Introduction
Introduction
De nombreuses zones d'habitation précaires au Brésil sont la cible de projets de restructuration importants. Ainsi, de multiples favelas dans le sud de la ville de Rio de Janeiro se voient au centre d'un plan d'urbanisme qui compte attirer des investissements économiques majeurs (Gaffney, 2013). Dans ce contexte, il devient primordial pour les grands capitaux et les pouvoirs publics de contrôler de manière de plus en plus rigoureuse les flux de population qui habitent et transitent entre les sites considérés comme prioritaires en termes de sécurité et de développement urbain (Leite, 2012). Dans les médias, l'idée selon laquelle le contrôle des naissances dans les zones précaires permettrait de réduire de manière significative la pauvreté et la violence est largement diffusée (Eustaquio, 2006). Dans ce sens, Sérgio Cabral, gouverneur de l’État de Rio de Janeiro de 2007 à 2014, affirme que les naissances incontrôlées dans les favelas sont en lien direct avec le taux de violence très élevé[1]. Pourtant, dans les statistiques, nous constatons une chute nette du taux de fécondité pour les couches populaires depuis de nombreuses années[2]. Malgré l'absence de programmes de planification publics explicites, une réduction importante du taux de natalité est en cours depuis plusieurs décennies (Bozon, 2005). Certains chercheurs expliquent cette chute par un taux de scolarité plus élevé ces dernières décennies, une augmentation graduelle de l'accès au monde du travail pour les femmes (Merrick, Berquó, 1983), et une offre de marché de plus en plus large en matière de services de santé (Faria, 1989). Depuis quelques années, les politiques publiques s'engagent davantage dans des programmes de planning familial à travers des dispensaires médicaux gratuits (Ventura, 2011). Ces dispositifs, publics ou privés, s'insèrent dans un cadre « biopolitique » plus large (Dos Santos, 2013). Selon Michel Foucault, le « pouvoir sur la vie » s’est centré dès le 18ème siècle :
Many informal settlements in Brazil are the target of major restructuring projects. Many favelas in the south of Rio de Janeiro are the subject of a town planning program that intends to attract major investments (Gaffney, 2013). In this context, it has become primordial for big investors and public authorities to control, in an increasingly rigorous manner, the flow of populations living and transiting between settlements, which are considered as priority areas in terms of security and urban development (Leite, 2012). In the media, the idea according to which birth control in informal settlements would lead to a significant reduction in poverty and violence is widely spread (Eustaquio, 2006). Sérgio Cabral, the Governor of the State of Rio de Janeiro from 2007 to 2014, declared that non-controlled births in the favelas are linked directly to the very high rate of violence[1]. Yet, according to statistics, there has been a net drop in the fertility rate of the popular strata for many years already[2]. Despite the absence of explicit public planning programmes, a significant decrease in the birth rate has been taking place over several decades (Bozon, 2005). Some researchers explain this drop with a higher schooling rate during the last decades, a gradual increase in access to jobs for women (Merrick, Berquó, 1983), and an increasingly larger market in terms of health services (Faria, 1989). For a few years already, public policies have been increasingly involved in family planning programmes through community health care centres (Ventura, 2011). These systems, whether public or private, are part of a wider “bio-political” framework (Dos Santos, 2013). According to Michel Foucault, “power over life” became focused as early as the 18th century:
« […] sur le corps-espèce, sur le corps traversé par la mécanique du vivant et servant de support aux processus biologiques : la prolifération, les naissances et la mortalité, le niveau de santé […], leur prise en charge s’opère par toute une série d’interventions et de contrôles régulateurs : une biopolitique de la population » (Foucault, 1976).
“[…] on the body of the species, on the body underlain by the mechanics of the living and serving as medium for biological processes: proliferation, births and deaths, health levels […], their being taken care of by operating an entire series of interventions and regulating controls: the “biopolitics of the population” (Foucault, 1976).
Ces interventions, qui s'effectuent à travers la « technologie gouvernementale », produisent des subjectivités. Celles-ci correspondent à des « types d'individualité » qui dépendent aussi bien des moments historiques que des structures de pouvoir. Dans l'introduction de son ouvrage « Histoire de la sexualité, II », Michel Foucault distingue d’une part le code de comportements, et d’autre part les « formes de subjectivation ». Le premier est constitué de règles et de valeurs morales qui sont prescrites, les secondes désignent les rapports que les individus entretiennent avec le code, et la manière dont ils s’y rapportent, avec plus ou moins grande soumission, ou résistance. La planification familiale représente aujourd'hui une valeur morale essentielle autour de laquelle tout un ensemble de subjectivités créées et imposées se développent (Dos Santos, 2013). L'impératif de contrôle est partagé par une large partie des classes moyennes et supérieures, et relayé sans cesse par les médias, produisant par là un discours social puissant auquel tout citoyen, qu'il soit issu ou non des classes socio-économiques privilégiées, doit se soumettre. Ainsi, le contrôle des zones d’habitation précaires, loin d’obéir uniquement à des logiques autoritaires explicites, s’acquiert a fortiori par des formes discursives prétendument démocratiques et émancipatrices. Dans un monde social et professionnel qui semble promouvoir de plus en plus un contrôle de soi, tant au niveau économique qu’au niveau sexuel (Lavergne, 2012), la venue non planifiée de l’enfant est-elle envisageable, reprochable, voire éliminable ? Comment les femmes des favelas subjectivent-elles ces « accidents » ? Cet article tentera de comprendre les articulations entre l'impératif de planification et la non planification effective dans deux favelas de Rio de Janeiro, en s'appuyant sur l'enseignement de Michel Foucault et de la psychanalyse.Il se base sur une vingtaine d'entretiens avec des mères, et une vingtaine d'entretiens avec des femmes sans enfant[3], menés au sein des favelas de Babilonia et de Viradoura. L'analyse s'effectue à travers une méthode qualitative qui s'appuie sur la « grounded theory » (Glaser, 2012). Celle-ci consiste en une approche inductive qui permet l'élaboration d'éléments conceptuels à partir des données recueillies sur le terrain.
These interventions, which are carried out through governmental technology, produce subjectivities corresponding to types of individuality that depend as much on historical moments as on power structures. In the introduction of his book entitled Histoire de la sexualité, II, Michel Foucault distinguishes the behavioural code from forms of subjectification. The former is made up of prescribed rules and moral values, the latter refer to the relationship between individuals and the code, and to the way in which they relate to it, with greater or lesser submission or resistance. Today, family planning represents an essential moral value around which created and imposed subjectivities are being developed (Dos Santos, 2013). The control imperative is shared by a large section of the middle and upper classes, and is constantly relayed by the media, thereby producing a powerful social discourse to which all citizens, whether or not from privileged socioeconomic classes, must submit. As such, controlling informal settlements, far from only obeying explicit authoritarian principles, is a fortiori acquired through what are supposed to be democratic and emancipating discursive forms. In a social and professional world that seems to be increasingly promoting economic as well as sexual self-control (Lavergne, 2012), can the arrival of an unplanned child be envisaged, reproached or even stopped? How do women in the favelas subjectify these “accidents”? This article will try to understand the links between the planning imperative and efficient unplanned birth control in two favelas of Rio de Janeiro, by relying on the teachings of Michel Foucault and on psychoanalysis. The article is based on around twenty interviews with mothers, and around twenty interviews with childless women[3], conducted in the favelas of Babilonia and Viradoura. The analysis will be carried out using a qualitative method relying on the “Grounded Theory” (Glaser, 2012) which consists of an inductive approach making it possible to elaborate conceptual elements from field data.
