L'enquête, effectuée à Rabat entre 2000 et 2003, a été conduite essentiellement auprès de femmes (même si quelques hommes ont été interrogés) afin de mettre en exergue une population souvent négligée dans les études portant sur le fait urbain. L'échantillon se compose de 53 femmes (de 19 à 70 ans), choisies pour offrir une diversité suffisante concernant l’âge, leur milieu social ou d'origine (rurale ou citadine), leur profession, leur niveau d'instruction, leur situation matrimoniale, leur quartier de résidence et leur type d'habitat ou encore selon leur ancienneté de résidence dans la ville. Le choix des personnes interrogées a été principalement déterminé par leur quartier de résidence. Nous avons choisi d'interroger des femmes résidant dans la médina, dans l'ancien quartier dit des Petits Blancs connu aujourd'hui sous le nom de l'Océan et les quartiers voisins Diour Jamaa, Qbibât et Akkari, le quartier de Hassân, l'ancien Petit Jean, le quartier de recasement Yaqoub el Mansour. Les enquêtes ont été également menées dans les quartiers résidentiels de l'Agdal, et de Hayy Riyad. Nous avons enfin mené quelques entretiens à Hayy el-Fath et Hayy el-Menzeh. Chaque femme était interrogée seule, dans la mesure du possible et dans certains cas, l'entretien prenait la forme d'un récit de vie et d'un entretien libre. Les entretiens ont eu lieu la plupart du temps au domicile des femmes interrogées. Avec les jeunes femmes instruites, les entretiens se sont déroulés en langue française à leur demande, parce qu'elles se sentaient plus à l'aise dans cette langue, ou avec un mélange d'arabe et de français, mais avec les autres femmes, les entretiens se sont déroulés en langue arabe. Nous avons également fait de l'observation participante, en suivant et en accompagnant quelques femmes dans leur quotidien, dans leurs déplacements, vers les lieux qu'elles fréquentent que cela soit dans le quartier ou dans la ville.
The survey on which this article is based was carried out in Rabat between 2000 and 2003, mostly with women though some men were also interviewed. The aim was to give a hearing to a group generally neglected by urban studies. The sample of 53 women, aged 19 to 70, was diverse in terms of social background, origin (rural or urban), profession, education, family situation, area of residence, housing type and duration of presence in the city. I was careful to diversify, most of all, the places of residence of interviewees: some lived in the medina, in the area formerly known as Petits Blancs and now called l’Océan, and neighbouring areas Diour Jamaa, Qbibât and Akkari, others in the area of Hassân, formerly Petit Jean, and the Yaqoub el Mansour area. Further surveys were carried out in the residential areas of Agdal and Hayy Riyad, and a few in Hayy el-Fath and Hayy el-Menzeh. Each woman was interviewed separately and in some cases would go into her life story and digress freely. Interviews generally took place in the woman’s home. With the younger, educated women of the sample, interviews took place in French at their own request, because they felt more comfortable in that language, or in a mixture of French and Arabic, but with other women Arabic was used. I also carried out participant observation, walking along with women in their daily pursuits, either in the local neighbourhood or in other parts of the city.
La ville, comme lieu de pratiques collectives, permet la lecture des systèmes normatifs et particulièrement des normes de sexe et les modes d’appropriation des espaces citadins par les femmes. Si, dans la ville marocaine, on assistait par le passé à de fortes dichotomies spatiales (intérieur/extérieur, privé/public) et si les femmes étaient identifiées au dedans et confinées dans l'espace privé « domestique », pour des raisons religieuses et sociales, (le patriarcat, l'endogamie, le voile, le code de l'honneur qui structurait les rapports au sein du groupe et qui justifiait la claustration des femmes…) comme le montrent différents travaux, (Ghallab, 1990 ; Borrmans, 1977 ; Lacoste-Dujardin, 1985 ; Mernissi, 1983) il en va tout autrement aujourd’hui. Les femmes ont accédé à l'espace public grâce à l’instruction et au salariat, et elles se le sont approprié. On observe une plus grande mixité dans les espaces urbains, les règles qui régissent l'accès des femmes au-dehors se sont assouplies et les interdits ont été en partie levés. Le territoire des femmes s'est progressivement élargi et elles sont de plus en plus présentes, seules ou accompagnées, dans différents endroits de la ville. Il est certain que leur rapport à l'espace a évolué. Nous assistons à une grande visibilité des femmes « individues » dans la ville. La ville « bastion de la masculinité » est ainsi devenue plus permissive et « perméable » aux femmes qui l'empruntent et qui tissent avec elle de nouveaux rapports. Toutefois, sur le terrain, la réalité féminine est complexe, puisqu'il existe plusieurs types de femmes avec différents vécus, surtout dans une ville comme Rabat, ville hétérogène et plurielle, qui connaît un brassage important de population d'origines diverses et riches de plusieurs traditions.
The city, as it is collectively experienced, can be read as embodying normative systems, and gender norms in particular, as they are made manifest in women’s modes of appropriation of urban space. Historically, Moroccan cities were strongly divided spatially (between inside and outside, private and public), with women confined to private, domestic space, for reasons both religious and social (patriarchy, endogamy, the code of honour…) (Ghallab, 1990 ; Borrmans, 1977 ; Lacoste-Dujardin, 1985 ; Mernissi, 1983). However, there have been major changes, as women have entered the public sphere through education and paid work, and have access to public spaces. They are now more visible in urban environments, as rules prohibiting their presence outside have been gradually relaxed and proscriptions rescinded. Women’s spatial range was expanded and they are now to be seen, either alone or accompanied, in multiple parts of the city: they are visible as individuals. The city is no longer a stronghold of masculinity and has been opened up to women who are able to establish better relations with it. However, women’s situations vary considerably, since different women, with different backgrounds, have very different levels of engagement with the city, in particular in Rabat which is very diverse, with people of different origins and traditions.
L'objectif de ce travail est de mettre en évidence les pratiques féminines et les évolutions qu'elles connaissent, de montrer, à travers l'espace, l'évolution des relations entre les hommes et les femmes, de dévoiler les processus à l'œuvre et qui relèvent de toute une dynamique sociale. Surtout, l'étude des situations de femmes vivant dans des quartiers pauvres de la ville amène à relativiser le constat de la « conquête » par les femmes d'une place à part entière dans l'espace public, et à en souligner les limites.
The aim of this paper is to illustrate the changes in women’s relationships with the city, and to show how these changes also bear witness to changing relations between men and women, and wide-ranging social change. The situation of women in the deprived areas of the city shows the limits of that change, and does not necessarily fit the narrative of à « conquest » by women of a fair and equal place in public space.
Nous souhaitons ainsi dans cet article nous attacher aux différentes formes d'appropriation et de marquage des espaces privé/public des femmes du quartier de recasement de Yaqoub El Mansour[1]. Le but est de comprendre les relations qu'entretiennent ces femmes avec leur ville. Ont été interrogées une vingtaine de femmes des quartiers défavorisés, le plus souvent des femmes mariées, analphabètes[2] ou n'ayant pas poursuivi leurs études. Elles sont dans leur majorité des femmes au foyer et la moitié d'entre elles sont des femmes de plus de cinquante ans.
1- Contraintes ressenties par les femmes dans leur pratique de l'espace public?
1- Perceived constraints on the use of public space
Le travail de recherche que nous avons mené concernait les stratégies d’appropriation des espaces par les différentes catégories de femmes et il a confirmé que les femmes ne forment pas un groupe homogène et que la ville s'offre différemment à elles (Monqid, prévu pour 2011). Les femmes ne fréquentent pas les mêmes endroits et ne s'approprient pas de la même façon le quartier et la ville. Plus spécifiquement, on constate que les femmes au foyer du quartier Yaqoub El Mansour et des bidonvilles n’ont pas le même accès à l’espace que les femmes des quartiers favorisés comme l’Agdal, du quartier résidentiel de Hay Riad ou des femmes des quartiers moyens, comme celles résidant à Hassan ou dans le quartier de l’Océan. Elles sont victimes d’une véritable injustice spatiale puisqu'elles sont exclues des lieux de la modernité urbaine, exclusion dont il est difficile de distinguer dans quelle mesure elle est imposée ou choisie.
My research dealing with women’s strategies to gain access to urban space confirmed that women form a diverse group, with very different degrees of access (Monqid, 2011). Women from different walks of life do not utilize the same places, and do not engage in the same way with their local or more general environment: there are predictable differences between the housewives of Yaqoub El Mansour and slums, and residents of the wealthier Agdal or residential areas of Hay Riad, or intermediate areas like Hassan or l’Océan. The former seem to suffer spatial injustice, in that they are excluded from urban modernity. It is difficult to say to what extent this exclusion is imposed or self-imposed.
- Les normes sociales discriminatoires comme frein à la mobilité des femmes
-The inhibition of women’s mobility through sexist social norms
Les normes sociales discriminatoires constituent une cause directe de l’injustice spatiale subie par toutes les femmes, et plus particulièrement celles des quartiers défavorisés. Les femmes rencontrent des obstacles et des contraintes qui conditionnent leur accès à cet espace, en relation notamment avec une intériorisation de frontières spatiales relatives à chaque sexe. Pierre Bourdieu (1998) décrit bien « l'incorporation » de cette interdiction faite aux femmes de s'aventurer dans l'espace public.
