« So much sadness revealed in the very need to be busy. So much grief expressed in the need not to be overwhelmed by grief », Sara Ahmed, The Promise of Happiness, Durham, Duke University Press, 2010.
“So much sadness revealed in the very need to be busy. So much grief expressed in the need not to be overwhelmed by grief”, Sara Ahmed, The Promise of Happiness, Durham, Duke University Press, 2010.
Avant la pandémie qui a frappé si brutalement le monde entier, et qui est encore loin d'être terminée au moment où nous écrivons, la France a été touchée par une vague mondiale de néolibéralisation qui menace de faire disparaître de nombreuses institutions qui définissent le modèle social français : système de santé, école publique, système de retraite public, droit du travail… des menaces spécifiques pèsent sur notre système universitaire avec la « LPPR », loi de programmation pluriannuelle de la recherche, une loi censée garantir le financement de la recherche publique mais dont l'acronyme a rapidement été traduit par « loi pour la précarisation de la recherche ». Notre revue, comme beaucoup d'autres, s'est jointe à une grève contre ce qui nous semblait être une nouvelle étape dans la destruction du système public français de l'université et de la recherche (voir l’édito du n° 14 par le collectif des Revues en lutte).
Before the pandemic that has so brutally affected the whole world, and is still far from over as we write, France had been hit by a worldwide wave of neoliberalization which threatens to do away with many of the public institutions that define the French social model: public healthcare, public schools, public retirement funds, labor law… there loomed specific threats on our university system in the shape of the “LPPR”, loi de programmation pluriannuelle de la recherche, a law purporting to guarantee funding for public research—the acronym was promptly translated as “loi pour la précarisation de la recherche”, law to make research more precarious, by many, and our journal, as many others, joined in a strike protesting what we felt was a further step in the destruction of the French public university and research system (see editorial to issue 14 by the Revues en lutte collective).
Nous ne sommes que trop conscient.e.s de la précarité du statut de nombreuses personnes dont le travail contribue au fonctionnement de l'université, notamment parce que ces travailleur.se.s à contrat précaire sont au cœur du fonctionnement de JSSJ depuis ses débuts. Le travail bénévole est aussi un ingrédient essentiel de notre journal, ce qui ne choque pas lorsque celles et ceux qui s'y engagent sont titulaires – plus lorsque de jeunes collègues sans emploi pérenne sont les principaux contributeurs. La perspective d'une augmentation du nombre de ces mêmes emplois précaires, d'une exploitation accrue du travail non rémunéré ou mal rémunéré, avec des possibilités de plus en plus réduites d'obtenir un emploi stable dans le milieu universitaire, était, et est encore, une perspective que nous ne pouvions tout simplement pas supporter.
We are keenly aware of the precarious status of many of the workers who contribute to the way academia runs, not least because workers with precarious contracts have been central to the operation of JSSJ since it began. Voluntary work is the defining ingredient of our journal, which is a fair bargain when those engaging in it are tenured—much less so when young colleagues without such secure jobs are the major contributors. The prospect of more of the same, more precarious employment, more exploitation of unpaid or poorly paid labor, with ever-shrinking opportunities to gain stable employment in academia, was, and is, one we simply could not abide.
Nous voulons profiter de cette occasion pour remercier tou.te.s celles et ceux qui, au fil des ans, ont travaillé à la poursuite de la revue, et en particulier les directrices de rédaction sortantes Aurélie Quentin et Marianne Morange. Elles ont été assistées par un comité de rédaction trop nombreux pour être remercié individuellement, mais qui comprend à la fois des collègues engagés qui nous accompagnent depuis le début de cette aventure (Bernard Bret, Philippe Gervais-Lambony, Frédéric Dufaux… viennent à l'esprit, parmi plusieurs autres) et des nouveaux venus qui ont apporté un regain d’énergie et d’engagement – notamment Tomasz Doussot qui nous assiste depuis 2018.
We want to take this opportunity to thank all those who, over the years, have worked to keep the journal going, and in particular the outgoing editorial managers Aurélie Quentin and Marianne Morange. They were assisted by a board too numerous to thank individually but which includes both committed colleagues who have been with us since the beginning of this venture (Bernard Bret, Philippe Gervais-Lambony, Frédéric Dufaux… come to mind, among several others) and newcomers who have brought equal energy and commitment – not least Tomasz Doussot who has assisted us since 2018.
