Liberté, capabilité, échelles : une lecture critique d’Amartya Sen

| commenté par : Bernard Bret | Frédéric Landy

Liberté, égalité, justice, mais aussi entitlement et « capabilité »… Amartya Sen manie dans ses travaux tout aussi bien des concepts très généraux – souvent certes en les redéfinissant – que des notions plus personnelles qui sont parfois des néologismes. Le prix Nobel d’économie 1998 est suffisamment connu, notamment pour ses travaux sur l’économie du bien-être, pour qu’il soit peu utile de donner ici un compte-rendu classique de ses ouvrages. Un choix différent a donc été fait : une lecture transversale de son œuvre et une réflexion critique à partir de quelques mots-clés regroupés par thèmes. Leur articulation leur donne sens, les valide et montre la cohérence de l’ensemble qu’ils constituent. Elle peut aussi, parfois, met en évidence leur fragilité. Plusieurs points, en effet, méritent examen. Doit être discuté le positionnement anti-rawlsien adopté par Sen quand il critique une approche de la justice considérée comme transcendantale et qui ne correspondrait pas aux réalités empiriques. Il y a lieu, aussi, de s’interroger sur les apports réciproques entre le travail empirique de Sen dénonçant les inégalités dans le monde et son approche théorique (Bénicourt 2007). En quoi ces deux approches sont-elles vraiment complémentaires ?

Du coup, se pose la question des échelles géographiques pour articuler sa théorie des capabilités des individus avec les approches classiquement fondées sur des statistiques – à l’échelle des régions et des pays.

 

Liberté, capabilité, développement

Le développement figure sans conteste parmi les notions essentielles discutées par Sen. S’il peut être approché par la notion de bien-être, il est d’abord un processus d’expansion des libertés réelles dont jouissent les individus (Un nouveau modèle économique. Développement, justice, liberté, p. 18) ou, autrement formulé, un processus intégré d’expansion des libertés substantielles (idem, p. 18). La liberté, une autre valeur essentielle, a donc une valeur intrinsèque, une « valeur d’existence », et par ailleurs une valeur instrumentale, ce que Sen résume en ces termes : « la liberté apparaît comme la fin ultime du développement, mais aussi comme son principal moyen » (idem, p. 10). Le terme est souvent mis au pluriel et enrichi d’un qualificatif : il s’agit de « libertés réelles et de libertés substantielles », précision qui introduit à un autre mot-clé, celui de « capabilité ». La capabilité désigne la liberté réelle ou substantielle de faire quelque chose. Elle est donc la liberté dont jouit effectivement un individu. Elle doit être distinguée de la capacité qui serait la liberté formelle de faire quelque chose : si j’ai le droit de faire quelque chose, c’est une capacité, laquelle ne devient capabilité que si j’ai aussi le pouvoir de faire cette chose. Ce pouvoir de faire quelque chose introduit la notion de fonctionnement pour désigner les choses qu’une personne peut aspirer à faire ou à être : des états et des actions (beings and doings). Sen résume sa façon de voir en disant que « l’approche par les capabilités s’intéresse en dernière analyse à l’aptitude à réaliser des combinaisons de fonctionnements valorisés » (L’idée de justice, p. 286).

En affirmant que le développement ne peut exister sans la liberté, Sen aide, après d’autres, à distinguer clairement le développement de la simple croissance économique. On sait qu’il a contribué, aux côtés du Pakistanais Mahbub ul Haq, à mettre au point l’Indicateur de développement humain (IDH) aujourd’hui reconnu sous ses multiples déclinaisons comme la mesure la plus significative de la qualité de vie des populations. Ce faisant, il s’est démarqué de l’approche dominante en économie consistant à réduire l’individu à l’homo œconomicus. L’économie ne faisant pas le tout de l’existence, Sen refuse l’idée classique du choix rationnel selon laquelle les choix de l’individu seraient dictés par son intérêt matériel et lui seul. L’homo œconomicus n’existe pas, ou alors, s’il existe, il est un « crétin rationnel » parce qu’il se prive lui-même des nombreux biens non matériels qui vont dans le sens de la qualité de la vie. C’est d’ailleurs ce que disaient déjà certains utilitaristes éloignés de la conception étriquée de l’existence qu’on leur reproche parfois à tort : Adam Smith qui soutient l’idée que l’altruisme est source de bonheur dans son ouvrage Théorie des sentiments moraux, et John Stuart Mill qui s’est personnellement engagé pour l’intervention de l’État en faveur des plus pauvres.

