Un atelier radio contre la violence épistémique : comment faire place à la prise de parole de personnes en quête de refuge ? Entretien avec Séréna Naudin

A radio workshop to counter epistemic violence: how to make place for refugee-seekers to speak up. Interview with Séréna Naudin

Cet entretien a été réalisé après une présentation dans le cadre d’un séminaire du groupe Justice, espace, discriminations, inégalités (JEDI) du Labex Futurs urbains.

This interview was carried out after Séréna gave a presentation in the seminar of the JEDI (Justice, space, discriminations, inequalities) group of the Labex Urban Futures.

Séréna Naudin était salariée de l’association Modus operandi de mars 2018 à juillet 2023. Elle a réalisé une thèse en sociologie, cofinancée par l’association et rattachée au laboratoire CRESPPA (GTM) et PACTE (Justice sociale).

Séréna Naudin was employed by the association Modus operandi from March 2018 to July 2023. Her PhD in sociology was cofunded by the association and carried out with the research groups CRESPPA (GTM) and PACTE (Justice sociale).

Anissa Ouamrane-Saboukoulou réalise une thèse au Lab’Urba (université Paris-Est) sur les mobilités et pratiques de loisir des jeunes des classes populaires, et notamment la fréquentation touristique de la Thaïlande, dans une perspective de géographie critique et intersectionnelle.

Anissa Ouamrane-Saboukoulou is a doctoral candidate at Lab’Urba (université Paris-Est) researching working-class youth mobilities and leisure, in particular touristic trips to Thailand, in an intersectional and critical geography perspective.

 

 

Anissa Ouamrane (AO) : Comment est née l’idée d’un atelier radio, avec quels objectifs ?

Anissa Ouamrane (AO): How did the idea for the radio workshop come to you and what were your objectives?

Séréna Naudin (SN) : J’ai été bénévole dans une association qui accompagne les personnes en demande d’asile dans leur procédure et cette expérience m’a fait prendre conscience que ces dernières rencontrent les habitant·es établi·es de ce pays généralement dans le cadre de la relation d’aide ou d’une relation administrative. Leur parole est totalement contrainte par ce cadre. J’ai été embauchée dans une structure qui animait des ateliers radio et ça m’a donné envie de faire cette proposition à l’association Accueil demandeur d’asile (ADA), pour faire exister un espace de parole qui soit l’occasion de s’exprimer dans un collectif et sur des sujets de son choix via la radio. J’ai fait cette proposition à Koffi[1] qui organisait les cours de français de l’ADA parce que je souhaitais m’inscrire dans un cadre déjà existant et répondre à un besoin identifié par les personnes en demande d’asile. Il a été intéressé par cette idée pour animer un atelier de conversation d’une façon différente. Par la suite, ma proposition a intéressé Karine[2], salariée de Modus operandi[3] (Modop) qui était aussi bénévole à l’ADA, qui cherchait depuis plusieurs années à construire des configurations alternatives pour faire de la recherche sur l’asile en France. Après plusieurs semaines d’expérimentation en 2016, nous avons décidé de lancer cet atelier de façon hebdomadaire pour nous inscrire dans la durée et pour créer un cadre non contraignant pour les cours de français, c’est-à-dire sans culpabilité pour les absences et avec la possibilité de venir selon les disponibilités de chacun·e.

Séréna Naudin (SN): I was volunteering with this association which assists asylum-seekers and the experience made me realise that they meet people who live in this country generally as part of a relationship of assistance or as part of an administrative procedure. The way they speak is completely constrained by this. I was hired by a group that ran radio workshops, which inspired me to suggest it to the association Accueil demandeur d’asile (ADA, Welcome asylum-seeker), so the participants could have a place of expression to talk collectively, on topics they chose, on the radio. I took the proposal to Koffi[1] who ran the French classes for ADA, because I wanted it to take place in an existing framework that actually filled a need for asylum-seekers. Koffi was intrigued and thought it could an interesting alternative to conversation workshops. We were then joined by Karine[2], who worked with Modus operandi[3] (Modop) and also volunteered with ADA. She had been looking for years for alternative ways of researching asylum processes in France. After several weeks experimenting in 2016, we made the workshop weekly to make it long-term and an optional part of the French classes, so noone felt guilty in case they missed a session and everybody came when available.

Notre proposition initiale était de choisir les sujets que les membres du cours de français auraient envie de traiter, dans l’objectif de mener des interviews. Il ne s’agissait pas, pour Karine et moi, de poser des questions sur le parcours et les raisons de la migration ni de recueillir des témoignages. En amont d’interviews avec des invité·e·s extérieur·e·s, nous avons proposé aux participant·e·s de faire des interviews au sein du groupe pour s’entraîner, mais aussi pour débattre sur les thèmes abordés.

Our initial proposal was to pick the topics that the class participants felt like addressing, and prepare for interviews. Karine and I would not ask questions about people’s migration or gather testimonies. We would prepare for interviews with other people, and we suggested participants interview each other in order to practise, and also in order to debate the themes of the interviews.

Nous n’avons pas proposé aux participant·e·s de parler des migrations en particulier. Pourtant, de fait, depuis 2016, nous avons toujours parlé de ça ou plutôt de la manière dont la société traite les personnes en quête de refuge. Haba, l’un des participant·e·s de l’atelier a dit un jour à ce sujet « on ne peut pas parler d’autre chose que la migration, car les médias ne parlent que de ça, eux ne parlent pas sans solution, donc c’est à nous de faire la solution […] » (maison des associations de Grenoble, 30/09/2019).

We did not suggest migration in particular as a topic. But as a matter of fact, since 2016, it has been a constant theme, in particular the way society treats asylum-seekers. Haba, one of the participants, once said “we can’t talk about anything but migration, because the media keep talking about that, they have their solutions, so we have to come up with our own solutions […]” (Grenoble, maison des associations, 30/09/2019).

