injustice in access to land and in ability to upkeep it. Salah’s story, which might be seen as one incident amongst others, raises the question of the link between land dispossession, obstacles to fruit trading, Mohamed’s suicide and Ben Ali’s resignation. People demanding the land quickly get together again after the suicide, drawing on extended family relations and community networks in the town of Sidi Bouzid, between the residents of neighbourhoods with precarious living conditions. The movement was joined by trade unionists, legal experts, lawyers and local opposition figures (whom Salah partly knew and knew he could rely on for his defence once the Regueb protest began), and gradually grew. It then moved to the outlying districts of the town, where a significant section of the population came from the surrounding rural areas, before reaching other parts of the governorate and then other regions of Tunisia.
Ainsi, sans sous-estimer l'impact de cette lutte, dire que la dépossession de Salah est seule à l'origine du processus révolutionnaire constitue un raccourci trompeur : cela éluderait le rôle des syndicats et forces d'opposition dans l'organisation des résistances, qui ont contribué à donner de l'ampleur au mouvement en mobilisant des réseaux déjà constitués et en étendant les actions à d'autres régions du pays (Hmed 2012). Cela reviendrait également à passer sous silence les inégalités socio-économiques urbaines, la perte locale d'influence du RCD[5] (Ben Jelloul 2014), et toutes les résistances et contestations antérieures qui ont eu lieu dans le pays – en particulier en 2008 dans le bassin minier de Gafsa (Allal 2010) et en 2010 à Ben Guerdane, à la frontière libyenne. Outre l'enchaînement des actions qui ont suivi la saisie de la terre de Salah, cette histoire locale permet de questionner de manière plus approfondie le contexte des espaces ruraux du centre de la Tunisie, et les éléments favorables à la remise en cause des inégalités et des formes de domination établies.
So without underestimating the impact of this struggle, to say that Salah’s dispossession was the sole source of the revolutionary process would be a misleading simplification: it would ignore the role of the trade unions and opposition forces in organising resistance, which amplified the movement by mobilising existing networks and extending the actions to other regions of the country (Hmed 2012). It would also neglect the socio-economic inequalities in urban areas, the RCD’s loss of local influence (Ben Jelloul 2014),[5] and all the previous resistance and protest in the country – in particular in 2008 in the Gafsa mining area (Allal 2010) and in 2010 at Ben Guerdane, on the Libyan border. Apart from the sequence of actions that followed the seizure of Salah’s land, this local story can help us to look more deeply into the rural areas of central Tunisia and the factors favouring the challenge to inequalities and established forms of domination.
2 – Des injustices spatialisées : resituer les dépossessions foncières
2 – Spatialised injustices: re-situating land dispossessions
Quand l'injustice des uns paraît juste aux autres
When injustice for some seems justice to others
En questionnant la façon dont la contestation organisée par Salah est perçue par les habitants de la région de Regueb, on peut mesurer la dimension subjective et spatialisée de l’injustice : ce qui paraît juste aux uns peut sembler tout à fait injuste à d’autres. Certains articles de presse mis en ligne sur Internet ont fait l’objet de commentaires éclairants à ce propos, dans la mesure où ils reflètent les discours tenus par certains agriculteurs de Regueb. Plusieurs commentaires postés par des habitants de cette délégation[6], à la suite d’un article de France 24 relatant la marche de protestation du 15 juillet 2010 organisée par Salah, indiquent que la perception de la dépossession de ce dernier ne fait pas l'unanimité :
By looking at how the inhabitants of the Regueb region perceive the opposition organised by Salah, we can measure the subjective and spatialised dimension of injustice: what some people find just, others find completely unjust. Certain online press articles attracted illuminating comments on this issue, in that they reflect what was being said by some farmers in Regueb. Several comments posted by inhabitants of that delegation,[6] following a France 24 article describing the protest march of 15 July 2010 organised by Salah, indicate that not everyone saw the loss of his land in the same way:
« Je suis de Regueb de pères [sic] en fils depuis que cette localité existe. Je me reconnais pas du tout dans ce qui se passe pour ceux qui se réclament agriculteurs de Regueb. Je n'en reconnais aucun dans ces photos publiées. D'où viennent-t-ils ? Tous ceux qui ont entendu parler de ce problème reconnaissent que les manifestants sont des spéculateurs fonciers qui viennent de tout horizon pour faire fortune sur nos dos. Comment se s]ont-ils procuré nos terres ? De quelle droit réclament-ils des fonds et des biens procurés en profitant des moments de faiblesse, de pauvreté de nos paysans établis dans leurs terres depuis 2 ou 3 siècles ? Dieu fait-il justice ?»
“I have lived in Regueb from father to son [sic] since the place first existed. I don’t agree at all with what’s happening with these people who claim to be Regueb farmers. I don’t recognise any of them in the published photos. Where do they come from? Everyone who has heard about this problem acknowledges that the demonstrators are land speculators who come from all over to make money off our backs. How did they acquire our land? By what right did they claim funds and goods obtained by exploiting moments of weakness and poverty amongst our peasants, who have been on their land for two or three centuries? Is God just?”
Site internet de France 24, 2010
France 24 website, 2010
Salah et les trois autres qui l’ont suivi à Tunis en décembre 2009 ont pour la plupart un emploi principal hors agriculture (secteur de la santé notamment) et/ou ne sont pas originaires de Regueb, même s’ils viennent de délégations proches (Sidi Bouzid ouest, Ouled Haffouz) qui font partie du gouvernorat. Le discours qui émane du commentaire ci-dessus révèle différentes perceptions de la légitimité : celui qui se considère comme victime d'une dépossession foncière est perçu par d'autres comme ayant dépossédé une famille en achetant sa parcelle à Regueb, la plaçant peut-être dans une situation plus difficile que la sienne, alors qu'il n'y a pas hérité de terre et qu'il dispose déjà d'un salaire. Cette distinction selon la source principale de revenus et la région d’origine dépasse le cas de Salah. Elle est récurrente dans le discours de nombreux habitants de la région, dont l’organisation socio-spatiale est héritée des appartenances aux groupes tribaux installés depuis plusieurs siècles. L’espace rural est structuré par des douar, regroupements de l’habitat selon une logique familiale et de parenté. Une grande part des localités porte le nom d’un groupe faisant référence à un ancêtre commun, et même si cette appartenance ethnique n’est plus aussi prégnante depuis la sédentarisation des semi-nomades, elle persiste au quotidien dans des formes renouvelées.
Salah and the three others who followed him to Tunis in December 2009 mostly had a primary occupation other than farming (notably in the health sector) and/or were not natives of Regueb, although theycame from nearby delegations (Sidi Bouzid West, Ouled Haffouz) which are part of the governorate. The idea expressed in the comment above reveals different perceptions of legitimacy: the man who sees himself as a victim of dispossession is perceived by others as having himself dispossessed a family by buying his plot in Regueb, possibly putting that family in a situation more difficult than his own, when he had not inherited land there and already had a salary. This distinction on the basis of the main source of income and region of origin goes beyond the Salah case. It is frequently reiterated by many of the inhabitants of the region, whose socio-spatial organisation is the legacy of membership of tribal groups which settled there centuries ago. Rural space is structured by douar, houses grouped on the basis of family and kinship. Many of the places bear the name of a group that refers to a common ancestor, and although this ethnic identity is less vibrant since the semi-nomads became sedentary, it still persists in altered forms.
