Introduction
Introduction
La « mixité sociale » s’est imposée dans les politiques publiques comme catégorie d’action en Europe de l’Ouest (Rose et al., 2013). Le présupposé de ces politiques est identique, peu importe le contexte : la proximité spatiale entre groupes sociaux et individus est présentée par les pouvoirs publics comme un « antidote » à la distance sociale (Galster et Friedrichs, 2015, p. 3). Ce présupposé est légitimé par le cadre théorique des effets de quartier (Cheshire, 2012 ; Rose et al., 2013) qui pointe la concentration spatiale de pauvreté comme un facteur explicatif de l’exclusion sociale. Le corollaire est qu’une présence de classes moyennes, ayant un rôle supposé de modèle, aurait une influence bénéfique dans l’accès à l’emploi et à l’éducation (entre autres) des groupes défavorisés. Depuis les années 1990, une réelle « industrie » académique autour des effets de quartier s’est développée (Galster et Friedrichs, 2015, p. 3). De nombreux travaux consolident empiriquement cette théorie (par exemple Atkinson et Kintrea, 2001) ou la critiquent en montrant le manque de preuves empiriques (par exemple Manley, van Ham et Doherty, 2012). D’autres chercheur·se·s remettent en cause les présupposés de cette théorie qui occulteraient les logiques structurelles des inégalités (par exemple Slater, 2013). Selon ces dernier·ère·s, son succès dans les politiques publiques, notamment du fait de sa promotion descendante par des consultant·e·s, s’expliquerait par le roll-out de la néolibéralisation tel que défini par Jamie Peck et Adam Tickell (2002).
The pursuit of “social mix” has become a dominant public policy discourse in Western Europe (Rose et al., 2013). The assumption behind these policies is the same, regardless of the context: spatial proximity between social groups and individuals is presented by the authorities as an “antidote” to social distance (Galster and Friedrichs, 2015, p. 3). This assumption is legitimised in social science theory by so-called neighbourhood effects (Cheshire, 2012; Rose et al., 2013), which classifies the spatial concentration of poverty as an explanatory factor for social exclusion. The corollary is that the presence of middle-class populations, which are deemed to serve as models, has a beneficial effect on access to employment and education (among other things) in disadvantaged groups. Since the 1990s, a veritable academic “industry” has grown up around neighbourhood effects (Galster and Friedrichs, 2015, p. 3). Numerous studies have either purported to provide empirical support for this theory (e.g., Atkinson and Kintrea, 2001) or conversely challenged its lack of empirical evidence (e.g., Manley, van Ham and Doherty, 2012). Other researchers have questioned the assumptions behind the theory, arguing that they ignore the structural causes of inequalities (e.g., Slater, 2013). According to these critics, its success in public policies, notably based on top-down promotion by consultants, can be explained by the roll-out of neoliberalisation, as described by Jamie Peck and Adam Tickell (2002).
Dans la continuité de travaux réalisés en France (Tissot, 2005 ; 2007), nous montrons que la « mixité sociale » n’est pas uniquement légitimée par un cadre théorique homogène et descendant autour des effets de quartier. Nous proposons de retracer la construction théorique de la « mixité » comme catégorie d’action publique dans un contexte singulier, celui de l’Irlande du Nord. Les conflits d’origine coloniale débutés en 1968 ont principalement opposé l’armée, des paramilitaires unionistes britanniques (en majorité « protestant·e·s ») et des paramilitaires nationalistes irlandais·e·s (en majorité « catholiques »). Depuis l’accord de paix de 1998, le bureau exécutif à la tête du gouvernement décentralisé nord-irlandais multiplie les politiques de « bonnes relations » pour favoriser la réconciliation. Il érige la ségrégation comme problème public et construit l’« espace partagé », justifié par le vocable de « mixité », comme catégorie d’action. Si, dans les autres nations du Royaume-Uni, les politiques de « mixité » promeuvent avant tout l’arrivée de classes moyennes dans les quartiers populaires (Colomb, 2006), le bureau exécutif souhaite concevoir des espaces où vivraient des résident·e·s qu’il catégorise comme « protestant·e·s » ou comme « catholiques » (catégories qu’il présente comme des groupes opposés et ayant une réalité objective). L’« espace partagé » s’inscrit dans ce que Rogers Brubaker (2006)[1] nomme « groupisme » qui consiste en la réification des « catholiques » et des « protestant·e·s », les considérant comme des groupes substantiels différenciés et auxquels des comportements, qui iraient ici à l’encontre de la réconciliation, sont associés (Herrault et Murtagh, 2019). Le bureau exécutif se fonde sur l’idée à l’apparence séduisante que l’augmentation des contacts entre ces deux groupes favoriserait la « compréhension mutuelle ».