Tout est-il pour autant limpide dans ces articulations entre liberté et développement ? Non, car l’extension que Sen donne aux termes ici examinés nuit à la robustesse du raisonnement. Ainsi en est-il du mot « liberté ». Sen décline la liberté substantielle dans sa dimension instrumentale en cinq domaines : les libertés politiques, les facilités économiques, les opportunités sociales (l’éducation, la santé), les garanties de transparence (contre la corruption), la sécurité protectrice (c’est-à-dire la protection contre les effets négatifs de la conjoncture économique). Appeler liberté ce qui est un droit, pour souligner qu’il s’agit d’une liberté réelle, c’est tout de même prendre le risque d’un certain flou. Si l’on voit bien ce que désigne la liberté politique, on voit moins bien en quoi, par exemple, la protection contre les aléas de la conjoncture économique, évidemment nécessaire, constitue à strictement parler une liberté, sauf à combiner le mot avec « capabilité ». N’est-ce pas sinon confondre cause et conséquence ? Il est bien vrai que les crises économiques, lorsqu’elles réduisent leurs victimes à la misère les privent de certaines capabilités : leur liberté formelle ne peut se concrétiser dans le pouvoir de faire. Le vocabulaire employé pour dire cette évidence prête à confusion quand Sen critique en la matière la position de Rawls. Selon lui, la priorité absolue que Rawls donne à la liberté irait trop loin car elle pourrait faire concurrence à d’autres libertés comme la liberté de manger à sa faim. La liberté de se nourrir est effectivement bafouée pour qui n’a pas de quoi produire ou acheter son alimentation, mais la liberté dont parle Rawls dans son premier principe de justice n’est pas la liberté des libertariens ! Elle découle de la valeur intrinsèque des personnes et n’autorise quiconque à priver autrui de nourriture. Dans le chapitre 5 de L’idée de justice, Sen dit impossible de penser la liberté des uns sans penser la liberté des autres. Cela est entendu, mais opposer cette assertion à la pensée de Rawls est tout à fait vain.

La notion de capabilité elle-même peut donner matière à débat lorsque Sen la confronte à ce que Rawls désigne par « biens premiers ». On sait que, dans la terminologie rawlsienne, les biens premiers sont ceux dont les hommes, en tant qu’êtres rationnels, souhaitent disposer en priorité. Or, selon Sen, « les capabilités peuvent juger les avantages globaux de personnes différentes mieux que les biens premiers » (L’idée…, p. 360). Et Sen d’appuyer sa démonstration en faisant valoir qu’un même revenu n’ouvre pas les mêmes capabilités chez quelqu’un en bonne santé et chez quelqu’un de malade. N’est-ce pas une controverse quelque peu stérile ? Rappelons que Rawls établit une distinction entre les biens premiers naturels – la santé et les talents – et les biens premiers sociaux qui, eux, ne doivent rien à la nature et tout à l’organisation de la société : le revenu, la considération sociale, l’exercice des droits, l’estime de soi, la liberté. Il est donc clair que la justice selon Rawls ne se réduit pas à la justice distributive. La critique de Sen selon laquelle les biens premiers « ne sont pas précieux en eux-mêmes, mais parce qu’ils peuvent contribuer… à la réalisation de ce qui a de la valeur à nos yeux » (L’idée…, p. 310) est-elle alors fondée ? Critiquer les biens premiers au nom des capabilités, c’est-à-dire des pouvoirs d’agir, c’est largement jouer sur les mots : il suffirait de traduire revenu par pouvoir d’achat pour que le revenu apparaisse effectivement comme un moyen au service d’une valeur qui le dépasse. De plus, Rawls ne prétend pas qu’avec le même revenu un malade disposerait des mêmes capabilités qu’un homme en bonne santé. Il inscrit au contraire la santé parmi les biens premiers et, dans son principe de réparation, il fait obligation de corriger autant que faire se peut l’injustice dont sont victimes ceux que le hasard a fait naître invalides ou fragiles devant la maladie.

 

Égalité, démocratie : quelle conception de la justice ?