Ainsi, le nom de famille peut dans plusieurs cas renseigner sur l'origine spatiale des intéressés, et il est fréquent d'entendre de nouveaux propriétaires être qualifiés d' « étrangers » par des locaux, même s'ils sont tunisiens. A Regueb, dans les discours de petits exploitants agricoles, les appellations « sahli » (du Sahel, région côtière autour de la ville de Sousse) et « sfaxi » (de Sfax), connotées négativement, renforcent l'opposition binaire entre « local » et « étranger ». Il arrive aussi que ces propriétaires soient qualifiés de « colons » (moustawten, موستوطن), un terme chargé politiquement, qui désigne un individu s'appropriant le pays d'un autre, faisant référence à la colonisation française et à l'occupation israélienne en Palestine. Cependant, cette opposition local/étranger se décline de manière graduée : le sfaxien apparaît plus étranger que le bouzidien, lui-même pouvant être considéré comme étranger à Regueb. En termes de critères d'attachement à la terre, si une occupation peut découler d'une acquisition injuste, il reste difficile de tenir compte de l'autochtonie des occupants du fait des migrations antérieures (Kolers 2010). A Regueb, le fait que certains grands propriétaires originaires du gouvernorat soient parfois qualifiés d' « étrangers », ou à l'inverse que d'autres, extérieurs à la région, ne soient pas rejetés, indique que la distance et la provenance géographiques ne sont pas les seules à entrer en compte dans la définition du terme.
Thus, the family name is in many cases an indication of a person’s spatial origin, and it is common to hear new owners described as “outsiders” by local people, even if they are Tunisian. In Regueb, some small farmers speak negatively of “sahli” (from Sahel, a coastal region around the city of Sousse) and “sfaxi” (from Sfax), to emphasise the binary opposition between “local” and “foreign”. These landholders are also sometimes described as “colonists” (moustawten, موستوطن), a politically loaded term with associations to French colonisation and the Israeli occupation of Palestine. However, this opposition between local and foreign has gradations: the Sfaxian seems more foreign than the Buzidian, who could himself be perceived as an outsider in Regueb. In terms of the criteria of attachment to the land, while a piece of land may have been unjustly acquired, it is difficult to know how indigenous the occupants are, because of previous migrations (Kolers 2010). In Regueb, the fact that certain big landowners native to the governorate are sometimes described as “outsiders”, or conversely, that others from outside the region are not rejected, indicates that distance and geographical origin are not the only criteria involved in the definition of the term.
A ma question sur le paradoxe d'appeler « étranger » un Tunisien, un petit agriculteur répond : « ils [les grands propriétaires] sont étrangers à nos souffrances, ils s'en foutent de nous », faisant ainsi référence aux inégalités socio-économiques entre producteurs. La pluriactivité des petits agriculteurs constitue le plus souvent un moyen de diversifier des revenus que l'agriculture ne suffit pas à assurer, alors que pour les grands propriétaires il s'agit davantage de réinvestir un capital qui sera mieux rentabilisé dans la terre qu'à la banque. L'étranger semble défini selon la place des revenus issus de l'agriculture pour le ménage et selon son appartenance professionnelle. Le terme fellah (paysan), qui caractérise une personne qui travaille physiquement la terre, est réinvesti par les agriculteurs pour se qualifier eux-mêmes, par opposition aux « investisseurs » (moustathmar,مستثمر) associés à la dimension financière de l'exploitation. Les détenteurs de grands terrains qui en délèguent la gestion parlent plutôt de leur « exploitation » ou « projet » sans même parfois se définir comme agriculteur. Ils s'estiment néanmoins légitimes propriétaires dans la mesure où ils ont acquis les parcelles selon la loi du marché et qu'ils se considèrent plus motivés que les hommes attablés dans les cafés, perçus comme fainéants et responsables des difficultés à recruter la main d’œuvre. Pour les fils d'agriculteurs, ce sont au contraire les salaires qui ne sont pas suffisants, d'autant que le chiffre d'affaires dégagé par la plupart des grandes exploitations recourant au salariat est élevé. Par ailleurs, la définition de l'étranger dépend du degré d'investissement dans la région. Un grand exploitant qui contribue au développement des infrastructures locales sera perçu comme un propriétaire légitime, même s'il provient d'une autre région. Il est question de la préservation de la territorialité liant un groupe social à « son » territoire, ce que Kolers (ibid.) appelle plénitude et qui renvoie à la valeur sociale et identitaire d'un territoire. Ainsi, pour la plupart des habitants, quelqu'un d'extérieur à la région qui contribue à préserver et enrichir le territoire ne sera pas forcément rejeté. On voit combien la notion d'injustice peut dépendre du point de vue, de l'arrière-plan idéologique mobilisé, et comment la légitimité revendiquée pour la possession d'une terre recoupe les intérêts en jeu et les stratégies de gestion du foncier (Paupert 2010).
When I asked about the paradox of calling a Tunisian “foreign”, one small farmer replied: “they [the big landowners] are strangers to our suffering, they don’t give a damn about us”, a reference to the socio-economic inequalities between producers. Amongst small farmers, pluriactivity is usually a way of diversifying their sources of income when agriculture is insufficiently remunerative, whereas for the big landowners it is more about reinvesting capital when land provides better returns than the bank. Foreigners seem to be defined in terms of the share of household income obtained from agriculture and in terms of their professional identity. The term fellah (peasant), which refers to a person who physically works the land, is used by the farmers to describe themselves, by contrast with the term “investors” (moustathmar,مستثمر), which denotes the financial dimension of agriculture. The big landowners who employ farm managers tend to talk about their “farm” or “project”, sometimes not even defining themselves as farmers. Nevertheless, they consider themselves legitimate landowners, having acquired their land under market rules, and as more motivated than the men around the cafe tables, whom they perceive as lazy and responsible for the shortage of labour. For the sons of farmers, by contrast, the problem is that farm wages are not enough, especially as most of the big farms that employ labour bring in high revenues. The definition of a foreigner also depends on the degree of investment in the region. A big farmer who contributes to local infrastructure development will be seen as a legitimate landowner, even if he comes from another region. It is about maintaining the territoriality that links a social group to “its” territory, what Kolers (ibid.) calls plenitude, which relates to the social and identity value of a territory. For most of the inhabitants, therefore, someone from outside the region who helps to preserve and enrich the territory will not necessarily be rejected. We can see how the notion of injustice can depend on point of view, on ideological perspective, and how the legitimacy claimed for the possession of land depends on the interests at stake and the strategies of land management (Paupert 2010).