Peut-être que ces objets sonores que nous produisons sont certaines des « solutions » dont parle Haba, des solutions sous la forme de récits alternatifs aux récits dominants. En tout cas, notre objectif initial avec Karine était de favoriser la prise de parole, c’est-à-dire une parole qui sorte des injonctions à performer la figure de la victime pour être perçu comme légitime, une parole qui soit l’occasion d’être considéré·e comme un sujet politique.

Maybe the sound objects we produce are some of the “solutions” Haba had in mind, solutions that take the shape of alternative narratives, unlike dominant ones. Anyway, our initial objective, with Karine, was to set up favourable conditions for participants to speak up, and speak differently from the speeches they had to perform to be seen as victims, and as legitimate, speak up and be heard as political subjects.

AO : Pourquoi est-ce que tu as cherché à élaborer une méthodologie de recherche alternative pour tes recherches doctorales ?

AO: why were you trying to establish an alternative methodology for your doctoral research?

SN : Lorsque j’étais étudiante, j’ai ressenti des malaises avec la méthodologie de recherche enseignée dans mon master d’anthropologie, compte tenu des circonstances dans lesquelles je rencontrais les personnes pour mon étude. Je m’intéressais aux différences de langues dans les relations de soin entre soignant·e·s et soigné·e·s étranger·ère·s en situation de précarité. Mes stages me confrontaient à des personnes dans une précarité administrative et, de ce fait, financière et sociale. Je me suis sentie totalement incapable de les interroger, de leur proposer des entretiens ou même d’orienter les conversations informelles en lien avec mon sujet de recherche. Mon « objet » de recherche me paraissait dérisoire compte tenu de leur situation et puis je pensais pour celles et ceux que j’accompagnais dans leurs procédures. Je pensais qu’iels se seraient senti·e·s obligé·e·s de répondre à mes questions ou, au moins, de tenter de répondre à ce qu’iels supposaient être mes attentes. En fait, je n’avais plus du tout envie de faire ça. J’ai accompagné dans des démarches de régularisation un homme d’une quarantaine d’années malade qui vivait à la rue. Je me souviens d’un après-midi où nous sommes allé·e·s à la Poste pour envoyer un courrier en recommandé. J’ai payé 4 euros et quelques à sa place. Je mesurais à quel point c’était humiliant pour lui… J’avais moins de 25 ans, j’étais étudiante, et c’est moi qui lui expliquais comment faire ces procédures, qui l’accompagnais à la préfecture pour que l’agente daigne prendre son dossier, respecte ses droits tout simplement, et pour payer quelques euros… Je me sentais mal à l’aise d’être dans cette relation. Je n’avais pas envie de bâtir ma carrière à partir de ces moments humiliants. Mes études avaient aiguisé mon esprit critique et renforcé mes aspirations politiques, pourtant les universitaires que je rencontrais dans ma formation avaient l’air bien installé·e·s dans leur position, à décrire des mécanismes violents et inégalitaires tout en restant à distance, sans paraître politisé·e·s. Bref, je ne voyais pas tellement comment prolonger cette passion pour les analyses anthropologiques, en étant en concordance avec mes principes.

SN: During my years as student, I was uncomfortable with the research methodology taught as part of my master’s degree in anthropology, as a result of the circumstances in which I met people for my research. I was interested in language differences in care settings, and as part of the care relations between carers and foreign patients living precarious lives. As part of my training, I met people in precarious administrative situations who also therefore experienced financial and social precarity. I felt completely unable to question them, to ask for interviews or even conduct informal discussions on my research topic. My research seemed meaningless when confronted with their situation, and from the perspective of people I was working with. I thought they might feel obliged to answer my questions, or at least to try and fulfil what they figured my expectations were. In fact, I didn’t feel like doing that anymore. I was helping this forty-year-old man who was sick and homeless do his paperwork. One afternoon, we went to the post-office to send a registered letter. I paid the 4 or so euros for him. I realised how humiliating it was for him… I was not 25 years old, I was a student, and I was explaining the procedures to him, going with him to the offices so the civil servant would accept to take his paperwork, simply respect his rights, and paying a few euros for him… I was uncomfortable in this relation. I didn’t want to build a career on humiliating moments like those. My studies had strengthened my critical thinking and political aspirations, yet the academics running my degree seemed comfortably installed in their position, describing violent and unequal mechanisms from a distance, without becoming politicised. Basically, I didn’t see how I could keep doing anthropological analysis while remaining true to my principles.

Lorsque j’ai rencontré Karine, elle a partagé avec moi ses aspirations à développer des méthodologies de recherches alternatives pour que les personnes concernées participent aux analyses sur le système de l’asile en France. Elle est anthropologue et nous parlions un langage commun, nous partagions aussi des malaises, des constats et des envies communes. Toutes deux observions que les personnes qui demandent l’asile à la France sont empêchées de parler du fait de leur demande d’asile, des injonctions à (se) raconter, des récits dominants. Toutes deux savions que ces personnes se sentaient isolées. Les premiers ateliers que nous avons animés ensemble ont été très intenses, nous sentions qu’il se passait quelque chose. Les échanges étaient puissants émotionnellement, bien sûr, et aussi politiquement. Cela créait des situations qui nous paraissaient inédites. Je me souviens d’une interview animée avec des étudiant·e·s de master en géographie où nous avions prévu des questions sur l’accueil à Grenoble et les premières impressions des participant·e·s. Progressivement, alors que nous n’avions pas prémédité ça, certain·e·s ont posé des questions sur la politique municipale liées à des enjeux de l’actualité très locale, puis sur la politique étrangère et les changements à effectuer. C’était surprenant de voir que des étranger·ère·s, en situation précaire et nouvellement arrivé·e·s, connaissaient l’actualité de la ville. C’était passionnant de voir qu’iels incitaient ces étudiant·e·s à réfléchir à leur gouvernement et à la transformation politique. Ensuite, ces dernier·ère·s ont partagé le fait qu’iels n’avaient jamais été interrogé·e·s comme ça. En fait, iels avaient expérimenté ce que pourtant iels apprenaient à faire dans leur discipline sans toutefois l’éprouver concrètement…