Planifier les naissances par peur pour l'avenir de l'enfant
Planning Births amid Fears for Children’s Future
Le monde médiatique brésilien expose continuellement, et de manière spectaculaire, des images véhiculant la compassion et l'horreur. Ces images violentes présentent constamment les jeunes des favelas soit comme une menace immédiate pour la sécurité et les valeurs de la société, soit comme des victimes soumises aux violences quotidiennes (abandon, pédophilie, trafic de drogue, prostitution, parricide, matricide, viol, etc.). Ces représentations médiatiques diffusées dans toutes les régions du pays et au sein de toutes les classes sociales ont un impact direct sur les subjectivations des citoyens (Batista, 2003). L'enfant occupe ici une place particulière : être supposé fragile, dépendant et malléable, il est au centre d'un dispositif social, éducatif et médical qui compte évaluer et anticiper dès son plus jeune âge sa trajectoire future (Lockman, 2001). Ce contrôle s'associe d'autant plus à des mesures sécuritaires lorsqu'il s'agit d'un enfant des favelas (Lannes-Fernandes, 2012). Il faudrait le protéger face aux agressions multiples qu'il risque de subir, et le guider vers le « bon » chemin pour qu'il ne devienne pas lui-même auteur de violences diverses (Cechetto, 2013). Le témoignage de nombreuses femmes met ainsi en avant l'importance de l'éducation et du contrôle à l'égard de l'avenir de leur enfant. Eva, mère de deux enfants, explique :
The media in Brazil are continually exposing – in a dramatic way – images conveying compassion and horror. These violent images constantly show the youth in favelas either as an immediate threat to the safety and values of Brazilian society, or as victims subjected to daily acts of violence (abandonment, paedophilia, drug trafficking, prostitution, parricide, matricide, rape, etc.). The media representations broadcast in every regions of the country and across social classes, have a direct impact on citizens’ subjectification (Batista, 2003). Children occupy here a specific place: as supposedly fragile, dependent and easily influenced beings, they are at the centre of a social, educational and medical system that intends to assess and anticipate their future from a very early age already (Lockman, 2001). In addition, this form of control is associated with security measures when children come from favelas (Lannes-Fernandes, 2012). They need protection against the many forms of assault they could be subjected to, and need guidance towards the “right” path to prevent them from becoming the perpetrators of similar acts of violence (Cechetto, 2013). As such, the testimony of many women put forward the importance of education and control, when it comes to their child’s future. Eva, mother of two, explains:
« L'enfant, ça donne du travail. Aujourd'hui, pas tant à cause de la situation financière mais à cause de l'éducation surtout. Avant, on se disait : ah non, pas d'enfant, ça coûte trop cher ! …Une fille de 12 ans aujourd'hui est déjà enceinte. Avant, on jouait vraiment. Pour cela, je peux dire que j'étais enfant. Aujourd'hui, ce n'est plus comme ça... je ne sais pas comment mon garçon et ma fille vont être quand ils vont avoir 13 ans. On tente de les guider vers le meilleur chemin possible... et je me demande : « mon fils sera-t-il en prison, prendra-t-il des drogues ? » C'est quand je regarde la télé. Et je prie : ne laisse pas arriver tout ça à mes enfants ! »
“A child is a lot of work. Today, not so much because of the financial situation, but because of education in particular. Before, we used to think: no children, they cost too much! … Today, girls are already pregnant when they are 12 years old. Before, children used to play at that age. I can certainly say that I was a child. Today, it’s no longer like that… I don’t know how my son and my daughter are going to be when they reach 13. We try to guide them towards the best path possible… And I ask myself: “Is my son going to end up in jail, will he take drugs?” That’s when I watch television and I pray: Dear God, don’t let all this happen to my children!”
Et Andrea, mère de deux enfants, de compléter :
And Andrea, also a mother of two, adds:
« j'ai peur que quelqu'un puisse lui faire quelque chose. Il y a beaucoup de disparus... il y a beaucoup de disparus. J'ai très peur de ça ! J'utilise le portable comme radar pour lui. Toutes les heures, quand il sort, il doit m'appeler. Quand il sort de l'école : « je sors maintenant de l'école. » Il doit m'appeler ! Car je dois savoir où il est ! Je lutte beaucoup pour qu'il aille dans cette école. Je dépense beaucoup pour cette école. Que pour les transports, je dépense 200 Reais[4] par mois. Je ne veux pas que ce soit pour rien. Je veux qu'il soit un professionnel réussi ! »
“I’m scared someone is going to hurt him. Many children disappear… many disappear. I’m very scared of that happening! I use my cell phone as a radar to find him. Every hour, when he is out, he must call me. When he comes out of school: “I’m walking out of school now”. He must call me! Because I must know where he is! I struggle a lot for him to be able to attend that school. I spend a lot for that school. Just for transport, I spend 200 Reais[4] every month. I don’t want it to be for nothing. I want him to be a successful professional!”
Lorsque nous demandons aux mères comment elles envisagent l'avenir de leur enfant, nombreuses sont celles qui répondent par la crainte que le garçon ne devienne trafiquant de drogue et la fille mère à un jeune âge, et cela avant mêmede pouvoir énoncer un avenir moins anxiogène, voire prometteur pour leur enfant. Il leur est très souvent plus difficile de s'imaginer une vie future optimiste que de dépeindre un tableau trouble pour leur enfant. La rêverie « optimiste » se réduisant fréquemment à des signifiants ayant peu de consistance symbolique car se référant à des idéauxstéréotypés par les médias qui sont très souvent sans lien aucun avec la propre histoire familiale et environnementale (comme le métier de médecin ou d'avocat), elle semble biaisée très rapidement par des idées plus angoissantes et mortifères. Signe d'une condensation collective massive, les signifiants « trafiquant de drogue » et « mère adolescente »[5] marquent l'imaginaire de nombreuses mères vis-à-vis de leur enfant « vulnérable » et « influençable », lui laissant par là moins d'espace pour l'invention d'identifications plus souples.Dans ce contexte, la représentation du couple victime/bourreau qui semble destinée particulièrement aux jeunes des favelas, provoque chez de nombreuses femmes interrogées une peur magistrale à l'égard de l'avenir de leur enfant. Elles expliquent fréquemment que cette peur a pour elles comme conséquence première d'être très vigilantes et exigeantes concernant la planification des naissances. Elles affirment vouloir maîtriser leur vie de manière de plus en plus anticipée, ce qui implique en premier lieu leur contrôle reproductif. Par conséquent, l'enfant prend une place particulièrement importante pour elles : avant même que leur avenir familial et professionnel et celui de l'enfant ne puissent être planifiés, leur force reproductive devient un enjeu de risque majeur. Mais qu'en est-il de leur exigence de planification dans les faits réels ? La question de la planification rejoint-elle forcément la question du désir d'enfant ?
When we ask mothers how they envisage their children’s future, many reply that they fear that their sons will become drug traffickers and their daughters will fall pregnant at a young age; they say this even before envisaging a less stressful or even promising future for their children. It is very often more difficult for them to imagine an optimistic future for their children than to depict a dark one. Where optimistic daydreaming is very often reduced to signifiers with little symbolic substance, because they refer to ideals that have beenstereotyped by the media and that, very often, bear no relation to personal family and environmental history (such as the medical or legal profession), it appears diverted very rapidly by more harrowing and deadly ideas. As a sign of massive collective condensation, the signifiers ‘drug trafficker’ and ‘adolescent mother’[5] have put their mark on the imagination of many mothers vis-à-vis their “vulnerable” and “easily influenced” children, leaving them with less opportunities to invent more flexible identifications. In this context, the victim/torturer representation seemingly intended for the youth in favelas, was a subject of great fear among the many women interviewed about the future of their children. They often explain that this fear results in their being very vigilant and demanding as far as family planning is concerned. They declare that they want to control their lives in an increasingly anticipated manner, which firstly involves controlling reproduction. Consequently, children take a particularly important place for them: before their family and professional future and that of their child can be planned, their reproductive will becomes a major challenge. But what about their planning expectations in real life: Is the planning issue automatically linked to that of desiring to have a child?