Evolution des structures foncières et différenciation de l’accès à la terre agricole
Changes in land ownership structures and differential access to agricultural land
La complexité de cette situation individuelle conduit à se demander dans quelle mesure elle traduit des tendances plus générales, et si elle est significative des dynamiques d'accès à la terre dans la région (Abaab 2006, Elloumi et Kahouli 2013). La difficulté à obtenir un entretien approfondi et des statistiques auprès de la BNA au sujet des crédits agricoles, et les discussions avec diverses personnes ayant acheté ou vendu une terre à Regueb laissent entendre que les procédures abusives autour du foncier ne sont pas si isolées qu'il y paraît. On peut faire l'hypothèse de stratégies clientélistes de la part d'une partie du personnel des institutions de financement, garanties par la complaisance des instances judiciaires et articulées à une politique nationale d'encouragement aux emprunts bancaires. Il est difficile de donner des chiffres précis mais on peut affirmer que plusieurs agriculteurs ont connu une situation similaire à celle de Salah, sans pour autant se mobiliser comme il l'a fait : par choix, ou parce que, au vu du contexte sécuritaire et de répression systématique qui existait sous Ben Ali, ils ont été réduits au silence, ne parvenant pas à mobiliser les réseaux affinitaires nécessaires pour dépasser la peur d'une contestation publique.
The complexity of this individual situation raises the question of how much it reflects more general tendencies and the dynamics of access to land in the region (Abaab 2006, Elloumi et Kahouli 2013). The difficulty of obtaining an in-depth interview and statistics from the BNA on the subject of agricultural loans, and the discussions with different people who have bought or sold land in Regueb, suggest that abusive procedures around land acquisition are not as isolated as might be imagined. It implies the possibility that some of the personnel of the funding institutions practise clientelist strategies, protected by the indulgence of the courts and connected with a national policy that encourages bank lending. It is difficult to give accurate figures, but it can be stated that several farmers have experienced situations similar to Salah’s, without taking action as he did: by choice or because, given the security context and the systematic repression under Ben Ali, they were reduced to silence, unable to mobilise the peer networks needed to overcome the fear of public protest.
Au-delà des procédures abusives, le conflit foncier présenté ici est ancré dans un contexte d'inégalités foncières croissantes. Au cours du XXe siècle, la sédentarisation, la division et le cadastre des terres collectives, la mise en culture de la steppe et l'extension de l'irrigation ont conduit à une évolution sociale et financière de la valeur de la terre. Avant la colonisation française, les conflits pour la possession de cette dernière étaient rares, ils portaient davantage sur le cheptel. Avec l'intégration des exploitations familiales dans le système de production capitaliste, la terre a remplacé le troupeau comme principal facteur de production (Attia 1977), et a vu son prix augmenter très fortement dans certaines localités. La terre est donc au cœur d'enjeux économiques ; elle est devenue une importante variable d'ajustement financière pour les familles ayant de faibles revenus, et le support privilégié d'investissements pour ceux qui souhaitent faire fructifier leur capital. Alors qu'auparavant la terre se transmettait essentiellement par héritage, on assiste à la fin des années 1990 à l'essor du marché foncier, impliquant de plus en plus d'acquéreurs issus d'autres gouvernorats. La hausse des prix des intrants, la difficulté à recruter la main d’œuvre, le manque d'infrastructures de stockage et de conditionnement, l'absence de régulation publique du marché des produits agricoles et les besoins financiers urgents (accident, maladie) expliquent que plusieurs agriculteurs aient été contraints de vendre tout ou partie de leur exploitation. Pour d'autres, la vente d'une parcelle permet d'intensifier le reste de l'exploitation, d'investir pour la famille ou dans un autre secteur d'activité. Ces lots sont rachetés par des proches ou des acquéreurs capables de mobiliser des capitaux importants et d'autres réseaux de commercialisation (transformation, export). Les évolutions récentes soulignent deux tendances contraires : l'une de concentration et l'autre d'émiettement (Tableau 1). Là où de nombreux locaux voient leurs parcelles s’amoindrir au fil des générations d’héritiers, de nouveaux propriétaires parviennent à constituer des domaines allant parfois jusqu’à plus de 100 hectares – de très grandes propriétés dans cette région où la plupart d’entre elles font moins de 5 hectares.
Apart from abusive procedures, the land conflict presented here is embedded in a context of growing land inequalities. Over the 20th century, sedentarization, the division and registration of communal land, the cultivation of steppes and the spread of irrigation led to social and financial changes in the value of land. Before French colonisation, conflicts over land ownership were rare, centred more around livestock. As family farms became integrated into the capitalist system of production, land replaced livestock as the main factor of production (Attia 1977), and its price increased sharply in certain areas. Land has therefore become an economical issue: it is a way to adjust low-income family budget, and a key economic issue; it became an important variable of financial adjustment for low-income families, and the primary medium of investment for people seeking returns on capital. Whereas land had previously been essentially transmitted by inheritance, the late 1990s saw an upsurge in the land market, attracting more and more buyers from other governorates. The rising prices of inputs, the difficulty in recruiting labour, the shortage of storage and packaging infrastructures, the lack of public regulation of the agricultural produce market and urgent financial needs (accident, illness) explain why several farmers were obliged to sell all or part of their farms. For others, selling a plot was a way of intensifying production on the rest of the property, of investing for the family or in another sector of activity. These plots were bought by relations or buyers capable of investing significant sums and exploiting other commercial channels (processing, export). Recent developments highlight two opposing trends: concentration and fragmentation (Table 1). Whereas on many holdings, the plots have shrunk through generations of inheritance, new owners have managed to build up estates sometimes as large as 100 hectares – very large holdings in this region where most are smaller than 5 hectares.
Tableau 1 : Évolution des inégalités foncières dans le gouvernorat de Sidi Bouzid
Table 1: Trends in land inequalities in the Sidi Bouzid governorate
D'après Abaab (1999) et CRDA de Sidi Bouzid (2007)
Data from Abaab (1999) and Sidi Bouzid CRDA (2007)
Au-delà des inégalités foncières, ce sont davantage les inégalités socio-économiques qui nourrissent les sentiments d’injustices à Regueb, délégation la plus touchée par cette évolution du marché de la terre à Sidi Bouzid. Le fait qu'une part non négligeable des terrains ait été acquise à travers les prêts fonciers proposés par l'Agence de Promotion des Investissements Agricoles (APIA) attise les rancœurs. Entre 1995 et 2013 à Regueb, 225 prêts ont été contractés, chacun concernant 10 à 20 ha (soit entre 2,9 et 5,8 % des terres arables de la délégation). Ces prêts, en théorie réservés à des individus sans emploi ayant une formation agricole, ont en partie bénéficié à des hommes d'affaires recourant à des prête-noms. Bien que les superficies concernées demeurent relativement restreintes, elles s'additionnent à toutes les transactions réalisées par des individus ayant déjà un revenu principal hors agriculture. Ces transactions sont en outre souvent fondées sur des emprunts bancaires aux montants élevés, alors même que la plupart des petits et moyens propriétaires reste à l'écart de ces soutiens financiers – les banques demandant d'importantes garanties foncières et privilégiant les clients solvables. Dans la mesure où entre 2000 et 2005, la délégation de Regueb a rassemblé la plus grande part des investissements agricoles nationaux à travers l'APIA, il convient d'étudier plus en détails comment les politiques publiques induisent dans cette région des inégalités et des injustices spatiales. En plus de spatialiser les injustices, l'enjeu est aussi de comprendre qui a droit à la terre, et par extension qui a droit à cet espace rural, et qui en est exclu.