Sen a dénoncé les inégalités et a fait avancer d’une façon décisive la réflexion en la matière. L’inégalité homme/femme est sans doute le thème qui a le plus marqué l’opinion publique depuis la parution de son article sur les femmes « manquantes » : montrer, données démographiques à l’appui, que la planète compterait environ cent millions de femmes de plus si le sort à elles réservé était identique à celui fait aux hommes, voilà qui a mis à nu une injustice criante et révélatrice de beaucoup d’autres.

Dénoncer les inégalités, c’est faire référence implicite à une conception de l’égalité. Sen refuse en la matière la position des utilitaristes. Pour ces derniers, l’objectif n’est pas de viser l’égalité, mais la maximisation des utilités, c’est-à-dire des éléments de plaisir, quelle que soit leur répartition entre les membres du groupe. Bien qu’affirmant au départ que chaque individu vaut autant que n’importe quel autre, l’utilitarisme ne se soucie pas de justice distributive sauf à considérer que la maximisation des utilités constitue le meilleur principe de distribution. C’est faire le pari risqué que l’égalité de tous dans l’accès au droit devrait spontanément garantir que les inégalités restent acceptables. En cohérence avec le libéralisme économique qui fait confiance à une main invisible pour arbitrer au mieux et à l’avantage de chacun les intérêts des partenaires sociaux, l’utilitarisme considère que viser l’utilité maximum n’est pas incompatible avec une distribution où chacun aura sa part. Afficher pareil optimisme a-t-il pour objectif de conférer à la compétition sociale et à l’inégalité une apparence d’équité ? Il n’est pas interdit d’émettre cette hypothèse. Sen, quant à lui, constate que l’égalité de traitement faite aux partenaires sociaux et découlant de leur égalité initiale n’aurait de sens que si tous les individus avaient des goûts identiques et tiraient d’un même bien la même utilité, ce qui n’est pas. Dit autrement, les besoins varient d’un individu à l’autre, de sorte qu’une égalité traitant de façon identique des personnes qui ont des goûts différents n’est pas, selon Sen, une véritable égalité. Surtout, fonder l’importance morale sur la seule utilité, c’est réduire à bien peu la vie humaine et c’est donc se comporter en crétin rationnel ! Au nom de la diversité des êtres humains, Sen réfute, contre Rawls, l’idée d’une égalité comprise comme un accès égal aux biens premiers, parmi lesquels la liberté, au motif que ces biens n’auront pas les mêmes effets chez tous les individus. Il préfère donc s’intéresser à leurs conséquences et, parce que « l’égalité des biens est loin de garantir l’égalité des capabilités », il voit plutôt l’égalité comme « l’égalité des capabilités de base » (Éthique et économie, p. 211).

Plus importante et plus dérangeante, une question fondamentale reste sans réponse : l’égalité, même entendue dans le sens que lui donne Sen, se confond-elle avec la justice, ou bien les deux notions entretiennent-elles des relations plus complexes ?[1]

Pour Sen, comme pour Rawls, du principe d’égalité découle dans l’ordre politique le principe démocratique. La démocratie étant liée aussi à la liberté des personnes, il n’est pas surprenant que Sen lui attribue, comme il le fait pour la liberté, une valeur d’existence – la démocratie est un bien en soi – et une valeur instrumentale – la démocratie est un instrument pour la production d’autres biens ayant une valeur. Sans anticiper sur ce qui sera dit plus loin des famines ni mentionner l’expérience que Sen en a eue comme spectateur dans son enfance, il est ici nécessaire de souligner le lien qu’il établit entre la démocratie et l’absence de famine : dans un régime démocratique respectueux des libertés publiques et de la liberté de la presse, les pauvres peuvent défendre leur droit à la nourriture et les journaux dénoncer la disette comme une injustice qui appelle l’intervention des pouvoirs publics. D’autres avant lui avaient montré que la faim était davantage un problème de répartition que de niveau de production, mais c’est bien à Sen qu’il revint de faire du problème alimentaire un problème directement politique. Quand on connaît la terrible insécurité alimentaire de la démocratie indienne, où règne pourtant la liberté de la presse, et où le taux de participation électorale est très élevé, notamment chez les pauvres et les analphabètes, on comprend l’insistance de Sen à distinguer « une conception de la justice centrée sur les dispositifs et une autre centrée sur les réalisations » (L’idée…, p. 45). Une telle opposition est pour lui fondamentale : sinon, avec le contre-exemple de l’Inde, c’est toute sa théorie sur le lien entre famine et absence de démocratie qui peut s’écrouler ! Il critique ainsi l’institutionnalisation à tout prix des droits (p. 453) : incidemment, le National Food Security Act voté en Inde en 2013 lui donne raison car cette loi, qui fixe dans le marbre un droit à l’alimentation, n’est pas sans conséquence régressive dans certains États qui étaient plus généreux dans leurs systèmes régionaux d’aide alimentaire que ce que définit le nouveau texte.