La non planification des naissances chez les femmes dans les favelas
Unplanned Births among Women in Favelas
On observe une différence nette dans la manière dont les recherches s’interrogent sur la question du désir d’enfant en fonction de l’appartenance aux différentes classes socio-économiques. D'un côté, des débats actuels sur le désir d’enfant, en lien avec les moyens technologiques et les subjectivations contemporaines inédits (Gaille, 2011), semblent s’adresser avant tout aux femmes des classes sociales plus aisées. De l'autre, diverses études expliquent le désir d’enfant chez les femmes habitant des zones précaires, particulièrement pour les plus jeunes d'entre elles, par le fait qu'être mère leur procurerait un statut social, à défaut de pouvoir prétendre à ce statut par un emploi valorisant (Garcia, 2000 ; Letablier, 2012). De fait, les explications à l'égard du désir d’enfant chez les pauvres se limitent de manière simpliste à leurs contraintes socio-économiques et leur défaut de projet socio-professionnel, tandis qu'elles se singularisent chez les plus aisées de manière très variée. Cependant, une compréhension psychodynamique du désir nous permet de comprendre que ce projet conscient est parsemé de significations surgissant du désir inconscient (Abdel-Baki, 2004). Ce dernier n'appartient à aucune classe socio-économique spécifique mais est le propre de tout être humain. De ce fait, le projet conscient ne détermine pas à lui seul la naissance d'enfant qui peut être complètement inattendue ou bien ne pas aboutir malgré un fonctionnement physiologique sans faille. Derrière l’effet de surprise, comme le montre l’oubli de l'utilisation de la pilule[6], peut se cacher l’expression du désir. La plupart des femmes interrogées affirme que la maternité non planifiée doit être évitée, car elle rend la vie familiale et amoureuse plus précaire, l'accès au monde du travail plus laborieux et fragile, et la construction d'avenir des enfants plus incertain. Malgré une pleine conscience de nécessité de planification, renforcée par la crainte qu'induit une naissance « accidentelle » en termes de difficultés socio-économiques supplémentaires, la grande majorité des mères interrogées dit avoir eu sa grossesse de manière imprévue (Coelho, 2012)[7].Pourtant, ces grossesses non planifiées ne signifient pas obligatoirement qu'elles n'ont pas été désirées. Andrea, mère de trois enfants, en témoigne :
We can observe a net difference in the way researchers question the issue of wanting a child depending on the socioeconomic class of interviewees. On the one hand, current debates on the issue of desiring to have a child, in relation to technological means and original contemporary subjectifications (Gaille, 2011), seem to be addressed above all to the women of the economically well-off social classes. On the other, various studies explain the desire for a child among women living in informal settlements – younger women in particular – by the fact that being a mother would give them social status, since they cannot claim such a status through a fulfilling job (Garcia, 2000; Letablier, 2012). As such, explanations as regards wanting a child among the poor are, in a simplistic way, limited to their socioeconomic constraints and their lack of socio-professional plan, while they are more marked out and varied among the well-off. However, understanding the desire for a child from a psychodynamic point of view, leads us to understand that this conscious plan is riddled with meanings emanating from unconscious desire (Abdel-Baki, 2004). The latter is not part of any specific socio-economic class but is peculiar to all human beings. Thereby, a conscious plan does not determine on its own the birth of a child that can be completely unexpected or fail despite a faultless physiological system. A surprise effect (e.g. when one forgets to use the pill[6]), can be underlain by an expression of desire. Most women interviewed declare that unplanned maternity must be avoided, in that it makes one’s family and love life more precarious, access to jobs more difficult as well as fragile, and the construction of a future for children more uncertain. Despite the fact that they are fully aware of the need to plan, reinforced by the fear of an accidental birth in terms of additional socioeconomic difficulties, most of the mothers interviewed declared that their pregnancy was unexpected (Coelho, 2012)[7]. Yet, unplanned pregnancies do not necessarily mean that they were not desired. Andrea, mother of three, testifies in this regard:
« aucune des trois grossesses n'a été planifiée. J'étais très angoissée quand je l'ai su pour la première fois (elle soupire) […] j'avais 17 ans, très angoissée, sans travail, comment élever un enfant sans travailler ? (silence)... et les deux autres grossesses sont arrivées, elles n'étaient pas désirées non plus... c'était des accidents, je ne me protégeais pas avec la pilule, ni avec des préservatifs... je savais qu'il y avait ce risque (elle rigole), mais je l'ai oublié parfois, et je ne prenais pas la pilule […] et quand j'ai vu mon fils tout de suite après l'accouchement, ah, c'était une très belle sensation, très belle... c'était très beau. Pareil pour les trois […] ce sont eux sur terre et Dieu au ciel, très bon ! »
“None of my three pregnancies was planned. I was very anxious when I learned about the first one (she sighs) […] I was 17 years old, very anxious, jobless; how can one bring up a child if one does not have a job? (She keeps silent)… And after that I became pregnant twice more, these pregnancies were not wanted either… they were accidents; I was not using the pill or condoms as protection… I knew there was that risk (she laughs), but sometimes I forgot about it, and I was not on the pill […] and when I saw my son immediately after the delivery, well, it was a very beautiful sensation, very beautiful… it was very beautiful. The same for the three of them […] they are on Earth and God is in Heaven, as it should be!”
De nombreuses mères interrogées se souviennent de moments de grande angoisse et de désespoir lors de la découverte de leur grossesse[8]. Et cela d'autant plus qu'elles se sont séparées, pour une grande majorité d'entre elles, du futur père de l'enfant soit pendant la grossesse, soit après l'accouchement. En effet, très peu de femmes interrogées vivent encore avec le père du premier enfant, et beaucoup d'entre elles vivent soit sans mari, soit avec un compagnon qui n'est pas le père des enfants, ou qui est le père seulement de l'un des enfants. Nonobstant, ces premiers « chocs » lors de la découverte de la grossesse se transforment souvent, si ce n'est pendant la grossesse au plus tard après l'accouchement, en une joie à peine dissimulée. Ainsi, très peu de femmes interrogées affirment que l'enfant n'a pas été désiré après sa naissance. Il faut savoir que les dispensaires médicaux présents dans les deux favelas proposent systématiquement un moyen de contraception aux femmes (sous forme orale ou d'injection). Toutes les femmes interrogées confirment avoir eu connaissance et un accès gratuit aux moyens de contraception. Malgré la prégnance de la nécessité de maîtrise dans leur discours, lequel décrit fréquemment la naissance non planifiée en termes d'accident et d'imprudence, de nombreuses femmes finissent par évoquer, de manière plus ou moins claire, l'implication de leur désir inconscient dans ce qui a pu leur arriver. De fait, le désir d'enfant semble avoir échappé à leur volonté de contrôle qu'impose le discours social dominant. Parmi de nombreuses femmes interrogées, nous constatons un écart important entre leur exigence de correspondre à la femme dite « moderne », qui se doit de se maîtriser constamment afin de réussir son parcours planifié, et leurs actes « non contrôlés » qui semblent répondre à une logique différente.
Many interviewed mothers remember feeling fear and despair when they discovered their pregnancy[8], all the more since the majority of them left the future father either during the pregnancy, or after the delivery. Indeed, very few of the women interviewed still live with the father of the first child, and many of them either live without a husband, or live with a companion who is not the father of the children, or who is the father of only one of the children. Nevertheless, the first shock of discovering a pregnancy is often transformed – if not during the pregnancy, after delivery at the latest – into utter delight. As such, very few of the women interviewed declared that a child was not wanted after birth. It must be pointed out that the community health care centres in the two favelas systematically offer contraceptive methods to women (given orally or by injection). All the women interviewed confirm that they were aware of and had free access to contraceptive means. Despite the resonance of the need for control in their discourse, which often describes unplanned births in terms of accidents and foolishness, many women end up bringing up, more or less clearly, the fact that some unconscious desire of theirs was involved in what happened to them. In effect, desiring to have a child seems to have escaped their will to control, as imposed by the dominant social discourse. Among the many women interviewed, we find an important gap between the fact that they insist on matching the so-called “modern” woman, who has to control herself constantly so as to fulfil her planned career, and their uncontrolled actions that seem to meet a different logic.
L'ambivalence maternelle
Maternal Ambivalence
En nous appuyant sur l'enseignement de Lacan, nous constatons que la naissance de l'enfant répond pour certaines femmes interrogées au désir, plus ou moins inconscient, de se séparer davantage, à travers leur enfant, de leur propre mère. Amanda, qui a eu son premier enfant à l'âge de 19 ans, illustre cela à travers ses propos :
By relying on Lacan’s teachings, we find that the birth of a child, for some of the women interviewed, meets a more or less unconscious desire to part more – through their child – from their own mother. Amanda, who had her first child at 19, illustrates this when she says:
« j'ai commencé à vouloir un enfant quand j'étais ado, car j'étais très enfermée. Ma mère ne me laissait pas sortir. Le premier désir qui m'est venu quand j'étais ado, comme femme, c'était de devenir mère... pour pouvoir me libérer du fait de ne plus être commandée par personne. La première chose qui m'est venu, ça a été de faire l'amour et de tomber enceinte pour être libre. Sortir de la maison ! Il y avait seulement mon fils et moi... c'est cela le désir délicieux, un très bon désir ! »
“I started wanting a child when I was adolescent, for I was often locked up. My mother did not let me go out. The first desire I had when I was adolescent, as a woman, was to be a mother… so as to be able to free myself from being ordered around. The first thing that came to mind was to make love and fall pregnant in order to be free. Getting out of the house! There was only my son and I… that’s a delightful desire, a very good desire!”