Apart from land inequalities, it is socio-economic inequalities that further drive the sense of injustice in Regueb, the delegation most affected by this change in the land market in Sidi Bouzid. The fact that a significant proportion of holdings have been acquired through land loans provided by the APIA (Agricultural Investment Promotion Agency) fuels grievances. In Regueb, between 1995 and 2013, 225 loans were made, each for 10 to 20 ha (i.e. between 2.9 and 5.8% of arable land in the delegation). These loans, theoretically set aside for unemployed people with agricultural skills, were partly granted to businessmen working through proxies. Although the surface areas affected remain relatively small, they combine with all the transactions carried out by individuals who already have a principal income outside farming. In addition, these transactions are often based on large bank loans, whereas most small and medium-sized landholders are excluded from such financial support – the banks require significant collateral and favour customers with more resources. Given that, between 2000 and 2005, the Regueb delegation accounted for the largest proportion of national agricultural investment through APIA, it is worth looking more closely at how public policies led to spatial inequalities and injustices in this region. In addition to spacialising injustices, the issue is also to understand who has a right to land – and by extension has a right to this rural space – and who is excluded from it.
3 – Droit au rural ou droit du rural ? Exclusions et révolutions
3 – Right to the rural or right of the rural? Exclusions and revolutions
Droits et identités au sein de l'espace rural
Rights and identities in rural space
Hormis la lutte de Salah, plusieurs éléments montrent que le débat sur la légitimité de l'accès à la terre a nourri les résistances locales. A Regueb, un montage vidéo réalisé par un jeune retrace le déroulement chronologique de la première émeute suivant l'immolation (« Regueb 24 décembre 2010. Solidarité avec Sidi Bouzid[7]»). La séquence d'ouverture du film, qui coïncide avec les témoignages recueillis par ailleurs, montre que le rassemblement a lieu devant la BNA, où un feu est allumé avant que le groupe ne se dirige vers le poste de police (Vezien Saint-Araille, 2014). Le distributeur automatique sera brûlé le lendemain. Au-delà de la tentation de récupérer l'argent, il apparaît que c'est la banque qui est l'objet des premières contestations, symbole de l'accès à la terre, des saisies controversées et des logiques clientélistes, mais aussi du système inéquitable d'investissement et de subventions agricoles.
Apart from Salah’s fight, several factors show that the debate on the legitimacy of access to land generated local resistance. In Regueb, a video film made by a youngster retraces the chronology from the first riot following the burning (“Regueb 24 December 2010. Solidarity with Sidi Bouzid”).[7] The film’s opening sequence, which coincides with accounts obtained elsewhere, show that the gathering took place in front of the BNA, where a fire was lit before the group moved on to the police station (Vezien Saint-Araille, 2014). The ATM would be burned the next day. Apart from the temptation to get at the money, it would seem that the bank was the target of the initial protests as a symbol of access to land, controversial seizures and clientelist practices, but also of the inequitable system of investment and agricultural subsidy.
A ce moment, nombreux sont ceux à Regueb qui n’avaient pas entendu parler de la mobilisation de Salah en 2010 – signe de l'efficacité du système de contrôle social. De plus, jusqu'à aujourd'hui et dans les différentes délégations de Sidi Bouzid, une grande part de ceux qui connaissent cette lutte n’est pas au courant du lien familial entre Mohamed Bouazizi et Salah. En recoupant avec les discours actuels des agriculteurs, cela confirme que le mouvement de protestation qui s'est généralisé à la fin de l'année 2010 ne s'est pas construit par rapport à la terre de Salah, ni seulement contre les inégalités foncières, mais de manière plus générale en réaction aux conditions d'accès à la terre agricole et aux possibilités de la faire fructifier. Les enjeux fonciers ne concernent d'ailleurs pas uniquement les terres privées individuelles. On peut le lire dans certains slogans peints sur les murs de Maknassy, une délégation au sud du gouvernorat de Sidi Bouzid (Photos 1 et 2) : les auteurs – des habitants de la localité d'Ennasr – réclament un changement de la situation foncière (mise à jour des titres fonciers, modification de la vocation des terres).
At this time, there were many in Regueb who had not heard of Salah’s protest in 2010 – a sign of the effectiveness of the social control system. Moreover, even today and in the different delegations in Sidi Bouzid, many of those familiar with this conflict are unaware of the family connection between Mohamed Bouazizi and Salah. Combined with what the farmers say today, this confirms that the protest movement that spread at the end of 2010 was not connected with Salah’s land, nor solely with land inequalities, but was more generally a response to the conditions of access to agricultural land and to the possibilities of making it productive. Moreover, the land issues were not exclusively about individual private land. This can be deduced from certain slogans painted on the walls of Maknassy, a delegation in the south of Sidi Bouzid governorate (Photos 1 and 2): the authors – from the locality of Ennasr – call for a change in the land situation (updating of land titles, changes in land use).
Ces revendications, certes localisées, renvoient à des litiges sur des terres dont la propriété ou l'exploitation sont restées floues depuis plusieurs décennies : elles évoquent d'une part des terres attribuées en 1974 à des militants engagés contre les autorités coloniales avant l'indépendance, dont le titre foncier n'a pas été obtenu par les bénéficiaires – faute d'information, par manque d'intérêt ou simplement par confiance en la parole du président Bourguiba – et qui demeure officiellement au nom de l'Etat. D'autre part, ces slogans font référence à deux projets avortés sur une parcelle (photo 1) dont les auteurs réclament la reprise (projet bilatéral de plantations d'amandiers et usine de transformation ; projet privé d'usine automobile profitant du chemin de fer à proximité).
These demands, local as they were, related to disputes about land whose ownership or use had remained unclear for several decades: they refer firstly to land allocated in 1974 to militants who had fought the colonial authorities before independence, who had not obtained title to the land – through lack of information, lack of interest or simply because they trusted President Bourguiba – which had remained officially state-owned. Secondly, they refer to two abortive projects on a plot (Photo 1) which the authors demand to revive (a bilateral almond plantation and processing plant project; a private automobile factory project designed to exploit the nearby railway).
Photo 1 : Ennasr, Maknassy (Fautras, 2013) : Slogans : « Soyez les bienvenus dans la zone industrielle », « On demande la régularisation de la situation des terres et leur réaffectation de l'agriculture vers l'industrie »
Photo 1: Ennasr, Maknassy (Fautras, 2013): Slogans: “Welcome to the industrial zone”, “We demand the regularisation of the situation of the land and its reallocation from agriculture to industry”
Note : La vocation des terres agricoles domaniales qu'on voit à l'arrière-plan n'a pas été modifiée officiellement.
Note: The use of the agricultural estate land in the background has not been officially changed.
