Introduction
Introduction
La ''crise ivoirienne'' l'a bien montré : une prise en compte des questions foncières permet de porter une lumière nouvelle sur des conflits trop souvent traités en termes de ''tribalisme'' (Chauveau, 2000 & 2005). Porter l'attention aux compétitions politiques qui entourent l'accès à la terre, qu’elles soient violentes ou non, peut en effet apporter un gain de connaissance sensible sur l'organisation de sociétés marquées sur le temps long par la forte augmentation des densités de population rurale (Boone ,2014).
As the Ivoirian crisis has shown, taking land issues into account in the study of politics can shed a new light on conflicts too often understood as mere “tribal” wars (Chauveau, 2000 & 2005). Paying attention to political competition governing access to land – be it violent or not – can sensibly foster our understanding of societies experiencing a sustained increase in rural population density over long periods (Boone 2014).
L'Éthiopie contemporaine constitue à cet égard un cas d'école, les enjeux fonciers condensant plusieurs questions politiques structurantes. Sur le temps long, l'accès à la terre a été un déterminant principal de la différenciation sociale au sein de la société éthiopienne (Markakis, 1974 ; Freeman & Pankhurst, 2003). Le foncier est aujourd'hui l'une des modalités d'intégration de l'Éthiopie dans la globalisation néolibérale, que ce soit du point de vue des transferts de larges parcelles à des investisseurs privés étrangers ou de celui de l'activité de programmes de développement financés par des bailleurs extérieurs et procédant à la formalisation des droits fonciers. En cela, le foncier est un révélateur éminent des formes de l'extraversion de l'État éthiopien (Bayart, 2000). Par ailleurs, dans le cadre du fédéralisme ethnique, système politique adopté par l'Éthiopie depuis le début des années 1990, la représentation politique est territorialisée d'une manière particulière. Le fédéralisme ethnique fait de l'appartenance à une ''nation, nationalité et peuple'' le principe primordial de définition de l'identité politique de chacun (Vaughan, 2003 ; Ficquet, 2009).Le pays est divisé en États-régions censés refléter les zones de peuplement de chaque groupe ethnique[1]. Officiellement, ces peuples sont souverains dans les limites de leurs États-régions, et ce sont eux qui gouvernent l'accès à ''leurs'' terres, celles-ci restant constitutionnellement la propriété de l'État.
Here, contemporary Ethiopia appears as a textbook case, land issues reflecting many structural political questions. Over long periods, access to land has been one of the main factors determining social stratification in the Ethiopian society (Markakis, 1974 ; Freeman & Pankhurst, 2003). Today, large-scale land transfers to private investors, and foreign-funded development programmes aiming at securing the peasants’ landholding rights are mediums of Ethiopia’s integration to neoliberal globalisation. Thus, land issues reveal some embodiments of the Ethiopian state’s extraversion (Bayart 2000). Besides, the ethno-federal institutional setting, which has been implemented since the early 1990s, has territorialised political representation in a distinctive manner. Under ethnic federalism, the individual political affiliation is first and foremost determined by one’s belonging to a “nation, nationality and people” (Vaughan 2003; Ficquet 2009). Ethiopia is divided into region-states thought to reflect each ethnic group’s territory[1]. Officially, these peoples are sovereign within their regional states, and are the ones governing access to land, although the Constitution reassures the state as the sole landowner.
Aujourd'hui, alors que la volonté étatique de favoriser les investissements dans le domaine agricole accroît la pression foncière dans des régions jusqu'à présent relativement épargnées par ce phénomène, l'appartenance ethnique ainsi réifiée est mobilisée pour servir des intérêts étatiques. Concrètement, il s'agit pour l'État éthiopien de libérer des terres de leurs populations actuelles afin de les transférer à des investisseurs privés désireux de pratiquer une agriculture intensive mécanisée. Dans deux États-régions de l'Ouest éthiopien (le Bénishangul-Gumuz et Gambélla), cette libération de terres se fait au détriment de populations considérées comme allochtones, principalement Amhara et Oromo. Bien qu'Éthiopiens et pour une large part nés dans la région dont ils sont expulsés, ces paysans font les frais d'une conception particulière du vivre-ensemble, fruit à la fois de l'histoire de la ''question nationale'' en Éthiopie et des intérêts économiques du moment. Dans ces régions, des questions foncières sont reformulées en enjeux ethniques, via une interprétation particulière des textes législatifs.
Today, although state objectives to enhance investments in agriculture increase land pressure in regions that were hitherto relatively spared by this phenomenon, reified ethnic belongings are mobilised to serve state interests. Practically, the state “frees” parcels from their current inhabitants, so as to transfer these lands to private investors practicing large-scale mechanised agriculture. In two western regional states (Benishangul-Gumuz and Gambella) this liberation of land is being done at the expanse of populations labelled as foreigners – mainly Amharas and Oromos. Although they are Ethiopian and many of them were even born in the region they are expelled of, these peasants are victims of a peculiar understanding of social coexistence that finds its roots in the history of the « question of nationalities » in Ethiopia and in current economic interests. In these regions, land issues are reworded in ethnic issues, through a specific interpretation of legal texts.
Opération hautement politique par laquelle l'État assure son contrôle sur les terres rurales et les populations qui les occupent, la mise en cadastre témoigne de la production par l’État d'un espace simplifié (Scott, 1998). C'est à travers le cadastre que l’État recompose l'espace, et de ce fait, son rapport aux paysanneries riveraines. Cette recomposition de l'espace nie les usages antérieurs du foncier pour imposer une vision d’État tournée à la fois vers le contrôle politique des paysanneries – objectif traditionnellement poursuivi par les politiques publiques et interventions étatiques en milieu rural éthiopien – et la rationalisation économique accentuée par l'investissement agro-industriel, modalité plus récente de l'intégration de l’Éthiopie dans le capitalisme global. Instituée sur un mode généralement autoritaire, la construction du cadastre n'en reste pas moins marquée par des conflits et rapports de force, le cadastre étant l'instrument utilisé par l'État éthiopien pour légitimer des pratiques de modification autoritaire du peuplement. L'analyse de la mise en cadastre permet donc d'explorer certains ressorts de l'autoritarisme étatique, au-delà d'une conception essentialisante de l'« autoritarisme » comme ''type'' de régime.
The construction of the cadastre is a highly politicised operation through which the state produces a legible space (Scott 1998), and enforces its control on land and population. Through the cadastre, the state modifies its relationship with local peasantry, by operating spatial redefinition. This spatial reconfiguration neglects former land uses and imposes a state vision based on the control of the peasantry and economic rationalisation fostered by agricultural investment; the former being the traditional core objective of Ethiopian rural policies, and the latter a new trend due to Ethiopia’s integration in global capitalism. Although it is implemented in a rather authoritarian manner and used by the state to legitimise a centrally-driven redrawing of rural population patterns, cadastre-building remains shaped by conflicts and political tensions. Cadastre-building analysis can help us renewing our understanding of state authoritarianism, drawing against an essentialist and rather static view of the “authoritarianism” as a label used to classify regimes.
En effet, deux notions méritent ici d'être davantage explicitées. Tout d'abord, l'« autoritarisme » que l'on prétend analyser n'est donc pas envisagé comme un ''type'' de régime ou une étiquette classificatoire, comme peuvent l'être la démocratie ou le totalitarisme (Dabène, Geisser & Massardier 2008). Contrairement à une démarche trop souvent acquise, il ne s'agit pas de s'en tenir à considérer l'État éthiopien, envisagé comme un bloc monolithique et ahistorique, comme un « État autoritaire », mais de porter attention aux pratiques et aux processus de légitimation à l’œuvre dans son action (Dobry, 2005 ; Rowell, 2006). La légitimité est la seconde notion dont l'usage doit être précisé, en ce qu'elle sous-tend, dans son acception générale, un rapport à la justice. Il ne s'agit pas, pour cet article, de juger du caractère ''légitime'' ou non du régime éthiopien – ce sur quoi la sociologie ne peut statuer -, mais bien de montrer les processus de légitimation à l'œuvre, qu'ils soient stratégiquement souhaités par des acteurs ou non.
Two concepts must now be defined with greater scrutiny. First, as mentioned earlier, my understanding of “authoritarianism” differs from classificatory concepts such as democracy and totalitarianism (Dabène, Geisser & Massardier, 2008). Drawing against an often underquestioned approach, my point is not about considering the Ethiopian state as mere a-historical and uniform « authoritarian state », but to shift my attention to concrete practices and legitimisation processes (Dobry 2005; Rowell 2006). Legitimacy is the second idea that needs further conceptual precision, since its general meaning implies a definition of justice. This article does not intend to judge if the current Ethiopian regime is just nor not. Here is a question a reasonable sociological analysis cannot answer. Rather, the article aims at giving an understanding of the legitimisation processes embedded in the actors’ practices, be they or not the result of an acknowledged strategy.
Construit sur cette démarche et alimenté par trois séjours de terrain (7 moisen 2013 et 2014) dans les basses terres de l'Ouest éthiopien (Bénishangul-Gumuz et Gambélla), cet article veut montrer comment, outre le fait que la mise en cadastre entretient des affinités électives avec les pratiques autoritaires (Scott, 1998), l'État éthiopien légitime les déplacements de population, à la fois vis-à-vis des bailleurs extérieurs et de ses propres populations et agents administratifs, et ce de trois manières :
Built on three field trips to Ethiopia’s western lowland regions of Benishangul Gumuz and Gambella accounting for a total of seven months between 2013 and 2014, this article aims at showing how, besides its elective affinity with authoritarian practices (Scott 1998), the cadastre is used by the state as a means to legitimise its compulsory resettlement programmes towards its own population, civil servants, and donor countries. Baldly formulated, three legitimisation processes can be identified:
– par l'activité de programmes de développement financés par des bailleurs étrangers, véhiculant une conception anti-politique du cadastre et engagés dans des stratégies de dépolitisation ;
– The activities of foreign-funded development programmes that propagate and promote a depoliticised conception of the cadastre;
– par la maîtrise d'un langage idéologique en circulation à l'échelle mondiale, celui de la « sécurisation des tenures » ;
– The government’s proficiency in the global ideological « tenure security » language;
– par la mobilisation de textes législatifs et le maniement de pratiques institutionnelles particulières, qui reflètent une vision de l'ethnicité en Éthiopie inscrite dans la trajectoire historique du pays sur le temps long.