La valeur instrumentale de la démocratie se vérifie plus généralement pour le développement si l’on retient qu’elle est la figure collective de la liberté. Sur ce point, Sen critique l’idée de valeurs asiatiques – loyauté à la famille et obéissance à l’État – qui autoriseraient à bafouer la liberté et soumettraient les personnes à une discipline collective accélérant le processus de développement. Certes, l’expérience de certains États d’Asie imprégnés de confucianisme a pu le faire penser, et c’est d’ailleurs à Lee Kuan Yew, ancien Premier ministre de Singapour qu’est due cette hypothèse. Mais la relation causale entre l’autoritarisme et la croissance n’est pas établie, et, par définition, cette croissance n’est pas un développement puisqu’il lui manque une composante essentielle : la liberté. Espérer que cette croissance engendre des besoins qui se traduisent ensuite par une aspiration à la liberté, cela ne vaut pas démonstration que le processus soit juste ni qu’une étape initiale serait nécessaire où la liberté constituerait une entrave plutôt qu’une condition du mieux-être. La démocratie n’est donc pas un luxe réservé aux pays riches, et Sen de rappeler que ce système n’est pas l’exclusivité de l’Occident. Dans le texte intitulé d’une façon on ne peut plus explicite La démocratie des autres, il remarque qu’en Inde, l’empereur moghol Akbar organisait son État sur les idées de tolérance et de pluralisme, et cela en 1590… dix ans avant que Giordano Bruno ne soit brûlé vif à Rome pour non-conformité de sa pensée avec le dogme. De même, une Constitution d’inspiration libérale a été inventée au Japon par le prince Shotoku en 604, bien avant la Magna Carta qui verra le jour en Angleterre en 1215. En d’autres termes, si les formes occidentales de la démocratie ont bien été inventées dans la Grèce antique (la délibération, le vote) et se sont consolidées dans des structures institutionnelles ayant pris valeur quasi normative dans une partie du monde, il ne faut pas en conclure que la démocratie elle-même serait l’exclusivité du monde dit occidental.

 

Universalisme, intuitionnisme, comparatisme : quelles limites à la raison ?

Sen nous alerte contre le « localisme » (L’idée…, p. 478) que dénonçait déjà Adam Smith : l’infanticide des fillettes ou la peine de mort avec exécution publique apparaissent très naturelles dans certains pays, alors que la comparaison avec l’extérieur permet d’enrichir la pensée et de s’abstraire d’opinions enracinées dans un pays ou une culture. Ces comparaisons peuvent être conduites à plusieurs échelles : mondiale tout d’abord, quand il réfute comme on l’a vu des valeurs « asiatiques » distinctes de l’« Occident » ; ou quand il compare l’Inde et la Chine, pour mettre en lumière l’intérêt de véritables politiques de santé publique et d’éducation primaire dans le cas chinois, qui contraste avec la maintien de la pauvreté en Inde (où les morts de faim se révèlent finalement plus nombreux que ceux du Grand Bond en avant, voir Drèze et Sen 1989). Le comparatisme vaut également à l’échelle régionale, pour souligner par exemple l’avance du Kerala sur les autres États de l’Inde, pour des raisons semblables à celle de la Chine. Mais le fait de comparer dans l’espace ne veut pas dire que l’espace soit un mot-clé chez Sen. Il peut refléter des injustices. Mais jamais il n’est un outil pour réparer des injustices, ou un facteur pour en engendrer. En particulier, on n’a pas vu Sen relever des rapports de domination entre espaces, alors que le Kerala profite de l’immigration bon marché du Bihar pour compenser son manque de main-d’œuvre, ou que les bidonvilles et leur secteur informel permettent de maintenir la compétitivité de l’Inde et son « émergence » (Landy 2015).