Photo 2 : Ennasr, Maknassy (Fautras, 2013)
Photo 2: Ennasr, Maknassy (Fautras, 2013)
« Régularisation de la situation des terres agricoles + accélération du changement de leur vocation de l'agriculture vers l'industrie = une décision politique audacieuse et sage »
“Regularisation of the situation of the farmland + rapid change in its use from agriculture to industry = a bold and wise political decision”
Ailleurs à Maknassy, certains membres des coopératives agricoles créées dans les années 1960 avaient signé des contrats avec les institutions foncières pour devenir propriétaires des terrains après plusieurs années d'exploitation. Mais l'arrêt brutal de la politique socialisante à la fin des années 1960 a entraîné l'annulation de la vente de ces terrains. L'occupation de ces terres par les familles concernées, pour revendiquer leur propriété à plusieurs reprises (en 1988 et 2004 à Maknassy, et dans d'autres régions du pays), a entraîné la promulgation d'un décret en octobre 2011 pour régulariser ces situations. La liste des litiges fonciers pourrait être allongée : contestation de la légitimité de locataires de terres domaniales, ou occupations de ces terrains – considérées comme illégales par les autorités mais légitimes par les manifestants ; remise en question des pratiques clientélistes de certains conseils de gestion chargés de la division des terres collectives restantes, ou conflits sur l'attribution de parcelles qui bloquent la procédure et qui ont conduit à Kébili et Gafsa à des affrontements parfois fatals.
Elsewhere in Maknassy, certain members of the agricultural cooperatives created in the 1960s had signed contracts with the land institutions to become owners of the plots after several years of cultivation. However, the sudden suspension of the socialist policy trend in the late 1960s led to the cancellation of the transfer of this land. The concerned families occupied the land several times to claim ownership (in 1988 and 2004 in Maknassy, and in other regions of the country), which led to the issue of a decree in October 2011 to regularise these situations. The list of land disputes could be a long one: disputes about the legitimacy of tenants of estate land, or occupation of that land – considered illegal by the authorities but legitimate by the demonstrators; challenging of practices of patronage by certain management committees responsible for the division of the remaining communal land; conflicts about the allocation of parcels, resulting in the blocking of the procedure and, in Kébili and Gafsa, in sometimes fatal confrontations.
Ces conflits témoignent de l'enjeu autour des terres à Sidi Bouzid et plus généralement dans le centre et le sud du pays. Ils relèvent tout autant de l'évolution des rapports de force locaux, des relations entre la population et les institutions régionales, et des politiques nationales qui ont en partie contribué à accentuer les inégalités et exacerber les tensions – en favorisant certains groupes sociaux et certaines régions par rapport à d'autres (comme la priorité donnée au cadastre des zones à fort potentiel économique), ou en laissant en suspens le sort de régions où les conflits ont pris une dimension tribale. En même temps, les slogans évoqués ci-dessus montrent que le droit à la terre n'est pas revendiqué pour soi uniquement, mais qu'il est sous-tendu par d'autres demandes faisant référence à l'ensemble des droits au sein du rural. En effet, on peut penser que la demande de réalisation d'une zone industrielle vient aussi de résidents des petites villes de la zone, réclamant un emploi hors agriculture dans la mesure où ce secteur, tel qu'il est organisé actuellement, ne répond pas aux besoins de tous. Plus qu'un droit à un espace industrialisé ou urbanisé, il faut sans doute y voir une demande de reconsidérer les droits au sein des espaces ruraux : droit à l'emploi, voire droit d'exercer dans un autre domaine que l'agriculture. Les slogans scandés à Regueb quelques jours après l'immolation de Bouazizi, notamment « les terres sont vendues et les citoyens sont affamés », rappellent que la terre demeure un actif économique. Le droit revendiqué est celui de pouvoir en dégager des revenus suffisants, du moins de ne pas être lésé par rapport à des producteurs dont les revenus sont essentiellement non agricoles.
These conflicts illustrate the issue around land in Sidi Bouzid and more generally in the centre and south of the country. They reflect the change in local balances of power, in relations between the population and the regional institutions, and in national policies, which have partly contributed to accentuating inequalities and exacerbating tensions by favouring certain social groups over others in some regions (such as the priority placed on land registration in areas with high economic potential), or by leaving in the air the fate of regions where conflicts have taken on a tribal dimension. At the same time, the slogans mentioned above show that the right to land is not always an end in itself, but is characterised by other underlying demands relating to rights in general in the rural world. Indeed, it may be that the demand for the establishment of an industrial zone also came from small town residents in the area, seeking work outside the agricultural sector which, as currently organised, fails to meet the needs of everyone. More than a right to an industrialized or urbanized space, we should perhaps see it as a demand for the reconsideration of rights in rural areas: right to work, even the right to work in a domain other than agriculture. The slogans chanted in Regueb a few days after Bouazizi’s suicide, in particular “land has been sold and the people are starving”, are a reminder that land remains an economic asset. What is being demanded is the right to be able to earn enough from it, or at least not to be disadvantaged in comparison with producers who draw their income essentially from outside agriculture.
Ce qui est contesté par de nombreux agriculteurs, c’est la tendance à la fermeture (André-Lamat et Mellac 2011, Gagnol et Afane 2010), à la distinction de deux espaces ruraux, l'un espace de dépossession, l'autre espace d'accumulation. On peut se demander dans quelle mesure le fait que Salah Bouazizi soit rejoint dans sa lutte essentiellement par des personnes non originaires de Regueb (les trois qui l'ont suivi à Tunis) est significatif des réseaux de sociabilité des investisseurs venant d’ailleurs. Cette tendance à la confrontation entre deux espaces n'exclut pas des interdépendances, notamment à travers la main d’œuvre souvent issue du premier et qui travaille dans le second. Mais elle conduit à une transformation de l'espace rural existant, à travers un processus de prolétarisation et avec, parfois, la disparition de la dimension familiale des douars au fil des rachats de terre et des maisons réinvesties par les ouvriers des nouvelles propriétés. C'est alors le droit d'habiter qui est remis en cause, car la terre n'est pas qu'un support du logement ni un actif économique, c'est aussi une part de l'identité. Pour beaucoup, la terre constitue un patrimoine familial et l'histoire des ancêtres ; elle participe du sentiment d'appartenance, de la dignité et de l’honneur. C’est d’ailleurs au nom de cet honneur que Salah affirme s’être insurgé contre la saisie de sa terre – ce qui confirme combien les clivages entre locaux et étrangers sont brouillés. Dans cette région, comme dans d'autres historiquement caractérisées par une organisation tribale (Jamous 1981), beaucoup d'habitants considèrent que sans bien foncier, un homme n'est pas un homme digne. En plus des facteurs économiques et politiques, les conflits fonciers dans le centre de la Tunisie sont ainsi déterminés par la valeur sociale et identitaire de la terre. Être exclu de l'espace où ont vécu ses ancêtres, c'est se voir retirer le droit d'exister pleinement. Pour reprendre une expression développée par Le Blanc (2009), c'est devenir invisible socialement.