Following on from studies conducted in France (Tissot, 2005; 2007), we show that “social mixing” is not solely legitimised by a uniform, top-down theoretical framework based around neighbourhood effects. We retrace the theoretical construction of the “social mix” as a public policy in a particular context, that of Northern Ireland. Colonial in origin, the Troubles that began in 1968 mainly consisted of a conflict between the army, British unionist paramilitaries (mostly “Protestant”) and Irish nationalist paramilitaries (mostly “Catholic”). Since the 1998 peace agreement, the Executive Office that heads the devolved Northern Ireland government has introduced multiple “good relations” policies to foster reconciliation. It treats segregation as a public problem and has developed the concept of “shared space”, characterised in terms of “social mixing”, as a public policy. Whereas in other parts of the United Kingdom, the aim of “social mix” policies is primarily to promote the movement of middle-class residents into working-class areas (Colomb, 2006), the Executive Office seeks to engineer spaces that will contain a mix of residents it categorises as “Protestant” or “Catholic” (categories that it defines as objectively real and adversarial groups). “Shared space” is a concept that forms part of what Rogers Brubaker (2006)[1] calls “groupism”, i.e., the reification of “Catholics” and “Protestants” as substantively different groups with specific behaviours that in this case are perceived as inimical to reconciliation (Herrault and Murtagh, 2019). The Executive Office’s action is founded on the ostensibly attractive idea that increasing contact between these two groups will foster “mutual understanding”.
Bien que la mise à l’agenda de la ségrégation comme problème public et la solution de l’« espace partagé » soient présentées comme des choix objectifs, elles écartent d’autres façons de penser et de traiter la réconciliation. L’« espace partagé » est le résultat d’une sélection particulière de théories, en premier lieu celle du contact qui vient de la psychologie sociale. Toutefois, en reprenant l’analyse développée par Sylvie Tissot (2005)[2], nous montrons que la construction de l’« espace partagé » ne s’explique pas par une simple mise en application de cette théorie. Elle est le fruit d’une rencontre entre des chercheur·se·s engagé·e·s dans le champ académique et des institutions et des fonctionnaires engagé·e·s dans le champ administratif. Notre enquête a permis de mettre en lumière les conditions sociales qui ont conduit à cette rencontre. Dans une première partie, nous voyons qu’elle a été rendue possible par des prises de position homologues autour d’une grille d’analyse promouvant une réconciliation qui passerait par des actions au niveau des comportements individuels. Dans une seconde partie, nous expliquons que cette rencontre, qui a eu lieu lors de la création de la revue Shared Space et de l’établissement d’un groupe ministériel dont l’objectif était de concevoir des résidences « partagées » dans le logement social, met au jour des intérêts loin d’être uniformes dans un contexte de transformations structurelles de la recherche et de la production du logement social. Ce travail nous amène à nous intéresser aux usages de la théorie du contact pour légitimer un contrôle de la répartition des locataires du logement social. Montrant que cette théorie diffère de celle des effets de quartier appliquée de façon descendante dans d’autres contextes, cet article s’attache ainsi à éclairer les logiques sociales d’une théorisation singulière de la catégorie d’action, aujourd’hui transnationale, de « mixité ».