Pour Sen, « la compréhension du monde ne s’arrête en aucune façon à l’enregistrement des perceptions immédiates. La compréhension passe inévitablement par le raisonnement » (L’idée…, p. 12). Mais cette compréhension du monde ne passe pas par une approche de la justice détachée des faits et posant des principes en amont de l’observation du réel. Pour lui, la question « “qu’est-ce qu’une société juste ?” n’est pas un bon point de départ pour une “théorie de la justice” utile parce qu’une théorie de la justice doit avoir quelque chose à dire sur les choix qui s’offrent réellement à nous, et pas seulement nous retenir dans un monde imaginaire » (L’idée…, p. 142). Il s’oppose ici à la démarche rawlsienne qui, selon lui, aurait un défaut de faisabilité car une procédure rationnelle de choix ne permettrait pas de parvenir à un consensus faisant l’unanimité. Il montre la pluralité des principes avec l’histoire de la flûte, reprise dans plusieurs de ses publications : à laquelle des trois petites filles donner la flûte fabriquée par l’une d’entre elles ? Pour les libertariens, lesquels font de la propriété le prolongement de la personne, c’est à celle qui a fabriqué l’objet. Pour les rawlsiens, c’est à celle qui, contrairement aux deux autres, n’a aucun jouet car ce choix améliore le sort de la plus mal lotie et respecte donc le principe du maximin[2]. Mais les utilitaristes donneraient la flûte à la troisième car c’est elle qui joue le mieux de cet instrument et cela permettra d’augmenter pour les trois le bonheur (l’utilité) de l’écoute ! C’est l’illustration de ce qui, dans la théorie du choix social, est communément appelé le théorème d’impossibilité d’Arrow : il est impossible de trouver une procédure rationnelle de choix qui satisfasse toutes les individualités. Mais écarter pour cette raison toute procédure rationnelle de choix, c’est ignorer que sont possibles ce que Rawls nomme des « consensus par recoupement » : non pas des arbitrages improbables entre des points de vue incompatibles, mais des accords qui transcendent les positions initiales et leur confèrent une opérationnalité dans le monde réel.

Il faut donc, selon Sen, partir du réel et tirer les enseignements des comparaisons qu’inspire la diversité des individus et des aires culturelles. Mais ce positionnement méthodologique est plus affirmé par Sen que défendu d’une façon robuste. Certes, confronter les usages du monde occidental avec ce qui se fait ailleurs évite de légitimer tout impérialisme culturel, ce qui n’est pas rien. En revanche, n’est pas écarté le risque qu’une telle démarche empirique ne repose que sur une intuition dépourvue de base rationnelle et, pour cette raison, incapable de produire un consensus pour qualifier les configurations sociales sur le plan de l’éthique et déterminer les actions à entreprendre. Sen considère que le consensus ne peut être obtenu à partir de principes a priori, tel le maximin rawlsien. Ce refus de la procédure d’énonciation des principes découle de la non-reconnaissance du transcendantal. Faisant sienne la méthode du comparatisme, mais niant l’existence d’une conscience pure dégagée de l’expérience et condition préalable de cette dernière, Sen n’échappe pas à une interrogation critique : comment cet empirisme peut-il dépasser le simple intuitionnisme et fonder un raisonnement aidant à la compréhension du monde ? De plus, on comprend mal pourquoi le transcendantal interdirait les comparaisons. Une telle façon de lire les faits conduit à un relativisme finalement inapte à dire ce qui serait juste et ce qui ne le serait pas. Non encadré par une théorie qui surplombe les faits observés et permet de les interpréter, le comparatisme est finalement un intuitionnisme et un refus de l’universalisme. Contre Sen, on peut soutenir qu’une théorie abstraite et fondée rationnellement n’est pas pour autant une rêverie dans un monde imaginaire, mais l’exercice de la raison produisant les outils capables de comprendre le réel, de le qualifier au regard de l’éthique et de le transformer.

 

Beaucoup de bruit (théorique) pour rien ? Questions d’échelles

On pourrait reprendre la critique d’Emmanuelle Bénicourt (2007) selon laquelle Sen bâtit une théorie assez complexe dont finalement il ne se sert pas, ni pour suggérer des politiques car ses concepts ne sont pas « opérationnels », ni pour analyser et évaluer les problèmes de développement dans les différents pays et régions. De fait, les réflexions conceptuelles de Sen à l’échelle micro (capabilités et liberté des individus) peuvent apparaître sans utilité pour établir les diagnostics macro auxquels il se livre par ailleurs, en particulier dans ses ouvrages sur l’Inde ou la Chine souvent cosignés avec Jean Drèze. Un tel constat est cependant trop rapide. Peut-être Sen a-t-il besoin de passer par l’échelle micro pour ensuite brosser des bilans politiques à l’échelle de tout un pays.