Social norms which discriminate against women appear as a direct cause of spatial injustice, that affects women from deprived areas most powerfully. Women are subject to constraints in terms of their access to space, in relation particularly to the interiorization of each gender proscribed spatial boundaries. Pierre Bourdieu (1998) described the « embodiment » of the proscription of women from public space.
« Je suis surveillée par mes parents, en plus, mon frère est très religieux mais il n'empêche qu'il veut mon bien, il me dit de ne pas mettre les choses serrées, de ne pas me maquiller, de ne pas parler aux garçons. Je ne peux pas mettre ce que je veux, il ne veut pas, il me dit : « Moi, je suis religieux et je conseille les gens, ils vont dire : « Regardez sa sœur » ». En plus on a grandi avec ces traditions, tu n'as pas le droit de dire non, pourquoi et comment. Je dis à ma mère où je vais, mais il ne faut pas que je traîne, je ne dois pas dépasser une certaine heure, elle a peur pour moi. Pour elle, comme je suis une fille, les garçons vont m'embobiner, et pour nous l'honneur représente tout. » Maria (29 ans, célibataire, salariée, niveau collège, maison)
« My parents watch me, and my brother is very religious, though he means well, he tells me not to wear tight clothes, not to wear make-up, not to talk to boys. I can’t wear what I want, he doesn’t want me to, he says « I’m a believer and I advise people, they’re going to say « Look at his sister » ». We grew up with these traditions, you can’t just answer no, or why, or how. I tell my mum where I’m going, I must return promptly, I can’t stay out later, she’s afraid for me. She believes because I’m a girl, boys are going to sweet-talk me, and for us honour is everything. » Maria (29 years old, unmarried, employed, educated to secondary level, lives in a house).
Le fait que la rue soit un territoire masculin est une norme que les femmes elles-mêmes ont intériorisée, comme en témoignent les conseils et les prescriptions prodigués par les mères à leurs filles concernant l'usage de l'espace public (comme le fait de ne pas s'aventurer dans des endroits déserts, seules, de ne pas rester dehors tard la nuit, de ne pas réagir aux agressions verbales et d'adopter une stratégie de silence qui constitue la seule arme dont les femmes disposent pour se protéger et pour éviter des représailles…) et qui sont en quelque sorte une manière d'actualiser la peur du dehors et une façon de limiter leurs déplacements et leur appropriation des lieux publics.
That the street is masculine territory is taken for granted by women themselves, as shown by the advice and admonitions of women to their daughters regarding the use of public space: they are not to go in areas where no one is in the streets alone, they are not to stay out late at night. They are not to respond to verbal aggression and they are to remain silent, this is women’s only means to protect themselves and avoid trouble. Mothers therefore instil a fear of the outdoors, which inhibits girl’s appropriation of public spaces and limits their mobility.
La plupart des femmes interrogées déclarent préférer rester à la maison et ne sortir que si elles sont obligées. La plupart de leurs loisirs sont des loisirs d'intérieur et sont étroitement liés à la vie quotidienne et à l'espace privé.
Most women interviewed stated a preference for staying indoors and said they would venture outside only if they had to. Their leisure is mostly passed indoors and confined to domestic space.
« Je préfère rester à la maison et cuisiner ou faire autre chose, mais je ne sors pas. Mon temps libre, je le passe soit à faire à manger, à dormir, à faire un gâteau ou le ménage ou à regarder la télé. » Zineb (40 ans, niveau bac, fonctionnaire, maison d'habitat économique avec parents).
« I prefer to stay at home and cook or something, I don’t go out. My free time, I spend preparing food, sleeping, baking a cake, or cleaning the house, or watching TV. » Zineb (40 years old, baccalaureat level, employed in the civil service, lives with parents in « affordable housing »).
Ainsi, si les femmes se sont affirmées dans l'espace public, il n'en reste pas moins qu'elles définissent et délimitent elles-mêmes leur place dans cet espace et leur liberté. Elles ont intériorisé les normes relatives à l'usage de cet espace, des normes sur lesquelles elles veillent et qu'elles transmettent. L'autocensure intervient sans qu'il faille interdire une quelconque pratique, l'intériorisation des interdits suffit en elle-même pour être inhibitrice (Abrous, 1989).
Thus, even as women have gained a place in public, they still define their own place and confine themselves to the home, curtailing their own freedom. Norms regarding the use of space are interiorized, watched over, and transmitted. Limits are self-imposed since proscriptions have been internalised and inhibit certain practices (Abrous, 1989).
Pour ne pas croiser un groupe d'hommes et être dénudée du regard (par exemple devant une terrasse de café), une femme seule préférera par exemple changer de trottoir, sachant qu'elle a intériorisé l'obligation de « bien se tenir » dans l'espace public qui devient un espace d'auto-contrôle et de maîtrise du corps (tête baissée, démarche pudique et rapide…). Les femmes apprennent dès leur jeune âge qu'il faut passer inaperçues dans la rue (pas de vêtements extravagants, de rires à haute voix…), qu'elles ne doivent pas sortir pour le plaisir de sortir mais seulement en cas de besoin. D'ailleurs, certaines femmes, surtout les femmes au foyer, se vantent de limiter leurs contacts avec l'extérieur.
In order not to cross the path of a group of men and be looked over by them (at the terrace of a café for instance), a woman walking alone will change sides of the road, and apply rules she has learned of « proper deportment », ways of holding her own body (head inclined, quick and discreet step…). From the youngest age, women learn they have to go unnoticed in the street, and therefore dress and behave accordingly (not laugh out loud or wear loud clothing), and that outings should be only for necessity and not for pleasure. Some women, housewives in particular, boast of their limited contacts with the outside world.
- Contraintes financières, âge et statut matrimonial
– Financial, age-related and familial constraints
Les ressources financières jouent un rôle important dans la mobilité, elles peuvent constituer une contrainte à l'accès des femmes à l'espace public et aux loisirs extérieurs, surtout pour les femmes des quartiers défavorisés au foyer qui ont des revenus limités ou qui n'ont aucune rentrée d'argent. Le problème se pose essentiellement pour les jeunes qui dépendent souvent de leurs parents, d'où le recours de certaines aux stratégies d'économies qui leur permettront, lors de leurs sorties entre amies, d'aller dans des cafés, au cinéma… Cet aspect financier se pose même pour certaines femmes salariées mariées de ces quartiers qui donnent la priorité dans leurs dépenses aux choses indispensables, surtout si les revenus du couple sont limités. Les femmes se soucient plus, en général, que leur mari des dépenses liées à l’amélioration de la vie familiale (amélioration du cadre de vie, meilleure éducation pour les enfants, accès à la propriété de l’habitat…).
Economic means play an obvious part in mobility and affect women’s access to public space and leisure. Those particularly affected are housewives in deprived neighbourhoods with limited means or no personal income. This also applies to young people who are dependent on their parents. These younger people have to engage in astute saving strategies in order to be able to afford the occasional outing to the cinema or to a café. Even employed married women encounter such difficulties, since most of their money goes to domestic essentials, especially when the household’s income is modest. Women tend to spend more than their husbands on improvements that benefit the family (for example, home improvements, children’s education or saving to buy a home).
Le facteur âge est aussi un élément important. Certaines femmes considèrent qu'elles ont dépassé l'âge de sortir, il s'agit surtout des femmes âgées qui se sentent également exclues de la ville. Le temps est venu pour elles de garder le foyer (tgless fi darha) et de se consacrer à la prière car elles se préparent à une mort qui s’approche, elles s'interdisent elles-mêmes l'accès à la rue dont l'usage reste purement utilitaire et occasionnel.
Age also plays a major role. Some women consider they are « beyond » the age for outings, mostly older women who also feel excluded from the city. They’ll state that it is time for them to « guard the home » (tgless fi darha) and to spend their time praying to prepare for their death, and they will limit their use of the street to purely utilitarian occasions.
« En Europe, ils s'en foutent des autres, tu trouves une vieille femme de 70 ans qui se maquille, qui est bien habillée ; chez nous, elles sont toutes malades. Là-bas, elles vivent bien leur vie, elles sortent se balader, chez nous c'est honteux qu'une femme âgée sorte et passe la soirée dehors, on te dit que la femme doit rester chez elle, il faut qu'à la prière du Moghreb (la quatrième prière) la femme se retrouve chez elle. » Keltoum (36 ans, mariée, fonctionnaire, bac + 2, immeuble collectif).
« In Europe, they don’t care about others, you’ll find an old 70-year old woman wearing make-up and dressing up; here they’re all ill. Over there, they enjoy life, they go out for walks, here it’s considered shameful for an old woman to go out and spend an evening out, you’re told a woman must stay home, on the Moghreb (fourth) prayer a woman has to be at home. » Keltoum (36 years old, married, civil servant, higher education, collective housing).