What many farmers are protesting is the trend towards closure (André-Lamat et Mellac 2011, Gagnol et Afane 2010), towards a distinction between two rural spaces, one of dispossession, the other of accumulation. One might wonder to what extent the fact that the people who join forces with Salah Bouazizi (the three who followed him to Tunis) were essentially not native to Regueb is indicative of the network of social relations between investors from elsewhere. This tendency to confrontation between two spaces does not exclude interdependencies, in particular through labour, which often emanates from the first space and works in the second. However, it is transforming the existing rural space through a process of proletarianization and, at times, through the disappearance of the family dimension of the douars, as land changes hands and houses are occupied by people working on the new properties. Here, it is the right of residence that is challenged, since land is not only a place to live or an economic asset, but also a factor of identity. For many, land constitutes a family heritage and the ancestors memory; it contributes to the sense of belonging, to dignity and honour. Indeed, it was in the name of honour that Salah claims to have rebelled against the seizure of his land – which confirms to what extent the distinctions between locals and foreigners are blurred. In this region, as in others historically characterised by tribal organisation (Jamous 1981), many people believe that a man without land is a man without dignity. In addition to the economic and political factors, land conflicts in central Tunisia are thus determined by the social and identity value of land. To be excluded from the place where one’s ancestors lived is to be deprived of the right to fully exist. To borrow an expression developed by Le Blanc (2009), it is to become socially invisible.
Pour autant, on ne peut pas dire que tous les habitants partagent cette valeur symbolique de la terre. Du moins, celle-ci n'est pas forcément prédominante et s'efface parfois au profit d'une valeur marchande et financiarisée, ce qui explique aussi que les transactions foncières hors héritage aient augmenté fortement en quelques années. Sans être exclusives, ces valeurs et les appartenances multiples (tribales, de classe, d'âge, de secteur d'activité, de lieu de résidence) sont mobilisées en alternance selon le contexte et les intérêts en jeu. C'est ce qui explique qu'un petit agriculteur tenant un discours négatif envers les « étrangers » qui ont acheté des terres à Regueb peut néanmoins travailler comme gérant d'exploitation ou comme ouvrier chez l'un d'entre eux. De la même manière, alors que la législation de l'accès à l'eau est théoriquement la même pour tous, un agent administratif originaire de Regueb peut reprocher à un investisseur venant d'une autre région : « Vous avez trois forages, et vous n'êtes même pas du coin ! ». Au-delà de l'équité entre producteurs défendue habituellement, le sentiment qu'on pourrait être plus indulgent avec les locaux prend le dessus, ramenant ainsi la justice à une question identitaire. La légitimité de l'accès à la terre et aux ressources associées s'inscrit donc dans diverses logiques (identitaire, sociale, politique, économique) qui sont à la fois incluantes et excluantes pour permettre d'affirmer les droits d'un groupe face à un autre (Paupert op. cit.). Les insécurités et inégalités d'accès à la terre ne sont pas tant liées à la rareté du foncier, elles se définissent davantage dans les relations entre acteurs, dans les luttes politiques et les processus d'inclusion et exclusion qui s'expriment à différentes échelles (Cote 2011).
Nonetheless, it cannot be said that all the inhabitants share this symbolic value of the land. At least, it is not necessarily predominant and is sometimes displaced by a commercial and monetised value, which also explains why non-inheritance related land transactions increased sharply over just few years. Without being exclusive, these values and multiple dimensions of belonging (tribe, class, age, activity sector, place of residence) are mobilised alternately depending on the context and the interests at stake. This is what explains how a small farmer who speaks negatively of the “foreigners” who have bought land in Regueb can nevertheless work as a farm manager or labourer for one of them. Similarly, although the law on access to water is theoretically the same for everyone, a civil servant who is a native of Regueb can reproach an investor from another region: “You have three boreholes, and you’re not even from around here!” Beyond the often vaunted equity between producers, the sense that one could be more indulgent with locals wins out, making justice itself a question of identity. The legitimacy of access to land and the associated resources is thus embedded in a variety of factors (identity-related, social, political, economic), which are both inclusive and exclusive in allowing the rights of one group to be opposed to those of another (Paupert op. cit.). The insecurities and inequalities in access to the land are not so much caused by a shortage of land, but defined more in the relations between actors, in political struggles and the processes of inclusion and exclusion expressed at different scales (Cote 2011).
Les droits de l'espace rural à l'épreuve d'injustices spatiales emboîtées à différentes échelles
The rights of rural space confronting nested spatial injustices at different scales
La lecture des conflits fonciers en termes d'intégration territoriale et d'exclusion peut être poursuivie à une autre échelle en considérant l'espace et les populations rurales dans leur ensemble – bien qu'hétérogènes – vis-à-vis des espaces urbains. Parmi les personnes qui se sont mobilisées dans les différentes délégations de Sidi Bouzid, une grande partie est constituée de fils d'agriculteurs n'ayant pas d'activité professionnelle à temps plein. Si les premiers jours qui suivent le 17 décembre 2010, les rassemblements s'organisent en solidarité avec les manifestants de la ville de Sidi Bouzid, puis pour dénoncer les violences policières, les revendications se focalisent rapidement sur deux enjeux : l'emploi et la corruption. Sous le système Ben Ali, cette dernière s'est répandue jusqu'à atteindre tous les échelons et domaines de la société, excluant les plus pauvres et les moins insérés dans les réseaux clientélistes. En plus de la corruption, de la faible diversification des activités et des nombreuses difficultés du secteur agricole, l'évolution des modes de vie détourne souvent les jeunes de la reprise de l'exploitation familiale. Pour certains, rester sur la terre des pères est important mais ne suffit pas à s'assurer une place sociale et économique. La justice n'est pas seulement liée à l'accès à la terre, elle repose aussi, comme en ville, sur le droit à la consommation (acheter une voiture, construire une maison), le droit aux études, à la santé, au statut social (notamment se marier).
The interpretation of land conflicts in terms of territorial integration and exclusion can be pursued at another scale, by considering rural areas and populations as a whole – heterogeneous though they may be – in comparison with urban areas. Of the people who took to the streets in the different delegations of Sidi Bouzid, a large proportion were sons of farmers not in full-time work. While in the first days after 17 December 2010, the gatherings were organised first in solidarity with the demonstrators in the town of Sidi Bouzid, and then to denounce police violence, the demands quickly focused on two issues: employment and corruption. Under the Ben Ali system, corruption spread to every level and area of society, excluding the poorest and those least embedded in patronage networks. As well as corruption, the lack of job diversity and the many problems in the farming sector, changing lifestyles also often discourage young people from taking over the family farm. For some, remaining on the land of their fathers is important, but not enough to provide a social and economic position. Justice is not only linked with access to land; as in the city, it also depends on the right to consumption (buying a car, building a house), the right to education, to health, to social status (in particular marriage).