Although the identification of segregation as a public problem and “shared space” as the solution are presented as objective choices, they preclude other ways of thinking about and handling reconciliation. “Shared space” is the product of a particular selection of theories, starting with contact theory, an idea that originates in social psychology. However, drawing on the analysis developed by Sylvie Tissot (2005),[2] we show here that the construction of “shared space” cannot be explained simply through the application of a theory. It is the outcome of an encounter between agents from two fields, academic researchers and civil servants and our study identifies the social conditions that led to this encounter. In the first section, we show how it was facilitated by a similar stance relative to an interpretative framework that understands reconciliation as arising from actions pertaining to individual behaviours. In the second section, we explain that this encounter, which took place with the creation of the journal Shared Space and the establishment of a ministerial group charged with designing the “shared” housing policy in the social rented sector, reflects significantly distinct interests in a context of structural transformations in research and in the production of social housing. This movement prompted us to look at the uses of contact theory to legitimise controls over the distribution of social housing tenants. Demonstrating how this process differs from the top-down application of neighbourhood effect theory in other contexts, this article thus focuses on elucidating the social factors behind a particular theorisation of the now transnational “social mix” policy.
Notre enquête repose sur un corpus documentaire réunissant les prises de position dans les champs académique et administratif (au sens de Pierre Bourdieu). Nous avons collecté des articles scientifiques de chercheur·se·s portant sur la théorie du contact et l’Irlande du Nord, des rapports officiels, des études d’urbanisme et des rapports de recherche produits ou commandés par trois institutions locales mobilisant la catégorie « espace partagé » : le bureau exécutif, le département pour les Communautés (département décentralisé sous l’autorité du bureau exécutif) et le bailleur social gouvernemental (Northern Ireland Housing Executive, NIHE). Nous avons ensuite procédé à l’objectivation de ces discours en reconstituant l’espace des positions sociales de leurs producteurs. Ce travail a été effectué grâce à 31 entretiens semi-directifs réalisés entre octobre 2016 et mars 2018 avec des fonctionnaires, des responsables du bailleur social gouvernemental et de bailleurs sociaux privés ainsi qu’avec des chercheur·se·s[3].
Our study is based on a body of materials relating to stances (position takings) in both the academic and administrative fields (as defined by Pierre Bourdieu). We collected scientific articles by researchers on contact theory in Northern Ireland, official reports, urban planning studies and research reports produced or commissioned by three local institutions that employ “shared space” as a policy: the Executive Office, the Department for Communities (a devolved department reporting to the Executive Office) and the Northern Ireland Housing Executive (NIHE). We then objectified these discourses by reconstructing the space of their producers’ social positions. This task was carried out through 31 semi-structured interviews conducted between October 2016 and March 2018 with civil servants, officials in the Northern Ireland Housing Executive and housing associations, as well as with researchers.[3]
L’imposition d’une grille de lecture homologue dans le champ académique et le champ administratif
The application of a homologous interpretative framework in the academic and administrative fields.
La « compréhension mutuelle » et le « contact » comme solution
“Mutual understanding” and “contact” as a solution
À la fin des années 1980, des prises de position homologues sur la nécessité de promouvoir la « mixité » s’observent dans les champs administratif et académique. L’administration britannique sous le direct rule puis le gouvernement nord-irlandais à partir de 1998 à la suite de la décentralisation[4] mettent en place des politiques de réconciliation de façon concomitante à l’écriture de travaux académiques mobilisant la théorie du contact. Ces politiques sont le résultat de deux facteurs : un contexte local marqué par de premiers cessez-le-feu au début des années 1990 suivis de l’accord de paix de 1998 et un contexte international valorisant une vision libérale de la réconciliation promue par les Nations unies et l’Union européenne (Braniff et Byrne, 2014). Reprenant une rhétorique morale autour de la « compréhension mutuelle », des « bonnes relations » et du « dialogue », ces politiques se développent lors de l’établissement de l’organisme public de l’unité centrale des relations communautaires en 1987 (un des objectifs est l’accompagnement d’associations promouvant les contacts « intercommunautaires »). Elles s’imposent ensuite après l’accord de paix avec l’établissement par le bureau exécutif de trois stratégies : A Shared Future en 2005 ; Cohesion, Sharing, and Integration en 2010 ; puis Together: Building a United Community (T:BUC) en 2013 (Knox et Quirk, 2016). Ces politiques privilégient les valeurs d’une société libérale au sens politique du terme (Hughes, 2017 ; Richmond et Mac Ginty, 2015). En se focalisant sur les capacités de compréhension des individus lors de rencontres avec l’autre « communauté », elles se fondent sur l’idée libérale que les individus auraient une capacité d’agir de façon autonome et qu’offrir un meilleur environnement contribuerait à cette autonomisation. Ces politiques tranchent avec celles mises en place au début des conflits entre 1969 et 1974. Celles-ci privilégiaient des politiques centrées sur le « développement communautaire » et la réduction de la pauvreté (Etchart, 2016). Elles aidaient des associations de quartier à établir notamment des programmes d’éducation pour adultes et des coopératives (ibid.). En 1974, dans un contexte de conflits armés et de renforcement des mesures de sécurité, le gouvernement britannique suspecte des associations de quartier d’être liées à l’action paramilitaire et arrête ces politiques.
