« Moi, Vaulx-en-Velin, je n’y vais jamais sauf quand il y a un festival de jazz » (entretien, vice-président au Grand Lyon, avril 2013).
“[tr.] Personally, I never go to Vaulx-en-Velin unless there is a jazz festival” (interview with vice president of Greater Lyon, April 2013).
« Il apparaît une classe de serviteurs, d’autant plus appréciés qu’ils sont plus nombreux, dont le seul office est d’être béatement aux petits soins pour la personne de leur propriétaire et de faire bien remarquer qu’il a de quoi consommer improductivement une importante quantité de services » (Veblen, 1970 :44).
“[tr.] A servant class, especially appreciated as they are so numerous, has appeared, whose only duty is to cater to the every whim of their owners and make sure that they has all they need in order to unproductively consume a great many services” (Veblen, 1970 :44).
Introduction : néolibéralisation de l’action publique, gentrification et injustice sociale dans un contexte de déclin urbain
Introduction: The neoliberalization of government action, gentrification and social injustice in a context of urban decline
Les cibles de l’urbanisation de nombreuses villes des pays développés ont connu une profonde modification au cours des trois dernières décennies. On peut résumer celle-ci de la sorte : après avoir longtemps tenté d’attirer et de retenir la classe ouvrière, il s’agit désormais d’attirer des ménages de la classe moyenne. Jusqu’aux années 1970 en effet, la prospérité urbaine dépendait surtout de la présence d’un secteur secondaire développé, reposant lui-même avant tout sur la présence d’avantages liés à la localisation spatiale, sur lesquels les autorités publiques n’avaient par conséquent guère de prise (proximité des matières premières et de marchés de débouchés, présence d’une main-d’œuvre abondante…). Le capital était immobilisé dans les usines, et le profit reposait avant tout sur les économies d’échelle permises par la production de masse de biens relativement standardisés. L’économie industrielle se caractérisait ainsi par un degré élevé d’inertie géographique : le temps long étant nécessaire pour réaliser le profit, le secteur secondaire était immobilisé sur un territoire, celui de la ville industrielle. Cette situation plaçait les ouvriers, qui constituaient le pivot de l’économie urbaine, dans une relative position de force dans la négociation locale de la « fabrication » de la ville. Les programmes de construction massifs des Etats centraux keynésiens, qui « soutenaient » le régime d’accumulation fordiste en proposant un « plancher social » favorisant la consommation (Painter, 1995), rejoignaient dès lors les préoccupations des gouvernements urbains élus par une population majoritairement ouvrière, et favorisaient ainsi l’avènement d’une urbanisation relativement inclusive. Aux débuts de l’ère fordiste, de nombreuses grandes villes industrielles passèrent ainsi sous le contrôle des partis de masse sociaux-démocrates ou communistes qui traduisirent directement les intérêts de la classe ouvrière en politiques urbaines. La production de nombreux logements publics sur la base de l’étalement urbain caractérisait l’urbanisme keynésien[1] alors mené dans de nombreuses villes lourdement industrialisées. Par exemple, à Sheffield, capitale sidérurgique britannique, le nombre de logements publics destinés à la classe ouvrière, gérés par une autorité locale travailliste parfaitement alignée sur le gouvernement central keynésien, passa ainsi de 40 000 à 75 000 entre 1945 et 1973 (Dickens et al., 1985 : 167). De même, à Roubaix-Tourcoing, où le patronat local prenait lui-même en charge la construction des logements par l’intermédiaire du 1% logement (Cornuel et Duriez, 1983), 30 000 logements majoritairement destinés aux ouvriers du textile furent construits entre 1947 et 1969. Cette situation, qui constituait la norme dans de nombreuses villes en raison de la prégnance du couplage urbanisation/industrialisation, a toutefois connu récemment une évolution brusque sous l’effet de la recomposition de la production industrielle à l’échelle globale. La désindustrialisation constituant le principal facteur du déclin urbain, les villes occidentales les plus lourdement industrialisées constituent le gros des troupes des nombreuses villes en déclin, un phénomène global qui oblige à mettre en cause le caractère « garanti » de la croissance des villes (Martinez-Fernandez et al., 2012). Par exemple, la disparition de l’emploi industriel à Roubaix et à Sheffield entraîne une décrue démographique sous l’effet du départ de nombreux ouvriers qualifiés en quête d’emploi ainsi que de nombreux ménages des classes moyennes fuyant les conséquences sociales de la paupérisation des villes (Roubaix perd 13 000 habitants alors que Sheffield en perd 42 000 durant les années 1970), et fait monter les taux de chômage respectifs des deux villes à 23% et à 16% à la fin des années 1980 (Rousseau, 2011).
The urbanization targets of many cities in developed countries have undergone a profound change over the last three decades. This can be summed up more or less as follows: After having long attempted to attract and retain the working class, attracting middle-class households is now what is sought. Until the 1970s, urban prosperity was especially dependant upon the existence of a strong secondary sector, based first and foremost on the benefits related to spatial localization, on which government authorities as a result had no influence (proximity of primary materials and market opportunities, plentiful labour, etc.). Capital was locked up in factories and the profit was based first and foremost on the economies of scale made possible by the mass production of relatively standardized goods. The industrial economy was characterized therefore by a high degree of geographic inertia: due to the length of time necessary to make a profit, the secondary sector was immobilized over a territory: the industrial city. This situation placed the workers, who were the core of the urban economy, in a position of relative strength in the local negotiation for “manufacturing” the city. The massive construction programs of Keynesian central governments, which “sustained” Fordism’s “regime of accumulation” by proposing a “social floor” promoting consumption (Painter, 1995), were along the same lines as the concerns of urban governments. Elected by a population that was by and large, working class these governments favoured the advent of a relatively inclusive urbanism. At the outset of the Fordist era, many major industrial cities thus fell under the control of social democratic or communist parties of the masses, which directly translated the interests of the working class into urban policies. The production of a great deal of public housing on the basis of urban sprawl characterized Keynesian urbanism[1] practiced in many heavily industrialized cities. In Sheffield, for example, which is the capital of the British steel industry, the number of public housing units intended for the working class, managed by a local labour authority that was perfectly aligned with the Keynesian central government, went from 40,000 to 75,000 between 1945 and 1973 (Dickens et al., 1985: 167). Similarly, in Roubaix-Tourcoing, where the local employers themselves took charge of the construction of housing through the employers’ 1% fund for housing [PEEC] (Cornuel and Duriez, 1983), 30,000 units primarily intended for textile workers were built between 1947 and 1969. This situation, which was the norm in many cities due to the significance of the urbanization/industrialization pairing, has recently however, experienced an abrupt evolution under the effect of the worldwide recomposition of industry. With deindustrialization being the main factor in urban decline, the most heavily industrialized western cities are leading the pack in the many cities in decline, a global phenomenon that makes it necessary to challenge city growth as a sure thing (Martinez-Fernandez et al., 2012). For example, the disappearance of manufacturing jobs in Roubaix and Sheffield led to negative demographic growth due to the departure of many skilled workers looking for jobs as well as many middle-class households fleeing the social consequences of the impoverishment of cities (Roubaix lost 13,000 inhabitants while Sheffield lost 42,000 during the 1970s); the disappearance of these jobs also drove up the unemployment rates of both cities to 23% and 16% respectively in the late 1980s (Rousseau, 2011).
Au cours des années 2000, de nombreux logements publics ont été privatisés à Sheffield ; à Roubaix, le renouvellement urbain actuel des quartiers de logements sociaux vise clairement la diversification de l’habitat comme de la population résidente. Parallèlement, les politiques urbaines des deux villes sont depuis une quinzaine d’années guidées par un référentiel de plus en plus prégnant selon lequel le retour des classes moyennes en centre-ville constitue une « solution » au déclin urbain (Rousseau, 2008a ; 2009). Dans le cadre des villes post-industrielles britanniques, il semble par ailleurs possible de généraliser ce phénomène : Atkinson indique ainsi que la gentrification pourrait ainsi bien constituer désormais la nouvelle stratégie de redéveloppement poursuivie par le gouvernement central et relayée par les gouvernements urbains des villes en déclin du Nord de l’Angleterre (Atkinson, 2004). Les politiques urbaines mises en œuvre dans cet objectif font l’objet d’une attention soutenue des chercheurs, comme par exemple les politiques culturelles (Cameron et Coaffee, 2005), les politiques de transport (Reigner et al. 2009) ou encore la reconstruction « revanchiste » des espaces publics (Atkinson, 2003). En France, la recherche s’est davantage focalisée sur les grandes métropoles comme Paris, dont les quartiers populaires du Nord et de l’Est ont fait l’objet d’opérations programmées d’amélioration de l’habitat (Bacqué et Fijalkow, 2006 ; Clerval, 2009), ou Lyon (Authier, 1993). Néanmoins, des monographies récentes montrent que ce type de stratégie est également repérable dans les villes françaises de tradition industrielle ou portuaire aujourd’hui en difficulté, comme Saint-Etienne (Rousseau, 2008b), Le Havre (Boquet, 2009) ou Marseille (Péraldi et Samson, 2005 ; Pinson, 2009).