Rosa, de son côté, révèle son désir de séparation de manière plus implicite :
Rosa, as to her, reveals her desire for separation more implicitly:
« mes deux premières grossesses n'étaient pas prévues... Quand j'ai vu mon fils pour la première fois, c'était très émouvant. J'ai pleuré quand je l'ai vu sortir de moi. C'était une césarienne comme pour ma fille. A l'accouchement de ma fille, je dormais et quand je me suis réveillée, j'ai vu d'abord ma mère et ma tante. A l'accouchement de mon fils, non. Je l'ai vu tout de suite. Quand on m'a amenée dans la salle dans laquelle on l'avait laissé, je suis tombée dans les pommes. J'ai pu le voir que le lendemain. Je me suis levée toute seule, je me suis lavée toute seule. Toute seule ! Je ne dépendais plus de personne pour me lever. Pas comme après le premier accouchement où c'était ma mère qui a dû m'aider... quand on est mère, on a plus d'expérience par rapport au monde et l'extérieur. Quelque chose que je n'avais pas avant. C'était très facile pour moi. J'avais toujours tout. Ma mère me donnait tout ce que je voulais. Je lui disais : « je veux ça ! » et elle me répondait : « alors prends-le ! » Je n'avais pas besoin de travailler pour l'avoir... »
“My two first pregnancies were not planned… When I saw my son for the first time, I was very moved. I cried when I saw him coming out of me. I had to have a Caesarean, just like when I had my daughter. When I gave birth to her, I was sleeping and when I woke up, I first saw my mother and my aunt. When I gave birth to my son, it was not like that. I saw him straight away. When I was brought into the room where they’d left him, I fainted. I was only able to see him the following day. I got out of bed all on my own; I bathed all on my own. All on my own! I no longer depended on anyone to get out of bed. Not like after the first delivery when my mother had to help me… when you’re a mother, you have more experience in relation to the world and outside. That’s something I didn’t have before. It was very easy for me. I always had everything. My mother gave me everything I wanted. If I said to her: “I want that!”, then she replied “Then take it!” I didn’t have to work to get it…”
Cette tentative de séparation paraît à la fois avortée et réussie : réussie car, en ayant un enfant, elles se hissent au rang de mère et ne sont plus uniquement filles de leurs mères. Ainsi, certaines femmes disent avoir eu plus de liberté une fois leurs propres mères devenues grand-mères, lesquelles s'occupaient dès lors davantage de leurs petits-enfants que de leurs filles. Avortées, car elles doivent souvent assurer des horaires de travail en dehors des horaires d’école de leurs enfants. Elles sollicitent alors très fréquemment l’aide de leurs propres mères pou garder leurs enfants. Elles continuent souvent de vivre avec leurs mères dont elles dépendent dans de nombreux cas matériellement. Sandra, mère d'un garçon, fait part de ses difficultés :
This separation attempt appears successful but failed at the same time: successful in that, by having one child, these women rise to the rank of mother and are no longer just daughters to their own mothers. As a result, some women say that they had more freedom once their own mothers became grandmothers, the latter focusing more on their grandchildren than their daughters; failed in that they must often work outside school hours, thereby ending up very often asking their mother to help look after her children. They often continue to live with their mother on whom they depend materially in many instances. Sandra, who has a boy, shares her difficulties:
« je ne veux plus avoir d'enfant car il faut avoir un emploi stable et une maison ! Je n'ai pas de travail. C'est difficile d'être mère... pas à cause de l'enfant mais parce qu'il faut travailler. Sinon on reste dépendante du père et de la mère... ce n'est pas bien ! Avec un enfant, ça va encore. Mais avec deux, ce n'est pas possible ! Mais je ne sais pas, je ne peux pas prévoir... c'est différent de ne plus vivre chez sa mère. Elle ne me commande plus, et je peux faire ce que je veux. (Elle hausse la voix) je me lève quand je veux. »
“I no longer want children because one must have a stable job and a house! I don’t have a job. It’s difficult to be a mother… not because of the child but because one has to work. Otherwise one remains dependent on the father and the mother… that’s not good! With one child, it’s still ok. But with two, it’s not possible! But I don’t know, I can’t anticipate… it’s different not to live at one’s mothers’ place anymore. She no longer orders me around, and I can do what I want. (She raises her voice) I wake up when I want.”
Cette relation ambivalente de dépendance et de volonté de séparation vis-àvis de la mère semble se perpétuer d’une génération à l’autre (Thurler, 2009). Cette répétition transgénérationnelle est marquée d’une importante présence maternelle et d’une fréquente absence parternelle[9]. Le discours des mères et de leurs propres mères concernant la grossesse imprévue est souvent parsemé de significations ambiguës : d'une part, ce discours réprouve la naissance d'enfant non planifiée, de l'autre, il laisse, dans de très nombreux témoignages, une place ouverte à l'accueil de la naissance, l'acceptant voire exprimant une certaine joie qui laisse souvent peu de doute sur le désir inconscient qui habite souvent aussi bien la future mère que la future grand-mère. Toutefois, il est important de souligner le taux d'avortement important au Brésil, lequel dépasse celui observé en France[10]. L'enfant semble par excellence l'objet ambivalent de la mort et de la vie : il est à la fois l'objet idéalisé renvoyant à l'innocence et à la tendresse, et l'objet craint et incontrôlable, susceptible de désobéir et d'emprunter des chemins dangereux. « Enfant roi » d'une part, si on tient compte des sommes importantes dépensées par les mères interrogées pour ses jouets et ses loisirs,il est également « enfant parasite » qui, de par sa vie pulsionnelle jamais entièrement contrôlable (Coradini, 2012), peut contrarier, voire menacer de nombreux adultes. Il est aussi « enfant travailleur » voire « enfant esclave », car malgré des efforts importants réalisés par le gouvernement brésilien depuis de nombreuses années en termes de lutte contre le travail infantile, de nombreux mineurs sont contraints encore aujourd'hui au travail forcé (IBGE, 2010). Enfin, l'enfant au Brésil est parfois également une marchandise, si nous tenons compte du trafic d'enfants à l'intérieur des frontières et vers l'extérieur du pays (Soares, 2009). De par des pressions socio-économiques particulièrement tendues, cette ambivalence nous semble particulièrement exacerbée dans les favelas du sud de la ville de Rio de Janeiro (Ost, 2013).L'intrication de la peur de la mise au monde imprévue (à travers les grossesses non planifiées) avec la crainte de la mise à mort probable (à travers le trafic de drogues et les violences) dans le discours des mères est, à plusieurs égards, significative. Elle pourrait révéler dans les zones urbaines précarisées une problématique importante du discours social dominant qui, en prônant la planification de la vie, renforce davantage le sentiment d'imprévisibilité, ce qui mènerait paradoxalement à des imaginations mortifères prévisibles. Il faut souligner que les femmes interrogées, dans leur grande majorité, n'ont pas d'expériences directes avec le trafic de drogues et d'autres formes de crime organisé. Ainsi, selon leurs témoignages, ces craintes ne sont pas véritablement basées sur leur propre vécu, mais davantage sur le discours médiatique et leur imaginaire.
This ambivalent relationship of dependency and desire to part, vis-à-vis the mother, seems to be carried on from one generation to the next (Thurler, 2009). This transgenerational repetition is characterised by an important maternal presence, and a frequent paternal absence[9]. The discourse held by mothers and grandmothers concerning unplanned pregnancies, is often riddled with ambiguous meanings: on the one hand, it disapproves of the birth of an unplanned child; on the other, according to many testimonies, it leaves a door open to welcome the new arrival and accept it, even by expressing the kind of joy that leaves little doubt as to the unconscious desire inhabiting the future mother as well as grandmother. Nonetheless, it is important to highlight the significant abortion rate in Brazil, which is higher than that found in France[10]. Children seem to be par excellence an ambivalent subject of life and death: it is an idealised subject in that it refers to innocence and tenderness, and at the same time is a subject that is feared and uncontrollable, likely to disobey and follow dangerous paths. They are “privileged children” on the one hand, when taking into account the significant sums of money spent by interviewed mothers on toys and leisure activities. They are also “parasitic children” who, because of their never fully controllable instinctual lives (Coradini, 2012), can annoy or even threaten many adults. They are also “working children” or even “slave children”, for despite the significant efforts carried out by the Brazilian government for many years already in fighting against child labour, many children are still being forced to work today (IBGE, 2010). Finally, children in Brazil are also sometimes commercial goods, when taking into account trafficking in children within and across national borders (Soares, 2009). Because of particularly strained socioeconomic relations, this ambivalence seems particularly exacerbated in the favelas located in the south of the city of Rio de Janeiro (Ost, 2013).The complexity underlying a mother’s fear of giving birth to an unplanned child and, in all likelihood, of putting that child to death through drug trafficking and violence, as found in their discourse, is significant in many respects. Indeed, in precarious urban areas, it could reveal an important problematic concerning the dominant social discourse which, by advocating family planning, actually reinforces the feeling of unpredictability, which would paradoxically lead to predictable deadly imagination. It must be pointed out that the majority of interviewed women do not have direct experience with drug trafficking and other forms of organised crime. As such, according to their testimonies, such fears are not really based on their own experience but, rather, on the discourse found in the media and on their imagination.
