Rationalité et émancipation sont des termes qui apparaissent souvent lorsqu’il est question de l’ambition « moderne » qui présidait aux collectivisations dans le monde et qui se traduit dans l’occupation du sol par des quadrillages réguliers. Observant les résultats concrets à l’aune des objectifs officiels et prenant acte des arrangements individuels et collectifs qui semblent faire perdre sa rationalité au système, on pourrait alors être tenté de considérer que généralement, c’est l’échec qui est au rendez-vous de ces projets colossaux. Voir ces aménagements de l’intérieur, sur le long terme, permet de dépasser les notions simplistes de réussite ou d’échec propres aux évaluations des politiques publiques. Dans ces aménagements, au quotidien, on vit, simplement, et on s’adapte, si nécessaire.
The expressions ‘rationality’ and ‘emancipation’ often come up when dealing with the “modern” ideal that prevailed during collectivisation across the world, and that was translated in land use into regular grid patterns. Looking at concrete results from the point of view of official objectives, and noting the individual and collective arrangements that seem to make the system loose its rationality, we could be tempted to consider that, generally, these colossal projects end up failing. Looking at these developments from inside, in the long term, makes it possible to see beyond the simplistic notions of success or failure peculiar to public policy assessments. In these developments, people simply live and adapt if necessary.
Si dans les années 1960 et 1970, la politique agraire du parti Ba‘th a été majoritairement réformiste, quelques fermes d’État ont été mises en place, parmi lesquelles deux appartenaient à un immense projet hydro-agricole, le Projet de l’Euphrate. Cet aménagement représentait une part importante des investissements publics de l’époque et était partiellement financé grâce à l’aide bilatérale soviétique. C’est pourquoi les structures collectivistes qui s’y trouvaient ont bénéficié de moyens conséquents, ce qui en a fait des territoires à part à deux titres : d’une part, ils étaient exemplaires de l’ambition moderne de contrôle propre à beaucoup d’espaces autoritaires (en particulier les sovkhozes d’inspiration soviétique) ; d’autre part, ils jouissaient d’une certaine exclusivité territoriale, c'est-à-dire que la plupart des objets situés dans leurs frontières dépendaient d’une seule agence ministérielle, excluant de fait les autres administrations publiques compétentes dans le reste du territoire syrien.
While in the 1960s and 1970s, the agrarian policy of the Ba’th Party was mainly reformist, a few State farms were established, with two of them belonging to a huge hydro-agricultural programme entitled the Euphrates Project. This development represented an important share of the public investments of the time, and was partially financed thanks to Soviet bilateral assistance. That is why the collectivist structures in force at the time benefitted from sizeable means, which placed these farms in a class of their own for two reasons: firstly because they were the perfect examples of the modern control aspiration peculiar to many authoritarian places (e.g. Soviet-inspired sovkhozes in particular); secondly because they benefited from territorial exclusivity, i.e. most of the objects situated inside their borders depended on only one ministerial agency, thereby excluding all other public administrations competent in the rest of the Syrian territory.
Sukkariya : un village-modèle qui reflète l’ambition émancipatoire et rationaliste dans une ferme d’État en Syrie
Sukkariya: a Model Village Reflecting the Emancipatory and Rationalistic Ideal in a State Farm in Syria
Le « village-modèle » dont le plan est ici commenté est le centre d’une des deux grandes fermes d’État du Projet de l’Euphrate. D’une trentaine de milliers d’hectares et appelée Établissement Al-Assad, elle a été aménagée dans les années 1970. (En 2000, les terres ont été décollectivisées et redistribuées à des particuliers par lots de trois hectares par famille nucléaire). Rationalité et émancipation sociale étaient les idées maîtresses des concepteurs de cet ensemble. D’autant plus qu’à cette époque, la politique de développement rural menée par le parti Ba‘th était de limiter l’exode rural en offrant aux habitants les conditions économiques et sociales leur permettant de vivre décemment sans avoir à se déplacer en ville.
The “model village” on which we comment in this article, is a functional centre in one of the two major State farms of the Euphrates Project. Consisting of around thirty thousand hectares and called Al-Assad State farm, it was developed in the 1970s (while in 2000, collectivised lands were dissolved and redistributed to private individuals in plots of three hectares per nuclear family). Rationality and social emancipation were the main ideas behind the design of Al-Assad. All the more since, at the time, the rural development policy conducted by the Ba’th Party consisted in limiting rural exodus, by offering residents the economic and social conditions allowing them to live decently, without having to go to town.