Over the course of the 2000s, many public housing units were privatized in Sheffield; in Roubaix, the current urban renewal of social housing neighbourhoods is clearly aiming at the diversification of housing and resident population alike. At the same time, both cities’ urban policies have been guided in the last 15 or so years by an increasingly significant set of standards according to which the return of the middles classes to the downtown areas is a “solution” to urban decay (Rousseau, 2008a; 2009). In the context of British post-industrial cities, it moreover seems possible to generalize this phenomenon: Atkinson indicates that from now on gentrification could well constitute the new redevelopment strategy pursued by the central government and taken over by the municipal governments of the shrinking cities in Northern England (Atkinson, 2004). Urban policies implemented with this objective have been subject to ongoing scrutiny by researchers as have been, for example, cultural policies (Cameron et Coaffee, 2005), transportation policies (Reigner et al. 2009), or alternatively, the “revanchist” reconstruction of public spaces (Atkinson, 2003). In France, research has focused more on major metropolises like Paris, whose working class neighbourhoods in the north and east of the city have undergone housing improvement programs (Bacqué and Fijalkow, 2006 ; Clerval, 2009), or Lyon (Authier, 1993). Nonetheless, recent books show that this type of strategy can also be found in traditional French industrial or port cities that are in difficulty today, like Saint-Etienne (Rousseau, 2008b), Le Havre (Boquet, 2009) or Marseille (Péraldi and Samson, 2005; Pinson, 2009).
L’objectif de cet article est de proposer des pistes de compréhension de ce phénomène couramment observé dans les villes postindustrielles en déclin en France et au Royaume-Uni. La généralisation de ces stratégies constitue en effet un excellent angle d’analyse de la néolibéralisation des politiques urbaines, le concept polysémique de « néolibéralisme » étant ici entendu au sens fort que lui donne David Harvey (2005), celui de la « restauration d’un pouvoir de classe » au sortir du compromis fordiste-keynésien. L’analyse des politiques de gentrification permet en effet de mettre en lumière un nouveau rôle de l’action publique, visant à favoriser certains intérêts capitalistes (les acteurs du marché immobilier), mais aussi certains groupes sociaux (notamment les jeunes ménages de la classe moyenne, composés d’actifs dans les services). Ces politiques sont fondamentalement injustes : elles impliquent en effet une redistribution des richesses publiques au profit de groupes sociaux relativement avantagés, et ce dans des villes appauvries. Dès lors, comment expliquer la diffusion de ces stratégies ?
The objective of this article is to propose some possible ways of understanding this phenomenon currently observed in post-industrial cities in decline in France and the United Kingdom. The generalization of these strategies is an excellent angle from which to analyze the neoliberalization of urban policies, the polysemic concept of “neoliberalism” being understood here as strongly defined by David Harvey (2005) as the “restoration of class power” at the end of the Fordist-Keynesian compromise. The analysis of gentrification policies makes it possible to cast light on a new role for public action, directed at favouring certain capitalist interests (real estate market actors), but also certain social groups (particularly the young middle-class household made up of service sector workers). These policies are fundamentally unjust. They effectively involve a redistribution of public wealth that benefits relatively advantaged social groups in poor cities. So, what explanation can there be for the spread of these strategies?
Deux facteurs principaux seront mis en lumière ici. A l’échelle des Etats centraux, il s’agit de l’évolution du référentiel des politiques urbaines nationales qui agissent comme des incitations et/ou des contraintes pour les gouvernements urbains. Celles-ci fournissent un cadre général, mais aussi des ressources aux politiques urbaines de gentrification. A l’échelle urbaine, il s’agit de la forme particulière que prend l’entrepreneurialisme récent dans les villes post-industrielles, celle d’un référentiel de gentrification prégnant depuis le début des années 1990. Il s’agira ici d’observer comment la faible présence numérique de la classe moyenne dans les villes en déclin se voit compensée par son rôle dans la construction et la diffusion d’un modèle d’urbanité pour la ville post-industrielle. En contribuant à dépolitiser les enjeux du redéveloppement des villes en déclin, ce processus qui s’apparente à une forme d’impérialisme culturel occulte les intérêts politiques et économiques à l’origine de ces stratégies. In fine, il s’agira ici de démontrer que la néolibéralisation des politiques urbaines doit donc être comprise comme un processus multidimensionnel qui comporte des dimensions économiques, sociales, politiques, et enfin culturelles[2].
Two main factors will be examined here. On the central government level, this is the evolution of the set of national urban policies, which act as encouragement and/or constraints for urban governments. These policies provide a general framework but also resources for urban gentrification policies. On the urban level, gentrification is shaping the particular form that recent entrepreneurialism has been taking in post-industrial cities since the early 1990s. In this article, we will observe how the low numeric presence of the middle class in declining cities is compensated for by its role in the construction and spread of an urban life model for the post-industrial city. By helping to depoliticize the redevelopment issues of shrinking cities, this process which is related to a form of cultural imperialism, glosses over the economic and political interests at the origin of these strategies. In fine, we will demonstrate that the neoliberalization of urban policies must therefore be understood as a multidimensional process that includes economic, social, political and ultimately cultural aspects[2].
1- Le changement de référentiel des Etats centraux post-keynésiens : la gentrification comme « solution »
1- The change in the post-Keynesian central government frameworks: Gentrification as a “solution”
La réorientation des politiques urbaines de l’Etat britannique vers la gentrification comme solution au « problème urbain » a été bien mise en lumière par la recherche (Collomb, 2006). Elle résulte d’un changement de référentiel dans les années 1990 sous l’effet de l’avènement d’un néoliberalisme « roll-out » (c’est-à-dire ancrant les principes généraux apportés par le gouvernement de M. Thatcher tout en affichant une nouvelle préoccupation pour leurs conséquences sociales les plus négatives) en matière de politique urbaine (Béal et Rousseau, 2008). La politique urbaine de soutien à la gentrification y est avant tout liée au développement économique qui constitue un objectif important du programme de « Renaissance urbaine » mis en œuvre par les néo-travaillistes. Atkinson (2004) montre ainsi que la stratégie menée dans les villes du Nord vise à rénover et construire de nouveaux types d’habitat attractifs dans les espaces centraux (« inner-cities ») touchés par la crise industrielle, de manière à attirer les classes moyennes. Il s’agit donc, clairement, d’une stratégie visant le redéveloppement économique. Il convient ici de noter que les classes moyennes composent également désormais une large part de l’électorat du New Labour, et ce pour deux raisons principales : le déclin démographique de la working-class d’une part ; et le rejet durable des Tories hérité des politiques néolibérales « roll-back » du thatchérisme dans une fraction des classes moyennes d’autre part (Kingdom, 2000). A. Giddens, le stratège de T. Blair, l’indique ainsi :
The redirection of the British government’s urban policies toward gentrification as a solution to the “urban problem” has been well demonstrated by research (Collomb, 2006). This redirection is the result of a change of framework in the 1990s under a “roll-out” neoliberalism entrenching the general principles brought in by Margaret Thatcher’s government while expressing new concern for their most negative social consequences with regard to urban policy (Béal and Rousseau, 2008). The urban policy supporting gentrification is first and foremost related to economic development which is a major objective of the “Urban Renaissance” program implemented by the neo-labourists. Atkinson (2004) thus shows that the purpose of the strategy carried out in the cities in the north was to renovate and build new types of attractive dwellings in the “inner cities” affected by the industrial crisis, such to attract the middles classes. So, this is clearly a strategy aiming at economic redevelopment. It should be noted here that the middle classes now make up a large portion of the New Labourelectorate for two main reasons: the demographic decline of the working class on the one hand; and the enduring rejection of the Tories inherited from the neoliberal “roll-back” policies of Thatcherism in a segment of the middle classes on the other (Kingdom, 2000). Tony Blair’s strategist, Anthony Giddens, puts it this way:
« Avec l’effondrement radical de la classe laborieuse, environ 16 % seulement de la population travaille en col bleu en usine dans ce pays. Vous devez répondre à de tels changements et créer une nouvelle coalition sur laquelle vous appuyer » (cité in Hoang-Ngoc et Tinel, 2003 : 5).
[tr.] With the radical collapse of the working class, roughly only 16% of the population does blue-collar factory work in this country. You must respond to such changes and create a new coalition on which to support yourself.” (quoted in Hoang-Ngoc and Tinel, 2003 : 5).
Les modalités concrètes de la « mixité sociale » constituant l’objectif du redéveloppement des villes industrielles en déclin restent toutefois ambiguës. D’après Collomb, le terme n’est guère précisé dans les documents officiels, ceux-ci mettant surtout l’accent sur la mixité résidentielle, c’est-à-dire la mixité des types d’occupation – logement social, locatif privé, accession à la propriété – et de logement – appartement ou maison (Collomb, 2006 : 27). Or la mixité résidentielle n’induit pas forcément la mixité sociale, et en raison des règles d’urbanisme existantes et de la primauté donnée au marché, le renouvellement urbain engagé sous les auspices de la « renaissance urbaine » est susceptible de produire deux types d’effets pervers. Dans le meilleur des cas apparaît un autre type de ségrégation, non plus entre mais à l’intérieur même des quartiers où les interactions sociales espérées ne se développent pas entre les nouveaux et les anciens résidents, un constat déjà établi de longue date en France (Chamboredon et Lemaire, 1970 ; Charmes, 2005). Ainsi, d’après Butler, qui étudie le quartier d’Islington dans le Nord londonien, les nouveaux gentrifieurs refusent tout contact avec « les autres », c’est-à-dire les groupes sociaux inférieurs, et vivent ainsi « dans leur bulle » (Butler, 2003). Cette forme de ségrégation à l’échelle du quartier n’est pas en soi fondamentalement injuste puisqu’elle résulte avant tout du libre choix des individus (Lehman-Frisch, 2009) : elle démontre simplement qu’une politique de mixité sociale visant un type de redéveloppement reposant sur l’emploi des classes moyennes ne peut prétendre œuvrer dans le même temps à l’avènement de la justice spatiale. Par ailleurs, dans le pire des cas, l’afflux des classes moyennes débouche sur l’éviction rapide des anciens résidents sous l’effet de la hausse des prix de l’immobilier (Davidson et Lees, 2005).