When I met Karine, she told me she aspired to alternative methodologies for people going through the French asylum system to take part in the analysis. She is an anthropologist and we shared a common language, but also discomforts and aspirations. We both felt asylum-seekers in France are prevented from speaking by the application procedure, by the incentive to narrate themselves in a certain way, and by dominant narratives. We also both knew that they felt isolated. The first workshops we ran were very intense, we really felt something was happening. It was emotionally intense, of course, but politically too. It made possible situations that were unprecedented. I remember an interview conducted with geography students, with questions on welcome in Grenoble and the first impressions of the participants. Gradually, though it was unplanned, some asked questions about municipal policies, local issues, foreign policy and desired changes. It was astonishing that foreigners, in precarious situations and recently arrived, knew so much about what was going on in the city. It was fascinating to hear them challenge students to reflect on their own government and political transformation. The students later told us they had never been questioned that way. What they had experienced was what they were being trained to do as part of their studies but had not been subjected to before.

Les discussions avec Karine, la découverte des travaux de Modop – où je travaillais à l’époque – et ce qui se passait dans l’atelier radio m’ont conduite à penser qu’il est possible de faire de la recherche autrement que ce que j’avais appris lors de mes études. À cette période, Modop s’est saisi du concept de violence épistémique. Cela permettait de poser un terme sur une multitude de constats et d’intuitions, une grille d’analyse sur les observations que nous avions faites avec Karine.

Talks with Karine, discovering the work done at Modop–where I was working at the time–and things happening in the radio workshop made me realise it was possible to carry out research differently from what I had been taught. This was the time when Modop started thinking through the idea of epistemic violence. The phrase neatly encapsulated many facts and intuitions, and provided a framework to analyse the observations Karine and I were making.

La violence épistémique est un concept qu’utilise Gayatri C. Spivak (2009), et qui est repris par des autrices féministes comme Kristie Dotson (2018). Avec ce mot, elles nomment le processus de réduction au silence des personnes qui vivent des oppressions entrecroisées, ce que Spivak désigne comme étant une position de subalterne. L’acte de parler ne suppose pas uniquement le fait de s’exprimer, il s’agit aussi d’être entendu·e. Comme le montrent également certain·e·s sociolinguistes, la parole doit être pensée dans son adresse à des interlocuteur·rice·s, sa construction en interaction avec l’auditoire et donc dans une dépendance à ce dernier. Lorsque la parole n’est pas reconnue, c’est le savoir qui est nié.

Epistemic violence was put forward by Gayatri C. Spivak (2009), and used by feminist authors such as Kristie Dotson (2018). It describes the process whereby people experiencing multiple oppressions are silenced, and points to what Spivak designates as a subaltern position. Speaking up is not just about expressing oneself, it’s also about being heard. As sociolinguistics shows, speech has to be thought of as addressing others, building an interaction with an audience, with a degree of dependence on this audience. When speech is not acknowledged, knowledge is denied.

Sans nous attarder sur l’épaisseur de ce concept, gardons en tête que la violence épistémique s’exerce dans les moyens de production, de légitimation et d’accès au savoir. Cette notion fait le lien entre savoir et pouvoir, montrant que le savoir est légitimé en fonction de la position dans les rapports de pouvoir de la personne qui l’énonce. Cela signifie que les personnes qui vivent des oppressions ne sont pas reconnues comme sachantes, leur parole est ainsi décrédibilisée, inaudible ou elles sont réduites au silence…

Without going in-depth into this concept, I would like to emphasise that epistemic violence takes place through the means whereby knowledge is produced, legitimised and accessed. It casts light on the power-knowledge nexus, and reminds us that knowledge is considered legitimate inasmuch as the person wielding it is well positioned in power relations. This means people experiencing oppressions are not recognised as knowledgeable, what they have to say is lent little credence or goes unheeded, or else they are silenced…

En fait, la violence épistémique empêche de parler et cela a éclairé notre travail avec les personnes en quête de refuge. Ce concept permet de prendre conscience des continuités coloniales à l’œuvre dans la façon dont ces dernières sont traitées et des rouages d’une parole empêchée. Ce concept conduit également à réfléchir à notre pratique de la recherche pour débusquer la reproduction de rapports de domination et poser des mots sur les malaises que j’avais ressentis en tant qu’étudiante. Finalement, les chercheur·se·s peuvent reproduire des rapports de pouvoir et des processus de dominations qu’iels analysent, voire dénoncent… en particulier lorsqu’on s’intéresse à la parole de personnes à la recherche d’un refuge, on se rend compte que les chercheur·se·s produisent aussi de la violence épistémique.

What epistemic violence does is to stop people from speaking up, and this insight was crucial to our work with asylum-seekers. It helped us make sense of the colonial continuities in the treatment they receive and the mechanisms inhibiting them from speaking up. It also inspired us to reflect on our research practices to avoid reproducing domination, and provided a vocabulary to express the discomfort I had felt as a student. Ultimately, researchers are liable to reproduce power relations and domination even as they seek to analyse, and even denounce them. In particular in research aiming to give a voice to asylum-seekers, researchers may also exert epistemic violence.

AO : Comment cette violence épistémique se produit-elle concrètement dans les méthodologies de recherches en anthropologie, ou en sciences sociales ?

AO: How does this form of violence operate in anthropology or social science methodologies?