Dans une approche fonctionnaliste, les concepteurs de cet aménagement ont voulu offrir aux habitants des équipements considérés comme indispensables. Toutes les maisons, divisées en deux appartements, étaient raccordées aux réseaux d’adduction, d’assainissement et d’électricité. Dans le village-modèle se trouvaient en outre de nombreux services, notamment une école primaire et secondaire, un dispensaire, un centre culturel, une mosquée ou encore des petits commerces, ce qui permettait aux habitants de voir leurs besoins quotidiens assurés sans avoir à parcourir de longues distances. Vie décente signifiait également travail salarié. Pour bénéficier d’un appartement dans ce village-modèle, il fallait être employé de la ferme d’État. Ainsi était renforcée la collectivité formée par les habitants de Sukkariya puisque leur vie quotidienne, au travail et à la maison, se situaient dans un seul et même lieu.
In a functionalist approach, the designers of Al-Assad wanted to offer residents amenities that were considered indispensable. Every house, divided into two apartments, was connected to the water, drainage and electricity grids. In addition, the model village included many services such as a primary and high school, a community clinic, a cultural centre, a mosque and sometimes small businesses, all of these seeing to the daily needs of the residents who, as a result, did not have to travel far. A decent life also meant salaried employment. To benefit from an apartment in the model village, it was necessary to be an employee of the State farm. The community formed by the residents of Sukkariya was, as such, reinforced since their daily life, at work or at home, was located in one place only.
Ceci étant, la rationalité recherchée par les concepteurs de cet aménagement impliquait que chacun reste à sa place, afin que le contrôle social et économique puisse être rigoureux. La structure organisationnelle de la ferme d’État était mécaniste, ce qui signifie que la conception, du ressort des ingénieurs et des techniciens, était séparée de l’exécution, dévolue aux ouvriers. Cette hiérarchie des individus était alors reproduite dans le village-modèle, les appartements destinés aux cadres étant séparés des autres. Ainsi la collectivité était-elle bien structurée, les individus ayant des statuts différents ne se mélangeant hors du travail que dans les commerces, à l’école ou à la mosquée.
This being the case, the rationality sought after by the designers of Al-Assad entailed that every resident was to stay put in order to be rigorously controlled socially as well as economically. The organisational structure of the State farm was mechanistic, which means that the design, which depended on engineers and technicians, was separate from the execution, which was passed on to the workers. This hierarchy of individuals was then reproduced in the model village, and the apartments intended for cadres were separate from the others. The community was well structured, since individuals had different statuses and did not mix outside of work, except in shops, at school and at the mosque.
Une certaine résistance à l’esprit des aménagements
Resisting the Spirit of Al-Assad
Cet aménagement a été construit en vue de constituer une « société nouvelle », « un homme nouveau sur une terre nouvelle », selon les termes mêmes utilisés dans les rapports de conception. Dans cette optique, il fallait faire table-rase du passé. Sukkariya a été établi sur les ruines d’un village détruit par la construction de la ferme d’État. D’où la violence vécue par certains habitants, comme cet enseignant d’une quarantaine d’années qui, enfant, a dû déménager lorsque son village a disparu : « Évidemment c’était dur ! Et comment ! Par exemple, je me rappelle lorsque nous sommes venus ici pour construire ; les gens n’avaient pas d’argent ; ils n’avaient pas d’argent pour construire ici. (…) En plus je me souviens qu’on a dû partir en hiver, et on n’avait pas encore construit de maisons. C’était très difficile ».
Al-Assad was built with a view to constituting a new society, a new man on a new land, according to the design reports. In this light, the idea was to put the past behind. Sukkariya was established on the ruins of a village that was destroyed when the State farm was being built. Whence the violence experienced by some residents, such as this forty-something teacher who, as a child, had to move out when his village disappeared: “Of course it was hard! I should say so! For example, I remember when we came here to build, people didn’t have any money; they didn’t have any money to build here. (…) On top of that I remember that we had to leave in winter, and we had not built a house yet. It was very difficult.”
Dans ces conditions, certains habitants n’ont pas voulu vivre dans les frontières de cet aménagement, ni travailler pour la ferme d’État. C’est le cas de cette femme d’une soixantaine d’années qui a d’abord refusé de vivre avec son mari et ses enfants dans le village-modèle même si on le lui avait proposé : « Les maisons ne nous ont pas plu. Les maisons étaient petites. Nous sommes habitués à la steppe. Les maisons ne nous plaisaient pas (…) Elles étaient petites, trop petites. On voulait des maisons comme celles de chez nous ». Elle a déménagé à la fin des années 1970 dans un autre village, hors des frontières de l’Établissement Al-Assad, et son mari est parti en Arabie Saoudite travailler dans le bâtiment pendant quelques années.