The concrete details of the “social diversity” forming the redevelopment objective of declining industrial cities remain, however, ambiguous. According to Collomb, the term is hardly made clear in official documents, which mainly stress residential diversity, i.e. mixed types of occupancy – social housing, private rental housing, assisted home ownership – and type of dwelling – apartment or house (Collomb, 2006 : 27). Now, residential diversity does not necessarily lead to social diversity, and due to the existing urban planning rules and the precedence given to the market, the politically commited urban renewal under the auspices of “urban renaissance” is likely to result in two perverse effects. In the best case, another type of segregation appears. It is no longer between neighbourhoods but right within neighbourhoods where the hoped-for social interactions do not develop among the new and old residents. This is already a long-standing observation in France (Chamboredon and Lemaire, 1970; Charmes, 2005). Thus, according to Butler, who studies the Islington neighbourhood in North London, the new gentrifiers reject contact with “the others”, i.e. the lower social groups, and live “in their bubble” (Butler, 2003). This form of segregation at the neighbourhood level is not fundamentally unjust as it is first and foremost the result of individuals’ free choice (Lehman-Frisch, 2009); it simply shows that a policy of social diversity based on the use of the middle classes cannot at the same time claim to work toward spatial justice. Moreover, in the worst-case scenario, the influx of the middle classes culminates in quick evictions of the former residents due to the rise in real estate prices (Davidson and Lees, 2005).
En France également, la recomposition de l’action de l’Etat dans les villes et les quartiers défavorisés procède d’un changement de référentiel perceptible à partir du début des années 1990. En 1991, la Loi d’Orientation pour la Ville (LOV) fixe en effet pour la première fois le principe de « mixité sociale » comme solution aux maux des quartiers de relégation et impose aux communes de plus de 3500 habitants situés dans une agglomération de plus de 200 000 de disposer d’au moins 20% de logements sociaux. La sortie de la spirale de l’exclusion relève désormais moins d’actions sur l’urbanisme ou du soutien au tissu associatif, que d’un désenclavement des populations résidentes par le côtoiement quotidien de membres des classes moyennes (Lelévrier, 2004). Cette évolution de la politique urbaine de l’Etat français trouve un nouvel écho dans certaines villes en difficulté. Aux incitations de l’Etat central de « réaliser la mixité sociale » dans les quartiers paupérisés se voient ajoutées localement de véritablesstratégies de gentrificationdecertains quartiers de la ville, notamment centraux, le risque étant, in fine, d’aggraver la polarisation sociale par la coupe des budgets alloués aux politiques sociales traditionnelles au profit de la seule recréation du centre-ville pour les classes moyennes. Dikeç (2007) montre ainsi l’impact de la LOV sur la réorientation des politiques municipales de Vaulx-en-Velin, l’une des villes les plus concernées par les violences urbaines dès le début des années 1980. Les subventions au centre social du Mas-du-Taureau, symbole de la « soif de citoyenneté » des jeunes habitants et de la volonté de la mairie de dialoguer avec la population locale, sont supprimées, et le bâtiment rasé sur ordre du maire dès 1994. Les fonds publics sont désormais dépensés pour créer un nouveau centre-ville à l’écart des quartiers de logement social, autour notamment de la construction d’un planétarium et d’un centre culturel. Le tournant entrepreneurial de la ville est mal perçu par les habitants. Néanmoins, le changement de stratégie est assumé par la mairie.
In France, too, the recomposition of state action in disadvantaged cities and neighbourhoods is the result of a perceptible change in framework starting in the early 1990s. In 1991, the Loi d’Orientation pour la Ville (LOV) [tr. law on direction for the city] effectively established for the first time the principle of “social diversity” as a solution to the ills of ghetto-type neighbourhoods and requires that at least 20% of housing be social housing in communes of more than 3,500 inhabitants located in an agglomeration of over 200,000. The way out of the spiral of exclusion is now less the jurisdiction of urban planning or support to the community-based associations than the disenclavement of resident populations through the daily contact with the middle classes (Lelévrier, 2004). This evolution of the French government’s urban policy resonates in certain cities in difficulty. Added to the central government’s urgings to “achieve social diversity” in poor neighbourhoods, are genuine local strategies for the gentrification of certain parts of the city, particularly in the centre, the risk ultimately being the worsening of social polarization by cutting budgets allocated for traditional social policies in favour of solely recreating the city centre for the middle classes. Dikeç (2007) shows the impact of the LOV on the redirection of municipal policies in Vaulx-en-Velin, one of the cities most affected by urban violence since the early 1980s. The grants were eliminated to the Mas-du-Taureau social centre, which was a symbol of young residents’ “thirst for citizenship”, as was city hall’s willingness to dialogue with the local population, and the building was torn down by order of the mayor in 1994. Public funds were then spent to create a new downtown away from social housing neighbourhoods, around the construction of a planetarium and a cultural centre. The city’s residents take a dim view of the entrepreneurial slant. Nonetheless, the change of strategy is accepted by the municipality.
2- Villes en déclin et stratégies de montée en gamme
2- Cities in decline and up-market strategies
Si de nombreux travaux se consacrent au rôle récent des Etats centraux dans la gentrification, peu de recherches sont aujourd’hui menées sur les motifs des responsables locaux à mettre en œuvre des stratégies visant à attirer les classes moyennes (Hackworth et Smith, 2001 ; Fijalkow et Préteceille, 2006 ). En ce qui concerne les villes industrielles en déclin, les stratégies municipales visant à favoriser la gentrification s’expliquent notamment par la volonté de trouver un nouveau vecteur de redéveloppement après l’échec de la stratégie initiale d’attraction des entreprises menée au cours des années 1980 (Rousseau, 2008a ; 2009). Mais elles reflètent également l’influence d’une « culture des gentrifieurs » dans la production de l’urbain, dans des villes où la classe moyenne est pourtant numériquement sous-représentée depuis le départ d’une large part de ses membres aux débuts de leur désindustrialisation. Ce phénomène permet de comprendre la mise en cohérence du référentiel des politiques urbaines étatiques en France et au Royaume-Uni avec celui des politiques locales à l’heure de la généralisation des politiques de gentrification dans les villes en déclin. Mais il ne doit pas masquer pour autant le fait qu’il existe également des intérêts locaux bien réels pour l’implantation des classes moyennes dans des espaces traditionnellement ouvriers. Les conditions sont donc réunies pour l’avènement de véritables stratégies de montée en gamme.
Although a great deal of research has been devoted to the recent role of central governments in gentrification, little research is conducted today on the motives of local officials implementing strategies aimed at attracting the middle classes (Hackworth and Smith, 2001; Fijalkow and Préteceille, 2006 ). Regarding industrial cities in decline, municipal strategies for promoting gentrification are explained by the desire to find a new redevelopment vector after the failure of the initial strategy for attracting businesses that was implemented in the 1980s (Rousseau, 2008a; 2009). But they also reflect the influence of a “[tr.] culture of gentrifiers” in urban production, in cities where the middle class has been under-represented since the departure of a large portion of its members with the onset of deindustrialization. This phenomenon makes it possible to understand the alignment of government policy frameworks in France and the UK with local policies at a time when gentrification policies in declining cities are spreading. But at the same time, the fact that there are also very real local interests for the middle classes to settle in traditionally working-class spaces must not be hidden. The conditions thus combine for the coming of actual up-market strategies.
La dépolitisation du redéveloppement urbain : un « impérialisme culturel » des gentrifieurs ?
The depoliticization of urban development: Is there “cultural imperialism” on the part of the gentrifier?