– A peculiar understanding and use of legal texts that, together with special administrative practices, outline the historically constructed vision of ethnicity in Ethiopia
Les deux premiers modes de légitimation cités (programmes de développement et discours de la « sécurisation des tenures ») feront l'objet de la seconde section de cet article, une section préalable ayant décrit la forme revêtue par les déplacements de population. La troisième section se penchera sur les modes concrets de mobilisation des textes juridiques, en replaçant dans le temps long la vision de l'ethnicité dont ils sont porteurs.
This article is organised in three parts. In the first part, I briefly describe how population displacement was carried out in the affected regions. Outlining the role played by development programmes and the “tenure security” discourse, the second section explores the first two of the abovementioned legitimisation processes. The third section builds on this analysis to show how legal texts are practically mobilised by state agents and what this owes to the long-term historical framing of ethnicity in Ethiopia.
Une politique foncière autoritaire : villagisations, déportations et expropriations
An authoritarian land policy: villagisation, deportations and expropriations
Avant de se pencher sur la forme et le déroulement des expulsions à proprement parler, un détour par une présentation des politiques économiques entraînant l'accaparement foncier dans l’Éthiopie contemporaine est nécessaire.
Before depicting the shape and scale of the expulsions strictly speaking, I shall briefly present the economic policies entailing land grabbing in contemporary Ethiopia.
Les transferts fonciers comme nouvelle modalité d'intégration de l'Éthiopie à l'économie globalisée
Land transfers as Ethiopia’s new access to global economy
La politique agricole et économique de l'Éthiopie connaît depuis le milieu des années 2000 une réorientation sensible. Alors que la paysannerie était auparavant perçue comme le moteur de la production, qu'il fallait soutenir (et contrôler) pour assurer l'autosuffisance alimentaire du pays, l'attention des autorités est maintenant tournée vers l'investissement agricole – ce qui n'a pas sonné l'arrêt des efforts de contrôle destinés à la paysannerie (Dessalegn, 2011 ; Planel, 2014a & 2014b ; Lefort, 2010 & 2011). À présent, les ''investisseurs développementalistes'' (lematawi balehabt), selon la terminologie officielle, doivent assurer la croissance d'un secteur agricole représentant plus de 40% du PIB. C'est dans cette réorientation, fondée sur une foi solide en l'agriculture mécanisée de grande échelle, que s'inscrivent les larges et nombreux transferts fonciers opérés en Éthiopie depuis une dizaine d'années. Contrôlé et organisé par les autorités centrales, le legs de terres devient l'une des modalités d'insertion de l'Éthiopie dans l'économie-monde.
Since the mid-2000s, a new trend is noticeable in Ethiopian agricultural and economic policy. Whereas the focus of the regime was hitherto the peasantry, which needed to be supported in order to reach agricultural self-sufficiency, the centre of the government’s attention in agricultural policy has now switched to agricultural investment. This, of course, does not mean that efforts to control the peasantry have vanished (Dessalegn, 2011; Planel, 2014a & 2014b; Lefort, 2010 & 2011). Now “developmental investors” (lematawi balehabat, as the regime likes to call them) are meant to provide growth for an agricultural sector accounting for more than 40% of the annual GDP. Built on a strong faith in large-scale mechanised agriculture, this new policy is one of the reasons behind the many large-scale land transfers that took place in Ethiopia during the last ten to fifteen years. Driven by the central government, land transfers become one of Ethiopia’s modes of inclusion to the global economy.
Si ce phénomène d'accaparement foncier observé à l'échelle mondiale est largement commenté, peu d'informations fiables existent à ce sujet en ce qui concerne l'Éthiopie (Dessalegn, 2011, Planel, 2014a, Lavers, 2012, Maru, 2011). Au Bénishangul-Gumuz, 1 400 000 hectares ont été identifiés comme libres et aptes à être transférés à des investisseurs privés par le Ministère de l'Agriculture[2]. Dès 2009, 3 600 000 hectares avaient été transférés à l'échelle du pays, dont près de 700 000 au Bénishangul-Gumuz, et plus de 800 000 en Gambélla (Dessalegn, 2011). Les terres transférées sont cependant loin de toutes être cultivées. En effet, la multiplication, au sein de l'administration éthiopienne, des autorités s'arrogeant la prérogative de distribution des terres et la difficulté qu'elles ont à se coordonner entraînent de nombreux conflits qui retardent la mise en culture, certaines parcelles étant attribuées par plusieurs autorités à des investisseurs différents – moyennant parfois le versement de commissions.
Although this phenomenon is widely commented and glossed over at the global scale, much less reliable information and scholarly work is to be found when it comes to Ethiopia (Dessalegn, 2011, Planel, 2014a, Lavers, 2012, Maru, 2011). In Benishangul Gumuz, the Ministry of Agriculture identified 1,400,000 hectares of land as free and ready to be allocated to private investors[2]. In 2009, 3,600,000 hectares had already been transferred all over the country, out of which 700,000 were found in Benishangul Gumuz and 800,000 in Gambella (Dessalegn 2011). However, the transferred parcels are far from being all cultivated. The growing number of offices claiming the authority to administer rural land, added to the lack of coordination and communication between each branch, has led to several conflicts. Some parcels have been allocated to several investors at the same time; a process which, in turn, entailed considerable delays in the start of farming activities. Some transfers have also raised suspicion over alleged bribes.
Expulser pour libérer
Expelling & liberating
Les terres identifiées comme libres ne le sont généralement pas. En effet, les agents du Ministère à Addis-Abeba se dispensent de visites sur le terrain pour déterminer les terres « libres », et ces terres sont donc souvent déjà habitées, voire cultivées. Les objectifs fixés en matière de transferts fonciers poussent les fonctionnaires fédéraux à agir vite, en déchargeant aux échelons inférieurs les éventuels problèmes liés à la présence préalable de paysans sur les terres ainsi léguées. Au Bénishangul-Gumuz, plus de 130 000 hectares ont été attribués directement par le Ministère de l'Agriculture, contre 120 000 hectares attribués par les autorités régionales[3]. 470 000 hectares devraient à terme être légués par les autorités centrales à des investisseurs privés, principalement étrangers. La situation est encore plus opaque à Gambella, où Administration foncière, Agence de l'Investissement, Cabinet exécutif régional et Ministère de l'Agriculture fédéral se disputent le droit de distribuer les parcelles. Une fois les terres transférées, il incombe aux autorités régionales d'organiser le déplacement des populations riveraines pour permettre aux investisseurs de commencer à cultiver. Généralement, les fonctionnaires locaux regimbent à exécuter ces tâches. Cependant, la prégnance du très fort encadrement partisan dans la fonction publique (Labzaé, 2015) ne leur laisse que peu de marge de manœuvre, et malgré des conflits et retards récurrents, ils finissent généralement par mener les expulsions à bien[4].
More often than not, land labelled as « free » is actually occupied. Ministry of Agriculture agents do not usually take the pain to go down to the field and make sure land is not used. Thus, most of the time, parcels are inhabited, and even cultivated. Land transfer objectives set by the Ministry pressure civil servants to work fast, evacuating all the problems linked with the presence of peasants to lower administrative levels. In Benishangul-Gumuz, more than 130,000 hectares have been transferred by federal authorities, while 120,000 hectares only were allocated by regional ones.[3]. 470,000 hectares are planned to be bequeathed by federal authorities to (mainly foreign) investors. The situation is even more obscure in Gambella, where the Land Administration Authority, the Investment Agency, the Regional Executive Cabinet and the Federal Ministry of Agriculture all claim the power to distribute parcels. Once land is transferred, regional authorities are supposed to organise the displacement of current dwellers and land users to allow the start of farming activities by the investors. Generally reluctant to implement these tasks, but compelled by the harsh political control in force in state apparatus, local civil servants often end up organising the evictions, with much feet-dragging, delays and conflicts[4].
Cette libération forcée des terres s'inscrit dans une histoire longue des déplacements de population en Éthiopie, où programmes de réinstallation et de villagisation ont été une pratique courante depuis la fin du régime impérial (Pankhurst & Piguet, 2009). Dès les années 1960, des paysans Amhara originaires du Wollo étaient installés par l’Etat dans la zone de Mettekel, au nord du Bénishanugul-Gumuz actuel (Teferi, 2014). Ces paysans côtoyaient alors des populations Oromo installées depuis plusieurs siècles sur les hautes terres de Wembera[5]. Ainsi, s’il est certain que l’installation de paysans Amhara dans les basses-terres du Bénishangul-Gumuz est un phénomène relativement récent (milieu du XXe siècle), on ne peut en aucun cas en dire autant des hautes-terres, où Oromo, Agaw et Amhara étaient présents de longue date[6]. En déplaçant plus de 500 000 personnes en 1984-1985 (Pankhurst, 1992), le régime du derg a inscrit le resettlement dans la normalité de l'action publique éthiopienne. Les programmes de resettlement étaient à l'époque accompagnés de la création de villages socialistes, où la vie commune était entièrement organisée par l'État (Dessalegn, 2003 ; Getachew, 1989 ; Scott, 1998 p.247-252). En 2002 et 2003, le gouvernement déplaça plusieurs centaines de foyers depuis la région de Harar vers les basses terres de l'Oromiya jouxtant le Bénishangul-Gumuz, entraînant des conflits fonciers meurtriers avec les populations Gumuz de la région, et ce jusqu'en 2010. Bien que villagisation et resettlement puissent aujourd'hui être menés séparément, les deux pratiques ont toujours cours dans les campagnes éthiopiennes.
This brutal liberation of land has to be understood within the wider historical trajectory of population displacement in Ethiopia. Resettlement and villagisation have indeed been a common practice since the end of the imperial regime (Pankhurst & Piguet, 2009). From the 1960s onwards, Amhara peasants were relocated from Wollo to the Mettekel zone of present-day Benishangul Gumuz (Teferi 2014). These peasants came in contact with Oromo cultivators inhabiting the Wembera highlands for centuries[5]. Thus, if the settling of Amhara peasants in lowland Benishangul Gumuz can certainly be categorised as a recent phenomenon, a similar conclusion shall not be drawn concerning highland areas, where Oromos, Agaws and Amharas were settled since ancien times[6]. By resettling more than 500,000 people in 1984-1985 (Pankhurst 1992), the Derg established the resettlement scheme as a common tool for public action in Ethiopia. Resettlement programmes were coupled with the institution of socialist villages where social life was fully organised by the state (Dessalegn, 2003 ; Getachew, 1989 ; Scott, 1998 p.247-252). In 2002 and 2003, again, the government resettled hundreds of households from the area surrounding Harar to the western lowlands of Oromiya bordering Benishangul Gumuz. The displacements led to land-related conflicts with the neighbouring Gumuz populations that lasted until 2010. If present-day resettlement and villagisation programmes can be carried out separately, both practices are still occurring in the Ethiopian countryside.
