Gouvernementalité algorithmique et justice spatiale
Algorithmic governmentality and spatial justice
En articulant la question de la justice sociale avec l’espace, la justice spatiale ne peut exister qu’en se pliant à une stricte discipline :
The analysis of spatial justice, here envisioned as an articulation of social justice and space, necessitates a careful assessment of four main dimensions:
- mettre en évidence les inégalités socio-spatiales,
– The highlighting of socio-spatial inequalities,
- établir les effets propres des clôtures territoriales à diverses échelles,
– The specific consequences which regards justice of territorial enclosures at various scales,
- définir les termes selon lesquels ces inégalités et ces effets de clôture peuvent être conçus comme justes ou injustes,
– The definition of which of these inequalities might be considered just or unjust,
- et définir des formes de régulation socio-spatiales plus justes.
– And the consequent imagining of fairer socio-spatial relations.
A ces différentes étapes (et singulièrement au cours de la première et de la dernière), la justice (spatiale comme sociale) se révèle avide de données quantifiables, permettant de définir et saisir les inégalités et de les corriger au besoin. Elle exige des indicateurs toujours plus fins, plus fiables, plus récents, et elle exige aussi les moyens intellectuels de les interpréter. Or, nous vivons dans un monde qui, loin des préoccupations de justice sociale ou spatiale, produit quoi qu’il en soit des données numériques en masse, selon les besoins d’une économie qui semble en la matière, insatiable. La justice se met donc « à la mesure » de cette économie de la donnée et, bien souvent, ne peut plus s’exercer sans passer par un stade algorithmique d’élaboration, de recueil et de traitement des indicateurs au sein des ordinateurs.
Particularly regarding the first and last items, the search for justice, whether social or spatial, eagerly calls for quantitative data in order to apprehend and estimate inequalities as well as to correct them.This search is constantly looking for better, finer, more reliable, and more up-to-date indicators, as well as for the intellectual means to interpret them. Yet, in this world, data is produced en masse, regardless of spatial or social justice issues. This production is tied in to an economy seemingly insatiable in this regard. Justice thus echoes the economy of data production, and frequently cannot even come into existence without undergoing a preliminary phase of algorithmic definition, data collection and data analysis which are routinely performed by computers.
Ce numéro de la revue JSSJ vise à interroger cette dynamique au prisme de la « raison computationnelle » induite par l’utilisation des ordinateurs (BACHIMONT 2004, 2008).
This issue of JSSJ aims at examining this situation, and the « computational reason » brought on by massive computer use (BACHIMONT 2004, 2008).
L’automatisation des mathématiques, intrinsèque au fonctionnement des ordinateurs, ne rend-elle pas impossible pour l’esprit humain d’appréhender le contenu de la raison computationnelle ? Nous confions en effet à l’ordinateur la charge d’un calcul auquel l’esprit n’a pas accès, et dont le formalisme implique un travail d’abstraction vis-à-vis de toutes les réalités particulières observables. Les résultats de ces calculs formels nécessitent ensuite un travail de traduction/trahison en langage naturel. En d’autres termes, l’intelligibilité des situations pensées comme « complexes » s’acquiert aujourd’hui, en raison computationnelle, grâce à une série de calculs formels parfaitement inintelligibles. Seules des stratégies rhétoriques socialement (et disons, « scientifiquement ») admises peuvent faire advenir un sens à ces résultats de calcul.
Does the automation of mathematics, intrinsic to computers, make it impossible for the human brain to apprehend the essence of computational reason? We routinely trust computers with the task of calculations we cannot even comprehend, and whose formalism necessitates a level of abstraction distinct from all discernible particular realities. The end-results of these formal calculations then necessitate an act of translation/treason into natural language. In other words, the understanding of situations considered « complex » can only be attained today through a series of formal calculations which are absolutely unintelligible. Making sense of these results can only come with the help of rhetorical devices which are socially (and dare we say scientifically) permitted.
Nous reprendrons ainsi à nouveaux frais une question classique : confiés à des outils, les raisonnements changent , et quand l’esprit se réapproprie les résultats, il y trouve autre chose que ce qu’il y aurait trouvé s’il s’en était chargé lui-même.
We thus wish to reframe an age-old question: when we entrust tools with reasoning, reasoning processes change, and when our minds reclaim the results of this reasoning, they will find things they would not have found, had they completed the process themselves.
La question que nous souhaitons adresser ici s’inscrit dans la poursuite de ce questionnement : que fait la raison computationnelle à la justice spatiale ?
Following this line of thought, the aim of this issue is to understand what computational reasoning does to our framing of spatial justice.
Attendus du numéro
Expectations for this issue
Les propositions de contributions peuvent s’articuler selon trois axes :
Papers submitted should address the following themes:
1°) CHIFFRER LA JUSTICE : SAVOIRS ET POUVOIRS PAR LES NOMBRES
1°) QUANTIFYING JUSTICE: KNOWLEDGE AND POWER THROUGH DATA
Nombre d’approches de la justice spatiale ne peuvent pas se passer de quantification : quantifier une perte permet de quantifier une compensation. Quantifier une discrimination permet de la mettre en évidence et de la fonder en vérité. La puissance des outils statistiques associés à la cartographie a considérablement augmenté au cours du demi-siècle passé. Ces outils offrent la possibilité de diagnostics territoriaux d’une grande finesse orientant l’action publique. Or les chiffres sont des symboles, des formalismes. Que devient la justice quand elle se prend au jeu des « mise en équivalences » décryptées comme des champs de lutte par le chiffre (DESROSIERES 2002, 2008), et que ce chiffre devient ensuite la matière première des calculs rendus possibles par l’ordinateur ? La justice spatiale ne court-elle pas le risque de participer à une « course à l’indicateur » réclamant toujours plus de précision et de lisibilité du corps social, et donc réclamant l’établissement d’une gouvernementalité nouvelle basée sur la transparence universelle ?