A échelle nationale, l'insertion économique de Sidi Bouzid à travers le secteur agricole n'a pas empêché des exclusions locales. Les productions de primeurs à Regueb concurrencent les régions du nord dont l'importance de la production maraîchère est plus ancienne, mais elles ne concernent pas tous les agriculteurs : certains sont contraints de quitter l'activité agricole, de manière définitive ou temporaire, sans pour autant quitter nécessairement l'espace rural. La place du gouvernorat et de ses habitants, ruraux pour 75% d’entre eux, demeure empreinte du clivage entre la Tunisie littorale et la Tunisie de l'intérieur (Daoud 2011) et d'un régionalisme qui est perceptible à plusieurs niveaux : de « l'accent paysan » moqué dans les villes du nord, aux discriminations à l'emploi, en passant par le taux de chômage élevé qui persiste dans ces mêmes gouvernorats (15% à Sidi Bouzid en 2010, un chiffre en hausse ces dernières années, et 40% des jeunes). Des chiffres parfois interprétés comme une façon de garantir un réservoir de main d’œuvre bon marché pour les villes du littoral. Les investissements et interventions publics pour ces régions semblent demeurer sporadiques et partiaux. La manière dont a été résolu le conflit foncier des quatre personnes ayant porté leur affaire à Tunis en 2009, en ne réglant le contentieux que pour deux (Salah et son voisin à Regueb), est significative de la gestion ponctuelle d'une profonde crise du système agricole : face à l’occupation des terres et la renommée du nom Bouazizi, le nouveau propriétaire, la banque et les autorités politiques ont préféré trouver un arrangement à l’amiable pour éviter de nouvelles manifestations.
Sidi Bouzid’s economic integration at national level through the farming sector has not stopped local exclusion. Vegetable production in Regueb competes with the northern regions, where substantial market gardening output has a long history, but it does not involve all the farmers: some are obliged to give up farming, whether permanently or temporarily, without necessarily leaving the rural space. The situation of the governorate and its inhabitants, who are 75% rural, remains marked by the division between coastal and inland Tunisia (Daoud 2011) and by a regionalism that is visible at several levels: be it the “peasant accent” mocked in the cities of the north, employment discrimination, or the persistent high rate of unemployment in these governorates (15% in Sidi Bouzid in 2010, a figure that has been rising in recent years, and 40% of young people). Figures that are sometimes interpreted as a way of guaranteeing a reservoir of cheap labour for the cities of the coast. Investment and public intervention in these regions seem to remain sporadic and partial. The outcome of the land conflict involving the four people who brought the case to Tunis in 2009, in which only two obtained a settlement (Salah and his neighbour in Regueb), is indicative of the temporary management of a profound crisis in the agricultural system: in response to the occupation of the land and the notoriety of the Bouazizi name, the new owner, the bank and the political authorities preferred to reach an amicable arrangement to avoid further demonstrations.
D'autre part, la mise à l'écart des populations rurales de Sidi Bouzid est visible sur la scène médiatique. Depuis 2010, les principales chaînes de télévision et journaux relaient essentiellement les mobilisations et confrontations relatives à l'espace urbain, omettant souvent d'évoquer les nombreux ruraux qui y participent : on parle des villes côtières, moins de celles de l'intérieur ; on parle de la ville de Sidi Bouzid mais peu des espaces ruraux environnants – ou alors pour les stigmatiser. Paradoxalement, en dépit de l'importance des racines rurales et agricoles des mouvements, celles-ci sont largement « invisibles » dans les discours des hommes politiques et des élites urbaines, et les revendications des ruraux peinent à être entendues au-delà des manifestations (cas des sit-in de la Kasbah, initiés par des habitants de Menzel Bouzaïene) (Ayeb op. cit., Elloumi op. cit.). La mobilisation de Salah a été traitée dans quelques journaux en 2010, elle a aussi été mentionnée dans une biographie de Mohamed Bouazizi écrite par une journaliste française (Chabert-Dalix 2012). Mais depuis l'immolation de ce dernier, les médias focalisent pour la plupart le débat sur des détails (comment s’est-il immolé concrètement, a-t-il été giflé ou non ?) et surtout sur d'autres enjeux (calendrier électoral, islamisme), certes importants mais bien loin des réalités quotidiennes de la plupart des ruraux. Un refus de voir et de remédier à la marginalisation des campagnes aux différentes échelles, et sans doute le signe que la place du rural par rapport à l'urbain reste à négocier – ceci malgré les résistances et nouveaux modèles qui s'y mettent en place.
In addition, the neglect of the rural populations of Sidi Bouzid is apparent in the media arena. Since 2010, the main TV channels and newspapers have essentially reported protests and confrontations affecting urban areas, often failing to mention the many rural dwellers who take part: they talk about the coastal towns, less about those inland; they report on the city of Sidi Bouzid but have little to say about the surrounding rural areas – or only to cast slurs. Paradoxically, despite the scale of the rural and agricultural roots of the movements, those roots are largely “invisible” in the discourses of politicians and urban elites, and the claims of country dwellers tend to go unheard outside the demonstrations (e.g. the Kasbah sit-ins, initiated by residents of Menzel Bouzaïene) (Ayeb op. cit., Elloumi op. cit.). Salah’s protest was covered in a few newspapers in 2010, and was also mentioned in a biography of Mohamed Bouazizi written by a French journalist (Chabert-Dalix 2012). However, since he burnt himself alive, the media have mostly focused on the details (in practical terms, how did he set himself on fire, was he slapped or not?) and on other issues (electoral timetable, Islamism), which are certainly important but far from the day-to-day realities of most country dwellers. This refusal to recognise and remedy the marginalisation of the countryside at the different scales is probably a sign that the position of the rural relative to the urban remains to be negotiated, despite the resistances and new models emerging there.
Ainsi, les luttes pour la terre décrites ici soulignent la nécessité de reconsidérer les droits des populations rurales mais aussi de redéfinir ce qu'est le rural, construit en négatif par rapport aux espaces urbanisés en Tunisie[8] comme ailleurs, et souvent lésé par rapport aux villes. Profondes inégalités des droits au sein des espaces ruraux et absence d'alternative solide à l'agriculture pour un grand nombre de leurs habitants, mais aussi exclusion politique de la plupart de ces espaces ruraux par rapport à l'urbain : dans un tel contexte, il semble que beaucoup n'aient droit à rien d'autre qu'un rural marginalisé et en grande partie délaissé, aux activités faiblement diversifiées, et dont même les petites (et grandes) villes n'ont d'urbain que le nom. C'est un peu comme si les droits du rural et des ruraux étaient des droits par défaut, qu'il reste à définir de manière positive.
The struggles for land described here thus highlight the need to reconsider the rights of rural populations, but also to redefine the nature of the rural, perceived as it is in negative terms relative to urban spaces in Tunisia as elsewhere, and often disadvantaged relative to the cities.[8] Profound inequalities of rights within rural areas and an absence of a serious alternative to agriculture for many of their inhabitants, but also political exclusion in most of these rural spaces compared with urban communities: in such conditions, it would seem that many have the right to nothing more than a marginalised and largely neglected rurality, with little diversity of activities, where even small (and large) towns are urban only in name. It is somewhat as if the rights of rurality and of rural people were rights by default, and have yet to be defined in positive terms.