En 2013, les objectifs fixés pour le Bénishangul-Gumuz étaient le regroupement en villages d'environ 15 500 foyers, avec pour objectif officiel de leur offrir un meilleur accès aux infrastructures de base (points d'eau potable, électricité, routes, etc.). La plupart des nouveaux villages ne disposent pas des infrastructures promises, et les paysans doivent eux-mêmes construire leur maison, souvent sous la contrainte. S’ils reçoivent bien de nouvelles parcelles, nombre d'entre eux se plaignent de la piètre qualité des nouvelles terres qui leur sont attribuées, et subissent toujours une forte réduction de la surface de leur tenure. Les nouvelles terres distribuées aux paysans villagisés ont souvent été réquisitionnées à d'autres habitants, moyennant de nouveau une réduction des surfaces pour ces derniers, sans compensation. C'est ainsi que des paysans revendiquant plusieurs dizaines d'hectares n'en conservent généralement, après villagisation, que 3 tout au plus, loin du maximum de 10 hectares autorisé par la loi. De telles redistributions viennent contrarier les pratiques d'agriculture tournante répandues dans ces localités.
In 2013, objectives set for Benishangul Gumuz were to gather into villages some 15,000 households, with the official aim of offering them better access to basic infrastructures such as drinking water points, electricity, roads, etc. Most of these villages still lack the promised services, and the peasants were most of the time forced to build themselves their new shelter. When they indeed received new plots, they usually complain about the poor quality of the soil and the substantial reduction of their holdings that the displacement entailed. Moreover, the new parcels have, more often than not, been seized from other peasants who did not receive any compensation for the reducing of their holding. At the end of the process, peasants who used to claim rights over dozens of hectares only keep 3 hectares after villagisation – far from the 10 hectares they are entitled to according to the regional land proclamation. Such redistributions are an impediment to shifting agriculture, widely practiced in these localities.
Les terres réquisitionnées aux paysans villagisés sont placées dans une banque foncière fédérale, avant d'être redistribuées à des investisseurs privés. La banque est aussi alimentée par le transfert de terres confisquées à des paysans expulsés de la région. En effet, depuis 2010 environ, les autorités du Bénishangul procèdent régulièrement à l'expulsion de paysans qu'elles considèrent comme n'étant pas ressortissants de la région, et qui, selon l'interprétation des textes de loi retenue, doivent être reconduits vers ''leur'' région. Amhara et Oromo font régulièrement les frais de ces expulsions. En 2013, un plan prévoyant la déportation vers les régions Amhara et Oromiya d'environ 100 000 personnes a commencé à être mis en œuvre. Il faisait suite à l'expulsion, l'année précédente, de 14 000 personnes du wereda de Belo-Jiganfoy. Dans les wereda de Bullen et Yasso, des bus avaient été affrétés pour transporter ces paysans hors des frontières du Bénishangul-Gumuz. Les menaces de la police locale de brûler les maisons ont parfois été mises à exécution, et les paysans n'ayant pas pu prendre place dans les bus étaient sommés de partir à pieds[7]. Les fonctionnaires chargés de mener les expulsions à bien étant les administrateurs des qebelés locaux, l’identification de l’appartenance ethnique de chacun ne donnait généralement pas lieu à discussion : au sein des petites entités administratives que sont les qebelés (qui regroupent en général 250 à 400 foyers dans les zones concernées), les administrateurs locaux connaissent l’affiliation ethnique attribuée à chacun. Le fait que l’ordre d’expulsion soit avant tout mené à bien par des administrateurs locaux induit, dans les localités concernées, qu’il était exécuté par des Gumuz[8]. Dans certaines localités, cela a donné lieu à de fortes tensions entre communautés Gumuz et Amhara/Oromo. Cependant, ce conflit intercommunautaire n’a pas toujours eu lieu : d’atermoiements en tergiversations, certains responsables de qebelés n’ont pas appliqué les ordres et ont retardé l’expulsion de leurs administrés et voisins, donnant alors lieu à une intervention plus brutale de la police du wereda. Avec pour ordre officiel de « lancer l’enregistrement foncier » dans ces localités, des personnels de l’administration foncière venus de la capitale régionale étaient aussi envoyés dans les campagnes pour superviser les expulsions. Plusieurs d’entre eux ont refusé d’y prendre part, se voyant par la suite sanctionnés par leur hiérachie (blâmes et mutations).
Land taken from the peasants displaced by villagisation is stocked in the Federal Land Bank before being attributed to private investors. The Bank is also alimented by land confiscated to peasants expelled from the region. Since 2010, Benishangul-Gumuz authorities have regularly expelled dwellers they considered as non-native from the region, and who, according to the authorities’ understanding of the laws, had to be sent back to what was labelled as their home region. Amharas and Oromos regularly suffered from these evictions. In 2013, a plan containing the displacement of around 100,000 people to Amhara and Oromiya regions started to be implemented. It was following the eviction of 14,000 individuals from Belo Jiganfoy wereda that took place a year earlier. In Bullen and Yasso weredas, buses were hired by the authorities to bring the peasants out of Benishangul-Gumuz’s boundaries. Local police’s threats to burn the peasants’ houses were sometimes put in force, and the ones who couldn’t fit into the buses were forcefully enjoined to leave by foot[7]. Civil servants in charge of the expulsions were local qebelé administrators, who could identify the ethnic identity assigned to each resident, thus determining who had to leave. Gathering between 250 and 400 households in the affected localities, the qebelés are small administrative jurisdictions where one’s ethnic background is usually known, if not by the whole population, at least by the administrators. Underlining the fact that local authorities were in charge of organizing the evictions also implies that these expulsions were out by Gumuz administrators[8]. In some places, this led to increased tensions between Gumuz and Amhara/Oromo communities. However, this communitarian conflict did not materialise everywhere: with a mixture of refusal, feet-dragging and escape, some qebelé chairmen managed to delay their neighbours’ eviction, sometimes leading to more brutal crackdown by the wereda police. Civil servants from the regional Land administration Bureau (BoEPLAU) were also sent to the countryside to supervise the deportations. Several of them, who refused this to carry out this task, have later been harshly punished by their hierarchy (blames, transfers to lower offices in remote areas, etc.).
Cependant, dès le mois de mai, les déplacements étaient suspendus, et les paysans réadmis dans leurs villages. La réticence des fonctionnaires pour appliquer les ordres, les plaintes de la région Amhara (où les responsables étaient peu enclins à voir arriver de nouveaux paysans dans une zone où la pression foncière est bien plus importante), et surtout l'intervention des ambassades de pays bailleurs et la suspension des activités de certains programmes de développement - après quelques fuites dans les médias internationaux - ont participé à la décision d'arrêt des expulsions, prise à Addis-Abeba[9].
However, from the beginning of May 2013, expulsions were suspended, and evicted peasants could come back to their villages. Many reasons have influenced the decision, taken in Addis Ababa, to stop the programme. The main ones might be civil servants’ reluctance to execute the orders, complains from the Amhara Region where politicians were particularly uneased by the arrival of new peasants in a land-pressure-striken region, leaks in international media, and above all, the mediation led by donor countries’ embassies coupled with the freezing of some development programmes activities[9].
On l'a dit, l'identification des personnes à expulser se faisait sur critères ethniques : à la différence des programmes de villagisation qui touchent tous les habitants, les déplacements de grande ampleur concernaient les Amhara et Oromo installés au Bénishangul-Gumuz. Il leur était signifié que la « mise en œuvre de la proclamation foncière » et l'enregistrement foncier nécessitait leur expulsion, puisqu'en tant qu'allochtones, ils ne pouvaient rester au Bénishangul-Gumuz[10]. Dans le discours des autorités locales, enregistrement foncier et expulsions étaient donc très directement liés : c'étaient l'enregistrement et la construction du cadastre qui entraînaient et justifiaient les expulsions.
As mentioned above, the identification of the peasants to be evicted was done using ethnicity as the main criterion. Unlike villagisation programmes that concern all of Benishangul-Gumuz peasants, large-scale resettlement were targeting mainly Amharas and Oromos. They were told that the « implementation of the Land Proclamation » and the start of land holdings registration required their eviction, for they were illegal occupants of the region’s land[10]. Thus, in local authorities’ speech, land registration and evictions were thus clearly linked: land registration and the setting-up of the cadastre were both causing and justifying the evictions.
La mise aux normes internationales du foncier éthiopien : légitimité et lisibilité
Legitimacy and legibility: bringing Ethiopian land to international standards
En effet, depuis une quinzaine d'années, les autorités éthiopiennes tentent, avec l'aide de bailleurs extérieurs, d'asseoir leur contrôle sur le foncier rural à travers la mise en place d'un cadastre. Bien qu'elle ait pour effet d'accroître le contrôle politique sur les populations (Dessalegn, 2009 ; Planel, 2014a & 2014b ; Chinigò, 2014), cette entreprise n'en est pas moins justifiée et légitimée par l'utilisation de notions idéologiques en circulation à l'échelle internationale et par la participation de projets de développement financés par des bailleurs extérieurs.
For the last fifteen years, the Ethiopian government is working, with the help of foreign donors, at the securing of its control of rural land through the establishment of a cadastre. Although its main consequence is first and foremost to tighten the state’s control on the peasantry (Dessalegn 2009; Planel 2014a & 2014b; Chinigò 2014), this initiative remains justified and legitimised by the use of a worldwide-circulating ideological vocabulary, and by the participation of foreign-funded development programmes.
Un cadastre pour l'Éthiopie
A Cadastre for Ethiopia
Jusqu'aux années 2000, l'administration des terres rurales éthiopiennes n'a pas entraîné de production documentaire soutenue : cadastre et livres fonciers étaient inexistants, et les paysans ne disposaient pour seul document attestant de leurs droits sur les terres que du récépissé de versement de la taxe foncière, lorsque celui-ci était distribué. La forte diversité des systèmes de tenure, alliée aux luttes répétées entre entités politiques locales jusqu'au cours du XXe siècle et au processus d'extension progressive de l'État éthiopien central (Markakis, 2011 ; Donham & James, 2002), explique pour partie cette absence de cadastre centralisé. Historiquement, d’une localité à l’autre, les systèmes de taxation et de mesure des terres ont rarement été identiques (Gebre-Wold Indiga, 1962), et si certains systèmes en vigueur sur les hautes terres peuplées de paysans sédentaires ont pu être présentés par la littérature comme système coutumier prédominant (Bahru, 2001, p. 87-92 ; Markakis, 1974, p. 73-80), les périphéries occidentales restent marquées par une relative diversité des systèmes de tenure, compliquant la taxation.