SN : En fait, la position de chercheur·se impose une autorité qui peut entraîner des injustices épistémiques et la relation qu’iel construit avec les personnes qui font l’objet de la recherche est asymétrique. Dans le cas des personnes à la recherche d’un refuge, par exemple, j’ai une position privilégiée du point de vue administratif, de mon statut social, le plus souvent de mon assignation raciale, et parfois aussi de la langue. Elles sont subalternisées par les politiques migratoires et les procédures administratives violentes qu’elles vivent. Bien entendu, toutes celles et tous ceux qui demandent l’asile ne vivent pas les mêmes situations et endurent des oppressions à des degrés divers. Sans vouloir les essentialiser ou homogénéiser leur vécu, il est possible de faire le constat que la complexité extrême des procédures administratives et la précarisation par l’interdiction au travail, par exemple, les place souvent dans une position où iels ont besoin d’aide. De ce fait, et aussi par la variété des interlocuteur·rice·s qui gèrent les procédures administratives, ces personnes sont confrontées à une multiplicité d’acteur·rice·s, ce qui entraîne des confusions sur le rôle et les fonctions de chacun·e. Comment faire la différence entre un·e agent·e de l’administration, un·e bénévole et un·e salarié·e d’association, un·e chercheur·se ? En plus, elles craignent pour leur vie et donc elles sont méfiantes. Leur besoin de protéger leur sécurité est redoublé d’une méfiance envers le contrôle qu’elles subissent, elles vivent une épreuve de la crédibilité qui les contraint à faire attention à ne pas être piégées par ce qu’elles auraient pu dire. Donc, non seulement, le ou la chercheur·se peut être confondu·e avec un certain nombre d’interlocuteur·rice·s, mais en plus les personnes en demande de refuge ne sont pas en position de refuser de répondre aux questions ni de développer un discours critique vis-à-vis de leur traitement en France, puisqu’elles cherchent avant tout à être acceptées dans ce pays. Pourtant, la critique est essentielle pour être reconnu·e·s comme sujet politique – « politique » dans le sens de Jacques Rancière (2004) comme l’apparition du dissensus, donc du conflit, dans la manière de compter et de considérer les personnes comme appartenant ou non à la société[4]. C’est ainsi la visibilisation de ce qui est rendu invisible.

SN: In fact, the very position of the researcher implies a degree of authority that can cause epistemic injustice, because the relationship with research participants is asymmetrical. With respect to asylum-seekers, for instance, I have privileges due to my administrative situation, my social status, most often my racial identity, and also sometimes language. Research participants are made subaltern by migration policies and the violent administrative procedures they endure. Of course, not all of them experience the same situations and the degree of their oppression varies. While avoiding essentialisation or oversimplification of their experiences, you can still underline the extreme complexity of the administrative procedures and the extent to which they are made precarious because they are not allowed to work, which causes they to need assistance. As a result, and also because they have to deal with a number of people handling their administrative procedures, they are faced with many people and sometimes confused as to what each one is supposed to do. How do you differentiate between a public servant, a volunteer, the employee of an association or a researcher? They fear for their lives and are therefore understandably cautious. They need to ensure their own safety and they are wary of the forms of control they are targeted with. Their credibility is constantly challenged and they have to carefully avoid being trapped by something they might have said. So not only is the researcher likely to be confused with any of the other many agents they are faced with, asylum-seekers are not in a position to refuse to answer questions or to develop any critique of the way they are treated in France, because first and foremost they are trying to gain acceptance in this country. But critique is essential to being acknowledged as a political subject–“political” in the sense of Rancière (2004), as the expression of dissensus, and therefore conflict, about what counts or not, and who is or isn’t a part of society[4]. It’s about making the invisible visible.

Cela m’a conduite à remettre en question le procédé d’entretien de recherche qui consiste habituellement à poser des questions en face-à-face. Deux autres raisons renforcent cette remise en cause.

This led me to give up on research interviews in the form of face-to-face questioning. There are two other reasons to this.

D’une part, parce que cette forme risque de reproduire l’interrogatoire des institutions de l’asile. Le fait de poser des questions sur le parcours migratoire, sur les motivations à quitter son pays ou même sur l’arrivée en Europe se rapproche nécessairement des entretiens menés dans le cadre de la demande d’asile où le récit doit se conformer à des attentes normées et technocratiques. Et, même quand ce ne sont pas ces questions qui sont posées, les attentes des étranger·e·s en quête de refuge sont souvent interprétées depuis le cadre du récit de l’asile. Donc, la parole est largement entravée en ce qu’elle doit répondre aux critères de l’asile et la façon dont il faut les défendre. Ainsi, l’entretien de recherche peut reproduire les interactions avec les institutions.

Firstly, because this type of interview mimics the forms of institutional asylum questioning. Asking about migrants’ trajectories, motivations for leaving their country of origin or their arrival in Europe inevitably resembles interviews as part of asylum procedures, where the expected narrative is very formalised and technocratic. Even if the questions asked are different, the expectations of asylum-seekers are often interpreted in the light of the asylum narrative. Hence a very constrained speech that has to conform to the asylum criteria and bolster the claim. So, an interview with a researcher might reproduce this form of interaction with institutions.

D’autre part, l’entretien risque de faire écho à l’injonction à (se) raconter vécue au quotidien par les personnes immigrées. Les questions « pourquoi êtes-vous venu·e·s ? Pourquoi êtes-vous ici ? » participent d’un processus de victimisation des personnes et d’un rappel de leur extranéité. La victimisation se fabrique dans la demande d’exhibition de son intimité souffrante et de sa subjectivité, privant la personne d’une voix politique. Aussi, la logique de soupçon caractéristique des politiques migratoires et des discours politiques et médiatiques à ce sujet renforce la construction d’une figure de la victime comme la seule légitime à venir s’installer en France. Les autres seraient des « faux et fausses réfugié·e·s » ou des « migrant·e·s économiques ». Donc le seul discours audible dans la société est celui de la victime et cela est, bien sûr, bien compris par les premier·ère·s concerné·e·s. Comment alors sortir d’une parole victimaire ? En fait, ce n’est pas uniquement un processus de dévalorisation de leur parole et de leur savoir, mais aussi le cadre idéologique hégémonique qui les enferme dans des représentations « altérisantes » qui les empêchent de parler.