Leurs sorties se limitent aux visites aux proches, aux sanctuaires des saints, à la mosquée et au hammam du quartier, qui sont des endroits de sociabilité et d'échanges féminins. La rue reste pour elles un passage obligé pour se rendre d'un point à un autre, d'autant que la ville n'offre pas de lieu dans lequel les femmes âgées pourraient se rencontrer. Paradoxalement, le contrôle social pèse moins sur elles, car elles ont dépassé l'âge de séduire. Elles sont respectées pour leur statut et leur rôle de mère qui impose le respect, contrairement aux jeunes femmes qui sont vues comme étant dangereuses, car désirables.
Older women’s outings tend to be visits to friends and relatives, to saints’ sanctuaries, to their neighbourhood’s mosque and hammam, which function as places of female sociability. They see the street merely as a way of getting from one point to another, especially as there are no places in the city for older women to meet. However, they are subject to lighter social control, since they are seen as having passed their prime and unlikely to seduce anyone. They are respected in their role as mothers, unlike younger women who are seen as potentially dangerous, since they are still attractive.
Le mariage et les lourdes responsabilités qui incombent aux femmes réduisent leur mobilité. Les femmes mariées interrogées déclarent nécessaire de mettre au courant leurs maris des lieux qu'elles fréquentent. De plus, leur sortie doit être justifiée. L'expression mrat er-râjel, (la femme d'un homme, c'est-à-dire la femme mariée) résume le statut de la femme mariée. Les femmes au foyer mariées déclarent généralement avoir été plus libres dans leurs déplacements quand elles étaient célibataires, malgré le contrôle familial. Si le mariage est parfois perçu comme un rêve et comme un moyen d'échapper à la pression familiale, il est aussi considéré comme un frein à la liberté de mouvement des femmes, ce qui pousse certaines jeunes femmes célibataires interrogées à se prononcer contre le mariage, considérant qu'il vaut mieux être seule que de subir continuellement un interrogatoire sur leur mobilité puisque, après le mariage, l'accès à l'espace public doit être justifié.
In marriage, heavy responsibilities weigh on women’s shoulders and reduce their mobility. The married women interviewed reported they had to inform their husbands of the places they went, and each outing had to be justified. The common phrase mrat er-râjel (« the woman of a man », i.e., a married woman) is quite significant of the way their status is understood. Most housewives report they were freer to come and go before marriage, despite the control of their family. While some saw marriage as a means to escape family pressure, it is also seen as a limit to women’s freedom of movement. Some unmarried young women interviewed stated they did not wish to get married, and preferred to remain celibate rather than have to account for their actions and justify themselves every time they went out.
« Avant de sortir, il faut prendre l'avis de l'autre [mari] et l'informer, je ne pourrais pas pousser la porte et sortir. Je lui dis d'abord où je vais et je ne me rends qu'au lieu dont je lui ai parlé. Je ne pourrais pas me dire : « Tiens et si je me rendais ailleurs ». Si par exemple je n'ai pas trouvé les gens chez qui je devais me rendre, je ne vais nulle part ailleurs, je ne pourrais pas, je rentrerais à la maison, pas par peur de lui, mais parce que je lui ai donné une parole et par peur qu'il ne se fasse du souci. » Wahiba (25 ans, mariée, au foyer, niveau bac, immeuble collectif).
« Before going out, you have to ask for the guy’s [husband’s] permission and inform him, I couldn’t just walk out the door. I have to tell him first where I’m going and stick to it. I couldn’t, say, think « how about going to this other place ». Say for instance I didn’t find the people I was going to see at home, I can’t go anywhere else, I couldn’t, I’d have to go straight home, not because I’m afraid of him, but because I gave my word and I wouldn’t want him to worry. » Wahiba (25 years old, married, housewife, baccalaureat, collective housing).
Les femmes mariées tiennent à avoir une conduite exemplaire afin de préserver l'honneur de leur mari et leur propre honneur.
Married women have to behave in exemplary ways to preserve their husband’s and their own honour.
« Une femme mariée a des responsabilités, on n'a pas le temps de se balader. Quand la femme est mariée, elle est responsable de sa maison et de beaucoup de choses, cela ne se fait pas de sortir. Il y a une différence entre un homme et une femme, l'homme sort quand il veut, pas comme la femme. Elle ne peut rentrer et sortir sans raison ni loi, elle aura une mauvaise réputation, tu connais les Marocains, ils n'ont que ça à faire. » Habiba (23 ans, mariée,au foyer, niveau collège, bidonville).
« A married woman has responsibilities, she doesn’t have time to walk about. A married woman is responsible for her house and many things, she can’t go out, it’s not done. There’s a difference between a man and a woman, the man can go out any time he wants, not a woman. She can’t just come in and go out without reason or permission, she’ll earn a bad reputation, you know Moroccans, they have little else to do. » Habiba (23 years old, married, housewife, secondary education, slum resident).
C'est aussi le cas des femmes veuves, fragilisées à cause de leur statut de « femmes sans homme », ou des femmes divorcées de ces quartiers qui sont, elles, doublement surveillées, car elles sont initiées à la sexualité. Pour ces femmes, les déplacements dans l'espace public ne répondent plus à la même logique, puisqu'elles ne dépendent plus de leur mari. Leurs activités domestiques sont allégées, mais en parallèle, elles se trouvent investies d'autres sorties dont elles étaient jusque-là déchargées comme pour les contacts avec l'administration, banques, etc. Or, si l'absence du conjoint suppose la disparition de contraintes, le contrôle social et familial reste fort. Les femmes limitent leurs déplacements faute d'habitude, de familiarité avec la ville, ce qui traduit un besoin de continuité et la nécessité affective et sociale d'une permanence des gestes, des rythmes et des espaces quotidiens face au bouleversement de leur vie (Flahaut, 2001). Ainsi, elles investissent peu l'espace public qui renvoie pour elles à ses fonctions utilitaires et l'espace privé continue à constituer pour elles le référent essentiel. Les femmes veuves s'autocensurent et limitent leur accès à l'espace public, pour éviter les commérages, mais aussi pour respecter la mémoire de leur époux. Certaines d'entre elles s'interdisent la rue, car elles se sentent vulnérables et sans protection : elles déclarent qu'une femme a besoin de « l'ombre d'un homme ». Toutes les femmes préfèrent sortir accompagnées et ne sortent seules qu'en cas de nécessité (courses, travail…).
This also applies to widows, seen as vulnerable since they are « women without men », or divorced women, who are subject to reinforced control, since they are not virgins. For these women, outings have different rationales. Since they no longer depend on men, their domestic workload is lighter, but they have to take on responsibilities that were formerly not theirs, such as dealing with the authorities, the bank, and so forth. While being husband-free means some constraints no longer apply, social control, and control from the family, remain strong. These women also tend to remain within the private sphere because they are not used to going out, are unfamiliar with the city, or want to maintain some continuity with their former life, as if carrying on in the same way, on the same rythms, provided comfort in a disrupted life (Flahaut, 2001). They engage little with public space and the private remains their major reference. Widows are wary of public space, to avoid gossip, but also to show respect for their deceased husband’s memory. Some report feeling vulnerable and exposed in the street, and state that a woman needs « the shadow of a man ». All the women interviewed professed a dislike for going out alone, and preferred company for all outings.
« Depuis que mon mari est mort, je trouve lourd de sortir, quand il était vivant, je sortais faire ce que je voulais, maintenant, je sens que quelque chose me manque, je me dis peut être l'un de ses copains dira : la femme d'un tel, la voilà de sortie. On ne peut savoir ce que peuvent penser les gens, c'est pour cela que je ne peux sortir. Je ne veux pas qu'on ait une mauvaise opinion de moi et je ne veux pas toucher à la réputation de mon mari, même mort, je veux que sa réputation soit intacte… Après la mort de mon mari, j'ai détesté la rue, je n'ai plus de plaisir à rien faire, je ne veux plus sortir et je ne peux sortir seule sauf si une de mes filles m'accompagne, je sens comme si ma moitié est tombée. » Umm Hani (55 ans, au foyer, veuve, analphabète, immeuble collectif).
« Since my husband died, I’ve found it hard to go out, when he was alive, I would go out to do what I wanted, now, I feel as though something was missing, I imagine maybe one of his pals will say: « she’s such-and-such’s wife, she’s out on the town ». You can never tell what people will say, that’s why I can’t go out. I don’t want people to have a bad opinion of me, and I don’t want my husband’s reputation to suffer, even dead, I want to preserve his reputation… After his death, I started hating the street, I don’t enjoy it anymore and I can’t go out alone, unless one of my daughters comes with me, I feel as if I’ve lost half of myself. » Umm Hani (55 years old, stays at home, widow, illiterate, collective housing).
La maternité limite également l'accès des femmes à l'espace public. Les femmes déclarent sortir moins ou ne plus sortir une fois qu'elles ont eu des enfants à cause de la grande responsabilité qu'ils représentent, d'autant plus que l'éducation des enfants leur revient exclusivement.
Motherhood also curtails women’s access to public space. Women state that they go out less, or no longer, once they have children, due to their increased responsibilities, because the burden of education is considered theirs.
