Jérôme Fourquet
L’archipel français. Naissance d’une nation multiple et divisée
Paris, Le Seuil, 2019, 379 p. | commenté par : Bernard Bret
En bousculant l’alternance gauche/ droite à laquelle le pays s’était habitué, l’élection d’Emmanuel Macron à la Présidence de la République en 2017 a redistribué les cartes du jeu politique en France. Mais, Jérôme Fourquet le montre d’une façon convaincante, la bipolarisation politique était devenue fragile car elle s’inscrivait de longue date dans des structures sociologiques et anthropologiques elles-mêmes mises à mal depuis des années. Cela faisait plusieurs décennies que le catholicisme perdait de son influence et voyait s’éroder le rôle de matrice culturelle qu’il jouait dans la société française. Aux indicateurs classiques de ce phénomène (déclin de la pratique religieuse et chute brutale des effectifs du clergé), Jérôme Fourquet ajoute le choix des prénoms et voit dans le recul du prénom Marie le signe que la référence à la religion n’est plus de mise pour donner une identité aux nouveau-nées. Il montrera dans la suite de l’ouvrage l’efficacité de cette méthode onomastique appliquée à d’autres groupes. Cause et effet, ce recul du religieux est allé de pair avec la reconnaissance sociale des nouvelles configurations familiales et l’acceptation des orientations sexuelles minoritaires, en quoi le processus constitue un changement anthropologique qui dépasse de beaucoup une confession particulière. Est-ce la perte d’influence de l’Église qui a précipité l’effondrement de l’Église rouge, ainsi que l’auteur appelle le Parti Communiste, comme si avait disparu pour lui la nécessité de lutter contre un adversaire désormais à terre ? Pas vraiment car il s’agit plutôt de deux déclins parallèles : on peut y voir la victoire de la liberté individuelle sur les arguments d’autorité imposés naguère aux consciences. Toujours est-il que le catholicisme et le communisme, tous deux minoritaires aujourd’hui, sont désormais des îles dans l’archipel qu’est devenue la nation. Ni l’un ni l’autre n’oriente plus de façon significative les comportements et les votes. Le clivage droite/ gauche, ancré lui-même dans le clivage religieux/ laïc, est ainsi moins pertinent qu’autrefois pour rendre compte de la configuration idéologique et politique d’un pays où s’impose la diversité culturelle.
De l’avis que Jérôme Fourquet partage avec beaucoup, est désormais plus significatif le clivage gagnant-ouvert/ perdant-fermé. Que faut-il entendre par là ? Pour le bien saisir, et comprendre ses conséquences électorales, il faut le replacer dans le contexte de la mondialisation. La France apparaît divisée en deux camps. Dans le premier se trouvent ceux qui gagnent à la mondialisation. Ils ont, pour reprendre les termes de Jérôme Fourquet un capital international assuré par leur capital culturel autant que par leur capital financier. Dans le second, ceux qui perdent à la mondialisation ou craignent d’y perdre se replient sur eux-mêmes et cherchent dans la fermeture à l’autre le moyen de sauver une identité qu’ils estiment menacée, que l’autre soit l’étranger au-delà des frontières ou, à l’intérieur du territoire, l’immigré. Que cela fasse le lit du populisme, on l’a constaté dès la percée du Front National aux élections municipales de Dreux en 1983, puis au fil des consultations suivantes, des référendums sur le Traité de Maastrich et sur le Traité Constitutionnel jusqu’à aujourd’hui. La recomposition du paysage politique sanctionne ainsi la fracture sociologique. Elle se lit dans les changements de la carte électorale et autorise à parler de fracture territoriale. L’ouvrage illustre ce processus à plusieurs échelles géographiques. C’est l’opposition ville/ campagne, ou plus précisément métropole/ espace périphérique comportant campagnes et villes petites et moyennes. C’est, pour une commune de banlieue comme Aulnay-sous-Bois, la nette ségrégation sociale. Pour limiter l’observation à un dernier exemple parmi ceux développés par l’auteur, ce sont, dans le département de l’Hérault, des résultats électoraux calés sur la crise du secteur viticole.
Que la nation soit diverse peut constituer une richesse collective. En revanche, il y a « menace […] pour le pacte républicain » (p. 215) quand « l’archipelisation croissante du corps social réduit la société à une agrégation des intérêts insurmontable » (p. 10). Pour le dire autrement, le risque est que les populations occupant l’archipel ne fassent plus société et que chaque groupe se retire sur son île.
Le communautarisme n’est alors pas loin, dangereux et qu’il faut combattre. Dans cette affaire, et parce que leur position leur donne plus qu’à d’autres les moyens d’agir, les élites ont une responsabilité particulière. Or, dans l’état présent des choses et comme la crise des Gilets jaunes en porte témoignage, on a plutôt l’impression qu’elles se révèlent incapables de comprendre la France d’en-bas. cependant que la Gauche traditionnelle se trouve, elle aussi, démunie sur la façon de traiter un conflit social d’une configuration inédite.
On l’aura compris, ce livre pose une question d’importance résumée dans le titre : si la nation est divisée, il faut de cette division faire naître une nation multiple, c’est-à-dire dont les membres s’acceptent mutuellement parce que tous acceptent le principe l’altérité. C’est la condition de la paix civile. Mais la tâche est complexe car elle suppose précisément un consensus sur un socle de valeurs communes telles que la laïcité et l’égalité entre les femmes et les hommes. Que faire si certains contestent ces valeurs et les dénoncent comme celles d’une culture qui ne serait pas la leur et dont ils craignent la domination ? Peut-être ceci, que l’auteur ne dit pas, mais que l’ouvrage peut faire naître dans la tête du lecteur : plutôt que d’enregistrer passivement l’obsolescence annoncée du clivage gauche/ droite, repenser les valeurs de justice dont la gauche a été traditionnellement porteuse pour mieux savoir agir dans un pays ouvert sur le monde.