En effet, la théorie, au niveau micro, est fondée notamment sur deux concepts. Le premier est celui d’entitlement, qui apparaît dès le sous-titre de Poverty and Famines. An Essay on Entitlement and Deprivation (1981). Il est souvent traduit en français par « droit d’accès », alors qu’il s’agit plutôt d’un pouvoir d’accès, de disponibilité effective et non de droits formels (là encore, on retrouve l’empirisme de Sen). C’est « the set of alternative bundles of commodities [paniers de produits – et de services] over which a person can establish command » (Hunger, p. 9). Ce pouvoir d’accès peut beaucoup varier selon les individus. Ainsi, dans un ménage, l’homme a souvent des repas plus copieux que la femme. La notion permet d’avoir une approche globale, intégrée, de ce qui représente au quotidien les moyens de subsistance des populations des pays du Sud – elle peut apparaître ainsi comme annonciatrice du concept de livelihoods des économistes du développement anglais. Starvation, la faim, en tant que « entitlement failure » (Hunger, p. 23), peut donc être provoquée par des facteurs a priori très indirects, qu’on ait perdu sa terre (son endowment de départ), ou que les prix agricoles chutent (déclin de son exchange entitlement), ou bien que le climat soit mauvais, etc.

Ce concept d’entitlement semble progressivement perdre de son importance chez Sen, au profit de celui de capabilities, alors que, dans Poverty and famines, « capabilités » n’est utilisé que deux fois, et dans un sens banal. Mais l’approche de Sen reste encore très micro, au niveau de l’individu : un espace sans risque de famine, c’est un espace où les individus disposent de capabilités fortes et d’entitlements satisfaisants pour disposer d’un bon niveau de vie. Pourquoi Sen explique-t-il alors ensuite les famines par une approche macro ? Et d’incriminer, pour analyser la tragédie de 1943, la politique de laissez-faire des Britanniques, l’absence d’importation des autres régions, le rationnement favorisant la ville de Calcutta aux dépens des campagnes, etc. Quel intérêt alors de parler des capabilities ? Bénicourt (2007) montre bien que l’intérêt de réfléchir sur les libertés des individus est assez ténu si, de fait, les résultats d’une politique ou l’évaluation du niveau de développement d’un pays sont fondés sur la situation des groupes. Et, sans doute, les analyses de Sen sur le développement économique et social de l’Inde ou de la Chine, reposant sur des statistiques assez classiques de pauvreté, d’analphabétisme, d’espérance de vie, n’ont-elles nullement besoin des concepts de capabilité ou d’entitlement pour être comprises – ou même écrites. Sen, pourrait-on dire, sort « l’artillerie lourde » pour démontrer des choses bien connues maintenant, en particulier que la pauvreté n’est pas seulement une question de revenu, mais aussi d’accès aux ressources, d’éducation, de structures sociales hiérarchisées, etc. Il n’empêche, du moins dans les années 1970 et 1980 (à l’époque des famines sahéliennes puis éthiopienne), à la suite des grandes politiques productivistes (révolution verte), dans un contexte de pensée souvent pessimiste et néo-malthusien (Club de Rome), il n’était pas si facile d’admettre que les famines ne venaient pas toujours d’un problème d’offre globale de nourriture insuffisante ; que la production pouvait être bonne, mais la faim exister quand même (en raison d’exportations excessives, d’inflation alimentaire, de pauvreté structurelle…), comme dans le cas de la famine au Bengale de 1943 (Sen 1981). Seul le fait de descendre à l’échelle micro permet de voir une situation de précarité alimentaire qui n’est pas forcément visible à l’échelle macro des statistiques agricoles.

Autrement dit, l’approche micro de Sen permet de :

–      complexifier « horizontalement » la question du développement, et de la faim en particulier, en la posant dans un cadre plus large, global, intégrateur : sortir du seul problème de lautosuffisance nationale (self sufficiency), en grains notamment, pour aborder des questions agraires et politiques plus larges (santé, éducation…). La faim n’est pas qu’une question de nourriture. On ne fait pas toujours disparaître les famines en augmentant la production agricole (aujourd’hui, l’Inde est couramment première exportatrice de riz et de viande rouge).