Under these conditions, some residents did not want to live within the borders of Al-Assad, or work for the State farm. This is the case of a sixty-something woman who at first refused to live with her husband and children in the model village, even if it was offered to her: “We didn’t like the houses. The houses were small. We are used to the steppe. We didn’t like the houses. (…) They were small, too small. We wanted houses like the one we have at home.” She moved to another village at the end of the 1970s, outside of Al-Assad State farm, and her husband left for Saudi Arabia to work in the building trade for a few years.
La table rase du passé ne concernait pas que le bâti, mais également les rapports sociaux, considérés explicitement dans certains rapports de conception comme « archaïques ». La Constitution du parti Ba‘th arabe socialiste, au pouvoir en Syrie depuis 1963, associe les structures tribales à une sorte de féodalisme à éradiquer afin que le seul sentiment d’appartenance revendiqué par les individus soit le nationalisme arabe. Le prestige du lignage, principale source de notabilité clanique et tribale, devait alors être remplacé dans la ferme d’État par le niveau d’études, duquel découlait la place de chacun dans la hiérarchie professionnelle et donc son statut dans la collectivité.
Putting the past behind did not only concern buildings, but also social relations that were explicitly considered as being “archaic” in some of the design reports. The Constitution of the Arab Socialist Ba‘th Party which has been in power in Syria since 1963, associates tribal structures with a sort of feudalism that needs to be eradicated, so that individuals can only claim membership to Arab nationalism. The prestige that came with lineage, as the main source of clan and tribal notability, was to be replaced in the State farm by levels of education, from which everyone’s place in the professional hierarchy and therefore everyone’s status in the community were to follow.
Néanmoins, les habitants n’ont suivi que partiellement les ambitions des concepteurs de la ferme d’État ; les structures tribales ont certes été affaiblies, mais n’ont pas disparu. Selon les habitants mêmes de certains villages-modèles, des individus aux origines géographiques variées y sont mélangés, mais il existe également une surreprésentation de certains clans par rapport à d’autres. La solidarité entre membres de ces groupes liés à la revendication d’un lignage commun est encore vivante aujourd’hui, que ce soit dans les discours des habitants ou les pratiques matrimoniales.
Nevertheless, residents only partly followed the ambitions of the State farm designers. Indeed, while tribal structures were certainly weakened, they did not disappear altogether. According to the residents of model villages, although these villages included a mixture of individuals from various geographical origins, some clans were overrepresented compared to others. Solidarity between the members of groups claiming a common lineage is still alive today, whether in the discourses or matrimonial practices of residents.
Vers la réappropriation des aménagements
Towards the Re-Appropriation of State Farms
En dépit de ces résistances, progressivement, les habitants se sont arrangés avec les bouleversements qu’ils vivaient. Une partie de ceux qui avaient vu leurs villages détruits pendant la construction de la ferme d’État sont revenus après quelques années et se sont installés dans les villages-modèles, comme la femme âgée citée ci-dessus dont le mari est rentré d’Arabie Saoudite au début des années 1980 pour travailler pour l’Établissement Al-Assad. Ainsi, même si elle était au départ critique sur les maisons, elle s’y est habituée, quitte à modifier ce qui était vraiment inacceptable, comme les toilettes, déplacées à l’extérieur des appartements.
Despite their resistance, residents progressively dealt with the disruptions experienced. Part of those who saw their villages being destroyed during the building of the State farm, came back after a few years and settled in the model villages, like the abovementioned sixty-something woman whose husband came back from Saudi Arabia at the beginning of the 1980s to work for Al-Assad State farm. In this instance, even if she was critical about the houses at first, she became used to them, modifying even what was inacceptable to her, such as the toilettes which she had placed outside the apartment.
En outre, chez les habitants des villages-modèles, un sentiment d’appartenance (non exclusif de l’appartenance tribale) à une même collectivité s’est développé, avec les solidarités que ce type de groupe implique, comme s’en souvient cet ancien contremaître dans la ferme d’État : « Les relations sociales au départ, dans les années 1980 (…) jusqu’en 2000, étaient très très bonnes, on était solidaires. Par exemple, untel a mal à la tête ? Moi, je dois aller le voir. Il faut lui amener un médecin. On amène une voiture, de l’argent pour le médecin ».