A vast amount of spatial justice arguments cannot be articulated without quantification: the quantification of a loss allows for the quantification of its compensation. The quantification of a specific discrimination allows for its identification as well as its recognition. Statistical tools in combination with cartographic tools have developed dramatically over the past half-century. They allow the designing of extremely precise multifunctional territorial diagnoses which steer public policies. Yet, data is still made of symbols as well as formalisms. What happens when justice undergoes the data equivalence process envisioned by Desrosières as a battlefield (DESROSIERES 2002, 2008)? What happens then when this data becomes the building material of computer-based analysis? Spatial justice runs the risk of becoming caught in a race for data and indicators always demanding more accuracy and better legibility of the social body, thus calling for the advent of a new governmentality based on universal transparency.
2°) CONTROLES ALGORITHMIQUES ET LIBERTES PUBLIQUES
2°) ALGORITHMIC CONTROL AND CIVIL LIBERTIES
La critique de cette gouvernementalité nouvelle, dans une référence directe aux travaux tardifs de Michel Foucault (ROUVROY 2013) rend compte, avec une certaine distance critique, de l’inquiétude exprimée dans une production littéraire et cinématographique aussi populaire que volumineuse, relative à la perte des libertés publiques, à la sollicitation publicitaire permanente, au remplacement d’un Big Brother orwellien par une multitude de Little sisters occupées à s’espionner les unes les autres. Qu’est-ce que la justice spatiale a à dire face à cette question des libertés, quand, par exemple, certains réclament le droit à une locationnal intimacy : le droit à ne pas être localisé (DESBOIS 2012) ? N’est-elle pas pourtant tentée de voir dans ces big datas de formidables outils de décryptage des inégalités ? En cela, ne suit-elle pas une tendance qui s’exprime de manière plus évidente chez certains auteurs – notamment féministes (HARAWAY 1991, BRAIDOTTI 2013)- pour qui le cyborg post-humain représente la seule figure du dépassement des inégalités les plus profondes, notamment les inégalités hommes-femmes ? Qu’ont à dire sur le sujet ceux qui, défendant l’open data et l’open source, croient encore à une subversion des dominations par l’usage partagé des données numériques ? Que dire encore des politiques qui se jugent de plus en plus selon des méthodologies de calcul complexes, pour évaluer l’efficacité d’actions, notamment sociales ou médicales, sur des territoires-test?
Directly quoting Michel Foucault’s last work, Rouvroy’s critique of this new governmentality (ROUVROY 2013) expresses in the scientific arena the anxiety also displayed in the abundant cultural productions dealing with the loss of civil liberties, the constant pressure of advertisement and the replacement of an Orwellian Big Brother by numerous Little Sisters busy spying each other. What can spatial justice tell us on the issue of civil liberties when, for instance, some claim a right to a form of locational intimacy, a right to not be located (DESBOIS 2012)? Would it not be tempting for spatial justice to envision Big Data as a formidable opportunity to decrypt inequalities? In this sense, would spatial justice not be able to follow current feminist theory (HARAWAY 1991, BRAIDOTTI 2013) which sees the post human cyborg as the only possible form allowing for the overcoming of the deeper inequalities, and particularly gender inequalities? What is the opinion of those who defend Open Data and Open Source, arguing that the shared usage of digital data will overcome domination processes? What does one have to say in this context about public policies whose efficiency is increasingly assessed in test-territories via complex calculation methods, and in particular social and health related policies?
3°) JUSTICE ET CONTRÔLE PREDICTIF DES CONDUITES
3°) JUSTICE AND THE ANTICIPATIVE CONTROL OF CONDUCTS
Ces inquiétudes sur les libertés publiques et privées, cette critique de la « gouvernementalité algorithmique » ne cachent-elle pas autre chose ? Si les stratégies de collecte et de traitement des données évitent la question du sujet conscient et réflexif (et du coup si nous sommes presque tous consentants à les donner et à les voir traitées), n’est-ce pas justement parce que le sujet n’est effectivement pas leur affaire (ROUVROY 2013), et que la question du contrôle doit s’entendre non pas dans un sens policier, mais dans un sens cybernétique de gestion prédictive des comportements de masse ? Ne faut-il pas prendre au sérieux la description des rapports qui s’établissent concrètement entre l’outil informatique et les dernières manifestations du capitalisme ? La justice spatiale peut-elle alors s’intéresser à l’outillage informatique comme vecteur d’inégalités bien plus profondes que la simple « fracture numérique » entre territoires dotés ou non dotés de terminaux et de réseau ?
Yet this anxiety with regards civil liberties and privacy, might just as well hide something else. If data collection and data analysis work plans carefully avoid addressing the issue of conscious and reflexive individuals (meaning that we all more or less consent to giving away and having our information processed), could it be because what is actually at stake has nothing to do with individuals (ROUVROY 2013)? The issue of control needs to be understood not in a policing sense, but in a cybernetic sense with the advent of the predictive mass management of conducts. Careful consideration thus needs to be given to understanding what kind of relationships actually exist between computers and the latest stages of capitalism. Spatial justice should then take into consideration computers as channels of inequalities that run way deeper than the mere digital divide existing between territories unevenly connected to the global grid.