Plusieurs chercheurs pointent le rôle de la presse dans la diffusion d’une « culture des gentrifieurs » globale (Zukin, 1998 ; Greenberg, 2000). Ainsi, ce serait sous l’influence des médias, et notamment de la publication de classements des « meilleures villes » que l’attachement à la « qualité de vie » urbaine devient depuis peu un nouveau référentiel des politiques urbaines, en dépit des divergences d’opinion sur ce que recouvre concrètement le terme (Rogerson, 1999 ; McCann, 2004). Or cette diffusion des principes urbains des gentrifieurs pèse sur les représentations des gouvernements urbains, notamment dans des villes soumises à un déclin persistant et aux prises avec une concurrence interurbaine exacerbée dans lesquelles elles apparaissent comme lourdement handicapées. Par exemple, un cadre du service d’urbanisme de Vaulx-en-Velin m’expliquait récemment qu’ « il faut rechercher sous le terme de mixité sociale l’apport de classe moyennes qui sont génératrices de besoins nouveaux et qui confortent une certaine modernité du territoire, une certaine attractivité du territoire » (entretien, mai 2011). Au-delà même de Vaulx-en-Velin, dans l’ensemble des territoires du Grand Lyon auparavant destinés à loger la main-d’œuvre des usines de l’agglomération, le traitement politique des problèmes liés à la désindustrialisation passe désormais par la re-conception de ces espaces au goût de la nouvelle classe moyenne. La référence à la « qualité de vie » en particulier apparaît comme un terrain d’entente favorisant le rapprochement entre les gouvernements de ces territoires et la communauté urbaine. Toutefois, les discours consensuels valorisant la « mixité sociale » masquent un réaménagement bien réel de ces espaces à destination d’individus plus aisés que ceux qui l’utilisent traditionnellement. Par exemple, un vice-président de la communauté urbaine de Lyon m’indiquait récemment :
A number of researchers point at the role of the press in disseminating an overall “culture of gentrifiers” (Zukin, 1998; Greenberg, 2000). It is presumably under the influence of the media and particularly the publication of the rankings of the “best cities” that the attachment to urban “quality of life” has recently become a new framework for urban policies, despite divergences of opinion about what the term actually covers (Rogerson, 1999; McCann, 2004). This dissemination of the gentrifiers’ urban principles weighs on the portrayals of urban governments, notably in cities subject to a steady decline and grappling with an exacerbated interurban competition in which they appear to be heavily handicapped. For example, a city planning department manager for Vaulx-en-Velin recently explained to me that “[tr.] under the term social diversity, the contribution of the middle classes must be studied; they are generators of new needs, they reinforce a certain modernity in the territory, and they make it more attractive” (interview, May 2011). Even beyond Vaulx-en-Velin, in the territories making up Greater Lyon that were previously intended to house the agglomeration’s factory workers, the political handling of deindustrialization-related problems is now a redesign of these spaces to suit the tastes of the new middle class. The reference to the “quality of life” in particular appears as a middle ground promoting the reconciliation of these areas’ governments and the urban community. However, the consensual narratives valuing “social diversity” mask a very real redevelopment of these spaces for the use of individuals who are better off than the traditional users. For example, a vice-president of the Lyon urban community recently told me:
« C’est une réflexion qu’on a eu dès 1995-1996, au moment où Collomb se retrouve un soir dans un couloir face à trois mecs avec des cutters à la Duchère. (…) La réflexion politique a alors été de s’attaquer de manière importante aux choses dans certains quartiers : Vaulx-en-Velin, Duchère, Mermoz. (…) Il faut que des classes moyennes aillent à Vaulx-en-Velin, à la Duchère. On aura gagné quand les Lyonnais diront « on va dîner à la Duchère ce soir, et à côté il y a un piano-bar ». On aura gagné quand les Lyonnais auront l’envie. Moi, Vaulx-en-Velin, je n’y vais jamais sauf quand il y a un festival de jazz. On peut changer, non pas faire en sorte qu’il y ait des conquêtes pour les bobos, mais que les gens aient envie d’aller à la Duchère, Vaulx-en-Velin, Vénissieux. (…) Même les élus de droite sont fiers de ce qui se passe à Vaulx-en-Velin » (entretien, avril 2013).
It’s something that’s been reflected on since 1995-1996, from the time that Collomb found himself one evening in a hallway in Duchère face to face with three guys with cutters …. The political thought then was to really tackle things in certain neighbourhoods: Vaulx-en-Velin, Duchère, Mermoz .…The middle classes have to go to Vaulx-en-Velin, to Duchère. We’ll have won when the Lyonnais say “We’re going out to dinner in Duchère this evening and there’s a piano-bar next door.” We’ll have won when the Lyonnais feel like it. Personally, I never go to Vaulx-en-Velin except if there’s a jazz festival. Changes can be made and not in terms of a conquest for the “bobos” [“bohemian bourgeois”, NDT], but that people want to go to Duchère, Vaulx-en-Velin, Vénissieux…Even the right-wing elected officials are proud of what’s going on in Vaulx-en-Velin” (interview, April 2013).
Ce type de discours est évocateur du changement de traitement politique actuel des espaces désindustrialisés. Autrefois gérés par et pour la classe ouvrière, ils ont traversé une phase d’isolement politique à partir du tournant des années 1980, quand leur obsolescence économique s’est doublée d’une obsolescence politique dans un contexte de montée en puissance du référentiel néolibéral parmi les échelles supérieures de gouvernement. Dans les années 1980, cet isolement croissant a débouché sur des protestations collectives empruntant à des répertoires d’action radicaux (les premières émeutes urbaines de Vaulx-en-Velin et Vénissieux, le violent conflit entre le maire de Roubaix et la communauté urbaine de Lille, le conflit entre le gouvernement britannique et les villes du Nord de l’Angleterre gouvernées par la Nouvelle gauche urbaine). Toutefois, à partir des années 1990, la prise en compte de ces espaces par les échelles supérieures de gouvernement a été facilitée par la dépolitisation des enjeux liés à ces espaces. Or les références à la « qualité de vie » inscrites à l’agenda urbain par la classe moyenne depuis le tournant des années 1980 offrent précisément l’avantage de constituer un enjeu neutre et dépolitisé : qui refuserait que son quartier ne soit traversé par des pistes cyclables ou qu’un restaurant « ethnique » ne s’ouvre dans sa rue ? Plus généralement, qui s’opposerait à la mixité sociale ? Pour autant, la montée en puissance des références à la « qualité de vie » ne doit pas masquer que « ce n’est pas un « pluralisme » de styles de vie et de modes de consommation qui règne, mais plutôt le fait que les idées et les définitions de la « bonne vie » des consommateurs à hauts revenus sont devenues les plus influentes » (Mayer, 1989). On peut donc analyser ce processus comme l’imposition d’un « impérialisme culturel » des gentrifieurs sur les ruines du mode de consommation ouvrier dominant auparavant dans les espaces postindustriels en déclin. L’impérialisme culturel, processus par lequel un groupe est rendu invisible, constitue l’une des cinq grandes formes d’injustice perçues par Iris Marion Young (1990). Dans le cas des politiques de gentrification, cet impérialisme culturel prend notamment la forme d’une production discursive abondante, visant à « vendre » les nouveaux projets urbains d’envergure aux investisseurs, touristes ou gentrifieurs potentiels, ou encore à expliquer que la montée des prix de l’immobilier bénéficie à l’ensemble des habitants (pour une analyse de ces discours dans le cadre de Roubaix, cf. Rousseau, 2011). Ces discours dépolitisent les enjeux pourtant bien réels du redéveloppement des villes en déclin et compliquent la possibilité d’ébaucher des politiques alternatives aux stratégies entrepreneuriales[3]. Ils fournissent le cadre idéologique permettant à des coalitions réunissant des intérêts publics et privés de présider au redéveloppement des villes en déclin, en axant celui-ci vers l’attraction de groupes sociaux plus aisés.
This type of discourse evokes the change in the current political treatment of deindustrialized spaces. Formerly managed by and for the working class, they have gone through a phase of political isolation starting in the early 1980s, when their economic obsolescence was coupled with political obsolescence against a background of the rising tide of neoliberal frameworks among the upper levels of government. In the 1980s, this growing isolation culminated in collective protests that took a page from the book of radical activists (the first urban riots in Vaulx-en-Velin and Vénissieux, the violent conflict between the mayor of Roubaix and the urban community of Lille, the conflict between the British government and the cities in the North of England governed by the new urban left). However, starting in the 1990s, these spaces being taken into consideration by upper levels of government was facilitated by the depoliticization of the issues related to these spaces. The references to “quality of life” that were on the middle class’ urban agenda since the early 1980s provide precisely the advantage of being a neutral, depoliticized issue. Who wouldn’t want bike paths crossing his neighbourhood or an “ethnic” restaurant to open on his street? More generally, who would be opposed to social diversity? For all that, the rising tide of references to “quality of life” must not mask that “[tr.] it is not a “pluralism” of life styles and consumption modes that reigns, but rather the fact that ideas and definitions of the “good life” of high-income consumers have becoming more influential” (Mayer, 1989). So, this process can be analyzed as the imposition of the gentrifiers’ “cultural imperialism” on the ruins of the working class consumption mode that previously dominated in the post-industrial spaces in decline. Cultural imperialism, the process by which a group is rendered invisible, is one of the five major forms of injustice perceived by Iris Marion Young (1990). In the case of gentrification policies, this cultural imperialism notably produces abundant narrative for the purpose of “selling” the new large-scale urban projects to investors, tourists or potential gentrifiers, or to explain that the rise in real estate prices benefits all the inhabitants (for an analysis of this narrative in Roubaix, see Rousseau, 2011). These narratives depoliticize the nonetheless very real issues of the redevelopment of cities in decline and complicate the ability to draft alternative policies to entrepreneurial strategies[3]. They provide the ideological framework making it possible for coalitions uniting public and private interests to prevail over the redevelopment of cities in decline, slanting this ideological framework toward the attraction of better-off social groups.