Up until the 2000s, Ethiopian rural land has been administrated without causing much documentary production. Cadastre plans and land registers were inexistent, and peasants had a land tax invoice as the only legal proof of their landrights – when this invoice was indeed provided. The great diversity of landholding systems, coupled with both sustained local political conflicts up until the 20th century and progressive extension of the central Ethiopian state to its peripheries (Markakis 2011 ; Donham & James 2002), can account for this lack of a centralised cadastre. Historically, land taxation and measurement system have seldom been identical from one region to another (Gebre-Wold Indiga 1962). Although some land holding systems in force in the northern highlands have been described by scholarly work as dominant land tenure system (Bahru 2001 :87-92 ; Markakis 1974 :73-80), the western peripheries still show a great variety in tenure systems, making taxation all the more complicated.
Malgré quelques tentatives de mesure des surfaces dès la fin du XIXe siècle et des réformes de la taxation foncière dans les années 1930 (Bahru, 2008), le cadastre est donc resté inexistant. Si la réforme agraire de 1975 fut incarnée par la nationalisation des terres et une redistribution des droits fonciers aux paysans par le biais de nouvelles associations paysannes (Lefort, 1981 p.128-137), cette redistribution ne fut pas accompagnée de mise en place d'un cadastre, et les droits d'usufruit dont les paysans pouvaient disposer n'induisaient pas la délivrance de certificats. De même, lors des nouvelles redistributions opérées après la chute du régime socialiste en 1991, aucun cadastre ne fut créé (Ege, 2002).
Despite some land measurement trials dating back from the late 19th, and land tax reforms in the 1930s (Bahru 2008), a proper cadastre was never created. The 1975 land reform acted the nationalisation of all Ethiopian land, together with the redistribution of land use rights to the peasants through the establishment of new peasant associations (Lefort 1981 : 128-137). Remarkably, land reform did not channel the introduction of cadastral plans, and usufruct rights granted to the peasants did not imply the issuance of land holding certificates either. Likewise, no cadastre was drawn up when new redistributions occurred after the fall of the socialist regime in 1991 (Ege 2002).
Mais l'absence de cadastre ne signifie pas que l’État n'intervenait pas dans la gestion foncière. La taxation se passait du cadastre, et les seuls documents relatifs à la situation foncière disponibles au niveau local jusqu'à la réforme en cours étaient bien souvent les registres d'acquittement de la taxe foncière, conservés dans les qebelés. Le montant de cette taxe était généralement estimé par les administrateurs locaux à vue d’œil, en estimant grossièrement la taille de la parcelle, et, dans certaines localités, sa fertilité (Planel 2012, p. 271). Dans les basses terres de l'Ouest, certains paysans pouvaient se soustraire dans une certaine mesure au paiement de la taxe foncière. Il fallait alors, pour le paysan, négocier la surface de sa parcelle lors de la visite du fonctionnaire local, en faisant en sorte que celui-ci revoie son estimation à la baisse. Au Nord du Bénishangul-Gumuz, les riches paysans disposant de plusieurs dizaines d'hectares pouvaient y parvenir, à l'instar de ce paysan, titulaire de 54 hectares, ne payant que 370 birrs de taxe foncière sur les 1890 qu'il lui en aurait normalement coûté. La mise en cadastre est donc à la fois l'occasion de tenter de mettre un terme à ces pratiques et de libérer des terres pour l'investissement agro-industriel.
However, the lack of a cadastre doesn’t mean that the state does not intervene in land management. Taxation didn’t need a cadastre, and land tax registers kept at the qebelé offices remained the sole land-related documents available at the local level until the current reform. The amount to be paid as land tax was set by local administrators who roughly estimated the parcel’s surface and, in some localities, its fertility (Planel 2012 : 271). In the western lowlands, some peasants were able, to a certain extent, to escape the payment. To do so, they had to influence the administrator’s assessment of the surface of the parcel, trying to make him lower his estimation: tax payment was a matter of negotiation. In northern Benishangul-Gumuz, rich peasants holding dozens of hectares were accustomed to this technique, like this peasant who paid 370 birr instead of the 1890 birr his 54-hectares holding would normally have cost him. Thus, cadastral surveys were both an occasion to put an end to these practices and to liberate land for investment.
Le texte de référence guidant le cadastrage est la proclamation n°456 adoptée en 2005 par le Parlement fédéral, et transcrit dans le droit des États-régions depuis cette date (Federal Negarit Gazetta, 2005). Sa mise en pratique se traduit par la création dans chaque région de Bureaux de l'administration foncière, liés à la fois aux gouvernements régionaux et au Ministère de l'Agriculture au niveau central. Les agents de ces bureaux sont chargés de mesurer les parcelles, en enregistrant les informations qui leur sont relatives et en distribuant les certificats fonciers aux paysans. Cette consolidation de l'administration foncière est accompagnée par une forte activité des programmes internationaux d'enregistrement foncier, financés par des bailleurs extérieurs. Au total, sur la période 2000-2019, ce sont environ 300 millions de dollars qui doivent être transférés au gouvernement éthiopien pour assurer l'enregistrement foncier et la mise en place du cadastre en zone rurale. Au premier rang des bailleurs, on trouve la Banque mondiale, les États-Unis, la Grande-Bretagne, la Finlande, et dans une moindre mesure l'Allemagne, la Norvège et le Canada.
The legal text framing the building of the cadastre is the proclamation n°456, adopted in 2005 and translated in regional laws since that date (Federal Negarit Gazetta 2005). Its implementation implies the creation of regional Land Administration Bureaux that are linked to both regional governments and the federal Ministry of Agriculture in Addis Ababa. These bureaux’ agents are in charge of cadastral surveys and of the registration of tenure-related data. They also distribute land holding certificates to the peasants. The consolidation of land administration goes together with an intense activity from foreign-funded land registration programmes. All in all, from 2000 to 2019, 300 million dollars should be allocated by these programmes to build the Ethiopian rural cadastre. The World Bank, the United States of America, the United Kingdom, Finland, and, to a lesser extent, Germany, Norway and Canada are the main donors.
Enregistrement foncier : les justifications hégémoniques d’une (anti-) politique
Land titling: hegemonic justifications of an (anti-politics) policy
La marque de l'extérieur sur la politique foncière en Éthiopie ne s'arrête pas au choix gouvernemental d'inclure des projets de développement à la mise en cadastre des terres éthiopiennes, ni à la recherche de financements extérieurs. En effet, les textes fonciers éthiopiens sont marqués par des référentiels en circulation à l'échelle internationale sur la forme souhaitable des politiques foncières. On retrouve dans les textes éthiopiens la faveur accordée à une « définition claire de ces droits [fonciers], sûrs et transmissibles, par des mesures légales appropriées, par le cadastrage et par la délivrance de titres fonciers », similaires aux recommandations émises par la Banque mondiale dans les années 1970 (Colin, Le Meur & Léonard, 2010 p. 12). Cette conception des droits fonciers, sous-tendue par les préceptes de l'économie néo-institutionnelle de reconnaissance des droits de propriété et largement relayée dans les sphères académiques comme dans les agences développementales, doit permettre une allocation optimale des ressources foncières en les transférant aux agents les plus productifs[11]. Ces approches ayant montré leurs limites au fil des programmes de formalisation des droits menés dans le monde entier depuis les années 1970, les institutions internationales ont précisé leurs positions, en mettant en particulier l'accent sur la « participation », la « bonne gouvernance » et la décentralisation nécessaires au bon déroulement des programmes d'enregistrement des droits. Bien que la décentralisation éthiopienne reste, dans le domaine foncier comme ailleurs, avant tout déclarative (Chinigò, 2014), les textes fonciers y font de nombreuses références. Quant à la « bonne gouvernance », elle est devenue, en Éthiopie aussi, un slogan politique dont les traductions locales sont assez malléables pour renforcer la polysémie que le terme porte en lui-même (Hermet, Kazancigil & Prud'homme, 2005).
International influence in the framing and implementation of Ethiopia’s land policy is not confined to these programmes’ activities or to international funding. Ethiopian land laws are marked by internationally-circulating narratives and concepts about what land policies should look like. Among them, we find the preference for a « clear definition of fixed and transmissible land rights, coupled with suitable procedures, the construction of a cadastre and the issuance of land titles », mainly drawn on the World Bank’s recommendations made during the 1970s (Colin, Le Meur & Léonard 2010: 12). This approach based on neo-institutional economics precepts stressing the need for the recognition of property rights and thought to allow an optimal allocation of resources through their transfer to the most productive agents is widely spread in academia and development consulting circles[11]. Numerous land registration programmes carried out since the 1970s have clearly shown the pitfalls of these theoretical approaches. International institutions ajusted their position, stressing the need for “participation”, “good governance”, and decentralisation in implementing the programmes. Although the Ethiopian decentralisation remains merely theoretical (Chinigò, 2014), land laws contain many references to this concept. Likewise, “good governance” became, in Ethiopia as elsewhere, a common political slogan whose practical expressions remain highly plastic, thus reinforcing the polysemy of the concept (Hermet, Kazancigil & Prud’homme, 2005).