In the late 1980s, a homologous stance on the need to promote “mixing” could be observed in the administrative and academic fields. The British government under direct rule, then the Northern Irish government after devolution in 1998,[4] introduced reconciliation policies that were concurrent with the production of academic studies employing contact theory. These policies were the outcome of two factors: local conditions marked by initial ceasefires in the early 1990s followed by the peace agreement of 1998, and an international context that favoured a liberal vision of reconciliation promoted by the United Nations and the European Union (Braniff and Byrne, 2014). Deploying a moral rhetoric around the concepts of “mutual understanding”, “good relations” and “dialogue”, these policies developed following the establishment in 1987 of a public body, the Central Community Relations Unit (one of the goals of which was to support civil society organisations that promoted “intercommunity” contacts). They then came to dominate after the peace agreement, with the definition of three strategies by the Executive Office: A Shared Future in 2005; Cohesion, Sharing, and Integration in 2010; then Together: Building a United Community (T:BUC) in 2013 (Knox and Quirk, 2016). These policies promoted the values of a liberal society, in the political sense of that term (Hughes, 2017; Richmond and Mac Ginty, 2015). Focused on individuals’ capacity for understanding in encounters with the other “community”, they drew on the liberal idea that individuals have the capacity for autonomous action and that providing a better environment would contribute to this autonomisation. These policies were in sharp contrast with those established at the beginning of the Troubles, between 1969 and 1974, which focused on “community development” and poverty reduction (Etchart, 2016), in particular by helping neighbourhood organisations to establish adult education programmes and cooperatives (ibid.). In 1974, in the context of armed conflict and reinforced security measures, the British government began to suspect neighbourhood organisations of links with paramilitary action and suspended these policies.
Simultanément aux politiques libérales de réconciliation, des centres de recherche construisent une grille de lecture homologue. Créé en 1993, avec l’aide financière et technique de l’université des Nations unies et regroupant douze chercheur·se·s, l’International Conflict Research Institute (INCORE) de l’université d’Ulster devient le fer de lance de la recherche sur la réconciliation. Son ouverture est suivie par celle du Institute for Conflict Research, centre de recherche indépendant, et par celle du Centre for Identity and Intergroup Relations de l’université Queen’s, composé de sept psychologues. En 2016, cette université ouvre The Senator George J. Mitchell Institute For Global Peace, Security and Justice, un autre centre de recherche qui compte neuf chercheur·se·s. Des institutions (des mairies, le bureau exécutif et ses départements et l’Union européenne à travers son programme de financement de projets en faveur de la paix [PEACE]) soutiennent ces centres et lancent des programmes de recherche. Ces derniers rencontrent un franc succès auprès de chercheur·se·s qui les rejoignent, dans un contexte de compétition accrue dans l’obtention des financements et d’une recherche par projet (Deem, Hillyard et Reed, 2007).