Des intérêts locaux pour la gentrification des villes en déclin
Local interests in the gentrification of cities in decline
L’évolution des représentations de la ville post-industrielle fournit ainsi le contexte idéologique facilitant une évolution générale de la gouvernance des villes en déclin, perceptible à partir du tournant des années 1990, et au terme de laquelle, parmi les acteurs privés les plus actifs au sein des régimes urbains, les intérêts opérant dans les marchés foncier et immobilier prennent progressivement le pas sur les intérêts opérant dans la production manufacturière. Après le déclin du pouvoir du patronat industriel, les politiques visant la gentrification des villes en déclin favorisent l’émergence d’un nouveau pouvoir sur ces espaces, émanant cette fois du secteur immobilier. Les villes post-industrielles fournissent ainsi un excellent point d’observation pour prendre la mesure de l’avènement du néolibéralisme comme « restauration d’un pouvoir de classe », selon la définition qu’en donne Harvey (2005). Toutefois, la nouvelle classe capitaliste qui recrée ces espaces urbains reste fortement liée à celle qui les dominait jusqu’alors.
The evolution of the portrayals of the post-industrial city thus provides the ideological context facilitating a general evolution of the governance of cities in decline, perceptible since the early 1990s, and in terms of which land and real estate market interests gradually overtake manufacturing interests among the most active private actors in urban regimes. After the decline of French industrial employers’ power, policies aiming at the gentrification of cities in decline favoured the emergence of a new power over these spaces, this time emanating from the real estate sector. The post-industrial cities thus provide an excellent observation point for taking stock of the coming of neoliberalism as “[tr.] restoration of a class power”, as defined by Harvey (2005). However, the new capitalist class recreating these urban spaces remains closely tied to the class that dominated these spaces up till then.
La théorie des deux circuits du capital fournit un excellent point de départ pour comprendre cette transformation de la gouvernance des villes industrielles en déclin. Selon H. Lefebvre, l’économie repose en effet sur deux secteurs : le secteur de l’industrie manufacturière, du commerce et des banques d’affaire ; et le secteur secondaire du capital : les agents immobiliers, promoteurs, propriétaires et les banques spécifiques du marché immobilier. Le second prend le relais du premier en cas de crise de celui-ci afin de maintenir des taux de rentabilité élevés du capital. Comme l’indique H. Lefebvre :
The theory of two circuits of capital provides an excellent starting point for understanding this transformation in the governance of industrial cities in decline. According to H. Lefebvre, the economy rests on two sectors: the manufacturing, trade and commercial banking sector; and the secondary capital sector: real estate agents, developers, owners and banks specific to the real estate market. The second one takes over from the first in the event of a crisis in order to keep the rate of return high on capital. As H. Lefebvre states:
« L’important, c’est de souligner le rôle de l’urbanisme et plus généralement de l’ « immobilier » (spéculation, construction) dans la société néo-capitaliste. L’ « immobilier », comme on dit, joue le rôle d’un secteur second, d’un circuit parallèle à celui de la production industrielle travaillant pour le marché des « biens » non durables ou moins durables que les « immeubles ». Ce secteur second absorbe les chocs. En cas de dépression, vers lui affluent les capitaux. Ils commencent par des profits fabuleux, mais bientôt ils s’enlisent. Dans ce secteur, les effets « multiplicateurs » sont faibles : peu d’activités induites. Le capital s’immobilise dans l’immobilier. L’économie générale (dite nationale) en souffre bientôt. Cependant le rôle et la fonction de ce secteur ne cessent de grandir. Dans la mesure où le circuit principal, celui de la production industrielle courante des biens « mobiliers » ralentit son essor, les capitaux vont s’investir dans le secteur second, celui de l’immobilier. Il peut même arriver que la spéculation foncière devienne la source principale, le lieu presque exclusif de la « formation du capital », c’est-à-dire de la réalisation de la plus-value. Tandis que baisse la part de la plus-value globale formée et réalisée dans l’industrie, grandit la part de la plus-value formée et réalisée dans la spéculation et par la construction immobilière. Le circuit second supplante le principal. D’accidentel, il devient essentiel. Mais c’est une situation malsaine, comme disent les économistes. (…) Or l’urbanisme comme idéologie et comme institution (…) masque ces problèmes. (…) L’urbanisme est un urbanisme de classe, sans le savoir » (Lefebvre, 1970 : 211-212).
[tr.] What’s important is to stress the role of urban planning and more generally, “real estate” (speculation, construction) in the neo-capitalist society. “Real estate” as it’s called, plays the role of a second sector, a parallel circuit to that of manufacturing working for the non-durable goods market or at least goods that are less durable than real estate. This second sector absorbs the shocks. In the event of a depression, capital flows toward this sector. Profits are initially fantastic but soon get bogged down. In this sector, “multiplier” effects are weak as there is little induced activity. Capital is immobilized in real estate. The overall (so-called national) economy soon suffers for it. However, this sector’s role and function of never stop growing. To the extent that the main circuit, i.e. the routine production of “moveable” goods slows, capital will be invested in the second sector, real estate. It may even happen that land speculation becomes the main source, the nearly exclusive locus of capital formation, i.e. the realization of capital gain. While the overall share of capital gain formed and realized in manufacturing drops, the portion of capital gain formed and realized in real estate speculation and construction grows. The second circuit supersedes the main circuit. By happenstance, it becomes the main circuit. But this an unhealthy situation, as economists say…urban planning as an ideology and as an institution…mask these problems…. Urban planning is unknowingly a class-based urban planning (Lefebvre, 1970 : 211-212).
La théorie des deux circuits du capital permet de comprendre comment la « financiarisation » (Aalbers, 2009) de la production de la ville résulte logiquement, dans le cadre d’une économie capitaliste mondialisée, de la désindustrialisation des villes occidentales. Ce processus explique comment des opérateurs de dimension nationale, voire internationale (grandes banques et grands groupes de promotion immobilière) ont massivement investi dans l’urbanisation occidentale au cours des années 1990 et 2000, provoquant notamment une « troisième vague » de gentrification touchant des villes secondaires jusqu’alors répulsives pour les investisseurs extérieurs (Smith, 2002). Des villes comme Vaulx-en-Velin et Vénissieux, dont on a déjà traité dans cet article et dont l’offre de logements à destination des classes moyennes est actuellement produite par de grands groupes, entrent précisément dans cette catégorie. Toutefois, dans d’autres villes répulsives pour le capital, la production d’une offre de logements gentrifiables provient initialement non pas de l’attraction d’investissements extérieurs, mais d’un transfert direct de capitaux locaux investis dans le secteur productif et « piégés » par la crise industrielle vers le « second » secteur. Il ne s’agit pas pour autant d’en conclure hâtivement qu’au temps de l’accumulation axée sur la production industrielle, le capitalisme local ne se préoccupait pas de la production de la ville. Simplement, ce qui change avec la crise de l’industrie, c’est que l’urbanisation devient désormais un secteur directement profitable. Cette évolution implique donc une révolution dans la vision urbaine du capitalisme local : l’espace urbain devient désormais, pour reprendre la terminologie proposée par David Harvey, une « condition » pour la production, davantage qu’un simple « élément » de l’accumulation (Harvey, 1985 : 91).
The theory of two circuits of capital makes it possible to understand how the “financialization” (Aalbers, 2009) of production of the city logically results from the deindustrialization of western cities in the context of a globalized capitalist economy. This process explains how national scale, not to say international scale, operators (major banks and major real estate development groups) have massively invested in western city planning over the course of the 1990s and 2000s, notably causing a “third wave” of gentrification affecting secondary cities that until then were unattractive to outside investors (Smith, 2002). Cities like Vaulx-en-Velin and Vénissieux which have already been dealt with in this article and whose supply of housing for the middle classes is currently produced by large groups, are in precisely this category. However, in other cities that have not attracted capital, the production of a supply of gentrifiable dwellings initially comes not from attracting outside investments but from a direct transfer of local capital invested in the production sector and “trapped” in the second sector by the industrial crisis. It is not necessarily the case however, to hastily conclude that when accumulation was based on industrial production, local capitalism was not concerned with the production of the city. What changes with the crisis in industry is simply that city planning becomes a directly profitable sector. This evolution therefore involves a revolution in the urban vision of local capitalism. The urban space becomes a “condition”, to use David Harvey’s terminology, for production, more than a mere “component” of accumulation (Harvey, 1985: 91).
Conjuguée au scepticisme croissant parmi les élus de ces villes vis-à-vis des stratégies d’envergure visant l’implantation d’entreprises en demande d’une main-d’œuvre faiblement qualifiée et aux ressources désormais apportées par les Etats centraux afin de « déclencher » la gentrification, la stratégie de conversion des capitaux depuis le « premier » vers le « second » circuit du capital suite à la crise industrielle explique la multiplication des « coalitions de croissance » visant le renouvellement de la population des villes en déclin à partir des années 1990. Par conséquence, dans un contexte de diffusion d’une « culture des gentrifieurs », les cibles de l’urbanisation menée sous le néo-capitalisme évoluent, depuis l’ancienne classe ouvrière vers des groupes plus solvables sous le post-fordisme, en particulier les jeunes actifs dans l’économie des services. L’analyse de la création d’un marché du loft par unréseau d’acteurs promouvant le patrimoine roubaisien, mais poursuivant également des intérêts fonciers locaux, a déjà fait l’objet de publications par ailleurs (Rousseau, 2010 ; 2011). Il convient toutefois de rappeler ici que ce réseau est étroitement lié à la bourgeoisie locale, qui provient de l’industrie textile désormais en crise avancée : la défense du patrimoine architectural de la ville se double de la captation d’un marché potentiellement profitable par un petit groupe d’acteurs en quête d’investissements profitables sur le second circuit du capital. L’exemple le plus parlant de ce processus est la conversion d’usines en lofts effectuée par leurs propres propriétaires.