Les textes de loi comme les discours des fonctionnaires et des décideurs politiques sont largement marqués par la forte conviction que l'enregistrement foncier est la solution à nombre de problèmes rencontrés dans les campagnes : insécurité foncière, mais aussi inégalités de genre, dégradations environnementales, etc. Il ne s'agit pas d'affirmer que le gouvernement éthiopien importe mécaniquement ou sous la contrainte un discours extérieur ; au contraire, ici comme ailleurs, les hauts fonctionnaires sont des relais actifs de principes néolibéraux en circulation à l'échelle mondiale (Harrison, 2001). Si la privatisation des terres est évoquée par certains hauts responsables comme par de nombreux ''développeurs'', il existe une variation éthiopienne notable dans ce discours justifiant la sécurisation des tenures par l'enregistrement. Le présupposé – loin d'être toujours vérifié – d'une insécurité des modes de tenure dits coutumiers est largement partagé, mais le gouvernement éthiopien tient à rappeler que la propriété publique des terres est la garantie de la protection des droits des petits paysans dans le cadre d'une économie de marché (Lavers, 2013). Cette position reflète les débats et tensions qui se déroulent à l'intérieur du parti au pouvoir, témoignant de la prégnance comme de l'adaptabilité de principes idéologiques hérités du passé léniniste d'une partie des élites (Lefort, 2014). Ainsi, si la ligne officielle met l’accent sur la propriété publique des terres, une large part des dirigeants partisans et des hauts-fonctionnaires est acquise à l'idée de création d'un pseudo-marché foncier. Concrètement, les faits semblent marquer la victoire de ces tenants du marché : en enregistrant les terres, les autorités encouragent un marché locatif. Un ancien fonctionnaire insiste : « in Ethiopia it is not land market. It is rather land transaction. That's it, land transaction. » (entretien, Bulen, février 2014).À défaut de privatisation en bonne et due forme, c'est la création de ce marché locatif qui est encouragée par les responsables des programmes d'aide.
Legal texts as well as administrators and politicians’ discourses show a strong faith in land registration as a solution to many problems encountered in the countryside: tenure insecurity, gender inequalities, environmental degradations, etc. My point is not that the government is automatically importing an abroad-created discourse. On the contrary, I argue that here as elsewhere, higher officials and civil servants relay hegemonic neoliberal principles (Harrison 2001). If privatisation is sometimes brought forward by some administrators or development workers, a clearly discernible Ethiopian nuance is to be found in the tenure-security discourse advocating registration. If it shares the idea of the insecurity of traditional land holding systems – which is far from being always proved in practice – the government regularly underlines that state’s property of all land is a means to protect smallholders in a market-oriented economy (Lavers 2013). This position echoes stiff debates taking place inside the ruling party and some of the élites, emphasising how their marxist-leninist legacy is both pivotal and adaptable (Lefort 2014). Thus, if the official discourse keeps on stressing the necessity of the public property of all land, many officials are strong advocates of the establishment of a land market. On the ground, it seems that market supporters are proven right: land registration fosters, by definition, a land rental market. As a former civil servant insists: « in Ethiopia it is not land market. It is rather land transaction. That’s it, land transaction. » (interview, Bulen, February 2014).In spite of a true privatisation, this rental market scheme is endorsed and backed by development programmes’ managers.
Cette réorientation de la politique foncière est d'autant plus marquante que le foncier est l'un des principaux enjeux de la différenciation sociale et politique en Éthiopie. En remettant en cause le monopole d'une aristocratie possédante par la nationalisation et la redistribution des terres, la réforme agraire de 1975 a porté un coup radical au fondement de la division en classes de la société rurale (Lefort, 1981). La question de la privatisation du foncier reste depuis lors un marqueur politique structurant, dont diverses oppositions au régime actuel se sont emparées. Revendiquer la privatisation des terres est alors assimilé à une revendication féodale prônant le retour des seigneurs féodaux.
This new trend in the Ethiopian land policy is all the more salient that land has always been – and remains –one of the main determining factors of social and political differentiation in the country. Contesting the hegemony of landlords, the 1975 land reform and nationalisation of all land was a radical upheaval of rural society’s stratification (Lefort 1981). Since then, the privatisation of land remains a question dividing the Ethiopian political debate, and several opposition groups have put the question on their agenda. In fact, advocating the privatisation of land is often understood as a claim for the coming back of feudal landlords.
Mais les responsables des programmes d’aide font généralement fi de ces enjeux politiques structurants. Pour la plupart, ils sont d’abord surveyors et formés avant tout à la mesure des parcelles, en concevant leur tâche comme une question purement technique. Il s’agit pour eux de mesurer des surfaces, en obtenant le niveau de précision le plus fin possible avec l’outil GPS adéquat, et en faisant en sorte de « ne pas être impliqué dans la politique », selon les propos d'une employée d'un programme (entretien, Bahr Dar, février 2013). Toutefois, ce gommage des enjeux politiques n’est pas toujours dû à une stratégie voulue et organisée: la technicisation résulte aussi des outils utilisés. Elle s'auto-entretient, comme en témoignent les propos de ce formateur suédois en Systèmes d'Information Géographique, alors qu'il corrige une carte cadastrale informatisée lors d'une formation de fonctionnaires éthiopiens : « No gap or overlap should be accepted with a cadastre ! […] We did not see as much overlaps in the first trial. Just because by that time [the software we now use] did not exist » (notes de terrain, Meqellé, février 2014). Cet épisode montre clairement comment l'outil influence les pratiques et attentes de ce formateur : lors du premier essai d'enregistrement, le logiciel capable de détecter les minuscules superpositions entre parcelles sur les cartes n'existant pas, le niveau d'exigence des fonctionnaires et développeurs était moindre.
Nevertheless, development programmes’ managers usually bypass or ignore these structuring political questions. For the most part, they are surveyors at the first place, experts in the measurement of parcels who conceive their work as a purely technical question. According to them, their job is all about measuring land with the adequate GPS tool reaching the expected accuracy, while trying « not to be involved in politics », as an employee from a programme put it (interview, Bahr Dar, February 2013). However, this bypassing of politics isn’t always the result of a wished and elaborated strategy: technicisation also results of the tools used during the construction of the cadastre. It is a self-fuelling process, as these words pronounced by a Swedish expert in Geographic Information System correcting a map during a training for Ethiopian civil servants tend to show: « No gap or overlap should be accepted with a cadastre! […] We did not see as much overlaps in the first trial. Just because by that time [the software we now use] did not exist » (fieldnotes, Meqellé, February 2014). This event clearly demonstrates how the tool that was used influenced the practices and expectations of this instructor. Since the software able to detect the teensy-weensy overlaps between the parcels did not exist at the time of the first trial, civil servants as well as foreign experts were less pernickety.
La dépolitisation entraînée par des projets de développement portant une vision bureaucratiquement construite et décalée des sociétés dans lesquelles ils interviennent est un trait désormais établi par la littérature (Ferguson, 1994), mais le caractère anti-politique de ces projets réside aussi dans des stratégies d’évitement du politique. Le responsable britannique d’un projet déclare ainsi ne pas travailler dans les wereda où les investissements fonciers entraînent des modifications d’ampleur de l’état des tenures, ce qui revient à limiter son action sur quelques zones de hautes terres où les limites entre parcelles sont facilement identifiables comme les zones de l’Oromiya autour d’Addis-Abeba ou Gojjam en région Amhara (entretien, Addis-ABeba, avril 2014). Un autre expatrié déclare : « Gambella has never ever been mentioned, talked about, or been on the agenda » (entretien, Assosa, mars 2013). En évitant ces endroits « à problèmes », les projets de développement permettent au gouvernement de profiter d'une légitimation internationale – le cadastre est mis en place avec leur concours – sans vérifier que l'action gouvernementale corresponde effectivement aux objectifs de « sécurisation des tenures » unanimement revendiqués sur la scène internationale. Ainsi, non seulement l'outil cadastre porte en lui une vision étatique du foncier tournée vers la lisibilité, la taxation et le contrôle (Scott, 1998), mais les projets de développement qui participent à sa construction en Éthiopie entretiennent la mise sous silence du politique et des conflits quant à la répartition des terres, malgré l'insistance des institutions internationales et projets de développement pour en faire l'instrument garantissant la « sécurité des tenures » des petits paysans.
Depoliticisation processes are now a well-studied side effect of development projects that carry a bureaucratic and disconnected vision of the societies where they intervene (Ferguson 1994). But the anti-politics machine is also about politics-avoiding strategies put in force by these projects. As a matter of fact, the British Chief Advisor of a project declares he avoids working in weredas where land investment causes large modifications of tenure distribution. In other words, this means confining the project’s actions to highland areas where parcel boundaries are clearly identifiable, such as the areas surrounding Addis Ababa in Oromiya or Gojjam in Amhara region (interview, Addis Ababa, April 2014). Another expatriate insists: “Gambella has never ever been mentioned, talked about, or been on the agenda” (interview, Assosa, March 2013). By avoiding these “troubled places”, development projects give an international legitimacy to the government – cadastre surveying being implemented with their help – without making sure that governmental action actually fits the “tenure security” discourse they unanimously embrace at the global level. As a whole, the cadastre is not only the relay of a state-vision of land issues oriented towards legibility, tax collection and control (Scott 1998). Development programmes taking part in its implementation also fuel the silencing of politics and conflicts governing access to land, notwithstanding their insistence to claim that the cadastre is a tool to ensure smallholders’ tenure security.
Expulsés par l'État de droit : jeux normatifs et ethnicité comme opérations légitimantes
Expelled by the rule of law: normative plays and ethnicity as legitimising operations
Après cette présentation de la forme qu'ont pu prendre les expulsions et de certains ressorts de leur justification et légitimation, on peut encore se demander pourquoi ont-elles lieu en 2013, près de vingt ans après que l'Éthiopie ait opté pour l’organisation ethno-fédérale qui les rend possibles ? La réponse traverse en filigrane les développements précédents : la volonté étatique de dégager des terres libres pour l'investissement entraîne les déplacements de population. Une des manières pour l'État de dégager de vastes surfaces est de mobiliser des textes normatifs et une structuration institutionnelle dont l'interprétation permet de modifier sensiblement la géographie du peuplement. Une telle interprétation s'inscrit dans l'histoire longue de la question nationale et de la politisation de l'appartenance ethnique en Éthiopie, qu'il s'agit à présent de rappeler.
After this presentation of the evictions, one can still wonder why it took place in 2013, nearly twenty years after Ethiopia adopted the ethno-federal institutions that made it possible. The answer crosses through preceding developments. The state’s wish to vacate land for agricultural investment entails the displacements of population. One of the tools at state’s disposal to vacate large surfaces is to forge an interpretation of laws and institutional structures that allows a perceptible remodelling of rural settlement. Such an interpretation finds its roots in the history of the “question of nationalities” in Ethiopia and in the politicisation of ethnic belonging in the country – two processes we should now look upon.
Les racines de la question nationale en Éthiopie
The roots of the « question of nationalities » in Ethiopia
En 1991, lorsque le régime du Derg s’effondre,l'Éthiopie émerge de 17 ans d'un conflit armé défini en partie sur des lignes ethno-nationales. Le Tigray People's Liberation Front (TPLF), qui s'empare alors d'Addis-Abeba, s'est allié dans sa lutte contre le régime militaire à d'autres mouvements revendiquant la représentation de groupes ethniques ou nationaux comme l'Eritrean Peoples' Liberation Front (EPLF).