–      complexifier la question en la posant verticalement, en la faisant descendre jusqu’aux individus. La notion de food security n’est pas dans l’index de Hunger and Public Action, mais on sent bien que ces travaux préparent le succès de cette notion, selon laquelle tous les jours, tous les individus doivent disposer d’une nourriture suffisante, saine et correspondant à leurs besoins et leurs goûts.

–      introduire, dans le futur, la définition de l’IDH. On retrouve là le même souci de sortir de l’approche comptable de grandes données économiques macro, telles que le PIB, pour élargir l’observation à d’autres facteurs de pauvreté (espérance de vie, éducation). Soit dit en passant, Sen était d’ailleurs réticent à l’idée de bâtir un indice aussi simple que l’IDH, face à sa définition complexe et intégrée de la pauvreté comme « privation de capabilités » (Lidée, p. 310) qui inclut les questions d’environnement, de capital social, de statut et de respect de soi.

Bref, l’échelle micro est utilisée surtout pour aider à conceptualiser la bonne public action, la bonne gouvernance, les bonnes politiques. Histoire de ne plus permettre ce drame sans doute à l’origine de sa vocation, que Sen a vu jeune enfant : les paysans bengalis venant mourir de faim dans les rues de Calcutta. Depuis la « bataille du blé » de Mussolini ou la campagne Grow More Food de l’Inde (1943-1951), il s’est trop souvent agi de produire pour produire afin de faire mentir le discours néo-malthusien. Longtemps, nous n’avons pensé qu’en bilans macros – et l’Inde de Nehru, c’est bien l’Inde des plans quinquennaux et de ses targets. Sen permet, par l’approche micro, de revoir ce macro sous un jour plus complexe. Avec Jean Drèze, son compagnon d’écriture, il est ainsi un ardent défenseur du Mid Day Meal, ce programme universel en Inde de repas gratuit à l’école qui a des objectifs nutritifs, mais aussi scolaires (pour inciter les parents à envoyer leur enfant en classe), voire politico-culturels (en poussant à la commensalité des enfants de castes différentes). De même, Sen et Drèze ont beaucoup étudié les chantiers publics britanniques puis post-coloniaux Food for Work, établis en période de crise alimentaire. Ces chantiers ont été rendus structurels avec la loi de 2006 d’emploi rural garanti (NREGA) : ce programme fournit des revenus non agricoles, permet indirectement une hausse générale des salaires et renforce donc les entitlements des ménages pauvres bien plus efficacement qu’une aide alimentaire directe.

 

Un individualisme méthodologique réducteur ?

Que les individus parviennent à être libres et aient une forte « capabilité », fort bien, mais pour en faire quoi ? Bénicourt (2007) n’hésite pas à rapprocher Sen de Gary Becker, ce prix Nobel d’économie qui a mis en équation les préférences « rationnelles » des « consommateurs » en matière d’amour et de mariage… Le fait est que Sen ne montre jamais ce qui détermine les aspirations des individus, ni leurs choix pour telle ou telle décision. Il semble raisonner avant tout dans un individualisme méthodologique – même s’il s’en défend en disant que la théorie des capabilités vaut aussi pour les groupes, et en réaffirmant que les choix des individus dépendent de la société où ils se trouvent (L’idée…, p. 299). Un des auteurs de ce texte a jadis mis en lumière la grande marge de liberté de choix dont disposent les ménages de villages indiens, même de classes sociales pauvres, même de castes basses (Landy 1994). Mais il ne prétendit pas que tous les ménages aient la même marge de manœuvre : certains choix sont interdits aux ménages les plus défavorisés. S’ils ont des « capabilités » moindres, c’est que jouent des effets de structures, caste, classe sociale, etc. Sen ne parle quasiment pas de ces déterminismes de groupe, même s’il les reconnaît. Certes, il peut être question dans ses textes de luttes sociales, de fortes inégalités, de servage, d’ouvriers agricoles sans terre. Et Marx est cité p. 30 dans Hunger : « That general perspective [of social classes] is of central importance in understanding the nature of entitlements, and the genesis of famines and starvation ». Mais Sen précise que Marx disait lui-même qu’il ne fallait pas considérer les ouvriers seulement comme des travailleurs (L’idée…, p. 302). Il faut donc bien descendre jusqu’au niveau des ménages, et même, puisque Sen discute beaucoup les inégalités de genre, jusqu’aux individus : « Les êtres humains individuels, avec leurs identités plurielles, leurs affiliations multiples et leurs associations diverses, sont pas essence des créatures sociales qui ont divers types d’interactions sociétales. Les thèses qui réduisent une personne au seul statut de membre d’un groupe unique sont généralement fondées sur une interprétation inadéquate de l’envergure et de la complexité de toute société dans le monde » (L’idée…, p. 303). Une autre raison est également citée : « the entitlements of different families belonging broadly to the same class may move in divergent directions, depending on the particular economic influences that respectively operate on them. These influences can vary between different occupation groups » (Hunger, p. 30) : si une maladie ne touche que les moutons par exemple, alors les éleveurs de chèvres s’en sortiront mieux que les éleveurs d’ovins.