Combined with the growing scepticism among the elected officials of these cities with regard to the previous strategies of urban redevelopment which aimed at attracting the kind of businesses that rely on an important amount of unskilled labour force, and the resources that are now contributed by central governments in order to “trigger” gentrification, the strategy for converting capital from the “first” to the “second” capital circuit following the manufacturing crisis explains the multiplication of “growth coalitions” aiming at the renewal of the population of cities in decline starting in the 1990s. As a result, as the “culture of gentrifiers” spreads, the urbanization targets under neocapitalism evolve from the former working class to more solvent groups under post-Fordism, particularly youth working in the service economy. The analysis of the creation of a loft market through a network of actors promoting Roubaix’ heritage, but also pursing the interests of local property owners, has, moreover, already been the topic of publications (Rousseau, 2010; 2011). However, it’s a good idea to recall here that this network is closely tied to the local bourgeoisie, which originated in the textile industry that is now in an advanced state of crisis. The protection of the city’s architectural heritage is coupled with the inveiglement of a potentially profitable market by a small group of actors in search of profitable investments in the second capital circuit. The most telling example of this process is the conversion of factories into lofts by their very owners.
Repenser les politiques de gentrification : les stratégies de montée en gamme
Rethinking gentrification policies: strategies for upselling
Malgré ses mérites heuristiques, le concept de « gentrification » ne semble toutefois plus parfaitement opératoire pour penser les politiques urbaines menées dans de nombreuses villes post-industrielles en déclin, axées notamment sur la culture ou l’embellissement des espaces publics. En effet, la venue des classes moyennes n’y est pas uniquement souhaitée en termes d’établissement résidentiel. Plus généralement, c’est l’ensemble des usages sociaux de la ville que ces nouvelles politiques urbaines visent à changer. Les pratiques résidentielles en sont un élément important, mais elles ne doivent pas occulter les pratiques de consommation. Par ailleurs, alors que le redéveloppement des villes post-industrielles est de plus en plus perçu comme dépendant de la construction de nouvelles infrastructures favorisant la mobilité (Rousseau, 2012), ces pratiques peuvent être le fait de visiteurs provisoires – par exemple, les consommateurs des villes voisines, les touristes et les professionnels de passage. Il est donc plus juste de définir ces nouvelles politiques comme une stratégie urbaine visant à créer en centre-ville un environnement plaisant pour la classe moyenne, tant dans les domaines de l’habitat que de l’emploi et des loisirs (culture, consommation) ; une stratégie dont la gentrification constitue certes un élément important, mais qui vise plus généralement à vendre l’ensemble des usages des quartiers centraux à ce groupe social, et, pour ce faire, à en modifier préalablement l’image.
Despite its heuristic merits, the concept of “gentrification” does not however seem completely operative for thinking about urban policies focused on the production or embellishment of public spaces carried out in many post-industrial cities in decline. As a matter of fact, the arrival of the middle classes is not solely desired in terms of residential settlement. In a broader sense, it’s the city’s set of social customs that these new urban policies intend to change. Residents’ practices are an important component but they must not mask consumption practices. Moreover, while the redevelopment of post-industrial cities is increasingly seen as dependant on the construction of new infrastructure favouring mobility (Rousseau, 2012), these practices may be attributed to temporary visitors – e.g. consumers from nearby cities, tourists and professionals passing through. It is therefore more correct to describe these new policies as an urban strategy for creating a pleasant environment in the downtown core for the middle class, with regard to dwellings, employment and leisure (culture, consumption). Gentrification is certainly a significant element of the strategy, but in a broader sense, the aim is to sell the wider uses of downtown neighbourhoods to this social group, and to do this by first modifying their image.
Une telle stratégie est par exemple mise en œuvre dans le centre-ville de Sheffield, l’ancienne « capitale sidérurgique » britannique, depuis le tournant des années 2000 (Rousseau, 2009). Elle mêle étroitement image et usage exclusif du nouvel espace central pour l’hébergement et la consommation de ce groupe. C’est pourquoi, dans l’extrait suivant d’un entretien réalisé avec le directeur exécutif de l’agence de redéveloppement Sheffield One (devenue Creative Sheffield), mise en place par le gouvernement de T. Blair, je m’intéressais particulièrement aux nouveaux cafés « branchés » de la place de l’Hôtel de ville, qui m’avaient été présentés par les urbanistes du conseil comme un signe important du renouveau du centre-ville et, par synecdoque, de Sheffield :
A strategy of this type was implemented in the early 2000s in downtown Sheffield, Britain’s former “steel capital” (Rousseau, 2009). It closely combines image and exclusive use of this new central space for this group’s housing and consumption practices. That is why, in the following excerpt from an interview with the executive director of the redevelopment agency Sheffield One (renamed Creative Sheffield) established by Tony Blair’s government, I was particularly interested in the new “trendy” cafés around City Hall square, which had been presented to me by urban planners on the board as a major sign of the downtown renewal and by synecdoche, renewal of Sheffield:
« Et ces cafés par exemple, quel est votre rôle là-dedans ? Vous pouvez attirer un café ? Comment faites-vous pour avoir l’Ha Ha Bar et les autres nouveaux cafés ?
“[translation] And these cafés for example, what is your role in them? Can you attract a café? What do you have to do to have the Ha Ha Bar and the other new cafés?
-Il y a deux choses qui font de très bonnes places, c’est un très bon design, et l'autre est ce que nous appelons l'activité de lisière, les choses qui se passent autour de la place. C'est ce vers quoi les cafés sont naturellement attirés. Mais nous ne pouvions pas juste laisser faire et espérer que cela arriverait. Pour le Ha Ha Bar, ce bâtiment, qui était abandonné depuis peut-être 20 ans, appartenait avant au conseil municipal. (…) Quand nous nous sommes mis à la recherche d’un développeur associé (…), il y avait une condition : que le rez-de-chaussée entier comprenne des bars, des restaurants, des cafés.
-There are two things that make very good squares. One is a very good design and the other is the activities that go on around the edges of the square. This is what the cafés are naturally drawn to. But we couldn’t just leave things and hope that this happened. The building for the Ha Ha Bar had been abandoned for perhaps 20 years, and previously belonged to the city council…When we started looking for an associate developer…there was one condition: that the entire ground floor be made up of bars, restaurants and cafés.
-Avez-vous demandé spécifiquement un café ?
-Did you specifically ask for a café?
-Nous avons demandé des cafés, des bars, des restaurants.
-We asked for cafés, bars, restaurants.
-Mais pas des pubs ?
-But no pubs?
-Le pub est un terme quelque peu dévalué à présent. (…)
-The term “pub” is somewhat devalued at this time….
-Avez-vous essayé de vous concentrer sur un type d’activité spécifique ?
-Have you tried to concentrate on a specific type of activity?
-Nous pouvons contrôler le type d’utilisation d’un bâtiment.
-We can control the type of use of a building.
-Vraiment ?Donc vous pouvez demander un café et non un pub ?
-Really? So you can request a café and not a pub?
-Oui, parce qu'heureusement tout le secteur appartient au conseil, donc l'accord avec le promoteur est très contraignant et le projet doit être approuvé par le conseil. Je donne un exemple : pour le rez-de-chaussée de la nouvelle tour de bureaux, le développeur propose une discothèque appelée Tiger Tiger. Nous nous sommes inquiétés parce que le projet était très grand, 3000 m², plusieurs restaurants, discos etc. Nous nous disions que ce n’était pas un bon usage du centre-ville: trop de gens pourraient être attirés par la perspective d’une « piste » (« drinking circuit »), ce qui dévaluerait la qualité du projet. Donc nous avons dit au développeur associé que le Tiger Tiger n'était pas une bonne option.
-Yes, because fortunately, the entire sector belongs to the council, so the agreement with the developer is very strict and the council must approve the project. I’ll give you an example: for the ground floor of the new office tower, the developer proposed a discotheque called Tiger Tiger. We were concerned because the project was very big, 3000 m², a number of restaurants, discos, etc. We were saying that it wasn’t a good use of the city centre. Too many people could be attracted by the prospect of a drinking circuit, which would devalue the quality of the project. So, we told the developer that Tiger Tiger was not a good option.
-Et pour le Ha Ha Bar ? Avez-vous choisi le café ?
-And what about the Ha Ha Bar? Did you choose the café?
-Le développeur a dû satisfaire le conseil municipal en ce qui concerne le type d'usage. Si cela avait été un bar standard, la réponse aurait été non, j'en suis sûr. Parce que ce que nous essayons de faire est de placer les standards très haut en termes d’environnement public et en termes de beauté, c'est pourquoi nous n'avons pas voulu que le secteur entier soit dévalorisé par la culture « binge drinking ». Nous devons avoir un environnement sûr et accueillant, c’est une idée très forte. Il doit aussi être très bien entretenu, c'est pourquoi les ambassadeurs de centre-ville le gardent très propre » (entretien, mai 2006).