Notre inquiétude au sujet des conditions de travail et des possibilités de vivre correctement dans le milieu universitaire a été remplacée par une inquiétude pour la vie même de beaucoup lorsque COVID-19 a frappé d'abord la Chine, puis plusieurs autres pays, dont la France. Cette crise de santé publique a rendu encore plus évidentes les injustices antérieures en termes de capacité à rester chez soi sans perdre de revenus, de conditions de vie, et de probabilité d'être protégé et soigné de manière adéquate en cas de pandémie : en région parisienne comme dans le monde, les groupes les plus touchés et qui ont perdu de nombreux membres étaient ceux déjà privés de leurs droits, vivant dans la précarité ou la promiscuité, contraints à aller travailler dans des lieux peu sûrs, en utilisant des transports publics non sécurisés. La violence du maintien de l'ordre s’est abattue sur des populations vivant dans ces situations déjà tragiques ; on ne peut, dès lors, s’étonner des soulèvements dans de nombreuses villes pour proclamer que les vies des Noirs, victimes de manière disproportionnée du virus et de la violence policière, comptent. Ce sont là des questions que nous espérons approfondir dans les prochains numéros de la revue, au rythme des recherches, et avec tout le respect que nous devons à l'ampleur du traumatisme que ces événements ont infligé à beaucoup.
The concern for working conditions and livelihoods in academia was superseded by the concern for life itself as COVID-19 hit first China, then several other countries, among which France. This public health crisis made all the more obvious previous injustices in terms of ability to shelter at home without losing income, living conditions, and likelihood to be protected and adequately cared for in a pandemic: in the Paris region as in the world, the communities most affected and who lost many members were the already disenfranchised, living precarious lives in promiscuous homes, who had to go out to work in unsafe workplaces, using unsecure public transportation. When additional violence of law enforcement compounded these already tragic situations, it came as no surprise that uprisings and demonstrations started in many cities to proclaim that Black lives, disproportionately claimed by the virus and violent policing, matter. These are issues that we hope to explore further in subsequent issues of the journal, as the pace of research will allow, and with all due respect for the extent of the trauma these events have inflicted on many.
Nous avons repris le travail sur la revue, comme en témoigne le présent numéro, par souci des jeunes collègues qui nous ont fait confiance, des traducteurs avec lesquels nous travaillons régulièrement afin de publier en deux langues, et aussi parce que l'analyse en termes de justice spatiale semble plus que jamais nécessaire. Les coordinateurices de ce numéro Varia ont travaillé avec les auteurices et les traducteurices pour finaliser les textes en ces temps troublés, et se sont efforcés de recueillir des points de vue sur diverses situations à travers le monde où les mouvements sociaux protestataires mettent en exergue l'injustice, où la pandémie rend flagrantes les inégalités spatiales et leur rôle dans des chances de survie radicalement différentes.
We have resumed work on the journal, as the current issue testifies, out of concern for young colleagues who trusted us with their work, translators with whom we work regularly in order to publish in two languages, and also because analysis in terms of spatial justice seems called for, now more than ever. The coordinators of this varia issue worked with authors and translators to finalize the texts in these very unsettled times, and strived to gather perspectives on a variety of situations throughout the world in which social movements and protests draw attention to injustice, or the pandemic makes glaringly visible spatial inequalities and the role they play in dramatically different chances of survival.
Comme toujours, nos pages, et en particulier la section Espace public, restent ouvertes à de telles contributions et accueillent toutes les propositions. Cette rubrique est coordonnée par Sophie Moreau et Florian Opillard. Le comité de rédaction a également décidé d'inclure une section « varia » dans tous les numéros suivants, permettant la publication d'articles qui ne répondent pas nécessairement à l'un de nos appels thématiques, mais qui contribuent néanmoins aux débats sur la justice spatiale et environnementale. Cette section sera gérée par Judicaëlle Dietrich et Marie-Anne Germaine.
As ever, our pages and in particular the Public Space section, remain open to such contributions and welcomes all proposals. This section will now be run by Sophie Moreau and Florian Opillard. The board has also decided to include a “varia” section in all subsequent issues, allowing for publication of papers that do not necessarily answer one of our thematic calls, but still contribute to the debates on spatial and environmental justice. This section will be run by Judicaëlle Dietrich and Marie-Anne Germaine.