"After having kids, you don't go out any more, and even if you do go out you can't see anything because they're all over the place and you have to watch them. I used to go the Avenue when I was free (unmarried), once you're married and have kids, you don't go out any more, each time you want to go somewhere, you feel your wings are heavy. Nowadays when I go out, it's just to see my parents or his, that's it." Nour (29 years old, married, housewife, secondary education, lives in slum).
« After having kids, you don’t go out any more, and even if you do go out you can’t see anything because they’re all over the place and you have to watch them. I used to go the Avenue when I was free (unmarried), once you’re married and have kids, you don’t go out any more, each time you want to go somewhere, you feel your wings are heavy. Nowadays when I go out, it’s just to see my parents or his, that’s it. » Nour (29 years old, married, housewife, secondary education, lives in slum).
Cependant, avoir un enfant, surtout pour les femmes au foyer, est une sorte de « passeport » qui leur permet l'accès à l'espace public. Les hommes dans la rue ont plus de respect pour une femme avec ses enfants et éviteront de la harceler, contrairement à une femme seule (c'est pour cette raison que les jeunes femmes n'hésitent pas par exemple à sortir avec leur petit frère). Les enfants leur donnent plus d'assurance et de légitimité.
On the other hand, to have a child, in particular for housewives, also functions as a sort of « passport » to public space. Men will show greater respect for a woman accompanying children and are unlikely to harass her (which is why young women sometimes go out with younger brothers). Children build up their self-confidence and sense of legitimacy.
« Avant d'avoir mes enfants, il ne fallait pas que j'aille à un endroit sans lui en parler et s'il refusait, je n'y allais pas. Je ne pouvais pas sortir seule, car selon lui, les hommes vont te draguer quand ils te verront toute seule, ce n'est pas comme si tu es avec les enfants, ils te respecteront pour tes enfants. Avant d'avoir ma fille, il ne fallait pas que je sorte souvent, même pour voir ma famille qui est à côté, maintenant non, j'ai les papiers (rire). » Safia (30 ans, mariée, au foyer, niveau collège, maison, Yaqoub el Mansour)
« Before I had my kids, I couldn’t go anywhere without asking and if he refused, I wouldn’t go. I couldn’t go out alone, because, in his view, men would approach me if I was on my own, whereas, if you’re with kids, you’re respected for your kids. Before my daughter was born, I couldn’t go out often, even to visit my family that lives nearby, now it’s OK, I have the appropriate ID (laughs). »Safia (30 years old, married, housewife, secondary education, lives in a house, Yaqoub el Mansour)
- La perception des risques
– Perceptions of danger
De plus, dans la ville, la nuit, la présence des femmes n'est guère tolérée socialement. La majorité des femmes interrogées de ces quartiers s'accordent à dire que chacun de l'homme et de la femme a sa place dans l'espace public et que la place de la femme, la nuit, est chez elle. Elles rapportent l'idée selon laquelle une femme, en dehors de chez elle, la nuit, est considérée comme étant « offerte », idée encore ancrée dans les mentalités des hommes, comme en attestent les témoignages des hommes interrogés, et des femmes : celles-ci ne peuvent pas avoir de loisirs individuels nocturnes par exemple, sauf si c'est dans un cadre familial. La majorité des femmes évitent de rester dehors tard le soir souvent aussi pour des raisons de sécurité, mais aussi par peur pour leur honneur et l'honneur de leur famille. La fragilité « naturelle » des femmes est très enracinée dans l'esprit de nombreuses femmes et est un prétexte à l'attachement au privé. La peur du « qu’en dira-t-on » est aussi un facteur pris en compte par les femmes dans l’usage qu’elles ont de l’espace public surtout dans les quartiers défavorisés où le contrôle social est pesant.
Women’s presence in the city at night is barely tolerated socially. Most women interviewed in the poorest areas agreed that men and women each have their place, and that a woman’s place, at night, is at home. They reported that a woman out of doors at night would be considered to be advertizing her sexual availability, which was confirmed by interviews with men: women are not entitled to individual night time pursuits, except within the family. Most women therefore avoid staying out late, for reasons of security, and to preserve their honour and that of their family. The idea that women are « vulnerable » is firmly entrenched in many women’s minds and is invoked to account for their preference for staying indoors. Fear of gossip is also a factor in their limited use of public space, especially in the more deprived areas where social control is strong.
« Je ne sors pas la nuit car j'ai peur que quelqu'un vienne me mettre un couteau dans le dos, c'est pour cela que j'évite, même dans un autre quartier, je ne sortirais pas, mon mari n'aime pas que je sorte la nuit. Celles qui sortent la nuit ne sont pas des femmes bien, un proverbe dit : «Si les portes de la mosquée se ferment, s'ouvrent celles de la prison». 19h30 ou 20h c'est la limite. Tu rentres chez toi, tu t'enfermes et tu as la paix, sinon beaucoup de problèmes peuvent arriver aux filles. » Hadya (45 ans, mariée, au foyer, analphabète, maison beaux-parents).
« I don’t go out at night because I’m afraid someone will stab me in the back, that’s why I don’t, even in another neighbourhood I wouldn’t, my husband doesn’t want me out at night. Proper women don’t go out at night, there’s a saying which goes « when the doors of the mosque close, those of the prison open ». 7.30 or 8 o’clock is the limit. You go home, lock yourself up and you’re safe, otherwise girls can have lots of trouble. » Hadya (45 years old, married, housewife, illiterate, lives at in-laws’ house).
« Je rentre à 19h 30, il ne faut pas que je rentre après mon frère ce n'est pas possible, car je suis une fille, c'est une question de tradition. Lui, personne ne parlera de lui, la fille non, ils vont dire : « On l'a vue rentrer à telle heure, Dieu seul sait où elle était ! ». La nuit tu es toujours coupable. » Rabha (32 ans, célibataire, au chômage, Bac+4, appartement parents).
« I’m home by 7.30, I can’t come back after my brother, it’s just not done, I’m a girl, it’s a question of tradition. Noone will say a word about him, but a girl, they’ll say « she got back at whatver time, God knows where she was! ». At night you’re always guilty. » Rabha (32 years old, unmarried, out of work, university graduate, lives in parents’ flat).
Les violences qu'encourent les femmes dans l'espace public les handicapent dans leur rapport au dehors. Certaines se plaignent de ne pouvoir marcher tranquillement dans la rue, sans être dérangées. Elles rapportent des violations dans l'espace public qui touchent même les femmes accompagnées d'hommes.
Fear of violence inhibits women’s relation to public space. Some complain they cannot walk in the street without being harassed, and they talk of forms of aggression which even affect women accompanied by men.
En effet, les femmes sont souvent victimes d'agressions psychologiques et verbales dans l'espace public. Les expressions injurieuses en sont un bon exemple, comme les appellations animales (ânesse, mule ou vache, les trois font référence aux capacités mentales limitées des femmes, ou singe/gorille faisant référence à la laideur de la fille, poule en référence à la sexualité). Les femmes subissent aussi des insultes à teneur sexuelle, comme le mot kahba, (salope, putain) ou des expressions obscènes, imprégnées d'ordre et de brutalité comme l'expression nehwik (je te baise) ou nefr'a ou netqeb din emmuk (j'éclate, je troue la religion de ta mère, faisant référence au viol…). Les femmes sont donc exposées à des insultes blessantes et à des commentaires désobligeants et crus sur leur corps ou leur tenue vestimentaire. En dehors des insultes, qui sont les violences les plus fréquentes dans l'espace public, les femmes se plaignent également d'être suivies dans leurs déplacements, ou encore des exhibitionnistes et des attouchements sexuels qu'elles subissent. La hantise des femmes sont les coups, les attaques à l'arme blanche exercées lors des vols, les agressions sexuelles… Les femmes se heurtent également à des obstacles institutionnels (contrôle d'identité par la police, sanctions en cas de «déviances»…).
Aggression may be purely psychological and verbal, as is the case with insults, many of which involve references to animals (donkey, mule or cow, in reference to women’s limited intellect, or monkey, gorilla, in reference to their ugliness, hen, with sexual overtones). Various other insults are sexual in nature, as the word kahba (bitch, whore) or brutal obscene phrases such as nehwik (I fuck you) or nefr’a or netqeb din emmuk (I burst, pierce, your mother’s religion, a reference to rape). Women are exposed to verbal violence and unpleasant, rough comments on their body or dress. Women also complained of being followed around in public, being targeted by exhibitionists, or touched up. They talked of fears of being beaten up, stabbed and robbed or attacked sexually. There are also forms of institutional harrassment (for example identity document examinations or being disciplined for « misbehaving »).
« Je sors seule, mais je ne peux pas aller à un endroit lointain. Ceci ne me gêne pas de sortir seule, c'est normal, mais cela me gêne parfois quand quelqu'un me suit et me dérange car il me voit seule et il pense que je sors draguer. Il y a encore cette idée, j'ai horreur de ceux qui te disent : viens, on se tient compagnie. Parfois, j'ai envie de sortir seule, sentir un peu l'air, ils me dérangent, tu n'as pas de défouloir, tu as envie d'exploser. » Ikram (24 ans, célibataire, salariée, bac+ 2, appartement parents).