At the downfall of the Derg in 1991, Ethiopia emerged from a seventeen-years-long armed conflict that partly took an ethnic shape. The Tigray People’s Liberation Front (TPLF) which took Addis Ababa by that time had allied in its struggle against the military regime with other movements claiming to represent a national or ethnic group, such as the Eritrean People’s Liberation Front (EPLF).
L'émergence de mouvements armés revendiquant représenter des groupes nationaux est le produit de luttes nées dans les années 1960 au sein du mouvement étudiant (Bach, 2011a ; Aregawi, 2009). La lecture marxiste du féodalisme soulignant les divergences de conditions économiques en termes de classes, prédominante au sein des groupes étudiants, s'est doublée de la politisation d'identités ethniques régionales pour mieux dénoncer la domination historique des peuples chrétiens des hautes terres du Nord (Ficquet, 2009). Un ensemble de préjugés racistes en circulation dans l'imaginaire collectif a pu faciliter une telle politisation, la revendication d'une « éthiopianité » alternative s'apparentant à un retournement du stigmate attribué aux peuples périphériques. Ce dédain diffus est illustré par l’origine généralement attribuée au nom de la région « Bénishangul », communément traduit à tort par « pays des esclaves », et soulignant le stigmate de la réduction en esclavage des peuples périphériques, quand bien même ce toponyme trouve son origine dans le langage des Berta qui peuplent la région (Triulzi, 1981, 2003).Soyons clair : il ne s'agit pas d'expliquer les rapports politiques passés ou contemporains au seul prisme de préjugés culturalistes ou racistes en circulation dans divers discours, mais bien de rappeler sur quelle toile de fond s'inscrit la politisation d'appartenances ethniques largement réifiées et figées. Si ce sens commun participe à la compréhension de la politisation de ces identités, il ne peut en aucun cas être tenu pour l'unique facteur explicatif.
The emergence of armed groups claiming an ethnic basis is the by-product of power struggles emerging in the student movement of the 1960s (Bach, 2011a ; Aregawi, 2009). The Marxist understanding of feudalism underlying class antagonisms and economic conditions was prevailing among student groups. However, it was coupled with the politicisation of ethnic and regional identities that enabled a better denunciation of the historical domination by highland Christian peoples (Ficquet, 2009). The many racist ideas then circulating in the Ethiopian common wisdom were instrumental in this politicisation process; and the new “ethiopianity” brought forward might be seen as a reverse of the stigma attributed to peripheral peoples. The origin commonly given to the name “Benishangul” illustrates this widespread disdain. Generally, it is wrongly translated as the “land of slaves”, thus referring to the stigma of slavery peripheral peoples had to endure, whereas the name of the region actually finds its origin in the language of one of the peoples inhabiting the region, the Berta (Triulzi 1981, 2003). I do not intend to explain past or present politics on the sole basis of culturalist clichés found in many discourses, my point is rather to underline the background on which the politicisation of reified ethnic identities took place. If common wisdom participates to this politicisation, it is in no way the only reason behind it.
S'ils n'ont pas entraîné l'extinction de cet imaginaire, les leaders étudiants mirent à mal une définition de l'identité nationale jusqu'ici peu questionnée, et basée sur l'assimilation de l’Éthiopie à la chrétienté orthodoxe, aux hautes terres du Nord, et au peuple Amhara (Markakis, 2011). Puisant dans la littérature marxiste alors en circulation, des groupes étudiants au premier rang desquels le TPLF ont fait leurs les positions staliniennes sur la ''question nationale'' qui visaient à accorder un minimum de droits collectifs à des groupes ethniques considérés comme primordiaux, pour les intégrer sans plus d'égards dans l'empire soviétique (Clapham, 2002, p. 21 ; Aalen 2011, p. 31 ; Vaughan 2003, p. 140-141). Le gouvernement de transition installé après 1991 va, sous la houlette du TPLF, opter pour un système fédéral qui fait de l'appartenance ethnique le socle de la représentation politique et de l'organisation institutionnelle. Chaque groupe ethnique disposant d'un parti politique censé assurer sa représentation se vit alors attribuer un territoire donné, déterminé sur la base des aires de locution des différentes langues éthiopiennes. Depuis, l’Éthiopie est divisée en neuf États-régions, représentant chacun un ou plusieurs ''nations, nationalités et peuples'' – la terminologie stalinienne ayant été conservée.
If they failed to eradicate this imaginary, student leaders nevertheless harmed a hitherto seldom questioned definition of national identity based on Orthodox Christianity, northern highlands and the Amhara people (Markakis 2011). Marxist literature, circulating by that time, was used by the TPLF and other student movements to make theirs Stalin’s position on the “question of nationalities”. Stalin’s position on the “question of nationalities” entailed the recognition of minor collective rights to primary ethnic groups, while integrating them without more consideration into the Soviet empire (Clapham, 2002:21; Aalen 2011: 31; Vaughan 2003:140-141). After 1991, the Transitional Government led by the TPLF opted for a federal system where ethnic belonging was the basis of political representation and institutional framework. Each ethnic group dotted with a political party said to represent it, was attributed a given territory determined on the basis of Ethiopian languages’ areas of locution. Since then, Ethiopia is divided into nine regional states, each one representing one or several “nations, nationalities and peoples”, the Stalinist terminology being still used.
Aujourd’hui encore, les élites du TPLF conçoivent la représentation politique en termes d'ethnie. En plus d'entraîner les complications et tensions propres à toute conception essentialiste et statique de l'identité et de l'ethnie (Bayart, 2006, p. 65-86 ; Chrétien & Prunier, 2003 ; Brubaker, 2001), cette lecture a mené à une sensible reformulation du débat politique éthiopien, au sein duquel les antagonismes entre groupes sociaux ne sont généralement plus formulés selon des catégories politiques classiques (comme la classe sociale) mais selon des enjeux ''nationaux''. Certes, le régime peut encore produire des discours politiques mobilisant d'autres idéologies que de simples questions ethniques, comme lorsqu'il fustige le ''comportement de rentier'' (kiray sebsabinet) dénoncé comme entrave au ''développement'' ; mais il n'en reste pas moins que la force institutionnelle donnée à la représentation ethnique a tendu à ethniciser le politique en Éthiopie (Abbink, 2011). En témoigne la nature des groupes d'opposition : lorsque ceux-ci ne revendiquent pas ouvertement représenter des groupes ethniques, ils sont sujets aux soupçons de représenter le « nationalisme amhara » comme il est généralement reproché au parti d'opposition Unité pour la Démocratie et l'Équité (Andenet ledémokrasina lefitih). L'inscription de la privatisation des terres dans le programme politique d'Andenet est assimilée par l'EPRDF à une défense du féodalisme et par extension à une revendication nationaliste amhara. La question foncière est ainsi exprimée en termes ethniques. Plus généralement, dans le cadre du fédéralisme ethnique tel qu'il est pratiqué, tout groupe social ne peut politiser une question et en faire un problème public de manière légale qu'en apportant la preuve de sa représentativité en termes ethno-nationaux (Vaughan, 2003).
Today, ethnic identity is still perceived by TPLF élites as the basis for political representation. This essentialist and static conception of ethnicity and identity does not only fuel usually described tensions (Bayart, 2006:65-86; Chrétien & Prunier, 2003; Brubaker, 2001), it also led to a considerable reframing of the Ethiopian political debate, within which antagonisms between social groups are not anymore formulated through classical political labels such as class, but along “national” lines. It is true that the regime is still able to produce political discourses mobilising other ideologies, for example when referring to rent-seeking behaviours (kiray sebsabinet) told to hinder development. But the institutional power given to ethnic representation nevertheless tended to ethnicise politics in Ethiopia (Abbink, 2011). The nature of opposition parties is a testimony of this fact: when they do not openly represent an ethnic group, they are subjects to widely spread inklings of being mere “Amhara nationalists”. This is what parties such as Unity for Democracy and Justice (Andenet ledémokrasina lefitih) are regularly blamed for. The inscription of land privatisation in Andenet’s political programme is reduced by the Ethiopian Peoples’ Revolutionary Democratic Front (the ruling party) to a feudalist claim, and further, to an Amhara nationalist demand. Land issues are, in this context, formulated in ethnic terms. More broadly, within the framework of ethnic federalism, any social group wishing to mobilise on a public problem and to politicise its action in a legal way has to make proof of its representativeness in an ethno-national phrasing (Vaughan, 2003).
C'est ainsi que lorsque l'objectif politique du moment devient la ''libération'' de terres pour les transférer à des investisseurs privés, cette question de politique foncière devient, logiquement, une question ethnique. L'instrumentalisation de l'ethnicité pour la libération des terres est permise, dans le détail, par l'interprétation et l'utilisation d'une série de dispositions juridiques sur lesquelles il faut à présent se pencher.
When current political objectives put the “liberation” of land for investors at the top of the agenda, this political land question becomes, logically, an ethnic question. The use of ethnicity to liberate land is allowed, in detail, by the interpretation and use of a series of legal texts that now need to be scrutinised in deeper details.
Foncier et ethnicité en Éthiopie : l'esprit des lois
Land and ethnicity in Ethiopia: the spirit of the laws
Le jeu sur les normes juridiques que l'on s'apprête à décrire est un vecteur de légitimation pour le régime éthiopien. C'est à travers ce processus que les expulsions deviennent légales et, selon la conception à la fois procédurale et réparatrice de la justice envisagée par le régime, justes. En adoptant le fédéralisme ethnique, il s’agissait pour le TPLF et le gouvernement de transition de mettre à fin à des siècles de « domination amhara » (nonobstant les assimilations réciproques des élites amhara, tigréennes et oromo). Selon cette conception, les déplacements de population deviennent application de la règle juridique et, partant, expansion de l'État de droit. On aurait tôt fait cela dit de statuer sur leur caractère ''légitime'' ou non : « Toute ''prétention'' garantie par une convention ou par une règle juridique » ne vaut pas légitimité (Weber, 1995 p. 286). On l'a dit, montrer les ressorts de la légitimation d'un régime n'est pas statuer sur les hypothétiques ''résultats'' de ces stratégies de légitimation. À ce propos, gardons simplement à l'esprit que l'acceptation du régime repose aussi largement sur « la paix de la répression » (Scott, 1985 p.40).