La mise en cause de l'impératif de contrôle
Questioning the Control Imperative
Constatant l'écart entre l'acte et le discours des mères interrogées, nous pouvons affirmer que l'appropriation par le sujet du discours social puissant, aussi omniprésent et adéquat qu'il puisse être, et cela d'autant plus lorsque la condition socio-économique l'oblige, ne détermine pas entièrement les actes du sujet. Au contraire, il peut impulser des effets contradictoires. Le témoignage de nombreuses mères semble indiquer que le désir d'enfant, plus ou moins inconscient, dépasse largement la logique de la construction consciente d'un projet de vie. Et non rares sont celles qui, malgré un projet de vie solide et bien construit, découvrent de manière complètement inattendue leur grossesse. Les termes d'« accident » et d'« erreur », répondant ici aux subjectivations disponibles dans une logique de planification, deviennent ainsi rapidement peu pertinents pour comprendre la logique inconsciente qui semble à l’œuvre lors de la conception de l'enfant. Par ailleurs, le taux d'avortement non négligeable ne peut pas rendre plus pertinents ces termes. Il montre, tout au juste, que les politiques sociales, de santé, et de l'éducation publique, de mauvaise qualité, exposent de nombreuses femmes, plus particulièrement les plus jeunes d'entre elles, à des difficultés socio-économiques importantes. Non seulement leur situation socio-économique est fragile, mais l'interdiction de l'avortement provoque, de surcroît, chez des femmes habitantes des favelas des complications médicales majeures dues aux moyens et aux conditions d'avortement dangereux (Ramos, 1991). Mais rendant compte bien plus qu'une décision consciente répondant aux conditions socio-économiques difficiles, l'avortement peut révéler, autant que la grossesse non planifiée, un acte plus ou moins indomptable, pouvant renvoyer les femmes, entre autres, à une relation ambivalente avec leur propre mère. Le désir d'enfant, impliquant d'abord l'identification à la mère (Zalcberg, 2003), est lié pour certaines femmes interrogées au désir inconscient de la mise à mort fantasmatique du père qui s'est distingué, très souvent, bien plus par son absence que par sa présence. La future mère risque souvent de reproduire, à son insu, ce scénario avec le futur père de son enfant, le laissant s'installer dans la place d'absent qu'occupait auparavant son propre père (Pommier, 2013). Vania, mère d'une fille, en témoigne :
Finding a gap between the actions and discourse of interviewed mothers, we can assert that when a subject appropriates that powerful, omnipresent and adequate social discourse, all the more since socioeconomic conditions require it, this discourse does not fully determine that subject’s actions. On the contrary, it can provoke conflicting effects. The testimony of many mothers seems to indicate that the more or less unconscious desire for children outweighs by far any logic underlying the conscious building of a life plan. It is not rare to find that those with a solid and well-built life plan discover their pregnancy completely unexpectedly. The expressions “accident” and “mistake”, describing available subjectifications in a planning logic, soon become barely relevant in understanding the unconscious logic seemingly at work during conception. Moreover, the non-negligible abortion rate cannot make these expressions more relevant; it just shows that badly thought-out social, health and public education policies, lay many women – the younger ones in particular – open to significant socioeconomic difficulties. Not only is their socioeconomic situation fragile, but the fact that abortion is prohibited further provokes major medical complications, among women living in favelas, due to dangerous abortion means and conditions (Ramos, 1991). Accounting for far more than a conscious decision fulfilling difficult socioeconomic conditions, abortion can reveal, as much as unplanned pregnancies do, a more or less uncontrollable action that can bring women to develop an ambivalent relationship with their own mother, among other things. Desiring to have a child, which first of all implies identification for the mother (Zalcberg, 2003) is, for some of the women interviewed, linked to the unconscious phantasy to see the father dead, he who very often distinguished himself more by his absence than his presence. The future mother often runs the risk of reproducing, unknowingly, this scenario with the future father of her child, letting him replace her own father who was also absent (Pommier, 2013). Vania, who has a daughter, testifies to this:
« la grossesse n'était pas planifiée, on était déjà séparés, et c'est arrivé... le fait d'être mère, ça m'a totalement transformée... être mère, ce n'est certainement pas être au paradis (elle rigole). Je n'ai jamais désiré avoir des enfants. Je n'ai jamais eu ce sentiment en moi. Je n'ai pas cette chose maternelle en moi. C'est quelque chose que j'ai acquis après, mais je ne l'avais pas avant... Son enfance sera un peu comme la mienne à cause de l'absence du père. Mon père était absent aussi. Il est parti quand j'avais deux ans. Je n'avais pas beaucoup de contact avec mon père. Et elle non plus. Il joue un peu avec elle et repart aussitôt. C'était pareil avec mon père. Je le voyais très peu. On n'a plus de contact aujourd'hui... J'ai perdu le désir d'être dans une relation amoureuse. Je ne sens plus rien, rien, rien ! C'est à cause de son père. Il m'a beaucoup déçue... [...] je crois que je voulais avoir un enfant. Je crois que oui. Encore plus parce que je n'étais plus avec son père. On couchait juste ensemble. Et c'est à ce moment que je suis tombée enceinte. On n'était plus ensemble. »
“The pregnancy was not planned, we had already parted, and it happened… being a mother transformed me completely… being a mother is definitely not a tea party (she laughs). I never wanted to have children. I never had that feeling in me. I don’t have that maternal thing in me. It’s something I acquired afterwards, but I didn’t have it before… Her childhood will be a bit like mine because of her father’s absence. My father was also absent. He left when I was two years old. I didn’t have much contact with my father. And neither does my daughter with hers. He spends a bit of time with her then leaves straight away. It was the same with my father. I saw very little of him. We are no longer in contact today… I lost the desire to be in a relationship and in love. I don’t feel anything anymore, nothing, nothing! It’s because of her father. I’ve been very disappointed by him… […] I think I wanted to have a child. I think so. More so because I was no longer with her father. All we did was to sleep together. And that’s when I felt pregnant. We were no longer together.”
Presque toutes les femmes interrogées, qu'elles soient mères ou non, rendent comptent d'une identité forte autour de la figure de la mère. Pour la plupart d'entre elles, seule une femme qui aura un jour son enfant, pourra se considérer comme « complète ». A cet impératif identitaire, qui existe depuis toujours et dans toute société, se juxtapose de plus en plus d'autres subjectivités plus ou moins émancipatrices. Le discours médiatique dominant crée, à côté de l'impératif du contrôle reproductif, d'autres impératifs propres à la construction des corps des femmes (Vione Schwengber, 2007). Les idéaux multiples liant la mère aimante, à la femme professionnelle performante et autonome, et à la femme sensuelle et sexuelle, exposés dans les médias comme indispensables à toute vie heureuse et accomplie, semblent complètement inaccessibles aux femmes interrogées. Nous constatons alors que leurs identités se disent dans un premier temps à travers la face négative de ces idéaux imposés, avant qu'elles ne puissent se dire en termes de subjectivités plus singulières et nuancées. Leila explique :
Almost all the women interviewed, whether or not they are mothers, describe the mother figure as a strong identity. For most, only a woman who has had a child can consider herself “fulfilled”. In addition to this identity imperative which has always existed in every society, one finds an increasing number of other more or less liberating subjectivities. The dominant media discourse, besides the reproduction control imperative, creates other imperatives peculiar to the way women’s bodies are built (Vione Schwengber, 2007). The many ideals liking the loving mother to the successful and autonomous professional woman, and to the sensual and sexual woman, which is set out in the media as being indispensable to any happy and fulfilled life, seems completely out of reach to the women interviewed. We then find that their identities are at first described through the negative facet of these imposed ideals, before being described in terms of more unique and nuanced subjectivities. Leila explains:
« j'aurais voulu ne pas avoir d'enfant. J'aurais voulu me marier et avoir une structure stable. Connaître la bonne personne pour pouvoir me dire : « tout va bien ! » Pour avoir une structure. Pour avoir un enfant, tout doit être planifié. »
“I would have liked not to have a child. I would have liked to get married and have a stable set-up, to know the right person so as to be able to tell myself: “Everything is ok!”, to have a means of support. To have a child, everything must be planned.”
Et Valeria, qui a eu son premier enfant à 20 ans, de compléter :
Valeria, who had her first child at the age of 20, added:
« ma fille qui a déjà 14 ans, elle a déjà un amoureux. Mais je lui dis de ne pas refaire l'erreur que j'ai commise. D'être enceinte jeune. Étudier, pas tomber enceinte jeune ! ... Je ne regrette pas de l'avoir eue, mais c'était une erreur. Je ne pouvais plus faire d'études, plus rien ! Tout a changé. »
“My daughter, who is already 14 years old, already has a lover. And I tell her not to make the same mistake as me, which is to fall pregnant young. When you’re young, you need to study, not to fall pregnant! … I don’t regret having given birth to her, but it was a mistake. I couldn’t study anymore, nothing! Everything changed.”
Ces énoncés négatifs, relatifs à la peur maternelle que la fille ne devienne mère à un jeune âge, forgent paradoxalement des identités consistantes. Ainsi, l'énonciation maternelle répétitive « je ne veux pas qu'elle tombe enceinte jeune et sans avoir auparavant réussi dans sa vie ! » peut induire chez sa fille, à son insu, une construction solide basée sur cette injonction négative, la poussant à exécuter le contraire de ce que sa mère lui ordonne. Ces constructions négatives, énoncées par de nombreuses femmes en réponse aux discours dominants qui se rapportent à la maîtrise du parcours professionnel et familial, ne peuvent pas être comprises uniquement sous un angle dévalorisant. Car elles révèlent des formes de subjectivation résistantes. Ainsi, dans le contexte des grossesses non planifiées, les femmes affirmant qu'« il faut tout planifier aujourd'hui, mais je suis tombée enceinte sans l'avoir planifié », tout en se basant sur l'injonction dominante de planification, indiquent qu'elles lui ont échappé (plus ou moins inconsciemment). Comme déjà mentionné, le témoignage de nombreuses femmes dépeint une grande ambivalence entre la réprobation explicite à l'égard de la non planification des naissances, et la légitimité de son non respect plus ou moins assumée. Cette ambivalence permet d'illustrer pleinement les limites d'effectivité auxquelles tout discours, aussi soutenu et vulgarisé qu'il puisse être, doit se heurter. Elle témoigne de la multiplicité d'identités possibles au sein des classes populaires, oscillant entre des discours sociaux largement relayés par les médias et des discours propres aux histoires individuelles et collectives singulières (Vaitsman, 1997).