Moreover, a sense of belonging to the same community (non-exclusive to tribal membership) and solidarity to match began developing among the residents of the model villages, as remembered by this former supervisor in the State farm: “Social relations at the beginning, in the 1980s (…) up until 2000, were extremely good, we stood together. For example, someone’s head was sore? Then I would go and visit him. He needs a doctor. We bring a car and money for the doctor.”
D’autant plus qu’une partie des individus appréciaient la diversité des origines géographiques dans les villages-modèle, car elle permettait d’éviter la promiscuité, comme l’explique cet habitant de Sukkariya : « Dans la ferme ici, les gens sont originaires de plusieurs régions. Ils se respectent les uns les autres. Entre proches, dans un village normal, les gens ne se respectent pas. (…) Ici c’est mieux, personnellement, je me sens mieux ici. Si tu ne veux pas de moi, si tu ne viens pas chez moi, tu ne viens pas chez moi. Tu es libre. Dans les villages où il n’y a qu’une seule famille [un seul clan], là où il n’y a que des proches, tu dois aller chez les autres, sinon [on te demande] : “Pourquoi ? Tu a des problèmes avec lui“ ? (…) Il y a des obligations. Ici, si tu m’aimes bien, tu veux venir chez moi, je t’en prie, si tu ne viens pas, tu es libre ».
All the more since some of the people appreciated the fact that there was geographic diversity in the model villages, in that diversity made it possible to avoid promiscuity, as explained by this Sukkariya resident: “On the farm here, people originally come from different regions. They respect one another. Between relatives, in a normal village, people don’t respect one another. (…) Here it’s better, personally, I feel better here. If you don’t want to see me, if you don’t want to come to my house, then you don’t come. You’re free. In the villages where there is only one family [only one clan], where everyone is a relative, you must go to people’s houses, otherwise [they ask you]: “why? Do you have a problem with him? (…) There are obligations. Here, if you like me, you want to come to my house, I welcome you; if you don’t want to, then you are free.”
Progressivement, on s’attache à cet espace, et on l’investit. Lors d’une discussion informelle, un habitant de Sukkariya raconte qu’à son arrivée dans les années 1980, il ne pensait pas rester longtemps dans l’Établissement Al-Assad. Certains lui avaient dit de planter des arbres fruitiers dont la ferme d’État fournissait les graines, mais il avait répondu par des sarcasmes, sûr que son emploi était temporaire et qu’il repartirait rapidement. Après quelques années, dans les années 1990, il a construit deux pièces supplémentaires à côté de l’appartement de son village-modèle et a planté des oliviers. Aujourd’hui, s’exclame-t-il, il a une forêt !
Progressively, one feels attached to this place, and one invests in it. During an informal discussion, a Sukkariya resident explained that, when he arrived there in the 1980s, he thought that he would not stay long in Al-Assad State farm. Some told him to plant fruit trees for which the State farm supplied the seeds, but he had replied by making sarcastic remarks, because he was certain that his job was temporary and that he would leave the place soon afterwards. After a few years, in the 1990s, he built two additional rooms next to his apartment in the model village, and planted olive trees. Today, he exclaimed, there is a forest!
La disparition de la ferme d’État mais le maintien de la collectivité
Maintaining the Community despite the Disappearance of the State Farm
En 2000, la ferme d’État est liquidée et les terres redistribuées aux particuliers. Les services collectifs, jusqu’alors du ressort de la direction générale de l’Établissement Al-Assad, ne sont plus assurés, comme en témoigne les déchets qui jonchent le sol de Sukkariya et le mauvais entretien de la voirie et des réseaux d’adduction. On commence à débattre de la corruption généralisée et des pertes économiques que pouvait occasionner le fonctionnement de cette lourde structure. Apparemment, l’ambition rationaliste et émancipatoire revendiquée par les concepteurs de la ferme d’État dans les années 1970 a donc échoué.
In 2000, the State farm was liquidated and the land redistributed to private individuals. The community facilities that, up until then were within the competence of the Management of Al-Assad State farm, were no longer provided, as could be seen from the rubbish lying around Sukkariya and the lack of refuse collection and adduction network maintenance. People began to talk about the generalised corruption and economic losses potentially caused by the running of this heavy structure. It appeared that the rationalistic and emancipatory ideal claimed by the State farm designers in the 1970s had failed.