« I go out alone, but I can’t go far. I don’t mind going out alone, it’s normal, but I don’t like when someone follows me and addresses me because he thinks, being alone, I’m trying to hook up with someone. They have this notion, I hate the guys who do that: hey, let’s keep each other company. Sometimes, I just want to be out on my own, breathe fresh air, they annoy me, there’s no way of letting off steam, you feel you might explode. » Ikram (24 years old, unmarried, employed, university education, lives in parents’ flat).
La crainte des femmes est de subir des remarques ou d'être harcelées en étant accompagnées de leur père ou de leur mari, étant donné les conséquences que cela peut avoir (bagarres qui peuvent mal se terminer). La ville est ainsi souvent vue comme un espace d'obscénité et de déviance, un espace d'angoisse et d'insécurité, image qui participe à la marginalisation des femmes et à leur exclusion de l'espace public. Peut-on parler dans ces conditions de droit à la ville et de justice spatiale pour les femmes lorsqu'on sait qu'elles sont sujettes à des violences quotidiennes de natures différentes ?
Women express a fear of being harassed or insulted when they are with their father or husband, since consequences can be dire (fights that might end badly). Hence their perception of the city as a space of lewdness and deviance, anguish and insecurity, which further reinforces women’s self-exclusion from public space. In this context, what « right to the city » or spatial justice is available to women who are so exposed to routine violence and aggressions?
Pour toutes les femmes interrogées, l'espace public se limite avant tout aux lieux fréquentés et aux endroits où elles doivent se rendre pour un besoin particulier. La majorité des femmes au foyer des quartiers défavorisés parlent par exemple des quartiers de la ville et les décrivent d'après ce qu'elles entendent, ce que les autres (amies, familles, hommes) en disent, car elles ne les pratiquent pas. Elles ont une vision indirecte, parfois fantasmagorique des quartiers qu'elles ne connaissent pas ou dans lesquels elles se sont rarement rendues. Elles connaissent mal la ville de Rabat, leur connaissance de la ville se limite à l'espace restreint et contrôlé du quartier de vie, aux endroits qu'elles fréquentent d'habitude, même dans le cas des femmes salariées qui sortent souvent dans un but précis.
For all of the women interviewed, public space boils down to places they go to, generally for a specific purpose. Housewives from deprived areas discuss other parts of the city on the basis of hearsay: what their friends, family, and what men tell them, because they have no personal knowledge of them. They have indirect, sometimes shadowy notions of the geography of the city, and barely any personal experience of it. The city of Rabat is unfamiliar to them, beyond their local neighbourhood and places they are used to visiting. This also holds true even of women in employment, who always go out with a specific purpose.
« Je ne fréquente pas beaucoup la médina sauf si les circonstances l'exigent, car les enfants sont petits. Je n'ai pas de contact avec l'Avenue ni avec l'Agdal. Je n'y passe que dans le camion de mon mari des fois. Je ne les fréquente pas car je n'y ai pas de famille à qui je pourrais rendre visite. Je ne connais à Rabat que le quartier où je vis, les lieux par où je suis passée et où j'ai de la famille ou des amis. Les lieux où je n'ai personne je ne les fréquente pas. » Saida (35 ans, mariée, au foyer, analphabète, bidonville).
« I don’t really go to the medina except in special circumstances, because my kids are small. I don’t go to the Avenue or the Agdal. I just drive through them in my husband’s truck sometimes. I have no relatives there that I might visit. In Rabat, I know only my place of residence, places I’ve driven through and places where I know people. If I don’t know anyone, I don’t go to places. » Saida (35 years old, married, housewife, illiterate, slum-dweller)
Cependant, on peut souligner que les femmes utilisent aussi l'espace urbain comme ressource, de deux manières : d'une part, en s'appropriant très fortement l'espace local de leur quartier ; d'autre part, certaines réussissent, en dépit des contraintes, à développer une pratique du centre-ville, notamment les plus jeunes femmes.
However, there are ways in which women can use urban space as a resource: first, they appropriate the local neighbourhood very strongly; and second, some of them manage, despite the constraints on their behaviour, to develop a familiarity with the city centre, younger women in particular.
2- Des stratégies pour investir la ville.
2- Strategies to engage with the city
- Attachement aux espaces de proximité et importance des relations de voisinage comme stratégie de survie
– Investment in local and neighbourly relations as coping strategy
Il apparait dans notre étude que l’espace public de proximité est celui qui est investi massivement et en priorité par les femmes des quartiers défavorisés. Les pratiques des femmes au foyer des quartiers défavorisés sont inscrites dans l'espace urbain proche. Le quartier de vie constitue pour elles un espace familier et sécurisant, qu'elles ont apprivoisé, contrairement au reste de la ville qu’elles considèrent comme hostile, car inconnu.
It is obvious from the survey that local public space is the most appropriated in the case of women living in deprived neighbourhoods. Housewives are particularly attached to local urban space. The place where they live appears as both familiar and secure, where they feel at ease, unlike the rest of the city, which they see as hostile since it is unknown.
Il n'y a que dans leur quartier de vie et dans ses alentours immédiats que les femmes se sentent à l'aise pour sortir seules. Elles ont un rapport intime avec le quartier, elles s'y sentent en sécurité, car elles y sont connues et respectées. Dans ce cadre, l'épicier du quartier et le four public ainsi que le hammam sont essentiels, ils font partie intégrante de la vie du quartier et participent à sa dynamique. Aller au plus proche est la règle adoptée par toutes les habitantes pour les besoins quotidiens, mais aussi pour des raisons de sociabilité : rassemblement de femmes devant le seuil de leur porte pour discuter et pour « prendre l'air ». L'espace limitrophe est, dans ces quartiers, un espace de sociabilité intense pour les femmes, il regroupe généralement des personnes du même niveau socio-économique, ce qui facilite la communication entre elles. Les femmes partagent souvent les mêmes valeurs et les mêmes préoccupations, ce qui explique en partie l'attachement des femmes des quartiers défavorisés à leur quartier de vie.
It is only in their neighbourhood and immediate surroundings that women are comfortable going out alone. They feel a sense of intimacy with their neighbourhood, because they are known and respected there. The local shop, the public oven and the hammam are essential references in their environment. These markers are part of their daily lives and activities. They will systematically go to those nearest to their home, to satisfy daily needs, but also because they allow for forms of sociability: women meet on the doorsteps to chat and « take a breather ». Local sociability is intense for female residents in these areas., The neighbourhood allows people of similar backgrounds to meet there, which facilitates contacts. Their values and preoccupations are often similar, which accounts for the strong attachment they profess for their neighbourhood, deprived though it may be.
Au-delà de ces relations de proximité immédiate, ces femmes sont également attachées à la fréquentation de l’espace communautaire par excellence pour elles : le marché du quartier, jûtiyya pour les achats alimentaires et la qaysariyya . Bien plus qu’un simple marché, ce dernier espace comprend aussi des bijoutiers, des magasins de vêtements, étalages de produits féminins et domestiques divers. Ces espaces marchands sont un lieu de sortie, de promenade et de rencontre entre femmes qui, tout en s'approvisionnant, en profitent pour déambuler, discuter et pour se mettre au courant des nouveautés. Par leur ambiance, ils constituent un vrai spectacle. On y trouve des marchands de légumes, de viandes, des revendeurs d'occasion, des réparateurs, des vendeurs à la sauvette de toutes sortes, des étalages divers, on y entend les cris des marchands,… La qaysariyya a un rôle de sociabilité en plus de son rôle commercial, c'est un lieu de loisir important pour les femmes au foyer des quartiers populaires qui aiment s'y rendre en fin d'après-midi. Les femmes aiment aussi à se regrouper autour des minuscules jardinsde leur quartier, l'après-midi. Ce sont des espaces de jeu pour les enfants et un lieu de réunion de femmes et de loisir, mais aussi des points d'où observer le spectacle de la rue (les passants). Les femmes de ces quartiers sont à l'affût du moindre espace de détente disposant d'un peu de verdure, même les pelouses des ronds-points et des carrefours, à cause entre autres de l'exiguïté des logements. Certaines fréquentent occasionnellement les autres jardins publics de la ville, ce qui fait d’eux des espaces répulsifs et indésirables pour les autres catégories de la population à cause de leur fréquentation, majoritairement populaire (Gillot, 2002).
Beyond neighbourly relations, women are also attached to a places which are meaningful for the community, the local market, jûtiyya, for food purchases; and qaysariyya, which is more than a mere market, since it also includes jewellers, clothing shops, and wide ranges of goods for women and domestic needs. These commercial spaces are an outing for women, who, while shopping, walk about, chat, and catch up. They are an entertainment in and of themselves, with a distinctive atmosphere. In addition to offering vegetables, meat, second-hand retailers, repairmen and informal sellers of all kinds, each calling out to buyers,the qaysariyya is a place of sociability as much as of retail. It is a form of leisure for housewives in working-class neighbourhoods who enjoy a stroll there in the late afternoons. They also congregate in small parks, in the afternoon, where the children can play while their mothers chat and look at passers-by on the street. Women in these areas are on the lookout for the smallest patch of greenery where they can relax, even on roundabouts and crossroads, since homes are usually cramped. Some of them occasionally visit public parks in other parts of the city, which contributes to making them repulsive for other categories of people, who dislike rubbing elbows with the working-classes (Gillot, 2002).