La création d’une rubrique varia s’inscrit plus largement dans une réflexion de fond qui anime l’ensemble des membres du comité de rédaction depuis 2018. La publication d’articles au fil de l’eau renforcera, nous l’espérons, la capacité de JSSJ à mieux rendre compte et diffuser les analyses portant sur l’exacerbation des enjeux de justice spatiale, alimentée par l’augmentation du rythme et de l’ampleur des crises sociales. Cela étant dit, le comité de rédaction de JSSJ a bien conscience que d’autres changements sont nécessaires en son sein. Reflet du champ académique qui l’a fait naître et qui l’anime, JSSJ ne peut s’émanciper que partiellement des rapports de domination et des inégalités sociales qui le constituent. Au-delà du nécessaire examen de conscience, JSSJ continuera d’accroître la diversité sociale du comité de rédaction, de consolider l’internationalisation de la revue et de formaliser une gouvernance plus transparente, horizontale et inclusive.
The creation of a varia section is part of a broader reflection among members of the editorial committee since 2018. We hope that the upcoming issues will strengthen JSSJ‘s capacity to report and disseminate analyses on the exacerbation of spatial justice issues, fueled by the increasing pace and scope of social crises worldwide. The Editorial Board is well aware that changes closer to home are also needed. As a reflection of the academic field that gave birth to it and makes it thrive, JSSJ can only partially free itself from academia’s constitutive power relations and inequalities, but definitely intends to try. We hope to increase diversity among the editorial board, to consolidate the internationalization of the journal and to formalize a more transparent, horizontal and inclusive governance.
En ces temps difficiles, qui requièrent de l’humilité, nous pensons que prendre à bras-le-corps des théories et des études empiriques du monde entier, et contribuer au dialogue entre les différentes zones linguistiques, reste une mission importante, qui a été l'impulsion initiale pour créer cette revue. Le comité de rédaction et la direction renouvelés se réjouissent de poursuivre ce dialogue avec les collègues du Réseau de justice spatiale et le réseau plus large de nos lecteurs et contributeurs dans le monde entier.
In these trying and humbling times, we believe engaging with theories and empirical studies from the world over, and contributing to further dialogues between different linguistic areas, remains an important mission, one that was the initial impetus to create this journal. The renewed board and management looks forward to continuing this dialogue with colleagues of the Spatial Justice Network and the larger network of our readers and contributors throughout the world.
Présentation du numéro
Presentation of the issue
Ce numéro a été coordonné par Gabriel Fauveaud et Marie Gibert. C’est le premier numéro non-thématique que publie notre revue, que nous souhaitions ouvrir aux propositions spontanées d’articles. Il comprend donc des contributions diverses, témoignant de positionnements différents vis-à-vis de la justice spatiale.
This issue was coordinated by Gabriel Fauveaud and Marie Gibert. It is the first non-thematic issue published by our journal, which we wanted to open to spontaneous proposals for articles. It therefore includes various contributions, reflecting different positions concerning spatial justice.
Dans son article, Nicolas Kühl explore la manière dont les discours formalisent les catégorisations sociales et leurs ségrégations spatiales correspondantes. Par une approche qu’il nomme « sociolinguistique spatiale », l’auteur démontre l’importance du langage dans la formation d’injustices spatiales urbaines. Prenant l’exemple de la dénomination d’espaces de relégation comme les « cités » ou les quartiers dits « sensibles », Nicolas Kühl démontre l’importance performative du langage dans la pérennisation des processus d’exclusion. Il invite ainsi le lecteur, et tous ceux qui s’intéressent à la justice spatiale, à mieux considérer les processus discursifs qui participent des injustices spatiales et de l’exclusion sociale.
In his article, Nicolas Kühl explores the way in which discourses formalize social categorizations and their corresponding spatial segregation. With what he calls a « spatial sociolinguistics » approach, the author demonstrates the importance of language in the formation of urban spatial injustices. Taking the example of the framing of spaces of relegation such as projects (“cités” or “quartiers sensibles”) , Nicolas Kühl demonstrates the performative importance of language in the perpetuation of exclusion processes. He thus invites the reader, and all those interested in spatial justice, to take a closer look at the discursive processes that contribute to spatial injustice and social exclusion.
Régis Keerle et Laurent Viala analysent, quant à eux, la création de centralités territoriales (culturelles, politiques, économiques…) de trois petites villes françaises. Dépassant le paradigme métropolitain qui tendrait, selon eux, à réduire les enjeux de l’aménagement du territoire à la simple dichotomie centre-périphérie, ils analysent la manière dont les « hinterlands métropolitains » réduisent l’iniquité territoriale par la mise en œuvre de stratégies de développement spécifiques (partenariats locaux, mise en valeur des territoires…). En mobilisant le champ de la justice spatiale appliquée à l’aménagement du territoire, les auteurs défendent ainsi une conception « méta-territoriale » des politiques et stratégies d’aménagement des petites villes.