The games played on legal norms we will now scrutinise are as many legitimising vectors for the Ethiopian regime. It is through this process that the evictions become legal and just, according to the both procedural and reparative conception of justice endorsed by the regime. Adopting ethnic federalism was for the transitional government and the TPLF a means to put an end to centuries of “Amhara domination”, notwithstanding reciprocal assimilations by Amhara, Oromo and Tigrean élites. According to this interpretation, population displacements become a strict application of a legal rule, and even further, the expansion of the rule of law. However, one has to keep away from trying to judge if the evictions are « legitimate » or not: “any pretention guaranteed by a convention or a legal rule” does not mean legitimacy (Weber, 1995: 286). As stated earlier, describing how a regime is legitimised does not imply taking a stance on hypothetical results of these legitimisation strategies. On this point, let’s just keep in mind that quiescence towards any regime “may well be the peace of repression” (Scott, 1985:40).
Suite à la proclamation foncière fédérale de 2005, le Gambélla et le Bénishangul-Gumuz ont adopté leurs textes fonciers en 2010. Comme la proclamation fédérale, les deux textes rappellent que toutes les terres éthiopiennes sont la propriété « de l'État et du peuple », et qu'ils ne peuvent être soumis à la vente, ce qui est aussi une disposition constitutionnelle (art. 40-3 & BoEPLAU, 2010). Le texte du Bénishangul-Gumuz encadre les redistributions de terres, qui ne peuvent avoir lieu que si 80% des habitants d'un qebelé le décident par pétition (BoEPLAU, 2010 p. 46). Les autres formes d'expropriation, qui juridiquement consistent en un retrait des droits d'usufruit, sont aussi encadrées, ne pouvant avoir lieu que pour des raisons « d'intérêt public » décidées par « les autorités dépositaires du pouvoir », moyennant une compensation payée en avance aux paysans par « l'organe qui s'apprête à mettre en pratique des activités de développement [sur la parcelle réquisitionnée] » (ibid p. 38). Le titulaire de l'usufruit peut aussi en être déchu lorsqu'il s'engage dans des activités autres que l'agriculture, lorsqu'il laisse sa terre en jachère plus de trois ans ou qu'il quitte la région pour une durée similaire (ibid p. 49-50). Ces dispositions relatives à l'expropriation sont formulées de manière assez vague pour permettre l'adaptabilité du droit aux situations concrètes et aux objectifs politiques : comme dans tout État, la puissance publique se réserve le droit de modifier la répartition foncière.
Following the 2005 Federal land proclamation, Gambella and Benishangul Gumuz adopted their own land laws in 2010. Drawing on the federal proclamation, both texts remind that all Ethiopian land is the property of the Ethiopian state and peoples, and that it cannot be sold – what is also a constitutional disposition (art.40-3 & BoEPLAU 2010). Benishangul-Gumuz’s text also regulates land redistribution: it can be carried out only if 80% of a qebelé’s inhabitants decide so by petitioning the authorities (BoEAPLAU, 2010: 46). Other expropriations, that legally consist in the cancellation of usufruct rights, are also controlled by the law. They can take place only for public interest reasons decided by “power vested authorities”, and imply the payment of a compensation paid to the peasants by “the authority about to implement development activities [on the expropriated parcel]” (ibid.: 38). Usufruct holders might also be deprived from their rights when they engage in activities other than agriculture, when they leave their land fallowed for more than three consecutive years, or when they leave the qebelé for the same period of time (ibid.: 49-50). These legal rules related to expropriation are formulated in an elusive way that allows the adaptation of law to concrete situations and political objectives. Here as in every state, public force keeps the right to modify land repartition.
Mais de manière plus centrale, une série de définitions vagues de termes essentiels donne lieu à une ambiguïté profonde sur la nature des potentiels détenteurs du droit d'accès au sol. L'article 5.2 de la Proclamation foncière du Bénishangul-Gumuz dispose que « tout paysan résidant dans la région doit avoir le droit d'accès à la terre, sans discrimination de genre ou d'aucun autre type » (ibid p. 40). Le terme « résident » n'est pas défini plus précisément, mais l'article 5.3 dispose que « tout paysan occupant la terre illégalement, ou qui l'occupait de manière illégale avant l'adoption de cette proclamation, ne doit pas disposer d'un droit au sol » (ibid). En parallèle, l'article 2.4 attribue, selon une formulation toute tautologique, des droits fonciers à « n'importe quel paysan ou quiconque pouvant avoir droit à la terre selon cette proclamation » (ibid p. 32-34). La définition du terme « paysan » ne nous renseigne pas davantage sur l'identité des détenteurs des droits : « quiconque gagne sa vie grâce à l'agriculture ». Enfin, la définition de l'« utilisateur du sol » n'aide pas non plus : « quiconque utilise la terre et a le droit de bénéficier des fruits de la production » (ibid). Au total, la loi laisse à la pratique le soin de fixer l'acception des termes « paysan », « résident » ou « utilisateur du sol ».
More importantly, a series of unclear and elusive definitions of very important concepts leads to a deep ambiguity on the nature of potential land rights holders. Article 5.2 of Benishangul-Gumuz land proclamation states that “any peasant residing in the region shall have the right to hold land irrespective of gender or any other discrimination” (sic, ibid: 40). The term “resident” is not defined with better accuracy, but article 5.3 states that “any peasant who occupy prior to this proclamation and will occupy land illegally shall have no holding right” (sic, ibid.). Likewise, article 2.4 attributes, through a very tautological phrasing, land rights to “any peasant or anybody who has right on proclamation, by this proclamation it is ascertained to be land holder, to produce properly on the land, transferring the property, not to be deprived from the land, to use the land for agricultural and natural resource development and the likes” (sic, ibid. 32-34). The definition of the “peasant” is not helpful either to identify land rights holders: “anyone who permanently earns the livelihood by agricultural means”. And the definition of the “land user” is not clearer: “anyone who utilizes the land have the right to benefit from the production” (sic, ibid.). In the end, the law lets to practice the task of determining the meaning of “peasants”, “resident”, or “land user[12]”.
Lorsque l'on sait que les « nations, nationalités et peuples » définis comme autochtones du Bénishangul-Gumuz sont les Berta, Gumuz, Komo, Mao et Shinasha, on comprend que les Amhara et Oromo vivant au Bénishangul-Gumuz – ces deux groupes représentant à eux deux officiellement 34% de la population de l'État-région - peuvent être considérés comme allochtones, quand bien même ils sont nés dans la région, voire, pour certains d'entre eux, ont été installés ici manu militari par le derg. Une acception au mot de l'article 5.2 donnerait pourtant à ces résidents l'accès au sol dans les frontières de l'État-région. Mais devant la nécessité de dégager des terres pour l'investissement agricole, c'est l'article 5.3 qui est retenu pour encadrer le statut de ces paysans : ils sont alors considérés comme occupants illégaux, ne faisant pas partie des ''nations, nationalités et peuples'' du Bénishangul-Gumuz. La nouvelle répartition des terres est alors justifiée, au regard de principes supérieurs organisant la vie au sein de la fédération éthiopienne. Une autre interprétation des textes serait pourtant possible : la définition des « nations, nationalités et peuples » contenue dans la Constitution éthiopienne ne permet pas d'écarter a priori une définition territoriale de l'appartenance ethnique. Selon cette interprétation concurrente, qui consisterait en l'instauration d'une sorte de ''droit du sol'', tout Amhara ou Oromo né au Bénishangul-Gumuz serait alors ressortissant de cet État-région. Mais outre le fait qu'elle marque une rupture avec la conception de l'ethnie portée par le régime depuis l'instauration du fédéralisme ethnique, une telle interprétation concurrente ne permet pas de satisfaire les objectifs gouvernementaux de libération des terres, ni certains intérêts individuels à y collaborer.
Once we know that the « nations, nationalities and peoples » defined as Benishangul Gumuz autochthones are the Berta, Gumuz, Komo, Mao, and Shinasha, it is clear that Amharas and Oromos living in Benishangul, who count for an official 34% of the region’s population, can be considered as allochthones, even if they were born there or installed manu militari by the Derg. However, a strict acceptation of article 5.2 would allow these residents an access to land in the regional state. But in order to find land to be allocated to investors, article 5.3 prevails concerning the status of these peasants: since they are not included in Benishangul Gumuz’s “nations, nationalities and peoples”, they are considered as illegal occupants. The new repartition of land is hence justified, with regards to higher principles governing life within the Ethiopian federation. Nevertheless, another interpretation could be possible, since the definition of the « nations, nationalities and peoples » included in the Ethiopian Constitution does not allow keeping away a territorial definition of ethnic belonging. This distinct interpretation could lead to the introduction of a kind of ius soli principle according to which any Amhara or Oromo born in Benishangul-Gumuz would be a national from this regional state. This would not only mark a clear break away from the conception of ethnicity endorsed by the regime since the introduction of ethnic federalism, but also be a hindrance to the completion of governmental targets and individual interests concerning land transfers.
Conclusion
Conclusion
Questions foncières et politiques sont enchâssées les unes dans les autres, d'autant plus dans un État marqué sur le temps long par des pratiques de modification autoritaire de la géographie du peuplement. L’espace, et son administration par l’Etat à travers le cadastre, est un révélateur particulier des rapports de pouvoir, et de la conception de la justice qui peuvent sous-tendre l’engagement des acteurs dans ces rapports de force. Aujourd'hui, l'accaparement foncier tel que pratiqué en Éthiopie réactive des questions politiques plus anciennes, en entraînant la mobilisation du fédéralisme ethnique – et donc de l'ethnicité - pour servir des objectifs de politique économique. En provoquant la mobilisation de structures institutionnelles et textes de loi pour la libération des terres, l'accaparement foncier et la recherche de terres participent à la fixation de la définition du statut de l'ethnicité en Éthiopie, et donc à celle du fonctionnement des institutions. Pour le dire simplement, la libération de terres clarifie les choses, s'il en était besoin, sur la nature du fédéralisme ethnique. L’interprétation de textes de loi étant à la base de la légitimation de ces pratiques, l’extension de l’Etat de droit va de pair avec la perpétuation de pratiques violentes, témoignant de l’intérêt qu’il y a à penser l’hybridité des régimes au-delà du seul « autoritarisme ».