These negative utterances, which relate to a mother’s fear of seeing her own daughter becoming a mother at a young age, paradoxically create consistent identities. Indeed, mothers repeating “I don’t want her to fall pregnant while she is young and has not first succeeded in life!” can result, concerning their daughters and without the latter’s knowledge, in a solid construction based on this negative utterance, leading daughters to execute the contrary of what their mothers order them to do. These negative constructions, uttered by many women in response to the dominant discourse about having control over one’s professional and family path, cannot be only understood in terms of this rather damaging perspective. Indeed, they reveal resisting forms of subjectification. As such, in the unplanned pregnancy context, women declaring: “today one must plan everything, but I did fall pregnant unexpectedly”, while relying on the dominant planning discourse, indicate that they evaded it more or less unconsciously. As already mentioned, the testimony of many women depicts great ambivalence between explicit disapproval towards unplanned births, and the more or less assumed legitimacy of failed planning. Such ambivalence makes it possible to fully illustrate the limitations of the effectiveness which any sustained and popularised discourse must come against. It testifies to the multiplicity of possible identities within popular classes, oscillating between social discourses widely relayed by the media, and discourses peculiar to unique individual and collective histories (Vaitsman, 1997).
La maîtrise du contrôle
Mastering Control
La « perte du contrôle » propre au discours des mères concernant leur non planification de grossesse contraste de manière significative avec le « maintien du contrôle » propre au discours des femmes sans enfant. Les femmes sans enfant se considèrent davantage que les mères comme femmes « réussies », car elles s'engagent plus fréquemment dans des formations professionnelles valorisantes. Elles expliquent très souvent leur fierté par le fait d'avoir su se maîtriser. Selon elles, le regard social du quartier valorise aujourd'hui davantage une femme « réussie », même si sans enfant, qu'une mère sans perspective professionnelle. Dans certains témoignages, le fait d'avoir plusieurs enfants, plus particulièrement quand il s'agit de jeunes mères, s'associe à l'image de lafemme sans retenue sexuelle, voire à la prostituée. Julia, mère d'une fille, explique :
The “loss of control”, characteristic of a mother’s discourse concerning unplanned pregnancies, is in sharp contrast with the discourse of women without children which is characterised by “upholding control”. Women without children consider themselves as “successful” women more often than those with, in that they engage more frequently in worthwhile professional training. They are very proud of the fact that they knew how to control themselves. From a social point of view, according to them, people in their suburb today give more weight to a “successful” woman, even if she does not have a child, than to a mother with no professional prospect. Some testimonies point out that when women have several children, young mothers in particular, it is associated with the image of the woman with no sexual restraint, or even the prostitute. Julia, who has a daughter, explains:
« c'est difficile qu'une femme se respecte ici. Elle fait beaucoup de bêtises. C'est tout ! Elle ne se valorise plus. Certaines en tout cas. Et à cause de celles-là, les autres femmes trinquent. Les femmes qui couchent avec les hommes, qui mettent des jupes hyper courtes. A cause de celles-là, les autres trinquent. Celles qui sont dépravées, qui disent des conneries dans la rue, qui insultent tout le monde... Ce n'est pas juste parce qu'on est mère qu'on est valorisée. La mère doit se valoriser, mais il y a beaucoup de mères qui ne se valorisent pas. Une mère qui se prostitue plus ou moins. Qui est une heure avec l'un et l'autre heure avec un autre. Il y en a beaucoup comme ça. Et les enfants ne savent pas qui est l'amant de leurs mères...On ne fait attention que quand on est plus grand. La seule chose qui compte à cet âge, c'est la rue. Il n'y a pas beaucoup de responsabilité. »
“It is difficult for a woman to respect herself here. She does a lot of silly things. That’s all! She no longer sees worth in herself. For some women in any case. And because of these women, the other women pay the price. Women who sleep with men, who wear very short skirts. Because of them, the others get the rap for it. Those who are depraved, who say stupid things in the street, who insult everybody… It’s not because one is a mother that one’s standing is increased. The mother must improve herself, but many don’t. A mother who prostitutes herself more or less; who spends an hour with one man and the next hour with another. There are many women like that. And the children don’t know who their mothers’ lovers are… They only pay attention when they are older. The only thing that counts at that age is the street. They have very little responsibility.”
La femme sans enfant, plus particulièrement quand elle a un certain âge, semble renvoyer davantage à l'image d'une confidente digne de confiance et de respect. Car contrairement à la mère qui a eu de nombreux enfants, elle est supposée avoir su se contrôler. Sylvia, mère de deux enfants, raconte :
It seems that a woman without a child, especially when she is of a certain age, projects the image of a confidante worthy of trust and respect, for unlike a mother with many children, she supposedly knew how to control herself. Sylvia, who has two children, explains:
« Ici dans le quartier, on juge le comportement avant tout. Si la fille travaille, va à l'école, reste à la maison... celle-là, oui, elle est bonne à marier avec ton fils. C'est une fille correcte. Et une fille qui traîne dans la rue, qui ne veut pas aller à l'école, qui n'a pas une bonne conduite, on la voit comme rien. Et quand elle aura un enfant, on lui dira : attention avec ton petit ! La mère ne fait pas attention, elle laisse son enfant tout seul. C'est cela que pensent les gens ici, tous ! Les femmes ici... une femme qui n'a pas d'enfant à 40 ans, mais qui se comporte bien, c'est une personne qui est bonne à marier. Qu'on aime inviter aux fêtes chez soi. »
Here in the suburb, people judge others’ behaviour above all. If a girl works, goes to school, stays at home… then she is good enough to marry your own son. She is a proper girl. But a girl who hangs about the streets, who does not want to go to school, who does not behave properly, she is perceived as nothing. And when she’ll have a child, people will tell her: Watch out for your child! The mother does not watch out, she leaves her child all alone. That’s what people think here, all of them! Women here… a woman who does not have children at 40, but who behaves properly, is good for marriage; and people like to invite women like that at parties.”
Et cela, malgré le fait que la grande majorité des femmes interrogées, qu'elles soient mères ou non, confirme avoir comme un des idéaux principaux la maternité. Pour les femmes sans enfant, le contrôle de soi constant ne va pas sans la crainte que les émois amoureux ou sexuels puissent provoquer une naissance imprévue, alors qu'elles prennent un moyen de contraception. Ainsi, toute femme semble obligée aujourd'hui de disposer de son propre corps en tant qu' « organe de contrôle reproductif et sexuel » ; là où autrefois, son corps semblait davantage contrôlé, du moins de manière plus explicite, par des instances extérieures (famille, église, entourage)[11]. Cet auto-contrôle pourra amener certaines femmes à ne pas avoir d'enfant du tout. Car contrairement aux femmes issues des milieux socio-économiques aisés, elles doivent très souvent choisir, de manière bien plus radicale, entre un projet et une carrière professionnels, et une naissance d'enfant. La grande majorité fait part de son désir d'enfant, ce qui rend la volonté de maîtrise, qui ne peut tolérer aucune erreur (inconsciente) possible, d'autant plus exigeante. Même si elles prennent toutes un moyen de contraception, de nombreuses femmes disent avoir peur que la grossesse ne puisse advenir par inadvertance. Certaines affirment « oublier » de prendre la pilule de temps en temps. Ainsi, il s'agit ici moins de l'absence de « norme contraceptive » (Bajos, 2002) que d'un acte plus ou moins inconscient de prise de risque de grossesse. Toutes les femmes interrogées ont parfaitement intégré les impératifs de planification. Et la conscience du fait que la naissance non planifiée provoque indubitablement des difficultés majeures, voire incompatibles avec une activité professionnelle exigeante, est sans doute plus présente chez les femmes habitantes des favelas que chez les femmes de la classe moyenne ou supérieure. Car à l'inverse des femmes plus aisées, elles doivent très souvent interrompre leur scolarité ou leur formation professionnelle entamée, et se consacrer principalement à l'éducation de leur enfant, tout en occupant un travail peu gratifiant et mal rémunéré (Bozon, 2005). De manière générale, elles font part d'une nécessité grandissante à planifier la venue d'enfant, en l'englobant dans un projet de vie plus large. Emma, qui n'a pas d'enfant à 21 ans, raconte :
And this, despite the fact that the great majority of women interviewed, whether or not they are mothers, confirm that one of the main ideals is maternity. For women without children, constant self-control still bring fears that romantic or sexual excitement will provoke an unplanned birth, even though they protect themselves with contraceptives. As such, today, any woman seems compelled to use her own body as an “organ of reproductive and sexual control”; whereas in the past, her body seemed more controlled, or at least more explicitly, by external forces (family, church, circle)[11]. Self-control brings some women to have no children at all, for unlike women from well-off socioeconomic environments, they must very often choose, more radically, between a professional career and a child. The great majority tell us about their desire for a child, which makes the will to control, that cannot tolerate any (unconscious) mistake, all the more demanding. Even if all of them use contraceptives, many say they fear that pregnancy will happen inadvertently. Some declare that they “forget” to take the pill from time to time. In this case, this concerns less the absence of contraceptive standard (Bajos, 2002) than a more or less unconscious act of pregnancy risk-taking. All the women interviewed have assimilated planning imperatives perfectly. And being aware that an unplanned birth indubitably provokes major difficulties, or can even be incompatible with a demanding professional activity, is undoubtedly found more among women residing in favelas than among women from the middle or upper classes. For unlike more well-off women, they must very often interrupt their schooling or vocational training, and devote themselves mainly to their child’s education, while working in a job which offers little reward and is badly remunerated (Bozon, 2005). Generally speaking, they tell us about the growing need for planning the arrival of a child, by including it in a wider life project. Emma who, at 21 does not have children, elaborates:
« je veux avoir un enfant quand j'aurai terminé mes études. Il faut faire tout correctement avant d'avoir un enfant. Je veux avoir une stabilité et pas faire comme les autres qui ont des enfants à l'âge de 13 ans... on m'a élevée de la manière suivante : d'abord avoir un travail, ensuite sa propre maison, et ensuite un homme correct. Pour se marier avec, avant d'avoir un enfant. Il faut avoir une vie avant ! »
“I want to have a child when I finish my studies. One must do everything right before having a child. I want stability and not do like the others who have children at 13… I was brought up as follows: first get a job then your own house, and then find a decent man to marry him before having a child with him. One must have a life before that!”