Second, the interview might resonate with daily injunctions to tell one’s story that immigrant people encounter every day. Questions such as “why did you come? why are you here?” are part of a process of victimisation and remind them constantly that they are out of place. Victimisation is a result of the demand that they exhibit their intimate suffering and subjectivity, rather than express a political point of view. Migration policies, as well as political and media discourse, are characterised by systematic suspicion and construct a figure of victims as the only legitimate sorts of migrants allowed to settle in France. Others are smeared as “fake refugees” or “economic migrants”. So, the only discourse that can be heard in society is that of the victim, which is, of course, very clear for all those who are concerned. In these conditions, how can they speak up as something else than victims? It’s not just about the process whereby their knowledge and words are devalued, it also has to do with the hegemonic ideological framework that has them trapped in “othering” representations and prevents them from speaking up.

Enfin, sans que ce soit propre aux personnes qui viennent chercher un refuge, la place de la parole des premier·ère·s concerné·e·s doit être questionnée dans le cadre de la recherche. L’autrice bell hooks (1990) dénonce la réduction de la parole des personnes marginalisées au témoignage. Elle pointe une forme d’extractivisme épistémique, dans laquelle les chercheur·se·s s’approprient et utilisent cette parole au service de leur analyse et de leur théorie, comme si les personnes concernées ne pouvaient pas elles-mêmes produire de l’analyse sur leur vécu. Ces paroles récupérées par d’autres peuvent d’ailleurs être déformées, notamment par des réécritures pour correspondre à un cadre d’interprétation donné. Et quand il y a en jeu une carrière universitaire, cela pose des questions éthiques. Nous formulons les problématiques et les questions de recherche, bien souvent sur des sujets qui ne nous concernent pas directement, pouvant aller jusqu’à nous ériger en expert·e·s de thème que nous n’expérimentons absolument pas, sans finalement reconnaître que ce savoir n’existe pas sans le savoir des premier·ère·s concerné·e·s. La violence épistémique s’exprime donc dans une division du travail épistémique à laquelle nous participons en tant qu’universitaires.

Additionally, though this does not concern asylum-seekers only, research needs to reflect about the place given to what participants have to say. bell hooks (1990) cautioned against reducing marginalised peoples’s contribution to testimony. She points this out as a form of epistemic extractivism, whereby researchers appropriate and use their words in the service of their own analysis and theorisation, as though the oppressed couldn’t analyse their own experience. Words picked up by others might be distorted or rewritten to fit a specific interpretive framework. And when an academic career is at stake, there are ethical implications. We are the ones raising research questions and problematising issues, often without being directly concerned, and we may become experts of themes of which we have no personal experience, without fully acknowledging that our knowledge wouldn’t exist without the knowledge of those directly concerned. So epistemic violence takes place in the division of epistemic labour that we take part in, as academics.

Il y aurait d’autres éléments à creuser pour expliquer cette violence épistémique, mais j’ajouterai simplement que les formats académiques qui restituent la recherche sont bien souvent inaccessibles aux premier·ère·s concerné·e·s, d’où l’idée de produire des objets qui permettent la coconstruction et une diffusion plus large.

There are several other aspects to this epistemic violence, but I’ll simply mention one: the fact that the academic formats of research restitution are often inaccessible to those concerned–hence the idea to imagine formats that allow for co-construction and broader outreach.

AO : Tu as parlé d’« injustice épistémique », quelle est la différence avec la « violence épistémique » ?

AO: You mentioned “epistemic injustice”, what is the difference with “epistemic violence”?

SN : En fait, Kristie Dotson a repris le concept de violence épistémique pour faire le lien avec d’autres concepts élaborés par des féministes états-uniennes comme celui d’injustice épistémique de Miranda Fricker (1999). Ce dernier désigne le processus par lequel la parole des personnes vivant des oppressions est décrédibilisée ou encore par lequel il manque des savoirs produits à partir de l’expérience de ces personnes. Dotson puise aussi dans les approches intersectionnelles pour montrer que les rouages de la violence épistémique s’exercent dans des rapports de pouvoir complexe. Pour ma part, je fais aussi le lien avec des auteur·ice·s des courants décoloniaux, comme Aníbal Quijano (2000), Bagele Chilisa (2012), Shiv Visvanathan (2016) ou Sabelo Ndlovu-Gatsheni (2018) pour n’en citer que quelques-un·e·s. Iels font le constat que seuls les critères occidentaux de validité scientifique sont reconnus comme légitimes, effaçant la pluralité et la diversité des savoirs. Cela peut conduire dans certains cas à l’éradication des savoirs de personnes subalternisées.

SN: In fact, Kristie Dotson used the concept of epistemic violence in relation with other concepts elaborated by US feminists, such as what Miranda Fricker calls “epistemic injustice” (1999). This is the process whereby what people experiencing oppressions say is denied credence, or that explains there is a lack of knowledge produced from the perspective of those people. Dotson also uses intersectionality to show that the mechanisms of epistemic violence are inscribed in complex power relations. I would also connect this with decolonial scholarship by Aníbal Quijano (2000), Bagele Chilisa (2012), Shiv Visvanathan (2016) or Sabelo Ndlovu-Gatsheni (2018) to name but a few. They point out that only Western criteria of what constitutes scientific knowledge are perceived as legitimate, which erases the plurality and diversity of knowledges. This can in some instances lead to the eradication of the knowledges of the subalternatised.

J’ai choisi de garder le terme de « violence épistémique » pour faire le lien entre plusieurs analyses qui décrivent les mécanismes spécifiques de délégitimation ou la négation des savoirs et de la parole. L’avantage de la notion d’injustice épistémique est qu’elle fait écho à celle de justice cognitive de Visvanathan (2016) qui désigne la reconnaissance d’autres savoirs et critères de légitimité que le savoir occidental, en valorisant la pluralité, le conflit et le dialogue dans une perspective de démocratie des savoirs.