Régis Keerle and Laurent Viala’s piece considers the creation of territorial centralities (cultural, political, economic…) in three small French towns. Going beyond the metropolitan paradigm, which, in their view, tends to reduce spatial planning issues to a centre-periphery dichotomy, they analyze the way in which “metropolitan hinterlands” reduce territorial inequity by implementing specific development strategies (local partnerships, local development, etc.). By mobilizing the notion of spatial justice applied to land-use planning, the authors thus defend a “meta-territorial” conception of small town development policies and strategies.
L’article de Tarik Harroud s’intéresse aux nouvelles stratégies entrepreneuriales mises en œuvre par une entreprise publique marocaine d’extraction des phosphates. L’auteur détaille les initiatives récentes de la compagnie visant à développer des activités sociales, environnementales et éducatives afin de valoriser son engagement dans un développement urbain plus durable, notamment à l’échelle locale. À partir d’un important travail de terrain réalisé dans trois villes minières marocaines, Tarik Harroud explique que le discours et les initiatives de l’entreprise répondent plus aux impératifs de responsabilité sociale des entreprises, parfaitement intégrés par l’urbanisme entrepreneurial néolibéral, qu’à une réelle stratégie de développement durable des territoires. L’article démontre ainsi que les anciennes logiques d’exploitations minières caractérisées par une forte extraversion et hiérarchisation du modèle économique, par une importante exploitation et marginalisation des populations locales, ainsi que par des impacts environnementaux conséquents perdurent et se prolongent, bien que les discours et initiatives du développement durable tendent à les invisibiliser.
Tarik Harroud’s article focuses on new entrepreneurial strategies implemented by a Moroccan state-owned phosphate mining company. The author details the company’s recent initiatives to develop social, environmental, and educational activities to enhance its commitment to more sustainable urban development, particularly at the local level. Based on extensive fieldwork carried out in three Moroccan mining cities, the paper explains that instead of a real strategy of sustainable local development, the company’s discourse and initiatives are the results of the imperatives of corporate social responsibility. Old logics of mining operations, characterized by a strong extraversion and hierarchization of the economic model, by an important exploitation and marginalization of local populations, as well as by significant environmental impacts, persist though the discourses and initiatives of sustainable development tend to make them less visible.
Enfin, Frédéric Landy propose, en analysant les effets de la crise sanitaire de la COVID-19 en Inde, une lecture critique des injustices spatiales dans le pays. L’auteur concentre son analyse sur les conséquences de la crise et des politiques sanitaires pour les populations migrantes, en grande majorité des travailleurs précaires d’origine rurale et ayant migré dans les centres urbains. L’auteur explique comment les politiques sanitaires indiennes visant à contenir la propagation du virus se sont surajoutées aux formes préexistantes de ségrégations socio-spatiales, comme la distanciation sociale entre castes ou la ségrégation. En conséquence, les populations migrantes ont particulièrement souffert des politiques sanitaires (notamment de l’impératif de confinement) et des problèmes de gouvernance propres à l’État indien. En proposant une grille de lecture originale (l’échelle DIDI), Frédéric Landy souligne les injustices générées par la politique sanitaire indienne, qui s’articulent aux fortes inégalités sociales préexistantes. L’auteur s’interroge finalement sur le futur des enjeux sociaux mis en exergue par la crise sanitaire, particulièrement pour une population migrante dont la « visibilité » a été largement accrue, du moins temporairement.
Finally, by analyzing the effects of the COVID-19 health crisis in India, Frédéric Landy proposes a critical reading of the spatial injustices in the country. The author focuses on the consequences of the crisis and health policies for migrant populations, the vast majority of whom are precarious workers of rural origin. The author explains how Indian health policies aimed at containing the spread of the virus have added to pre-existing forms of socio-spatial segregation, such as social distancing between castes or segregation. By proposing an original analytical grid (the DIDI scale), Frédéric Landy underlines the injustices generated by Indian health policy, which are linked to the strong pre-existing social inequalities. Finally, the author questions the future of the social issues highlighted by the health crisis, particularly for a migrant population whose “visibility” has been greatly increased, at least temporarily.