At the same time as these liberal reconciliation policies were being put into practice, a similar interpretative framework was emerging in research units. Set up in 1993 with financial and technical backing from the United Nations University, the University of Ulster’s International Conflict Research Institute (INCORE) became the spearhead of research on reconciliation. Its opening was followed by that of the Institute for Conflict Research, an independent research institute, and of the Centre for Identity and Intergroup Relations at Queen’s University Belfast, a structure consisting of seven psychologists. In 2016, the same university opened the Senator George J. Mitchell Institute for Global Peace, Security and Justice, another research centre with nine researchers. Institutions (local councils, the Executive Office and its departments, and the European Union through its funding programme for pro-peace projects [PEACE]) supported these centres and initiated research programmes. The latter were a great success with the researchers who joined them, at a time marked by growing competition for funding and by project-based research (Deem, Hillyard and Reed, 2007).
Dans ces centres, des chercheur·se·s mobilisent la théorie du contact du psychologue Gordon W. Allport (1954) portant sur les préjugés raciaux aux États-Unis. Allport propose d’y faire face en transformant les comportements individuels, sans s’attaquer directement aux structures de discriminations (Hughes, 2017). Ses observations l’amènent à l’idée que les contacts entre individus réduiraient les préjugés. Selon lui, des conditions spécifiques doivent néanmoins être réunies lors des contacts telles que l’instauration d’un statut égal entre les protagonistes, d’objectifs communs et d’un soutien institutionnel. Dans les années 1960, des chercheur·se·s établissent le champ académique interdisciplinaire des études sur les conflits et la paix, incluant le sous-champ de la psychologie de la paix où la théorie du contact est largement utilisée (Christie et Montiel, 2013). En Irlande du Nord, cette théorie s’implante dans les années 1990 lors de la création des centres de recherche sur la paix dans un contexte d’internationalité du champ académique[5]. La carrière d’un enseignant-chercheur en psychologie à l’université d’Ulster entre 1984 et 2012 en témoigne. S’il travaille au début de sa carrière sur les effets des violences et des conflits sur les enfants, il commence à utiliser la théorie du contact quand il rejoint le centre INCORE en 1993 et est amené à participer davantage à des conférences internationales. Étant l’un des premiers à appliquer cette théorie à l’Irlande du Nord, ce chercheur obtient rapidement une reconnaissance académique en l’important localement. Il publie 21 articles mobilisant cette théorie dans des revues scientifiques internationales, augmentant son capital scientifique. Il devient même en 2003 le président de la division 48 de l’American Psychological Association, consacrée aux travaux sur la paix, les conflits et la violence, et obtient d’importantes bourses de recherche en collaborant avec des chercheur·se·s états-unien·ne·s.
In these units, researchers adopted the contact theory developed by the psychologist Gordon W. Allport (1954) in relation to racial prejudice in the United States, which he proposed should be tackled by changing individual behaviour rather than directly addressing structures of discrimination (Hughes, 2017). His observations led him to the view that contacts between individuals would reduce prejudice, but only provided that specific conditions were met in such contacts, such as the establishment of equal status between the protagonists, common goals and institutional support. In the 1960s, researchers created the interdisciplinary academic field of peace and conflict studies, including the subfield of peace psychology, in which contact theory is extensively used (Christie and Montiel, 2013). In Northern Ireland, this theory took root in the 1990s with the creation of peace research centres as the academic field spread across the international arena.[5] The career of one psychology teacher and researcher at Ulster University between 1984 and 2012 illustrates this process. Having started his career working on the effects of violence and conflict on children, he began to use contact theory when he joined the INCORE centre in 1993 and found himself taking part in more international conferences. Being one of the first to apply this theory to Northern Ireland, this researcher quickly achieved academic recognition by importing it into the country. He increased his scientific capital through the publication of 21 articles employing this theory in international scientific journals. In 2003, he even became president of Division 48 of the American Psychological Association, the section dedicated to the study of peace, conflict and violence, and obtained substantial research grants through collaboration with US researchers.