-The developer had to satisfy the city council regarding the type of use. If that had been a standard bar, the answer would’ve been no, I’m sure. Because what we have tried to do is set very high standards in terms of public environment and beauty. That’s why we didn’t want the entire area to be depreciated by the binge drinking culture. We have to have a safe, welcoming environment; that is a key idea. It must also be very well maintained. That’s why the downtown ambassadors keep it very clean” (interview, May 2006).
Cette citation montre notamment que la disparition progressive des pubs au profit des cafés au Royaume-Uni ne résulte pas seulement d’un processus spontané correspondant à des évolutions sociales : il s’agit également d’un processus politique, l’agence de redéveloppement de Sheffield contrôlant la transformation de l’usage social du centre-ville. Si le pub constituait l’un des hauts lieux de la sociabilité collective ouvrière (Jennings, 2007), le café-terrasse inspiré des villes d’Europe continentale évoque davantage la consommation des classes moyennes et supérieures.
This quote notably shows that the gradual disappearance of pubs in favour of cafés in the UK is not only the result of a spontaneous process corresponding to social evolution: there is also a political process with the Sheffield redevelopment agency controlling the conversion of the downtown’s social use. While the pub was the leading venue for the working-class community to socialize (Jennings, 2007), the outdoor café inspired by the cities of continental Europe brings middle- and upper-class consumption much more to mind.
Quoi qu’il en soit, ce type de stratégie consistant à modifier l’image d’un produit ou d’une gamme de produits pour viser un profil de consommateurs plus élevé est répandu dans le secteur privé, par exemple dans la construction automobile. Il est dénommé par les experts en marketing « stratégie up-market » ou « stratégie de montée en gamme ». Ce terme me semble adéquat pour penser les nouvelles politiques urbaines menées par les gouvernements entrepreneuriaux des villes en déclin. C’est en cela que les nouvelles stratégies des gouvernements urbains s’opposent aux politiques « classiques » de gentrification par l’amélioration du logement, dont les opérations de rénovation urbaine étaient les pionnières. Celles-ci voyaient initialement l’usage, et ensuite seulement, l’image de la ville ou du quartier, être altérés par le changement de la population résidente. Ainsi, analysant la rénovation urbaine à Paris dans les années 1960, Godard concluait que :
Regardless, this type of strategy consisting of modifying the image of a product or product range to target a higher-profile consumer is widespread in the private sector, such as in the automobile industry. Marketing experts call this an up-market strategy. This term seems appropriate to me for thinking about the new urban policies carried out by many entrepreneurial governments of shrinking cities. This is how the urban governments’ new strategies are the opposite of the “traditional” policies for gentrification through the improvement of housing, pioneered by urban renewal operations. These operations initially considered the use and only later, the image of the city of neighbourhood being altered by the change in the resident population. Thus, in analyzing urban renewal in Paris during the 1960s, Godard concluded that:
« Ce triple changement simultané, de classe sociale, d’activités économiques, de mode de distribution des marchandises, s’articule à différents niveaux avec un changement essentiel : le changement de l’espace symbolique. Une nouvelle totalité, le quartier rénové, se substitue à une autre totalité, plus floue parce que moins circonscrite géographiquement : nous voulons parler de l’ancien quartier marqué par la présence d’usines, centré autour de ses petits commerces, approprié par une couche sociale votant à gauche, formant une totalité symbolique spécifique » (Godard, 1973 : 66).
“[translation] This simultaneous three-fold change of social class, economic activities and distribution mode of goods, is linked at various levels with a fundamental change: the change of symbolic space. A new totality, the renewed neighbourhood, replaces another totality, and it’s blurrier because it is less geographically circumscribed. We want to talk about the old neighbourhood marked by the presence of factories, centred around its small businesses, appropriated by a left-voting social stratum, forming a specific symbolic totality” (Godard, 1973: 66).
Les stratégies de montée en gamme renversent désormais totalement le paradigme de la rénovation urbaine des années 1960. En effet, le principal problème auquel les gouvernements des villes en déclin sont confrontés est d’attirer les investisseurs, notamment immobiliers. De ce fait, dans ces villes, c’est le changement d’image qui est en premier lieu visé par les nouvelles politiques urbaines, en vue du changement d’usage espéré. Pour reprendre les termes de Godard, et contrairement aux opérations de rénovation urbaine, les stratégies de montée en gammedes gouvernements urbains entrepreneuriaux visent donc cette fois à transformer symboliquement l’espace central, afin seulement d’être en mesure d’en changer la composition sociale, afin, in fine, d’en changer l’activité économique.
The up-market strategies now totally upset the urban renewal paradigm of the 1960s. As a matter of fact, the main problem the governments of declining cities are confronted with is that of attracting investors, real estate investors in particular. For this reason, the first change targeted by the new urban policies in these cities is their image, in view of the desired change in use. To use Godard’s terminology, and unlike the urban renewal operations, the up-market strategies of entrepreneurial urban governments thus intend this time to symbolically transform the central space, solely to be in a position to change the social composition in order to ultimately change its economic activity.
Plus précisément, l’objectif des stratégies de montée en gammeest double. D’une part, elles s’adressent directement aux gentrifieurs en proposant une nouvelle image du centre-ville en adéquation avec son goût supposé, avec des musées, des équipements culturels, de l’art public, des politiques sécuritaires etc. D’autre part, elles s’adressent indirectement à elles, en « ré-imageant » cette fois les quartiers centraux à destination des promoteurs immobiliers aptes à produire une « offre » de bâtiments résidentiels, professionnels et commerciaux de standing. Le second objectif de ces politiques symboliques menées dans les villes en déclin est en effet de résoudre le problème de la fuite des capitaux qui avait causé la crise urbaine des années 1970 et 1980. Pour ce faire, elles agissent comme des « signaux » à destination des investisseurs potentiels, afin de les attirer par la promesse d’une restriction de leurs risques. Construire des équipements culturels à proximité d’îlots à rénover afin de stimuler ponctuellement les prix du foncier ou bien organiser des visites des nouveaux lofts construits dans la ville au nom de la « politique patrimoniale » constituent en effet des actions qui déchargent sur la municipalité, et donc sur la ville elle-même, une partie des risques pris par les promoteurs. En ce sens, les politiques symboliques de montée en gamme fournissent des « aléas moraux »[4] aux investisseurs urbains. En protégeant les promoteurs des risques d’investir dans la ville en déclin, elles visent bien, par le soutien à la construction privée, à favoriser in fine le « retour en ville » des classes moyennes. Il s’agit donc de politiques authentiquement néolibérales en ce qu’elles contribuent directement à la restauration d’un « pouvoir de classe », en l’occurrence, celui des principaux acteurs du marché immobilier, souvent eux-mêmes issus de l’ancienne classe dirigeante de ces villes. Il ne faudrait pas pour autant conclure qu’il existe une alliance entre les gentrifieurs et les producteurs de l’offre de gentrification, contre les résidents des espaces en déclin : lorsque le marché immobilier s’est retourné à la fin des années 2000, à Roubaix comme à Sheffield, les gentrifieurs se sont vus piégés par la baisse de la valeur de leur nouveau logement.
More specifically, strategies for moving upmarket have a dual objective. On the one hand, they directly address gentrifiers by proposing a new image of the downtown suitable to its supposed taste, with museums, cultural facilities, public art, safety policies, etc. On the other hand, they indirectly address them, by “re-branding” the core neighbourhoods targeting real estate developers likely to produce a “supply” of prestigious residential, professional and business buildings. The second objective of these symbolic policies carried out in shrinking cities is in fact to solve the capital drain problem that caused the urban crisis of the 1970s and 1980s. To do this, these policies act as “signals” to potential investors to attract them by promising that their risk will be limited. Building cultural facilities near pockets to be renovated to create an ad hoc boost to real estate prices, or organizing tours of the new lofts built in the city in the name of a “heritage policy” are actions that download a portion of the developers’ risks onto the municipality and thus onto the city itself. In this sense, symbolic up-market policies provide “moral risks”[4] to urban investors. By protecting the developers from the risks of investing in the declining city, they very much aim at ultimately fostering the “return to the city” of the middle classes through support to private construction. So, these are genuinely neoliberal policies in that they directly contribute to the restoration of a “class power” – the power of the main actors in the real estate market, as it so happens – who themselves are often from these cities’ former ruling class. However, we should not necessarily conclude that the gentrifiers and the producers of the gentrification supply have formed an alliance against the residents of the spaces in decline. When the real estate market reversed in the late 2000s, gentrifiers in Roubaix and Sheffield alike found themselves trapped by the drop in the value of their new homes.
Conclusion : stratégies de montée en gamme et justice spatiale
Conclusion: Up-market strategies and spatial justice
Les villes de tradition industrielle françaises et britanniques ont ainsi connu une profonde évolution des cibles de leur urbanisation depuis la seconde guerre mondiale. Au keynésianisme urbain davantage favorable aux intérêts de certains segments de la classe ouvrière et privilégiant l’étalement urbain, succède ainsi une stratégie néolibérale de montée en gamme du centre-ville de plus en plus observable dans nombre de ces villes depuis une vingtaine d’années, à destination, cette fois, des classes moyennes. Ces deux types d’urbanisation reflètent l’évolution du référentiel des politiques urbaines des Etats centraux, mais également la mutation du rôle des gouvernements urbains. Désormais sommés de réaliser par eux-mêmes les conditions du développement économique local, ceux-ci optent pour des stratégies visant la modification de l’image de la ville et sa mise en conformité avec les goûts des gentrifieurs potentiels. Cette stratégie ne relève pas de simples politiques de gentrification jouant sur les seules conditions de logement, mais d’un ensemble plus large de politiques urbaines que j’ai proposé de qualifier de véritables « stratégies de montée en gamme » alignées sur les stratégies d’entreprises consistant à modifier l’image du produit de manière à attirer des consommateurs plus aisés.