Les femmes fréquentent aussi les cimetières pour rendre hommage aux morts et les sanctuaires des saints qui sont des espaces de piété, de culte et de rituels divers (idolâtrie, fumigations, circumambulations, sacrifices propitiatoires, lavage rituel…). Elles y effectuent des ziyarat (visites régulières) pour bénéficier des dons supposés des saints : guérison des maladies les plus diverses (dont les maladies mentales ou nerveuses, les convulsions ou ryâh), remède contre la stérilité, fin d’un long célibat, résolution des problèmes conjugaux, briser un mauvais sort, sortir du chômage ou favoriser la réussite scolaire d'un enfant (Philifert, 2002 ; Philifert, 2004).
Women are also frequent visitors to cemeteries, to pay respects to the dead, and the saints’ sanctuaries where a variety of forms of worship and rites take place (idol worship, fumigations, ritual strolls, propitiatory sacrifices, ritual washings and so forth). They carry out regular visits, ziyarat, to benefit from the saints’ supposed blessings. They are believed to heal a range of ailments such as mental or nervous complaints, convulsions or ryâh, put an end to sterility, celibacy, marital problems, unemployment or a curse, or ensure scholarly success for a child (Philifert, 2002, 2004).
Les pratiques magico-religieuses sont ancrées dans la culture marocaine traditionnelle, même si elles sont condamnées par l'orthodoxie religieuse. Le sanctuaire est aussi un lieu de recueillement, il joue dans ce cadre le même rôle que la mosquée puisque les femmes y font leur prière. Aller demander la bénédiction d'un saint et sa baraka, prier dans son sanctuaire, permet également aux femmes de sortir de chez elles, surtout lorsqu’il s’agit de femmes au foyer. C'est un lieu de rencontre féminine et un exutoire pour leurs frustrations, leurs angoisses et leurs révoltes. Par le biais de la transe et de rituels divers, elles « soulagent et vident leur cœur » comme en témoigne les femmes interrogées. Elles se livrent aussi les unes aux autres, c'est un lieu important de parole et d'échange féminin. Il fonctionne comme un terrain de thérapie. Et, comme l'a noté F. Mernissi, il aide à canaliser les énergies vengeresses des femmes et leur mécontentement. Il leur permet de baigner dans une atmosphère féminine qui les soulage, les soutient et les console (Amiti, 1982).
Magical beliefs are part of traditional Moroccan culture, even though they are frowned on by religious orthodoxy. Sanctuaries are places to meditate and pray for women, playing a role similar to that of mosques. Going out to ask for a saint’s blessing and his baraka, to pray in his sanctuary, is also an opportunity for women to leave their domestic environment, especially for housewives. It is a place for women to meet and let off steam, discuss their frustrations, worries and rebellions. Using trance and rituals, they « heal and comfort their hearts », in the words of one interviewee. They also confide in each other, express themselves and get a hearing from other women. This, as Mernissi has shown, helps channel women’s discontent and vent their vengeful feelings. The sense of feminine solidarity soothes, supports and comforts them (Amiti, 1982).
Par ailleurs, les réseaux de solidarité et de voisinage sont une variable importante de l'analyse des modes d'appropriation des espaces extérieurs (Navez-Bouchanine, 1988). Ils permettent d'expliquer l'enracinement dans un quartier donné, malgré les conditions de vie difficiles. Le voisinage est une source d'équilibre pour les femmes des quartiers défavorisés. Elles vivent entre elles, elles sont complices, leurs réunions constituent un lieu privilégié de diffusion des nouvelles du voisinage… houma (quartier d'habitation, sous-quartier) est assimilé, dans le discours des habitantes, au cadre familial, un cadre intime et sécurisant, considéré comme la continuité du privé. Les femmes s’y sentent à l'aise, comme en témoigne le fait toutes s'y déplacent en « tenue de maison » (en peignoir ou en longue robe de coton qui sert de pyjama). Elles s'y adonnent à des activités domestiques diverses et de sociabilité, devant le seuil de leur maison fumm ou bab ed-dâr . L'entretien de la ruelle, dans les bidonvilles et dans les quartiers populaires, est aussi pour les femmes une manière de se l'approprier, en repoussant les saletés hors de leur territoire commun. La ruelle est également investie lors des célébrations, surtout les mariages, par l'installation d'une tente. Le sous-quartier constitue un espace d'ancrage féminin, à tel point qu'il peut sembler à un étranger de passage qu'il pénètre dans l'intimité des habitants.
Neighbourhood solidarity is another important aspect in women’s relation to their local area (Navez-Bouchanine, 1988). It accounts for their strong sense of being rooted in their neighbourhood, in spite of difficult living conditions, and provides them with some sense of stability. They share many things, including a certain connivance, and meet up to catch up on local news. Houma (the place of residence, neighbourhood) is described by the women to a sort of extended family, an intimate and secure place, hardly outside the private sphere. They feel at ease there, as is shown by the fact they all go about in their « home dress » (in their dressing gown or in a long cotton dress they sleep in). A number of domestic chores are carried out in the sociable environment of the doorstep, fumm or bab ed-dâr. Women collectively take charge of the cleaning of the alleyways in slums and poor neighbourhoods, which also enables them to appropriate a common territory., by pushing back dirt. Alleyways are also appropriated in the context of celebrations, marriages in particular, with tents. The local area is so strongly appropriated by women that a passer-by might get the impression he is trespassing on the privacy of local residents.
«Même s'il est 9 h du soir et que j'ai besoin d'un truc chez l'épicier, je sors car il est tout proche et il nous dépanne, j'y vais avec mes vêtements de maison, pas la peine de mettre la djellaba, il nous connaît bien.» Hiba (60 ans et plus, veuve, analphabète, chambre location).
« Even if it’s 9 at night and I need something from the shop, I’ll go out, it’s just here, which is handy, I go out in my home dress, no need to put on the djellaba, the shopkeeper knows us well. » Hiba (60 years old, widow, illiterate, rented room).
Il est à signaler dans ce cadre que dans l'espace de houma et les espaces de proximité en général, le code de l'honneur fixe les normes de comportements (comme le fait de baisser les yeux ou de détourner le regard au passage d'une femme ou d'une jeune fille du quartier, les femmes adoptant quant à elles une attitude pudique et respectueuse devant un voisin). Le « coin des femmes » et les moments pendant lesquels elles occupent l'espace sont connus, ainsi que les moments de rassemblement des hommes : les rapports sont ainsi codifiés comme le montre l’observation sur le terrain.
It must however be emphasized that even in this local houma space, and in neighbouring spaces generally, the code of honour still prescribes norms of behaviour (to keep one’s eyes down and not look at a woman or girl of the neighbourhood, while women must be both modest and respectful in front of a male neighbour). The « women’s spot » and the times at which they assemble there are known, as are men’s meeting times: field observation showed occupation of public space to be highly codified.
Le dépouillement de l'enquête a montré que c'est dans les quartiers défavorisés que les femmes entretiennent le plus des rapports de voisinage. Les habitants des quartiers défavorisés, particulièrement les femmes, cherchent ainsi la solidarité et la sociabilité que permet la vie dans un quartier populaire, où les femmes partagent le même destin, une solidarité basée sur l'entraide réciproque. Cette solidarité se manifeste aussi bien dans le quotidien que dans les moments de fêtes : échange de visites, assistance pendant les cérémonies ou les moments difficiles, lors de maladie ou d'un décès par exemple, prêt d'objets en cas de réception, aide à la préparation de repas, prêt d'argent, de logement pour les grandes occasions, de nourriture, garde des enfants, garde des clés, sorties communes, soutien moral...
The survey showed that the strongest neighbourhood relations are to be found in the most deprived areas. In these areas, solidarity and sociability are crucial, especially for women, who, beyond a sense of shared difficulties, are able to help each other out. This shows at times of celebration as well as in daily life: mutual visits, assistance for ceremonies or in difficult times (an illness or death for instance), loans of objects or money, help with cooking or accommodation when guests are expected, gifts of food, childcare, outings and moral support.
Lorsqu’on interroge les femmes des quartiers défavorisés sur leur perception des autres quartiers de la ville, même si la majorité d’entre elles valorisent les quartiers résidentiels qui correspondent à leur idéal urbain et si elles admettent qu'ils offrent les meilleures conditions de vie, un nombre important d'entre elles leur reprochent la faiblesse des relations sociales et l'individualisme qui caractérise selon elles leurs habitants. Les femmes évoquent également leur manque d'animation contrairement aux quartiers défavorisés comme Yaqoub el Mansour dont elles apprécient le côté populaire, shacbî. Ce terme de shacbî n'a pas chez elles une connotation péjorative mais fait référence à une certaine homogénéité socio-économique et renvoie au coût de la vie plus abordable que dans d'autres quartiers. Les femmes interrogées valorisent l'intensité des rapports sociaux, la simplicité des habitants et l'entraide), sans nier pour autant les inconvénients de la vie dans un quartier populaire (le surpeuplement, l’incivilité, l'insécurité…).