La réappropriation politique d’un discours lisant les conflits à l’échelle individuelle
The political appropriation of an interpretation of conflict focused on individual behavioural change
Les programmes de recherche et l’internationalisation du champ académique contribuent à la publication de nombreux articles scientifiques mobilisant la théorie du contact et accréditant l’idée que les conflits nord-irlandais s’analysent à l’échelle individuelle. Entre 2004 et 2017, 153 articles prenant l’exemple de l’Irlande du Nord sont publiés dans des revues scientifiques[6]. Ils portent principalement sur l’effet des contacts dans trois contextes spécifiques : les relations amicales, à l’école et dans le domaine résidentiel. Pour leurs enquêtes, les chercheur·se·s mobilisent essentiellement des questionnaires pour savoir s’il existe une corrélation, voire une causalité, entre nombre de contacts et attitudes individuelles qu’iels considèrent comme positives. Iels présupposent qu’il est possible de catégoriser de façon homogène les enquêté·e·s entre « catholiques » et « protestant·e·s », qu’un·e enquêté·e ne peut pas être à la fois « catholique » et « protestant·e » et excluent de l’analyse les enquêté·e·s se déclarant être ni l’un ni l’autre. Un des premiers travaux à connaître un succès académique, cité près de 284 fois[7], est révélateur. Intitulé « Effects of Direct and Indirect Cross-Group Friendships on Judgments of Catholics and Protestants in Northern Ireland » et publié en 2004 par quatre chercheur·se·s, cet article propose une enquête sur les effets des amitiés directes et indirectes[8]. Après avoir eu à se déclarer « catholique » ou « protestant·e » (les enquêté·e·s se déclarant « autre » sont exclu·e·s de l’analyse), chacun·e doit indiquer d’une croix sur un thermomètre allant d’« extrêmement non favorable » à « extrêmement favorable » son positionnement quant à ce que les auteur·rice·s nomment « exogroupe ». Ces dernier·ère·s mettent ensuite en corrélation les réponses de chaque enquêté·e avec leur nombre d’ami·e·s de l’« exogroupe » (amitié directe) et leur nombre d’ami·e·s qui ont des ami·e·s de l’« exogroupe » (amitié indirecte). Selon cet article, une corrélation existerait entre contacts (directs ou indirects) et réduction des préjugés. Une causalité ne serait pas à exclure selon les auteur·rice·s (d’autres travaux sur l’Irlande du Nord affirment, eux, qu’elle existe bel et bien), mais nécessiterait une nouvelle enquête. En se focalisant sur ce lien causal unique, entre contacts et attitudes positives, la théorie du contact est ainsi rapidement opératoire dans la recherche. Les chercheur·se·s peuvent expliquer leurs résultats par le seul prisme de l’échelle des individus en les associant à une catégorisation ethnique binaire et réifiante. Iels excluent la possibilité que les conflits puissent s’expliquer par le prisme d’autres catégories sociales, comme celles de classe ou de genre, et par celui d’autres échelles, comme les échelles structurelles, rendant ainsi leurs travaux facilement mobilisables dans la pratique.
The research programmes and the internationalisation of the academic field led to the publication of numerous scientific articles employing contact theory, lending credence to the idea that Northern Irish conflicts could be analysed at the level of the individual. Between 2004 and 2017, 153 articles drawing on the example of Northern Ireland were published in scientific journals.[6] Their main focus is the effect of contact in three specific contexts: in friendships, in schools and in the residential domain. For their surveys, the researchers essentially employed questionnaires to find out if there is a correlation, or even a causal effect, between the number of contacts and individual attitudes that they perceive as positive. They assume that respondents can be categorised uniformly as either “Catholic” or “Protestant”, that a respondent cannot be simultaneously “Catholic” and “Protestant”, and exclude from their analysis respondents who claim to be neither one nor the other. One of the first studies to achieve academic success, attracting almost 294 citations,[7] is revealing. Entitled “Effects of Direct and Indirect Cross-Group Friendships on Judgments of Catholics and Protestants in Northern Ireland” and published in 2004 by four researchers, this article reports on a survey about the effects of direct and indirect friendships.[8] After being required to identify themselves as “Catholic” or “Protestant” (respondents who answered “other” were excluded from the analysis), each person had to place a cross on a so-called “feeling thermometer” ranging from “extremely unfavourable” to “extremely favourable” in order to mark his or her position with respect to what the authors call the “outgroup”. The authors then established a correlation between each respondent’s answers and the number of friends they had in the “outgroup” (direct friendship) and the number of friends who had friends in the “outgroup” (indirect friendship). According to this article, there is a correlation between (direct or indirect) contacts and lower levels of prejudice. In the view of the authors, there may even be a causal effect (other studies on Northern Ireland, for their part, state that there is definite causality), but this would require further study. By focusing on this single supposedly causal effect between contacts and positive attitudes, contact theory quickly became operational in research. Researchers were able to explain their results solely through the prism of individuals, by linking them with a binary and reifying ethnic categorisation. They exclude the possibility that conflicts might be explained through the prism of other social categories, such as class or gender, and by other levels, such as social structures, all of which makes their work easy to use in practice.