On peut se demander si le respect de cette planification rigoureuse - d'abord un travail, ensuite une maison, ensuite un mari, et seulement après un enfant - qui est partagée par de nombreuses femmes interrogées, lui permettra d'avoir un enfant un jour, car les prix immobiliers excessifs à Rio de Janeiro (Denis, 2013), et les exigences du monde du travail de plus en plus contraignantes (Raza, 2013), rendent ce projet pour les femmes habitantes des favelas de moins en moins réalisable. Tandis que de nombreuses femmes de la classe moyenne ne rentrent que tardivement dans le processus de maternité, cela étant dû à leur projet professionnel prioritaire, la question pour une femme habitante d'une favela ayant des exigences professionnelles équivalentes aux leurs, se pose autrement : son désir de maternité, s'il existe, serait-t-il encore raisonnable ?
One can wonder whether observing this rigorous planning – first a job, then a house followed by a husband and only then a child – which is shared by many of the women interviewed, will allow Emma to have a child one day, because the high property prices found in Rio de Janeiro (Denis, 2013), and the increasingly restrictive requirements in the professional world (Raza, 2013), make this project for women living in favelas decreasingly feasible. Whereas many women from the middle class enter the maternity process much later in life, due to the fact that they give priority to their career, the question for a woman who resides in a favela and who has professional requirements equivalent to theirs, must be posed differently: would her desire for maternity, should it exist, still be reasonable?
Conclusion
Conclusion
Le contrôle de la vie urbaine et humaine avance à grande vitesse dans des lieux qui étaient autrefois peu « fréquentés » par les investisseurs économiques. La question de la planification familiale ayant été reléguée pendant de nombreuses décennies au domaine privé et religieux, les pouvoirs publics sont aujourd'hui de plus en plus engagés dans des programmes de planification généralisés (Eustaquio, 2006). Les favelas de Rio de Janeiro nous semblent, à cet égard, exemplaires. Elles représentent aujourd'hui un terrain privilégié pour toute spéculation immobilière et économique, et pour tout contrôle humain possible (Gomes, 2008). Ce contrôle des espaces « convoités » ne passe pas uniquement par l’utilisation de forces autoritaires[12], mais également par des dispositifs discursifs tels que le discours sur la planification, faisant écho ici au contrôle de la vie. Ce discours dominant prône l’autonomie et l’émancipation des citoyennes des favelas, leur imposant de s’auto-imposer un contrôle reproductif. Celui-ci semble avoir des effets très hétérogènes. Certaines femmes suivent cet impératif, non sans craindre à tout instant une perte totale de contrôle. D'autres semblent « sous contrôle », au point qu'elles risquent de ne jamais réaliser leur désir d'enfant. D'autres encore renoncent au contrôle avant même d'avoir pu s'y plier, répondant aux codes de contrôle de manière négative. Ainsi, l'impératif de la planification reproductive dans les favelas témoigne d'une violence singulièrement insidieuse, car le discours de la planification établit une équivalence quasi naturelle entre la non planification et le non désir. Une femme ne pourrait alors avoir désiré son enfant que si elle avait su contrôler sa venue. Alors que les femmes des classes moyennes et supérieures, supposées désirer l'enfant, sont appelées par de nombreux médias (Dimenstein, 2003) à « produire » davantage d'enfants[13], les femmes habitantes des favelas, sommées de contrôler le désir d'enfant en fonction de sa viabilité socio-économique, ne remplissent pas dans la plupart des cas les critères requis pour son autorisation. La découverte de la grossesse ne peut ainsi s'exprimer qu'à travers des sentiments de surprise et d'incontrôlé, certes légitimes à l'égard du dispositif d'auto-contrôle imposé, mais qui rend de fait la subjectivation du désir plus problématique. Si le désir d'enfant est assumé chez la plupart des femmes, si ce n'est pendant la grossesse au plus tard après l'accouchement, sa non planification induit très fréquemment des sentiments de culpabilité et d'échec importants. La morale de la planification vient à cet endroit se rajouter à la morale divine qui devait réguler le désir d'enfant dans le passé[14]. Les termes « accident » et « sacrifice maternel », fréquemment employés par les mères interrogées dans le même contexte, témoignent ici d'une ambivalence maternelle exacerbée : entre la vie et la mort, l'enfant occupe une place très paradoxale. La peur que leur enfant donne vie à un nouveau-né de manière soudaine et imprévue, se juxtaposant souvent à la crainte que leur enfant se donne la mort de manière prévisible (en entrant dans le trafic de drogues par exemple), l'enfant réveille des angoisses de mort et de vie particulièrement intenses dans l'économie psychique de nombreuses femmes (Leclerc, 1975). Malgré le fait que l'impératif de contrôle est subverti par la non planification effective de nombreuses femmes, résonnant ici directement avec leur désir inconscient, il induit néanmoins des angoisses et des ambivalences majeures à l'égard de leur enfant. Le discours social prônant l'auto-contrôle fragilise ainsi davantage le désir d'enfant des femmes vivant au sein de favelas que celui des femmes vivant dans des espaces résidentiels de Rio de Janeiro. Car contrairement aux femmes des classes moyennes et supérieures, elles doivent obéir simultanément à deux injonctions. D'un côté, l'impératif du contrôle explicitement autoritaire, à travers des violences sociales, policières et criminelles multiples, et un manque de stabilité financière et sécuritaire, rend la réalisation du désir d'enfant pour de nombreuses femmes souvent peu prévisible et peu plannifiable. De l'autre, l'impératif de l'auto-contrôle implicitement surmoïque, rend leur subjectivation désirante, dès qu'il s'agit de naissances non planifiées, de moins en moins acceptable et légitime. Par conséquent, le discours de planification, aussi bienveillant et émancipateur qu’il puisse paraître, ne fait que renforcer le clivage déjà difficilement franchissable entre les classes sociales favorisées et défavorisées. Malgré cela, les femmes des favelas ne semblent pas résister à l'affirmation de leur désir, aussi problématique et ambivalent qu'il puisse être.