Ne soyons cependant pas réducteurs. De même que Sen n’ignore pas les structures sociales, il n’assène pas plus qu’il faille uniquement tenir compte de l’individu, de sa situation et de ses représentations. Par exemple (L’idée…, p. 345), puisque la perception de notre propre santé dépend de nos connaissances, lesquelles sont souvent très imparfaites, il convient que les politiques publiques de santé ne soient pas fondées sur les perceptions des populations concernées mais sur des données plus robustes. Encore une fois, chez Sen les liens entre les échelles micro et macro ne vont nullement de soi, et il convient au chercheur comme aux décideurs des politiques publiques de multiplier les allers et retours entre les niveaux.

 

Conclusion

Que les travaux de Sen pèsent lourd dans l’approche du bien-être, des inégalités sociales, du sort réservé aux femmes, des mérites de la démocratie, des catastrophes que sont les famines n’est ici pas en cause. L’est en revanche son apport théorique. Mais, après tout, ce constat est moins une critique qu’une clarification de ce qu’est son œuvre. Si un de ses livres a pour titre L’idée de justice, peut-être est-ce précisément que Sen se fait « une idée » de ce qui est juste plutôt qu’il ne propose à proprement parler une théorie de la justice[3].

 

Bibliographie

Benicourt Emmanuelle, « Amartya Sen : un bilan critique », Cahiers déconomie politique, 52, p. 57-81, 2007.

Dreze Jean et Sen Amartya, Hunger and Public Action, Oxford, Oxford University Press, 373 p., 1989.

Khilnani Sunil, The Idea of India, New Delhi, Penguin India, 288 p., 1999.

Landy Frédéric, Paysans de l’Inde du Sud. Le choix et la contrainte, Paris, Karthala-IFP, 491 p., 1994.

Landy F., « Le grand écart spatial de l’Inde : introduction », EchoGéo, 32 (http://echogeo.revues.org/14279), 2015.

Rawls John, Théorie de la justice [1971], Paris, Le Seuil, 666 p., 1987.

Rawls J., Justice et démocratie, Paris, Le Seuil, 385 p., 1993.

Rawls J., La justice comme équité. Une reformulation de « Théorie de la justice » [2001], Paris, La Découverte, 286 p., 2003.

Sen A., Poverty and Famines. An Essay on Entitlement and Deprivation, Oxford, Clarendon Press, 1981.

Sen A., Éthique et économie [1991], Paris, PUF, 1993.

Sen A., Un nouveau modèle économique. Développement, Justice, Liberté [1999], Paris, Odile Jacob, 2000.

Sen A., Rationalité et liberté en économie [2002], Paris, Odile Jacob, 2005.

Sen A., L’idée de justice [2009], Paris, Flammarion, 2010.

Sen A., Identité et violence, Paris, Odile Jacob, 2015.

 

[1] Remarquons que « justice » est un terme qui ne prend sa place que tardivement dans l’œuvre de Sen. Il ne figure pas dans l’index de Hunger and Public Action (1989) ni bien sûr dans Poverty and Famines (1981).

[2] Le maximin, c’est-à-dire la maximisation du minimum, est le principe rawlsien de justice distributive selon lequel celui qui a le moins doit avoir le plus possible. Ce principe n’entraîne pas nécessairement l’égalité. Il se peut en effet qu’une inégalité produite par un processus de croissance apporte davantage aux plus pauvres qu’une situation stable, même égalitaire.

[3] N’est-ce pas une allusion plus ou moins consciente au best-seller indien de S. Khilnani, The Idea of India, (1999) qui ne définit pas plus précisément ce qu’est cette Inde aux contours demeurant flous ?