Pourtant, la collectivité qui a émergé dans chaque village-modèle perdure. Les habitations continuent d’être investies par leurs occupants. Dès lors que le contrôle de l’occupation des sols disparaît avec la décollectivisation, ils construisent des murs pour se constituer des petits jardins privés, des nouveaux étages ou des annexes pour leurs familles qui s’agrandissent. En outre, les habitants sont prêts à remplacer la ferme d’État pour la gestion des services collectifs en présentant au ministère des Collectivités locales des demandes de création de municipalités, structures délocalisées exerçant certaines compétences territoriales.
Yet, the community that emerged in each model village endured. People were still investing in their houses. As soon as land use control disappeared with the dismantling of collectivised lands, people began to build walls to create small private gardens, new floors or annexes for their growing families. Furthermore, residents were prepared to replace the State farm as far as managing community facilities was concerned, by supplying the Ministry of Local Communities with applications for the creation of municipalities as relocated structures with limited territorial jurisdiction.
L’investissement est non seulement matériel mais également affectif, de nombreux habitants, notamment parmi les plus jeunes, ne se sentant désormais chez eux que dans les villages-modèles, comme l’explique ce père de famille vivant à Sukkariya : « Je préfère ici, c’est mieux. J’habite ici. Regarde les gens, comment on vit dans la région. Aujourd’hui, cela nous fait trente ans ici. La plupart des enfants sont nés ici. Ils se sont habitués à l’environnement, aux gens. Lorsqu’ils vont dans leurs villages, chez leurs proches, ils sentent que … les gens … c'est-à-dire … que les habitudes et les coutumes sont différentes. Elles ne sont pas si éloignées, mais elles sont différentes. Ils préfèrent ici. Les enfants préfèrent ici. Ils ne veulent pas revenir dans leurs villages. Parce qu’ils y vont en tant qu’invités, deux ou trois jours, et ils veulent revenir ». Même la femme âgée citée à plusieurs reprises ci-dessus préfère désormais habiter dans le village-modèle plutôt que de vivre à côté de ses « proches », c'est-à-dire les membres de son clan : « Ici [à Sukkariya] c’est mieux. (…) Je connais mes voisins, je me suis habituée à ici. (…) Ici, c’est mieux que mes proches ».
Investment was not only material but also affective, where many residents, younger ones in particular, only felt at home in the model villages, as explained by this family man living in Sukkariya: “I prefer to be here, it’s better. I live here. Look at people, how we live in the region. Today, it will be thirty years that we live here. Most children were born here. They became used to the environment, to the people. When they go to their villages, where their relatives live, they feel that… the people… I mean… that habits and customs are different. They are not so distant, but they are different. They prefer to be here. The children prefer it here. They don’t want to go back to their villages. Because they go there as guests, for two or three days, and they want to come back.” Even the abovementioned sixty-something woman from now on prefers to live in the model village rather than near her “relatives”, i.e. the members of her clan: “Here [in Sukkariya] it’s better. (…) I know my neighbours; I got used to the place. (…) Here, it’s better than at my relatives’.”
Ainsi, même si la politique publique menée par le parti Ba‘th dans l’Établissement Al-Assad depuis les années 1970 n’a pas rempli tous ses objectifs, son ambition émancipatoire et rationaliste n’a pas été sans conséquences sur la vie quotidienne des habitants. Un changement social a bien eu lieu, même s’il ne s’est pas fait exactement dans les termes imaginés originellement par les concepteurs des aménagements. Lors d’une discussion informelle, un habitant de la région fait une analogie entre l’Établissement Al-Assad et une boîte de nuit qui aurait été construite à côté de chez lui. Au départ, comme il est musulman, il va s’en méfier. Néanmoins, poursuit-il, progressivement, il va s’habituer à sa présence, peut-être un jour va-t-il même y faire un tour, par curiosité, avant éventuellement d’apprécier ce genre de divertissement. D’autant plus s’il peut finalement se réapproprier la boîte de nuit et adapter certaines de ses caractéristiques à ses propres désirs. C’est le cas dans beaucoup de grands projets étatiques qui ont vu s’estomper progressivement le volontarisme à l’origine de leur fondation, permettant alors aux habitants de remodeler l’esprit des aménagements.