Land issues and politics are embedded in each other, all the more in a state where authoritarian modifications of settlement have regularly taken place. The administration of space by the state through the cadastre unveils power struggles and conceptions of justice governing actors’ involvement in these struggles. Today, while it entails the mobilisation of ethnic federalism and ethnicity for economic purposes, land grabbing as it is practiced in Ethiopia reactivates old political questions. By provoking the mobilisation of institutional structures and laws for the liberation of land, land grabbing and the search for land participate to the definition of ethnicity’s meaning in Ethiopia, hence to the settling of institutional functioning.
Ces enjeux politiques restent généralement hors de considération pour les bailleurs extérieurs. Idéologiquement convaincus de la nécessité du cadastre, les bailleurs tiennent à rester éloignés de ce qui s'apparente pour eux à des pratiques peu respectueuses des Droits de l'Homme. Ils ne militent pour un arrêt de ces pratiques que lorsqu'elles touchent trop directement à leur domaine d'action. Si les pressions des projets de développement ont pu permettre l'arrêt des expulsions au Bénishangul-Gumuz, la villagisation continue, et les responsables des programmes de formalisation des droits fonciers s'en accommodent. De ce fait, ils épousent une conception procédurale de la justice portée par le gouvernement, en vertu de laquelle la modification autoritaire du peuplement rural prend la forme d’une mise aux normes constitutionnelles et participatives des campagnes éthiopiennes. Au total, leur action fournit des justifications à l’action gouvernementale, à la fois idéologiquement et du point de vue des pratiques quotidiennes.
To put it more simply, the liberation of land clarifies the nature of ethnic federalism. The interpretation of legal texts being the ground for the legitimisation of such practices, rule of law’s extension goes with the renewal of violent practices, showing at the same time how fruitful it can be to think about the hybridity of political regimes, beyond the sole « authoritarianism”. Such political stakes generally remain out of foreign donors’ attention. Ideologically persuaded of the need of having a cadastre, donors tend to distance themselves from what seems for them to be human rights abuses. They advocate a stop of these practices only when abuses enter directly their domain of action. In the case of Benishangul Gumuz, this advocacy was instrumental in the suspension of the deportations, but villagisation is still running, and land registration programme’s staff has to adapt. By doing so, they make theirs the government’s procedural conception of justice, according to which an authoritarian modification of rural settlement becomes an upgrading of Ethiopia’s countryside to constitutional and participative norms. In the end, their action furnishes justifications to governmental action, on both ideological and practical points of view.
Alors que des scènes de libération des terres et de déplacements similaires se déroulent dans les régions Afar et Somali, où les programmes d'enregistrement n'ont pas encore lancé leurs activités, la poursuite et l'extension géographique de l'enregistrement foncier et de la mise en cadastre méritent de conserver notre attention. Dans les années à venir, ces processus pourront-ils dévoiler de nouveaux usages des institutions et de nouvelles pratiques du pouvoir dans l'Éthiopie contemporaine ? La pression des bailleurs pour la privatisation, relayée au sein de la haute fonction publique, sera-t-elle à même de peser sur les configurations d'encadrement local dans un sens libérateur ? La délivrance de titres donnera-t-elle effectivement le pouvoir aux paysans lésés de s'opposer à l'État qui les exproprie en opposant une conception alternative du juste et en s'appuyant sur les procédures légales en vigueur, réalisant ainsi la prophétie portée par les développeurs ? La prégnance des stratégies d'évitement du politique au sein des programmes, la force des structures d'encadrement au niveau local et la conception du cadastre et du fédéralisme ethnique portée par le gouvernement actuel permettent d'en douter.
While similar population displacement takes place in Afar and Somali regions where land registration programmes are not yet implemented, the geographic spread of land registration deserves to keep our attention. Within the coming years, will these processes unveil new uses of the institutions and new practices of power in contemporary Ethiopia? Might donors’ advocacy for privatisation relayed among higher officials impact local control configurations in a liberating way? Will land titles delivery fulfil the donors’ prophecy by empowering the peasants so that they could confront the state that is expropriating them by appealing to an alternative conception of justice? The weight of politics-avoiding strategies played by the programmes, together with the strong control mechanisms in force at the local scale and the government’s conception of the cadastre and of ethnic federalism fuel many doubts on these precise points.
A propos de l'auteur : Mehdi Labzaé, doctorant à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, UMR 8209 CESSP.
About the author : Mehdi Labzaé, PhD candidate, University Paris 1 Panthéon-Sorbonne, UMR 8209 CESSP.
Pour citer cet article : Mehdi Labzaé « La libération autoritaire des terres de l'Ouest. Pratiques étatiques et légitimations du cadastrage dans l’Éthiopie contemporaine » justice spatiale | spatial justice, n° 8 juillet 2015, http://www.jssj.org/
To quote this article: Mehdi Labzaé « The authoritarian liberation of the western lands. State practices and the legitimation of the cadastre in contemporary Ethiopia » justice spatiale | spatial justice, n° 8 july 2015, http://www.jssj.org/
[1] Du plus petit au plus haut échelon, l’organisation institutionnelle éthiopienne peut être schématisée comme suit : qebelé<wereda<zone<Etat-région, Etat fédéré ou région<Etat fédéral.
[1] From the highest to the lowest level, the Ethiopian institutional organisation can be schematised as follows : qebelé<wereda<zone<Regional State or Region<Federal State.
[3]Informations communiquées par un responsable de l'administration foncière du Bénishangul-Gumuz lors d'un forum sur l'investissement agricole à Assosa, mars 2014. Voir Labzaé 2014.
[3]Data collected during an administrative forum about agricultural investment in Benishangul Gumuz, Assosa, March 2014. See also Labzaé, 2014.
[4]À titre d'exemple, le bureau de l'administration foncière du Bénishangul-Gumuz refuse régulièrement de rédiger les lettres nécessaires aux investisseurs privés pour que ces derniers puissent effectivement disposer des parcelles qui leur ont été attribuées, lorsque celles-ci sont déjà occupées. Les informations relatives à la mise en pratique de la politique foncière et aux déplacements de population sont issues de séjours de terrain entre les mois de janvier et avril 2013, janvier et avril 2014 puis juillet et août 2014 dans les weredas de Bélo-Jiganfoy, Bulen, Wembera et Assosa au Bénishangul-Gumuz, et les wereda d'Akobo, Gog, Lare et Gambélla Zuria en Gambélla.
[4]For example, Benishangul Gumuz’s Land Administration Bureau repeatedly refuses to deliver letters needed by investors to start farming their parcels, when peasants are already living there. All information linked to land policy implementation and population displacement was gathered during field trips to Belo Jiganfoy, Bulen, Wembera, Akobo, Gog, Lare and Gambella Zuria weredas from January to April 2013 and then from January to April 2014.
[5] Comme partout en Ethiopie, les recherches historiques sur « l’origine des Oromo » au Bénishangul-Gumuz ne permettent pas d’établir avec certitude la date de leur installation. Leur présence sur les hautes terres de Wembera daterait du XVIe siècle (Teferi 2014).
[5] As everywhere in Ethiopia, historical research on « Oromos’ origins » cannot precisely date their arrival in the area. It is said that they are present in Wembera highlands from the 16th century onwards (Teferi 2014).
[6] Sans compter qu’une différenciation de ces peuples est une entreprise pour le moins hasardeuse, tant les assimilations réciproques, à la fois culturelles et linguistiques, furent nombreuses.
[6] Not to mention that trying to differentiate these peoples is a rather arduous undertaking, given the many cultural and linguistic reciprocal assimilations that took place between the communities.
[7]Notes de terrain, mars 2013. Voir aussi « Amharas depored from Benishangul Gumuz by the TPLF », (vidéo en amharique), ESAT (média éthiopien d'opposition en exil) publiée sur YouTube le 7 mars 2013, par Addis Z. <https://www.youtube.com/watch?v=4QKeOlklqAY>. Pour des détails sur les expulsions et leur déroulement, voir Labzaé 2014.
[7] Fieldwork notes, March 2013. See also : « Amharas deported from Benishangul Gumuz by the TPLF » (in amharic), ESAT (a exiled Ethiopian opposition media) published on YouTube on March 7th, 2013, by Addis Z. <https://www.youtube.com/watch?v=4QKeOlklqAY>. For details about the expulsions, see Labzaé 2014.
[8] Les administrateurs des qebelés doivent, pour obtenir cette responsabilité, être membre de la branche locale du parti au pouvoir, le Bégudépa. L’adhésion au Bégudépa n’étant pas ouverte aux Amhara et Oromo, ceux-ci ne peuvent pas obtenir de postes à responsabilité dans le système administratif et partisan, d’où le fait que ces administrations locales soient avant tout peuplées de Gumuz, à qui l’adhésion est ouverte.
[8] To become a qebelé chairman, one has to be a member of the local branch of the Party, the Benishangul Gumuz Peoples Democratic Party. Since membership is not open to Amharas and Oromos, they cannot get any responsibility inside the administrative and partisan system. On the contrary, Gumuz people, who can adhere to the Party, are widely encouraged to become members. This, in turn, explains why local positions are held by Gumuzs.
[9]Notes de terrain, mai 2013. Voir aussi : « Un appel lancé pour que les Amhara expulsés du Bénishangul-Gumuz y reviennent », The Reporter, article paru en ligne le 10 avril 2013, non disponible depuis.
[9] Fieldwork, May 2013. See also: « A call to make Amhara expulsed from Benishangul-Gumuz come back », The Reporter, article published on line on April 10th, 2013. Not accessible anymore.
[10]La « mise en œuvre de la proclamation » est évoquée par un fonctionnaire chargé de procéder aux expulsions. Notes de terrain, Assosa, Bénishangul-Gumuz, février 2013. Voir « Amharas deporter from Benishangul... », vidéo citée.
[10] The « implementation of the land proclamation is the reason given to me by a civil servant in charge of the expulsions ». Fieldnotes, Assosa, February 2013. See also: « Amharas deported from Benishangul… », cited.
[11] Pour une formulation académique de ces préceptes, voir la conclusion de l'ouvrage de Catherine Boone 2014, en particulier p. 311. Pour une critique de ces approches, voir Lavigne Delville 2005, 2010.
[11] For an academic phrasing of these theories, see Catherine Boone’s (2014) concluding remarks, most notably p. 311. For a critical approach, see Lavigne Delville 2005, 2010.
[12]Whereas the Amharic version of the proclamation, which is clearer, has been used for the French version of this article, I quote the English version of the text here, although grammatical mistakes sometimes complicate the message”.