Controlling urban and human life is moving forward very fast in areas where economic investors spent very little time before. Where the issue of family planning has been relegated to the private and religious domains over many decades, the public authorities are today increasingly engaged in generalised planning programmes (Eustaquio, 2006). In this regard, the favelas of Rio de Janeiro seem exemplary. Today they represent a privileged ground for real estate and economic speculation, and for any potential human control (Gomes, 2008). Controlling coveted spaces does not only go through the use of authoritarian measures[12], but also discursive systems such as the discourse on planning, thereby echoing control over life. This dominant discourse advocates the autonomy and emancipation of women living in favelas, requiring them to control their own reproduction. This seems to have very different effects on women. Some follow this imperative, fearing that they might completely lose control at any time. Others seem to be “under control”, to such an extent that they run the risk of never having a child even though they want one. Others still give up control even before managing to abide by it, responding to control codes negatively. As such, the imperative of planning reproduction in favelas shows a particularly insidious type of violence, in that the discourse on planning establishes a quasi-natural equivalence between non-planning and non-desire. A woman could then only have desired her child if she had known how to control the child’s arrival. Whereas women from the middle and upper classes, who are supposed to desire to have a child, are called upon by the media (Dimenstein, 2003) to produce more children[13], women living in the favelas, who are enjoined to control their desire for a child depending on socioeconomic viability, do not in most cases meet the criteria required for its authorisation. As such, discovering a pregnancy can only be expressed through feelings of surprise for what went uncontrolled, legitimate feelings to be sure as far as the imposed self-control system is concerned, but that actually make the subjectification of desire more problematic. If wanting a child is assumed among most women, if not during the pregnancy, then after delivery at the latest, its unplanned nature very often leads to major feelings of guilt and failure. The planning ethic meets here the divine ethic that was supposed to regulate wanting a child in the past[14]. The expressions “accident” and “maternal sacrifice”, which are frequently used by interviewed mothers in the same context, testify here to an exacerbated maternal ambivalence: between life and death, the child occupies a very paradoxical position. Fearing that their daughter gives birth suddenly and unexpectedly, is often juxtaposed with the fear that their children kill themselves in a way that was to be expected (e.g. by entering the drug trafficking world), the child awakes a particularly intense fear of life and death in the psychic economy of many women (Leclerc, 1975). Despite the fact that the control imperative is actually undermined by many women through unplanned births, which in this case resonates directly with their unconscious desire, it results nonetheless in major fears and ambivalences concerning their child. As such, the social discourse advocating self-control weakens the desire for children of women living in favelas, more than that of women living in the residential suburbs of Rio de Janeiro. For unlike women from the middle and upper classes, they must obey two discourses at the same time. On the one hand, the explicitly authoritarian control imperative, through many social, police and criminal acts of violence, and the lack of financial and security stability means that many women who want a child cannot predict or plan a pregnancy. On the other, the self-control imperative implicitly related to the superego makes their desiring subjectification decreasingly acceptable and legitimate, as soon as unplanned births are concerned. Consequently, all the seemingly benevolent and liberating planning discourse does, is to reinforce the gap which is already difficult to bridge between the privileged and underprivileged social classes. Despite this, the women who live in favelas do not seem to be resisting the assertion of their desire, however problematic and ambivalent it may be.
A propos de l'auteur : Rodrigo Drozak est doctorant en psychologie, Université Paris 13, Sorbonne Paris cité, UTRPP, Inserm U669, F-93430, Villetaneuse, France.
About the author : Rodrigo Drozak is PhD Candidate in psychology, Université Paris 13, Sorbonne Paris cité, UTRPP, Inserm U669, F-93430, Villetaneuse, France.
Pour citer cet article : Rodrigo Drozak « L'ambivalence du contrôle des naissances dans les favelas de Rio de Janeiro" justice spatiale | spatial justice, n° 8 juillet 2015, http://www.jssj.org/
To quote this article: Rodrigo Drozak, « Ambivalence in Controlling Births in the Favelas of Rio de Janeiro » justice spatiale | spatial justice, n° 8 july 2015, http://www.jssj.org/
[2] En 1984 encore, au Brésil, une femme avec un revenu en-deçà d’un salaire minimum avait en moyenne 5,9 enfants tandis qu’une femme avec l’équivalent de cinq salaires minimum ou plus avait 2,9 enfants en moyenne (Garcia, 2000). Quinze ans plus tard, en 2000, une femme qui vivait dans un quartier pauvre de Rio de Janeiro n'avait plus que 2,6 enfants, tandis qu'une femme habitant dans un quartier résidentiel avait 1,7 enfants en moyenne (Nogueira, 2011). En 2010, toutes classes socio-économiques confondues, le taux de fécondité national s'élevait à seulement 1,8 enfants par femme, tandis qu'il a été de deux enfants par femme en France (IBGE, 2010).
[2] In 1984 in Brazil still, a woman with an income below the minimum wage had 5,9 children on average, while a woman with the equivalent of a minimum of five salaries or more had 2,9 children on average (Garcia, 2000). Fifteen years later, in 2000, a woman who lived in a poor suburb of Rio de Janeiro only had 2,6 children, while a woman living in a residential suburb had 1,7 children on average (Nogueira, 2011). In 2010, across all socioeconomic classes, the national fertility rate reached only 1,8 children per woman, while it was two children per woman in France (IBGE, 2010).
[3] Les femmes interrogées ont entre 18 et 40 ans. Les mères ont eu leur premier enfant entre 17 ans et 40 ans. Il ne s'agit donc pas dans cette étude d'une problématique « adolescente ». Elles vivent toutes dans des conditions socio-économiques fragiles, ne gagnant au mieux qu'un salaire minimum, ce qui correspond à environ 240 euros par mois.
[3] The women interviewed were between 18 and 40 years old. Mothers had their first child between the age of 17 and 40 years old. As such, in this study, we are not dealing with an “adolescent” problematics. All women interviewed live in fragile socioeconomic conditions, earning at best the minimum wage, which corresponds to around 240 Euros per month.
[5] Pourtant, la grande majorité des femmes interrogées n'est pas impliquée, ni directement ni indirectement, dans le trafic de drogues, et n'a pas eu son premier enfant à l'âge adolescent.
[5] Yet, most women interviewed are not directly or indirectly involved in drug trafficking, nor did they have their first child during adolescence.
[8] Dans le cadre de notre recherche doctorale, les naissances non planifiées ont lieu aussi bien chez les femmes qui témoignent d'une structure familiale et sociale plus stable que chez celles faisant part d'une histoire familiale plus « chaotique ». « L'imprévu » étant un vécu partagé par beaucoup de femmes interrogées, il n'est pas lié automatiquement à l'instabilité familiale. La non planification est un trait commun à une grande partie des femmes interrogées, et ne se retreint d'aucune façon aux femmes les plus fragilisées et déstabilisées.
[8] Within the framework of our doctoral research, unplanned births take place among women who testify to a more stable family and social structure, as much as among women with more “chaotic” family histories. Where “the unexpected” is an experience shared by many interviewees, it is not automatically linked to family instability. Non-planning is a characteristic shared by many of the women interviewed, and is in no way restricted to women who are made vulnerable and destabilised the most.
[10] Compte tenu du fait que l'avortement au Brésil est interdit, on ne peut qu'estimer le taux d'avortement qui semble être particulièrement élevé : selon une étude menée par l'université étatique de Rio de Janeiro, le taux d'avortement se serait situé en 2005 pour des femmes entre 15 et 49 ans à 2,07 pour 100 femmes. En France, il était de 1,4 pour 100 femmes durant la même année.
[10] Considering that abortion is illegal in Brazil, we can only estimate the abortion rate that seems particularly high: according to a study conducted by the State University of Rio de Janeiro, the abortion rate in 2005 was in the region of 2,07 for every 100 women aged 15 to 49. In France, it was 1,4 for every 100 women that same year.
[11] Le poids de la religion jusqu'à aujourd'hui est incontestable au Brésil, mais il doit être relativisé par l'évolution des conduites sociales et des pratiques religieuses qui sont en constant mouvement. Malgré les nombreux discours moraux prônant le mariage avant la naissance d'enfant, la grande majorité des femmes brésiliennes ont eu leur premier rapport sexuel bien avant leur mariage, et un nombre très important de femmes habitantes des favelas n'est pas marié. Cela n'empêche aucunement les femmes d'avoir des rapports sexuels réguliers, fréquemment avec des partenaires différents, et d'avoir des enfants.
[11] While it is indisputable that religion has had a lot of weight in Brazil up to date, it must be put into perspective through the evolution of social behaviours and religious practices that are in constant movement. Despite the many ethical discourses advocating marriage before the birth of a child, the great majority of Brazilian women have had their first sexual encounter way before they married, and a significant number of women living in favelas are not married. This does not prevent them in any way from having regular sexual relations, often with different partners, nor from having children.
[12] On peut mentionner à cet égard, l’implantation des UPP (Unités de Police Pacificatrice) depuis 2008 au sein de nombreuses favelas de Rio de Janeiro, ayant comme mission première de protéger les habitants des favelas, en s’attaquant au trafic de drogues.
[12] In this regard we can mention the establishment of Police Pacification Units (UPP) since 2008 in many of the favelas of Rio de Janeiro, their primary mission being to “protect” residents by taking on drug traffickers.
[14] Il est intéressant de noter que certaines femmes se défendent de cette nouvelle morale en justifiant leur grossesse non planifiée en termes de planification divine (« c'est Dieu qui l'a voulu ! »), sans qu'elles adhérent pour autant à une pratique religieuse véritable.
[14] Of note is the fact that some women deny this new ethic by justifying their unplanned pregnancy as divine planning (“It’s God’s plan!”), without them actually practicing religion.