The urbanization goals of traditional industrial cities in France and Britain have undergone a profound evolution since the Second World War. Thus, a neoliberal strategy for moving the city core upmarket is increasingly observable in many of these cities in the last twenty or so years; this strategy targets the middle classes and is the successor to the urban Keynesianism that favours the interests of certain segments of the working class and promotes urban sprawl. These two types of urbanisation reflect the evolution of central governments’ urban policy frameworks, but also the ways in which the role of urban governments has changed. Now called upon to create the conditions for local economic development themselves, they opt for strategies intended to modify the city’s image and making it conform to the tastes of potential gentrifiers. This strategy does not fall under mere gentrification policies just exploiting housing conditions, but instead comes under a broader set of urban policies that I proposed qualifying as genuine “strategies for moving upmarket” aligned with business strategies for modifying a product’s image in such a way as to attract more affluent consumers.
Du point de vue de la justice spatiale, une telle évolution semble évidemment problématique. Dans un ouvrage récent, l’urbaniste américaine Fainstein définit la « ville juste » selon un modèle inspiré du philosophe Rawls : il s’agit d’une ville dans laquelle les « biens premiers », notamment les logements, sont accessibles de manière équitable. Par ailleurs, cette ville juste, qui serait choisie par la plupart des individus placés derrière le fameux « voile d’ignorance », garantirait un haut degré de diversité et de démocratie (Fainstein, 2010). L’évolution du référentiel de l’urbanisation dans les villes en déclin guidée par un « nouvel ordre urbain » (Rousseau, 2011) garantissant avant tout les intérêts des promoteurs et des gentrifieurs va clairement à rebours de l’avènement d’une telle « ville juste ». Certes, sous le keynésianisme urbain, l’action conjuguée des Etats centraux et des gouvernements urbains conduisait souvent au renforcement des logiques ségrégatives à l’intérieur même des villes. Il s’agissait néanmoins d’une urbanisation relativement inclusive, du point de vue social tout du moins, en raison du traitement différencié des travailleurs immigrés dans la ville fordiste. La réorientation de l’action des Etats centraux à destination de ces espaces désormais en déclin et l’impérialisme culturel des gentrifieurs conjuguéà l’urgence du redéveloppement semble en revanche favoriser désormais une évolution plus ambiguë : la proclamation de la lutte contre la ségrégation au nom de la mixité sociale semble conduire paradoxalement à une urbanisation dorénavant plus exclusive socialement. Cette urbanisation sert avant tout les intérêts d’acteurs opérant dans le secteur immobilier et contribue à la restauration d’un pouvoir de classe dans des espaces désertés par les capitaux industriels. Elle est fondamentalement injuste car elle place les ressources publiques au service de groupes aisés dans des villes relativement pauvres. Par ailleurs, l’ « effet de percolation » sur la population locale souvent évoqué pour justifier la mise des crédits publics au service des stratégies urbaines de montée en gamme ne débouche en fait pas sur une réelle amélioration des conditions de vie des populations paupérisées depuis le départ des capitaux industriels : de nombreuses études récentes montrent que la plupart des nouveaux emplois créés dans la construction, le tourisme, le commerce ou les services à la personne sont précaires et mal payés. Dans les villes post-industrielles mettant en œuvre des stratégies de montée en gamme, l’ex-classe ouvrière ne se voit ainsi finalement guère proposer d’autre perspective que de se transformer en une « classe de serviteurs » au service de la « classe créative » ou des consommateurs de « l’économie résidentielle ».
From the spatial justice perspective, this type of evolution obviously seems problematic. In a recent work, American city planner Fainstein defines the “just city” based on a model inspired by the philosopher Rawls: this is a city in which the “primary goods”, housing in particular, are accessible in a more equitable manner. Moreover, this just city, which would be chosen by most individuals placed behind the famous “veil of ignorance”, would guarantee a high degree of diversity and democracy (Fainstein, 2010). The evolution of the urbanization framework in declining cities, guided by a “new urban order” (Rousseau, 2011) first and foremost protecting developers’ and gentrifiers’ interests clearly goes against the coming of such a “just city”. Of course, under urban Keynesianism, the combined action of central and urban governments often led to the strengthening of segregation inside the cities themselves. This was nonetheless a relatively inclusive urbanisation, at least from a social perspective (the immigrant workers being once again the subject of a differentiated treatment in the Fordist city). The redirection of central governments’ action toward these spaces that are now in decline, and the gentrifiers’ cultural imperialism, combined with the urgency for redevelopment on the other hand, now seem to favour a more ambiguous evolution: the proclaimed struggle against segregation in the name of social diversity seems paradoxically to lead to a form of urbanization that will be more socially exclusive from now on. This urbanization first and foremost serves the interests of actors operating in the real estate sector and contributes to the restoration of class power in spaces deserted by manufacturing capital. It is fundamentally unjust as it places public resources at the service of affluent groups in cities that are relatively poor. Furthermore, the “percolation effect” on the local population often raised to justify the use of public money for upmarket urban strategies does not, in fact, lead to a genuine improvement of the living conditions of the populations that have been impoverished since the departure of manufacturing capital. Many recent studies show that most of the new jobs created in construction, tourism, trade or personal services are insecure and poorly paid. In the post-industrial cities implementing strategies for moving upmarket, the former working class sees no other prospect than becoming a “servant class” in the service of the “creative class” or the consumers of the “residential economy.”
A propos de l’auteur : Max Rousseau est chercheur au CIRAD, UMR 5281 ART-Dev
About the author: Max Rousseau is researcher at CIRAD, UMR 5281 ART-Dev.
Pour citer cet article : Max Rousseau, « Redéveloppement urbain et (in)justice sociale : les stratégies néolibérales de « montée en gamme » dans les villes en déclin », justice spatiale | spatial justice, n° 6 juin 2014, http://www.jssj.org/
To quote this article: Max Rousseau, « Urban redevelopment and social (in)justice: Neoliberal strategies for “moving upmarket” in shrinking cities », justice spatiale | spatial justice, n° 6 june 2014, http://www.jssj.org/
[1] Il convient de préciser dès à présent que l’urbanisme keynésien ici évoqué ne saurait constituer un idéal de justice spatiale : la ville fordiste est en effet une ville dans laquelle la ségrégation sociale et ethnique se développe. Dans les villes industrielles britanniques et françaises, la ségrégation socio-ethnique résulte le plus souvent de « processus socio-économiques structurels », pour reprendre la terminologie proposée par Sonia Lehman-Frisch (2009) : cette ségrégation est donc foncièrement injuste. A Roubaix par exemple, les nouveaux logements bénéficient avant tout aux ouvriers français, qui quittent alors les logements insalubres construits au XIXème siècle, dans lesquels ils se voient remplacés par une population majoritairement pauvre et immigrée.
[1] It should be specified that at this time the Keynesian urbanism referred to here would not be ideal from a spatial justice perspective. The Fordist city is in fact a city in which social and ethnic segregation develops. In British and French industrial cities, socio-ethnic segregation most often results from “socio-economic structural processes”, to go back to the terminology proposed by Sonia Lehman-Frisch (2009): This segregation is therefore fundamentally unjust. In Roubaix, for example, the new housing primarily benefits French workers, who leave their unhealthy housing built in the 19th century, and who are replaced by a mainly poor immigrant population.
[2] Cet article reprend certains éléments d’un travail de thèse (Rousseau, 2011) qui, à partir d’une enquête qualitative approfondie reposant sur l’analyse de documents variés (archives de presse, littérature grise) et la réalisation de nombreux entretiens avec les acteurs clés de la gouvernance urbaine dans deux villes post-industrielles (Roubaix et Sheffield), vise à dégager un modèle d’interprétation des politiques de développement de ce type de villes depuis la Seconde guerre mondiale.
[2] This article takes up certain elements of a thesis (Rousseau, 2011) which builds on an in-depth qualitative investigation based on the analysis of various documents (press archives, grey literature) and numerous interviews with key actors in urban governance in two post-industrial cities (Roubaix and Sheffield) in order to identify a model for interpreting development policies of this type since the Second World War.
[3]Notons toutefois que la crise immobilière survenue en 2009 au Royaume-Uni, en démontrant la fragilité de la stratégie poursuivie dans de nombreuses villes du Nord en déclin, a ouvert un espace pour l’émergence de protestations collectives.
[3] We note however that the 2009 real estate crisis in the UK, demonstrating the fragility of the strategy taken in many of the declining cities in the North, made room for the emergence of community protests.
[4]’« aléa moral » (« moral hazard ») est un concept classique en économie qui stipule qu’un agent protégé du risque se comportera différemment que s’il y avait été pleinement exposé.
[4]The “moral hazard” is a traditional economics concept that states that an agent that is protected from risk will behave differently from one that is fully exposed.