When asked about other areas of the city, most women will praise residential areas, which embody their urban ideal and offer better conditions, but many also criticize a perceived lack of social warmth and the individualism of their residents. They also mention their lack of vitality, and contrast them with neighbourhoods such as Yaqoub el Mansour, in which they enjoy the « no-frills » aspect, shacbî: this term has no negative connotation in their mouths, it refers to a degree of socio-economic cohesion, and the relative affordability of the area. Interviewees praise the intensiveness of social relations, the residents’ unpretentiousness and mutual assistance, though they do not gloss over the inconveniences of life in such a neighbourhood (such as overcrowding, incivility and insecurity).
-Fréquentation du centre ville
– Visits to the city centre
En dehors des sorties dans leur quartier de vie, la fréquentation de la ville se limite, pour les femmes des quartiers défavorisés, à de rares incursions dans le centre-ville, dans des lieux dits traditionnels pour se rendre à la médina ou swiqa[3]. La médina est l'espace le plus connu de l'ensemble des citadines, elle est l'espace à partir duquel se réalise toute représentation du centre-ville. La médina comprend plusieurs équipements de type traditionnel (mosquées, écoles coraniques, bain maure, …). Les femmes s'y rendent pour s'approvisionner, et pour bénéficier de ses différents services, car elle concentre une grande variété d’activités, de nombreux commerces (alimentation, fruits, légumes, boucherie, poissonnerie, marchands de gâteaux, tissus, vêtements, bijoux, épices, artisanat, électroménager, meubles, etc.), des vendeurs « à la sauvette » qui proposent des marchandises variées pour ses prix abordables. Les femmes aiment y faire du « lèche-vitrines», notamment devant les bijouteries, pour des séances d'essayage, sans même une réelle volonté d'achat. Les boutiques des vendeurs de cassettes audio sont également un endroit autour duquel aiment se regrouper les jeunes femmes. La médina est considérée comme un espace privilégié de la sociabilité féminine, où les femmes se rendent accompagnées de leurs amies ou d'autres femmes de leur famille. Elles aiment la médina pour son ambiance particulière et parce qu'on y trouve tout ce dont on a besoin. Mais les femmes des quartiers défavorisés périphériques ne s'y rendent qu'occasionnellement pour un achat particulier, accompagnées de leur mari ou d'un membre de leur famille, à cause de son éloignement de leur lieu de vie et aussi par manque de moyens pour prendre le bus, surtout si elles sont accompagnées de leurs enfants. Le marché de leur quartier fait aussi bien l'affaire pour elles.
Beyond local errands, women’s outings in the city, in particular for residents of deprived neighbourhoods, are limited to occasional visits to the city centre, in so-called traditional places of the medina or swiqa[3]. The medina is the place best known to all female residents of the city, and it is fundamental to their understanding of centrality. Several traditional-type places are to be found there (for example mosques, Coranic schools and Moorish baths). In addition to numerous shops and services (purchases of fruit and vegetables, meat, fish, cakes, fabric, clothes, jewels, spices, handicrafts, household appliances, furniture, etc), there are informal vendors peddling all sorts of affordable goods. Women enjoy going there for window-shopping, for jewellery in particular, and to try on clothes, even if they are unlikely to buy anything. For young women, shops selling music recordings are also an attraction. The medina is a focal point of female sociability. , which women visit with friends or relatives, they appreciate the atmosphere and the diverse commercial offerings. Women from the poorest neighbourhoods, however, only go occasionally, for a specific purchase, in the company of their husband or a relative: the distance is dissuasive, and they may lack the means to take the bus, especially if they have children with them. They make do with their local market.
Ces femmes, surtout celles qui sont mariées et qui sont au foyer, ainsi que les femmes âgées, ne fréquentent pas habituellementle quartier huppé de l’Agdal ou le centre « moderne » ou shâri‘ (l'Avenue)[4] qui constitue, avec la médina, le cœur de la ville[5]. Elles en sont exclues pour des raisons d’accessibilité, et ne les fréquentent que pour un besoin précis, pour se rendre dans une administration, un cabinet médical, etc. Généralement, le centre-ville fait référence, pour elles, à la ville ancienne traditionnelle : la médina. Le cadre leur convient mieux, car il est populaire, contrairement à la ville nouvelle, moderne, jugée plus « snob » et fréquentée par les femmes dites modernes, habillées d’une façon moderne, à l'européenne.
These women, in particular the housewives and older women, never go to the posh area of the Agdal or the « modern » centre, shâri‘ (l’Avenue)[4]which, with the medina, form the heart of the city[5]. It is not easily accessible to them, and they only go there for a specific reason, for some public service or medical appointment. When they say centre, they usually refer to the traditional city, the medina, which is a working-class area and suits them better than the modern city, which they find too posh. This is also where women tend to be dressed in a « modern », European style.
Par ailleurs, il est intéressant de souligner comment l'espace peut conditionner le type de vêtement porté. Dans les espaces limitrophes (cercle du quartier), qui sont des espaces familiers et intimes, les femmes ont plus recours au vêtement traditionnel, même les jeunes qui sont moins attentives à leurs vêtements que si elles étaient dans le centre-ville, où elles prendraient plus soin de leur apparence vestimentaire et opteraient pour l'habit moderne. Ainsi, il est courant de les voir passer de l'habit moderne à l'habit traditionnel (la djellaba)[6], selon les circonstances. L'habit moderne est réservé au travail et aux sorties dans le centre moderne. La djellaba est réservée aux sorties dans le quartier de vie, c'est aussi la tenue du vendredi et du Ramadan, car elle est pudique (cache le corps entier de la femme), ce qui est assez significatif de l'adhésion des femmes aux normes. C'est aussi une tenue qui convient à certaines circonstances comme les funérailles ou qui convient à certains lieux comme les marabouts, les cimetières, la mosquée… Certains lieux conditionnent ainsi le type de vêtement porté par les femmes.
Different dress codes characterize the different types of space inhabited by women. In their local neighbourhood, women tend to wear traditional clothing. even the younger women who dress more conservatively than they do when they go to the centre (where they would choose to go dressed in a « modern » way). They frequently change styles of dressing, from the traditional djellaba[6] to modern forms of dress, according to circumstances: the latter is used to go to work and for outings to the modern centre, the former is used locally, as well as on Fridays and during Ramadan, since it is considered suitably modest (it hides the whole body). It is also indicated in specific circumstances such as mourning, or places such as cemeteries, mosques or the houses of marabouts.
Cependant, si les femmes au foyer des quartiers populaires défavorisés sont limitées dans leurs déplacements à leur environnement de proximité, il en va tout autrement pour les femmes salariées et instruites ainsi que les jeunes de ces quartiers qui ont une plus large inscription spatiale. Les jeunes des catégories défavorisées ont recours à des stratégies de contournement pour acquérir le droit à la ville, en adoptant des stratégies diverses, en jouant par exemple sur le paraître social, en valorisant leur corps et en soignant leur propre image (emprunt de vêtements, visite chez le coiffeur) afin d’échapper, même momentanément, à leur quotidien. Ainsi, aller dans le centre-ville est une sorte d'exutoire. Ses lumières, ses vitrines, ses commerces, son animation font rêver. Elles sont attirées par les symboles du pouvoir et du modernisme et se l'approprient même pour un court instant oubliant ainsi leur misère sociale et leur sentiment d'exclusion.
This ability to adapt dress to various places and norms is significant of a differential ability, on the part of women, to extend their range beyond the merely local: in this respect, housewives fare worse than educated women with a job, or younger women. Young people from poor backgrounds use a number of strategies to gain a « right to the city ». Social performance and bodily care (borrowed clothes, hairstyling) enable them to escape, even if it is just for a moment, from their daily lives. Visits to the centre offer an outlet for their frustrations with their living conditions, with the lighting, shop-windows and hustle and bustle offering a welcome change. Young women are attracted to symbols of power and modernity and feel they can have their share of them, even if only briefly, and overcome their poverty and sense of exclusion.
Le centre-ville constitue un lieu de loisir pour une grande partie de la population féminine des quartiers défavorisés, surtout les jeunes femmes qui l’investissent malgré leurs difficultés financières. Ainsi, pour s'y rendre, par exemple, elles déclarent pratiquer souvent la marche à pied[7], sinon elles prennent le bus. Cela dépend du temps dont elles disposent, du motif de leur déplacement, si elles sont accompagnées ou non et de leurs moyens financiers (elles peuvent recourir à un mode à l'aller et un autre au retour). Les moyens de transport jouent un rôle important dans la pratique urbaine surtout pour les femmes des quartiers périphériques puisqu'ils aident à leur mobilité, leur permettant ainsi d'élargir leur territoire et de prendre possession de la ville. L'autobus est ainsi un facteur d'intégration à la ville puisqu'il permet aux habitants des quartiers populaires, situés loin de la ville, une accessibilité à d'autres espaces.