I picked the term “epistemic violence” in order to link different perspectives on the specific mechanisms of de-legitimising or negating knowledge or discourse. The advantage of the notion of epistemic injustice is the connexion that can be made with the notion of cognitive justice set forward by Visvanathan (2016), which refers to the recognition of other knowledges and legitimacy criteria, and values plurality, conflict and dialogue in a perspective of knowledge democracy.

AO : Comment est-ce que cet atelier radio permet de créer les conditions pour une prise de parole émancipatrice ? Comment produit-on un espace de parole accueillant ? En quoi est-ce un lieu d’élaboration d’un contre-discours ?

AO: How does the radio workshop create the conditions for speaking up in emancipatory ways? How do you create a space that welcomes this? Does it allow for the elaboration of a counter-discourse?

SN : L’atelier radio est organisé sous la forme d’une succession d’espaces de parole qui se construit dans le temps. James C. Scott (2019) qui a travaillé sur les résistances à la domination fait une distinction entre un « texte caché », qui s’exprime dans les coulisses, sous les radars du contrôle du groupe dominant, et un « texte public » qui est une performance auprès de l’autre groupe. Lorsque ce « texte caché » s’exprime publiquement, James C. Scott le désigne comme un acte de prise de parole.

SN: The workshop was organised as a series of spaces for speech constructed over time. James C. Scott (2019), discussing the resistance to domination, distinguishes between the “hidden transcripts” expressed on the sidelines, outside the control of the dominating group, and the “public transcript” which is performed for that group. When the “hidden transcript” is publicly expressed, Scott calls it “speaking up”.

Avec Karine, nous nous sommes demandé comment créer, lors de l’atelier, les conditions de cette prise de parole, alors même que nous sommes présentes et que nous représentons en quelque sorte le groupe dominant. Inspirées par Daniel Veron (2013), qui s’est intéressé aux luttes de personnes sans-papiers et qui identifie plusieurs types d’espaces pour développer la prise de parole, nous avons réalisé que l’atelier radio s’organise en trois différents types d’espaces.

Karine and I were concerned with creating the conditions for this to occur, even as we, who represent the dominant group, are present. We drew our inspiration from Daniel Veron (2013), who was interested in the struggles of undocumented migrants and who depicted several types of space in which speech acts could take place and we realised that our radio workshop comprised three different types of space.

Schéma de l’autrice

Scheme of the author

Dans l’espace protégé, les participant·e·s débattent des sujets à aborder, il s’agit de construire des questions, je transmets les bases techniques de la prise de son et iels réalisent des interviews mutuelles, comme je l’ai déjà évoqué. C’est aussi l’espace où nous débattons du montage, qui est techniquement réalisé par moi. Ces ateliers sont organisés sans déroulé directif. Il s’agit donc d’une activité proposée au sein du cours de français sans toutefois être un vrai cours, car les participant·e·s ne sont pas corrigé·e·s. Néanmoins, nous bénéficions du cadre de confiance construit dans ce cours, en particulier par Koffi qui l’a l’animé pendant plusieurs années, deux fois par semaine. Il se positionnait comme une sorte de médiateur : encourageant la parole, incitant à venir découvrir l’atelier radio en faisant de l’humour, voire en réinterprétant nos paroles lorsque nous n’étions pas comprises. Parfois, nous proposions de faire des ateliers supplémentaires dans les locaux de notre association (Modop).

In the protected space, participants discuss topics, raise questions, I share technical skills for recording sound and they interview each other, as I explained. It’s also where we discuss editing, which I then carry out. This part of the workshop remains informal. It’s a suggested activity within the language class, but it’s not a formal class, mistakes are not corrected. However, we do benefit from relations of trust built in this class context, in particular by Koffi who ran it for several years, twice a week. Koffi played a go-between role, encouraging participants to speak up, talking up the workshop using humor, and helping explain things when we were not understood. We would sometimes suggest participants also attend other workshops on the premises of our association (Modop).

L’espace semi-protégé désigne le moment où l’atelier reçoit des invité·e·s à interviewer. L’idée est de renverser les rôles puisque ce sont les personnes étrangères cherchant refuge qui posent des questions à des établi·e·s. Ces moments peuvent aussi prendre la forme de débats, il s’agit de tester le contre-discours. Généralement, les interviews sont organisées dans la salle du cours de français, même si parfois nous nous déplaçons pour cela. C’est l’occasion d’échanger avec des inconnu·e·s dans un cadre de confiance, puisque c’est dans la salle habituelle, dans un groupe fréquenté au quotidien. Dans ces interviews se partageaient des expériences, des opinions, des idées, et parfois des émotions. C’est, petit à petit, l’occasion pour les participant·e·s de l’atelier de réaliser que leur parole peut être écoutée, que des personnes dans une position différente dans les rapports de pouvoir peuvent partager des critiques communes ou au moins les entendre.

The semi-protected space is where the workshop has visitors for interviews. There is a switch in roles, because what happens is the foreign people interview the locals. There may also be debates, in order to test the counter-discourse. Generally, the interviews take place in the venue of the French lessons, but sometimes we also go elsewhere. It’s an opportunity to interact with unknown people within a trusted context, in a familiar room, and with a group of people met on a daily basis. In interviews experiences, opinions, ideas, and sometimes emotions would be shared. Little by little participants realise they can be heard, and that people who are positioned differently within power relations may feel critical about some things too, or at least be able to hear criticism.