Conclusion
Conclusion
En définitive, le cas de Salah est symptomatique des changements ayant affectés la région du centre de la Tunisie ces dernières décennies et des inégalités qui en découlent, impulsées à la fois par les politiques publiques et par les stratégies des habitants des espaces ruraux. Spatialiser les injustices ressenties permet de souligner la diversité de leurs formes et perceptions, rappelant combien il est difficile de définir ce qu'est la justice (Bret et al 2010). Cela permet aussi de montrer comment le droit à la terre peut constituer un tremplin pour accéder à d'autres droits au sein des espaces ruraux (emploi, dignité, consommation). De plus, les politiques d'aménagement alimentent une imbrication des sentiments d'injustice à plusieurs niveaux (social, économique, politique, identitaire) et échelles : les fellahs se sentent démunis face aux inégalités d'accès aux ressources accentuées par les politiques publiques ; les habitants de Sidi Bouzid défavorisés face à ceux d'autres gouvernorats et notamment ceux de Sfax ou du Sahel ; les habitants du centre du pays marginalisés face à ceux du nord et du littoral. Cette imbrication concourt au sentiment d'exclusion partagé par de nombreux ruraux du centre tunisien, et a sans doute favorisé l'articulation de résistances entre échelle locale et nationale. En ce sens, les différentes résistances évoquées expriment le besoin de donner aux espaces ruraux et à leurs populations la place qui leur revient en tant que pourvoyeurs de richesses, de biens, de main d’œuvre, de culture et de projets socio-politiques.
Ultimately, Salah’s case is symptomatic of the changes that have affected the regions of central Tunisia in recent decades and of the inequalities that arise from them, driven both by public policies and by the strategies of the inhabitants of rural areas. Spacialising the injustices felt is a way to highlight the diversity of their forms and perceptions and to show how difficult it is to define what justice is (Bret et al 2010). It is also a way to show how the right to land can constitute a springboard to access to other rights in rural areas (employment, dignity, consumption). In addition, planning policies contribute to an overlap in the sense of injustice at several levels (social, economic, political, identity-related) and scales: the fellahs feel deprived in the face of inequalities in access to resources, accentuated by public policies; the inhabitants of Sidi Bouzid disadvantaged compared with those of other governorates and particularly Sfax or Sahel; the inhabitants of the centre of the country marginalised compared with those of the north and of the coast. This overlap contributes to the sense of exclusion shared by many rural people in central Tunisia, and no doubt favoured the spread of resistances from the local to the national scale. In this sense, the different resistances expressed the need to give rural areas and their populations the role they deserve as providers of wealth, goods, labour, culture and socio-political projects.
Ainsi, l'étude des mobilisations récentes à Sidi Bouzid constitue un exemple supplémentaire pour déconstruire l'image des campagnes amorphes et subordonnées aux villes. Sans expliquer l’ensemble des bouleversements sociaux et politiques actuels en Tunisie, les dynamiques de résistances articulées autour de la terre apportent quelques éléments pour comprendre comment le mouvement de contestation a pris l’ampleur qu’on lui connaît dans cette région de Sidi Bouzid, du rural vers l'urbain, avant de se répandre ailleurs dans le pays. Il ne faut pas oublier que celles et ceux qui ont participé aux mobilisations constituent une part minoritaire de la population de la région : la plupart des agriculteurs sont restés à l'écart de ces mouvements, bien qu'ils rencontrent les mêmes difficultés que ceux qui ont manifesté et continuent de le faire sous différentes formes (Gana 2011). De même, on ne peut pas dire que ce mouvement tire sa seule origine de l'agriculture ou des difficultés des espaces ruraux. Outre la colère partagée face aux nombreuses injustices et le rejet de la corruption, il résulte d'une conjonction de mouvements multiples, liés à des luttes territorialisées s'exprimant contre des exclusions à plusieurs échelles, et à des revendications diverses selon les régions.
Thus, the study of the recent protests in Sidi Bouzid is one further example that can be used to deconstruct the image of the rural as amorphous and subordinate to the urban. Without explaining all the current social and political upheavals in Tunisia, the dynamics of resistance associated with land issues provide elements that help clarify how the protest movement gained the momentum in this region of Sidi Bouzid that it did, moving from rural to urban, before spreading elsewhere in the country. It should not be forgotten that the men and women who took part in the movements represent a minority of the region’s population: most of the farmers stayed out of these protests, although facing the same problems as those who demonstrated and continuing to do so in different forms (Gana 2011). Likewise, we cannot say that this movement originated solely in agriculture or in the difficulties of rural areas. Apart from the shared anger about the many injustices and the prevalence of corruption, it arose from the conjunction of multiple movements, linked to territorialised struggles against exclusion at several scales, and to demands that varied from one region to another.
A propos de l'auteure : Mathilde Fautras est Doctorante en géographie – Université Paris Ouest Nanterre – Mosaiques LAVUE
About the author: Mathilde Fautras is Doctoral candidate in geography – Université Paris Ouest Nanterre – Mosaiques LAVUE
Pour citer cet article : Mathilde Fautras, "Injustices foncières, contestations et mobilisations collectives dans les espaces ruraux de Sidi Bouzid (Tunisie) : aux racines de la « révolution » ?" justice spatiale | spatial justice, n° 7 janvier 2015, http://www.jssj.org/
To quote this article: Mathilde Fautras, « Land injustices, contestations and community protest in the rural areas of Sidi Bouzid (Tunisia): the roots of the “revolution”? » justice spatiale | spatial justice, n° 7 janvier 2015, http://www.jssj.org/
[5] RCD : Rassemblement Constitutionnel Démocratique, parti de l'ex-président Ben Ali, qui avait constitué un réseau de cellules locales particulièrement dense à Sidi Bouzid.
[5] RCD:Rassemblement Constitutionnel Démocratique, former president Ben Ali’s party, which had established a particularly dense network of local cells in Sidi Bouzid.
[6] C’est ce qu’indiquent les informations disponibles en ligne, toutefois le support fait qu'il est impossible de vérifier l’identité des personnes ayant posté ces commentaires, et il ne faut pas exclure que ces derniers peuvent avoir été écrits dans un objectif autre que celui qui transparaît.
[6] This is what is suggested by the information available online. However, because of the medium, it is impossible to check the identity of the people who posted these comments, and it should not be ruled out that they may have been written for other motives.
[7] Certains disent que le rassemblement s'est fait en réponse à une provocation de manifestants de Sidi Bouzid leur reprochant de ne pas prendre part au mouvement, alors même que d'autres régions le faisaient déjà (Maknassy, Menzel Bouzaïene).
[7] Some say that the gathering was a response to provocation by Sidi Bouzid demonstrators, who reproached them for not taking part in the movement when other regions were already doing so (Maknassy, Menzel Bouzaïene).
[8] En Tunisie, l'Institut national de la statistique considère comme ruraux les espaces non communaux, souvent caractérisés par un habitat dispersé, par opposition aux espaces communaux généralement urbanisés.
[8] In Tunisia, the National Institute of Statistics considers all non-urban spaces as rural, often characterised by scattered housing, by contrast with the generally built-up nature of urban spaces.