Visits to the city-centre are a form of leisure for many women who live in deprived neighbourhoods, and one they claim despite economic constraints. They report walking there frequently[7], or travelling there by bus, depending on how much time and money they have, the reason for the visit, whether they have company or not (sometimes one means of transportation will be used for the way there, and another for returning. Public transportation plays a crucial part in accessibility, in particular for women of the remotest parts of the city, who are able to travel more widely and extend their spatial scope. Busses function as factors of integration in urban society, by enabling residents of the poorest and remotest parts of the city to access the rest of the city.
« Le quartier Yaqoub el Mansour n'est pas loin du centre. Pour sortir avec mes copines, je prends souvent le bus, mais parfois on y a va à pieds, c'est plus économique et puis on aime bien bavarder, comme ça, on ne sent pas le temps passer. On réserve souvent le bus pour le retour. J'aime aller avec mes copines dans le centre-ville ou à l'Agdal, ça dépend. Tu vois les gens, les filles, ce qu'elles portent, tu essaies d'être comme elles, tu te sens revivre et ça change du quartier, tu fais des rencontres avec des garçons, etc. On fait chacune des économies pour aller dans un café et on s'éclate. » Zahra (32 ans, célibataire, salariée, niveau collège, appartement logement économique avec parents, Yaqoub el Mansour).
« Yaqoub el Mansour isn’t far from the centre. To go out with friends, I often travel by bus, but sometimes we go on foot, it’s cheaper and we chat along the way, it doesn’t feel that long. We often travel by bus on the way back. What I like is to go with my friends to the centre or to the Agdal, it depends. You see people, girls, the things they wear, you try to be like them, it’s like coming alive again, it’s a change from the neighbourhood, you meet guys, and so on. We all save to be able to go in a café to have fun. » Zahra (32 years old, unmarried, employed, secondary education, lives in affordable housing with parents, Yaqoub el Mansour).
L'appropriation du centre-ville moderne par les jeunes des quartiers populaires et défavorisés (filles ou garçons), renvoie donc à des stratégies de « contre-exclusion ». L'enjeu est l'adhésion à la ville, même s'ils se contentent des espaces publics gratuits (jardins par exemple, place centrale, etc.). Le centre moderne, par ses magasins, ses jets d'eau, ses jardins, ses cafés…, constitue un lieu de loisirs gratuit, et il est l'expression de la vie de la cité et donc du citoyen. Mais est-il pour autant un facteur d'unité, un espace ouvert assurant les rencontres et les échanges entre les individus quelle que soit leur appartenance sociale ? Comme l'a signalé F. Navez-Bouchanine, la mixité sociale est une mixité de côtoiement qui s'établit dans l'anonymat, les interactions et les échanges restent rares (Navez-Bouchanine, 1996). De plus, comme l’a fait remarquer M. Jolé, on assiste à un déplacement du centre-ville moderne « comme lieu de valeur » puisque beaucoup de magasins de luxe, de bonnes pâtisseries, de magasins de vêtements de marque, de librairies sont en plus grand nombre à l'Agdal. La ville riche s'éloigne vers l'ouest où se construisent de nouvelles urbanités (vers l'Agdal, Hayy Riyad, Souissi) (Jolé, 1999-2000). L'organisation spatiale déplace une centralité « moderne » en accord avec les nouvelles aspirations d'une couche aisée de la population et loin de la popularisation du centre moderne. Le rejet des habitants des banlieues pauvres pose ainsi le problème du droit à la ville pour les populations démunies, et celui de la ségrégation urbaine. L’exemple des grandes surfaces qui constituent de nouveaux espaces de loisirs dans la ville sont aussi révélateur dans ce sens : ils restent un espace public d'accès restreint puisque les femmes au foyer des quartiers défavorisés ne les fréquentent pas, d'ailleurs elles ne les évoquent même pas comme lieu de sortie potentiel.
There are therefore deliberate strategies on the part of young people, both girls and boys, from deprived neighbourhoods, to claim a place in the modern city-centre. Their full participation in city life is at stake, even if they have to make do with places that do not charge for access (public gardens, central square, etc). The centre and its shops, its fountains, gardens and cafés, beyond providing free entertainment, symbolizes a degree of participation in city life, and therefore citizenship. One can doubt the extent to which it actually promotes meetings and exchanges between people of different backgrounds. As emphasized by Navez-Bouchanine, social diversity places people in side-by-side anonymity, and interaction between them seldom occurs (Navez-Bouchanine, 1996). In addition, as Jolé has pointed out, the modern centre, as « valued place » is actually shifting, with many luxury outlets, upmarket pâtisseries, bookshops, and so forth, relocating to the Agdal. Wealth is shifting further west, where a new, socially selective urbanity is being constructed, toward Agdal, Hayy Riyad, Souissi (Jolé, 1999-2000). « Modern » centrality is being shifted according to the preferences of the wealthier classes, to distance itself from a centre where working-class youth is present. This distaste for contact with residents of deprived suburbs raises the issue of the right to the city of the poor, and that of urban segregation. This is illustrated by shopping centres which have sprung up around the city: though public, they restrict access, since housewives from the poorer areas do not go there, and do not even consider them as a possible destination.
Conclusion :
Conclusion :
Les pratiques de l'espace et l'environnement social des femmes des quartiers défavorisés au foyer se résument à leur quartier de vie qu'elles ne quittent que rarement, accompagnées de leur mari ou d'un membre de leur famille. Les lieux qu'elles fréquentent sont peu variés, leur pratique de l'espace est localisée, ciblée et restreinte. Les pratiques dominantes chez ces femmes sont faites de pratiques de proximité, inscrites dans l'espace urbain proche, leur espace d'identification prioritaire et à partir duquel elles se représentent le reste de la ville. L'usage qu’elles ont du centre-ville est ponctuel, d'autant qu'elles n'ont pas le sentiment d'avoir leur place dans le centre moderne, mais d'autres endroits font office de remplacement et répondent à leurs besoins en termes d'achats et de loisirs. Leur connaissance de la ville est fragmentaire. L'espace de la ville se scinde pour elles en espaces connus, car pratiqués, et d'autres inconnus et fantasmés, car éloignés et inaccessibles. Elles souffrent de formes d'enclavement spatial et social, sauf pour les jeunes femmes de ces quartiers qui ont recours à des stratégies de contournement face à cet enfermement, pour acquérir le droit à la ville.
For housewives in deprived neighbourhoods, urban practices and engagement with their environment stops at their local area, which they seldom leave, and always in the company of their husband or a relative. There is little variety to the places they are likely to go, and their spatial knowledge is restricted. They identify with their own neighbourhood and imagine the rest of the city through it. They only occasionally visit the city-centre and feel out of place there, though there are many other places that answer their needs in terms of shopping and entertainment. With a patchy knowledge of the urban fabric, they divide the city between known and unknown areas, the latter having a fantasmatic remoteness and inaccessibility. However, younger women in these neighbourhoods seem to escape this confinement to the local and prove adept at defying it, to gain a right to the city.
Les femmes mariées au foyer, à faible niveau d'instruction, beaucoup plus imprégnées par le système de valeurs traditionnel, sont plus dépendantes dans leurs déplacements et dans leurs sorties qui sont circonscrites à l'espace du quartier. Mais certaines femmes salariées, instruites, de ces quartiers défavorisés ont un usage plus large de l'espace urbain. Ainsi, l'analyse des pratiques spatiales des femmes dessine différents types de femmes à travers leurs pratiques qui retracent l'évolution sociale du Maroc où plusieurs modes de vie et différents vécus se côtoient et expriment cette dualité entre tradition et modernité qui traverse la société marocaine.
While housewives with little education seem constrained by a traditional value system, and helpless when it comes to moving about independently, other women with more education and a job have a much better mastery of their urban environment. In this and other ways, women prove to be a very diverse group, with very diverse practices in the city, with different ways of life coexisting in the same city, and a strong sense of the dualism between tradition and modernity that seems to encompass many aspects of Moroccan society.
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Safaa Monqid
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Safaa Monqid, «Les ailes lourdes : pratiques urbaines des femmes des quartiers défavorisés de Rabat», [“Heavy wings: women's urban lives in deprived neighbourhoods of Rabat, Morocco”], justice spatiale | spatial justice | n° 03 mars | march 2011 | http://www.jssj.org/
Safaa Monqid, “Heavy wings: women’s urban lives in deprived neighbourhoods of Rabat, Morocco”, [«Les ailes lourdes : pratiques urbaines des femmes des quartiers défavorisés de Rabat»], justice spatiale | spatial justice | n° 03 mars | march 2011 | http://www.jssj.org/
[4] The « modern » centre comprises commercial, banking, cultural, leisure and service activities (shops, cinemas, cafés, restaurants, snack-bars, dance halls, bookshops, doctors, lawyers, beauty parlours, medical laboratories, clinics, etc). Traffic, both pedestrian and automobile, is intense, especially at peak hours, and shops remain open late. It functions as a showcase of modern consumption, and a place to stroll, which has become a local tradition.
[5] This modern centre also means there is always a shopping area open, since the medina closes on Fridays, but remains open on Sundays when the other centre closes.
[7] M. Idrissi-Janati (2001) has shown that walking allows for a good knowledge of the spaces one goes through. Elements of landscape are memorized, and space experienced territorially. Walking therefore allows for a better familiarity with the city than other means of transportation.