L’« espace public » désigne pour nous les écoutes publiques de nos documentaires, les émissions radio, les présentations… Lorsque nous présentons les documentaires, c’est toujours l’occasion d’engager un nouvel échange, de favoriser une prise de parole. Je vois cet espace comme celui qui permet de dire le tort en public, de l’adresser à des établi·e·s qui, même s’iels sont déjà sensibles à ces questions, peuvent aussi être dominant·e·s, ignorant·e·s. Et les participant·e·s ne les voient pas forcément comme des allié·e·s, n’imaginent pas qu’iels peuvent partager des critiques communes ou même que ce qu’iels disent peut les intéresser. Il est important de noter aussi que les membres de l’atelier sont présenté·e·s comme les réalisateur·rice·s des créations sonores, ce qui transforme en quelque sorte leur position.

What we call “public space” is what occurs when our documentaries, radio broadcasts, presentations are played or take place in public. Presenting documentaries gives opportunities for new exchanges, and to speak up. I see this as a space in which a wrong can be publicly articulated, and voiced to established locals who, even if they are aware of the issues, might also hold dominating places and be ignorant. Participants do not necessarily view them as allies, don’t imagine that they can have common critical perspectives, or even that they can be interested in what they have to say. Importantly, the workshop participants are presented as directors of the sound productions, which grants them a different position.

L’outil radio est un instrument fondamental dans ce travail puisqu’il permet de créer des conditions d’énonciation ritualisées et formalisées : il y a des fonctions pour les participant·e·s ainsi que des règles qui favorisent l’écoute attentive et légitiment le fait de garder le silence. Il permet aussi de prendre confiance dans sa parole, en se réécoutant, de pouvoir dire en public quelque chose de difficile à exprimer grâce à l’enregistrement, de choisir ce qui est diffusé ou non. Le fait de s’écouter parler régulièrement agit comme une sorte de répétition de ses propres paroles, de construction d’un discours.

Radio is a tool and a fundamental instrument of this work, as it allows for ritualised and formalised conditions of enunciation: participants have a function and there are rules for listening carefully that also make staying silent legitimate. They gain confidence in their own voice, by listening to it, and they become able to say something publicly because it is being recorded, and then they choose what is broadcast or not. Listening to their own voice regularly operates as a form of practice for speaking up, and to construct a discourse.

Concrètement, ces espaces n’existent pas les uns sans les autres, ils se nourrissent mutuellement et s’imbriquent. Ce qui se passe dans chacun d’eux influence la suite, c’est pour cela qu’il est nécessaire de travailler sur le temps long. Ils s’organisent de façon différente selon les moments de l’atelier, le groupe, la confiance qui s’est construite, etc. En tout cas, l’objectif est que la parole se déploie dans les relations de confiance en soi et en l’auditoire dans un premier temps, pour pouvoir ensuite se confronter à une audience inconnue. Je m’inspire de la critique de la sphère publique de Habermas par Fraser (2001), qui montre l’intérêt de ce qu’elle appelle des « contre-publics subalternes », dont la parole n’est pas entendue au même titre que celle des autres du fait de leur position d’oppression. Pour Fraser, leur regroupement dans leurs propres arènes permet de définir ce qui doit être débattu à partir d’expériences de l’intime, du quotidien ou d’intérêts spécifiques à ce groupe pour ensuite le porter dans la sphère publique comme étant de l’ordre de problèmes communs. Le fait de parler de « contre-discours », ou plutôt de « contre-récit », s’inspire à la fois des études postcoloniales qui cherchent à retrouver les voix subalternes qui ont été effacées de l’histoire, et des actions féministes qui ont mis en place des groupes de parole (ou encore de conscientisation ou safe space) permettant de construire des analyses et un langage commun pour dénoncer les structures patriarcales et sexistes.

Materially, these spaces do not exist in isolation, they feed into each other and they become imbricated. What takes place in each one influences the rest of the process, which is why it is important to take time. Each space is organised differently at different moments in the workshop, depending on the group, the degree of trust that has been established, and so on. In each instance, the objective is for voices to grow in relation with self-confidence and trust in the audience, first, so that later it becomes possible to confront an unknown audience. I draw on Fraser’s critique of Habermas’s public sphere (2001), and her notion of “subaltern counter-publics”, whose voice is not heard as others are because of their oppressed situation. For Fraser, their meeting in their own arenas allows for a definition of what can be debated on the basis of experiences of the intimate, of the everyday or of specific group interests and subsequently addressed in the public sphere as common problems. I talk about “counter-discourse” or “counter-narratives”, following postcolonial notions of subaltern voices as erased from history, and also the feminist practice of awareness-raising groups (or safe spaces) allowing for the collective construction of analysis, and of a language to critique patriarchal and sexist structures.

Bien entendu, l’ensemble des actions communes avec les personnes de l’atelier entraînent des moments informels, voire de partages du quotidien, qui font partie de la relation que nous construisons et qui permettent de construire la confiance, parfois la confidence ou la réciprocité, et de tenter de mettre en œuvre une forme d’égalité malgré des structures profondément inégalitaires.

Of course, all the experiences shared with workshop participants also include informal, everyday moments, which are part of the relation we build and strengthen trust, allow for reciprocal sharing, and hopefully a form of equality despite the profoundly unequal structures.

AO : Est-ce que dans la construction de la méthodologie, et le choix d’un support audio, il y a aussi, sous-jacente, une critique de l’image et de son utilisation ?

AO: Is your methodological choice to use sound also a form of critique of images and their use?

SN : Au début, je n’ai pas fait ce choix en critique de l’image. Pourtant, je ne crois pas que j’aurais osé proposer un atelier vidéo, sachant que c’est un engagement plus fort qui empêche totalement l’anonymat. Finalement, les discussions avec les membres de l’atelier, les retours du public et mes réflexions, à force d’être plongée dans la radio, m’ont confirmé que ce choix peut être fait comme une critique de l’image et de son utilisation. Je trouve que le fait d’enlever l’image donne une autre place au sensible qui se dégage du son : au ton de voix, aux accents, aux manières de parler, aux silences, aux rires, etc. Cela produit des émotions très fortes et plonge dans un univers qui va se construire différemment selon les auditeur·rice·s. Un certain nombre de personnes ont fait part des représentations qui se sont créées à l’écoute des créations radio et cela laissait toujours place à un imaginaire transformant presque le réel. Cela permet de sortir des images standardisées qui nous habitent du fait des images médiatiques, qui prennent une place très forte dans notre quotidien et qui orientent inconsciemment nos interprétations.