As such, even if the public policy conducted by the Ba’th Party in Al-Assad State farm since the 1970s did not fulfil all its objectives, its emancipatory and rationalistic ideal was not without consequence on the daily life of the residents. Social change did take place, even if it had not occurred in exactly the same terms initially imagined by the designers of the State farm. During an informal discussion, a resident of the region made an analogy between Al-Assad State farm and having a nightclub next door. At first, because he is Muslim, he is going to be suspicious of it. Nonetheless, he continued, progressively, he is going to get used to its presence, and perhaps one day he might even visit the place, by curiosity, before actually appreciating this type of entertainment. All the more since, if in the end he can re-appropriate the nightclub and adapt some of its characteristics to his own desires. This has been the case for many large State projects where the voluntarism behind their foundation faded progressively, enabling residents to remodel the facilities.
En outre, si l’ambition émancipatoire et rationaliste n’a pas fabriqué des individus parfaitement disciplinés, elle n’a pas non plus engendré des citoyens en rupture avec le régime. Alors qu’une grande vague de contestation s’est étendue sur une vaste partie de la Syrie à partir de mars 2011, dans l’Établissement Al-Assad, les manifestations contre le régime ba‘thiste ont été peu nombreuses[1]. Cette observation ne signifie certes pas une fidélité indéfectible au pouvoir politique national et ne peut être uniquement explicitée par les politiques agraires de ces quarante dernières années. Néanmoins, on ne peut négliger les effets sur les esprits de la rhétorique officielle du Parti, surtout dans le contexte d’un village-modèle dans lequel la population avait tendance à vivre en vase clos.
Moreover, if the said emancipatory and rationalistic ideal did not make perfectly disciplined individuals, it did not generate citizens at odds with the regime either. Whereas a major wave of contestation spread over a vast portion of Syria from March 2011 onwards, there were few demonstrations in Al-Assad State farm against the Ba‘thist regime[1]. This observation certainly does not mean that Al-Assad residents were unfailingly loyal to the national political authority, nor can it be explained in detail through the agrarian policies of the last forty years only. Nevertheless, we cannot neglect the effects the Party’s official rhetoric had on people, especially in the context of a model village whose residents tended to live in seclusion.
Courant 2013, l’Établissement Al-Assad est passé sous le joug de l’État islamique en Irak et au Levant. Dès lors, que reste-t-il de cette collectivité qui a émergé dans les villages-modèles à la faveur de la politique volontariste du Régime syrien à partir des années 1970 ? Les habitants originaires d’autres régions sont-ils rentrés chez eux ? Restent-ils attachés à cette ancienne ferme d’État où ils ont vécu pendant parfois plus de trente ans, voire y sont nés ? Dans quelques années, ou décennies, lorsque cette crise tragique trouvera une fin durable, que restera-t-il dans les mémoires et les paysages de ce territoire construit et porté par un pouvoir autoritaire qui a désormais localement disparu ?
During 2013, Al-Assad State farm came under the yoke of the Islamic State in Iraq and the East. What happened to the community that emerged in the model villages following the voluntarist policy of the Syrian Regime during the 1970s? Have the residents originating from other regions gone back home? Do they still feel attached to the former State farm where some lived for over thirty years and others were born? In a few years or a few decades, when this tragic crisis will find a sustainable outcome, what will remain in the memories and landscapes of this territory that was built and carried by an authoritarian power that no longer exists in the region?
Pour citer cet article : Roman-Oliver Foy, « La ferme d’État Al-Assad entre rejet, adaptation et réappropriation (1971-2010) : retour sur la construction autoritaire d’un territoire dans la campagne syrienne » (“The State Farm of Al-Assad between Rejection, Adaptation and Re-Appropriation (1971-2010): Revisiting the Authoritarian Construction of a Territory in the Syrian Countryside”, traduction : Laurent Chauvet), justice spatiale - spatial justice, n° 8, Juil. 2015, www.jssj.org
To quote this paper: Roman-Oliver Foy, « La ferme d’État Al-Assad entre rejet, adaptation et réappropriation (1971-2010) : retour sur la construction autoritaire d’un territoire dans la campagne syrienne » (“The State Farm of Al-Assad between Rejection, Adaptation and Re-Appropriation (1971-2010): Revisiting the Authoritarian Construction of a Territory in the Syrian Countryside”, traduction : Laurent Chauvet), justice spatiale – spatial justice, n° 8, Juil. 2015, www.jssj.org
[1] FOY Roman-Oliver, 2014, Habitants et territoires dans un grand périmètre irrigué en Syrie. De la création à la liquidation d’une ferme d’État, Thèse de géographie, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, pp. 572-580
[1] FOY Roman-Oliver, 2014, Habitants and territoires dans un grand périmètre irrigué en Syrie. De la création à la liquidation d’une ferme d’État, Thèse de géographie, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, pp. 572-580