SN: Initially, the choice was not made as a critique of image. But I don’t think I would have proposed a video workshop, because it requires more engagement and does not allow for anonymity. In the end, discussions with workshop participants, audience feedback and further thought, as I delved further into radio production, confirmed that it could be a choice critical of image and the ways it is used. To do without image gives a greater place to feelings that arise from sound: voice tone, accents, ways of speaking, silences, laughter, and so on. It can cause strong emotion and steep listeners into a universe constructed differently depending on the listener. Some people told us of representations they formed while listening to radio productions and how that always led to imaginations likely to reshape reality. It’s a way of extracting ourselves from standardised images that the media have planted in us, which take over our everyday life and orient our interpretations without us realising.

La plupart des membres du groupe expliquent qu’iels n’auraient pas participé à un atelier vidéo, iels n’ont pas forcément envie que leur image soit associée de manière figée à leur propos. Sans que nos productions soient tout à fait anonymes – étant donné que les participant·e·s donnent leur prénom et les présentent en public –, la radio permet dans le cas de cet atelier de faire en sorte que leur propos ne puisse pas leur être attribué si besoin.

Most participants say they wouldn’t have taken part in a video workshop, they did not necessarily want their image to be associated inexorably to their words. Our productions are not quite anonymous–participants state their first name and present themselves in public–but it remains possible, in the case of this workshop, to disassociate words from people if need be.

AO : Comment sont définis les sujets des émissions et des documentaires ?

AO: How did you pick the topics for broadcasts and documentaries?

SN : Les sujets des différents documentaires sont proposés par Karine et moi après des mois de débats, discussions, interviews dans les différents espaces, quand nous constatons que tel ou tel thème est récurrent, ou qu’il peut être le point de départ pour rallier différentes discussions fréquentes dans l’atelier. Ça a été le cas avec le sujet du documentaire A-t-on le droit d’exprimer sa colère ? Cette interrogation avait surgi d’une discussion et elle paraissait permettre la construction d’une narration qui intègre les questions sur les mauvaises conditions de vie des personnes en précarité administrative (interdiction au travail, manque d’hébergement, impossibilité de se projeter, démarches administratives longues et incertaines…). Donc, nous avons réécouté des sons à ce propos et progressivement réenregistré d’autres paroles pour travailler sur la question, construisant ainsi le fil narratif du documentaire.

SN: Karine and I would suggest topics after months of debating, discussing, interviewing in the different spaces, on the basis of recurring themes, or themes likely to federate frequent discussions. This is what happened with the documentary A-t-on le droit d’exprimer sa colère? (Does one have the right to express anger?). This question arose from discussion and it allowed us to narratively address the bad living conditions of administratively precarious people (barred from work, housing, unability to plan, long and uncertain administrative procedures…). So, we listened sound productions about that and recorded new narratives addressing the issues, which provided the structure of the documentary.

 

 

Pour citer cet article

To quote this article

Naudin Séréna, Ouamrane Anissa, 2025, « Un atelier radio contre la violence épistémique : comment faire place à la prise de parole de personnes en quête de refuge ? Entretien avec Séréna Naudin » [“A radio workshop to counter epistemic violence: how to make place for refugee-seekers to speak up. Interview with Séréna Naudin”], Justice spatiale | Spatial Justice, 19 (http://www.jssj.org/article/un-atelier-radio-contre-la-violence-epistemique-comment-faire-place-a-la-prise-de-parole-de-personnes-en-quete-de-refuge-entretien-avec-serena-naudin/).

Naudin Séréna, Ouamrane Anissa, 2025, « Un atelier radio contre la violence épistémique : comment faire place à la prise de parole de personnes en quête de refuge ? Entretien avec Séréna Naudin » [“A radio workshop to counter epistemic violence: how to make place for refugee-seekers to speak up. Interview with Séréna Naudin”], Justice spatiale | Spatial Justice, 19 (http://www.jssj.org/article/un-atelier-radio-contre-la-violence-epistemique-comment-faire-place-a-la-prise-de-parole-de-personnes-en-quete-de-refuge/).

[1] Koffi Rodrigue Kouame a été coordinateur et animateur des cours de français de l’association Accueil demandeur d’asile en 2015 et en 2020. Il appartient avec Séréna et Karine Gatelier à un plus large collectif qui forme l’atelier radio À plus d’une voix (podcast de À plus d’une voix sur l’audioblog et la plateforme Spectre).

[1] Koffi Rodrigue Kouame was coordinator and instructor in the French classes of Accueil demandeur d’asile in 2015 and 2020. Along with Séréna and Karine Gatelier, he is part of a larger collective that ran the radio workshop À plus d’une voix (podcast of À plus d’une voix available on audioblog and the Spectre platform).

[2] Karine Gatelier est salariée de Modus operandi et chercheure associée au laboratoire PACTE.

[2] Karine Gatelier works for Modus operandi and also belongs to the research lab PACTE.

[3] Modop est une association grenobloise qui mène des actions de recherche et de la formation autour de la transformation de conflit.

[3] Modop is an association in Grenoble that conducts research projects and offers training in conflict transformation.

[4] « La politique existe là où le compte des parts et des parties de la société est dérangé par l’inscription d’une part des sans-part » (Rancière, 1995, p. 39).

[4] “Politics exists where the count of shares and parts of society is upset by the appearance of a share for the shareless” (Rancière, 1995, p. 39).

Bibliographie

References

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