Dès sa stratégie A Shared Future, en 2005, le bureau exécutif reprend la théorie du contact. Cette réappropriation politique s’explique par la croyance, des chercheur·se·s mobilisant cette théorie et du bureau exécutif, en la ségrégation comme problème public. Dans la politique T:BUC, l’argument principal du bureau exécutif repose sur le recensement qui démontrerait la présence de « barrières » entre « catholiques » et « protestant·e·s »[9] qui auraient tendance, selon lui, à choisir de vivre dans des quartiers correspondant à leur « identité » créant de fait un double parc de logement[10]. Dans ces stratégies, le bureau exécutif présente, comme les chercheur·se·s mobilisant la théorie du contact, la ségrégation comme un gâchis moral. Cet argument s’entrecroise avec un argument propre au bureau exécutif : la ségrégation serait aussi un gâchis en matière de coût économique. Elle entraînerait, entre autres, des difficultés de gestion du parc de logement et donnerait une image négative aux investisseurs. Dans un rapport commandé en 2007 par le bureau exécutif et nommé Research into the Financial Cost of the Northern Ireland Divide, le cabinet Deloitte estime que la ségrégation engendre une perte annuelle de PIB de 1,5 milliard de livres et irait à l’encontre de la supposée rationalité économique.
The Executive Office drew upon contact theory in its 2005 strategy, A Shared Future. The reason for this political appropriation was the belief held both by the researchers who applied this theory and by the Executive Office that segregation was a public problem. In the T:BUC policy, the Executive Office’s main argument cited the census, which supposedly demonstrated the existence of “barriers” between “Catholics” and “Protestants”[9] who, in its view, tend to choose to live in areas that correspond to their “identity”, thereby creating a split housing stock.[10] In these strategies, the Executive Office, like the researchers who used contact theory, presented segregation as a form of moral failure. This argument overlaps with an argument specific to the Executive Office, which is that segregation is also an economic failure. Among other things, the Office claimed that it created problems in managing the housing stock and conveyed a negative image to investors. In a report commissioned in 2007 by the Executive Office, named Research into the Financial Cost of the Northern Ireland Divide, the firm Deloitte concluded that segregation was the cause of an annual £1.5 billion loss of GDP and ran counter to apparent economic rationality.
Pour faire face à cette ségrégation, les chercheur·se·s et le bureau exécutif partagent l’idée qu’il est nécessaire d’augmenter les contacts entre individus afin de transformer leurs comportements. L’augmentation des contacts permettrait de transformer les choix résidentiels en « s’attaquant aux obstacles qui empêchent les individus de choisir de vivre dans un quartier résidentiel partagé »[11]. Les principales mesures de T:BUC sont significatives : partage de cours entre écoles protestantes et catholiques, mixité résidentielle, démolition de murs de la paix. Les chercheur·se·s et le bureau exécutif supposent que les conflits s’expliquent par la concentration d’individus catégorisés comme « catholiques » ou comme « protestant·e·s ». Cette concentration générerait en soi des attitudes négatives. Cela implique que l’environnement direct d’un individu explique ses préjugés. Il serait entouré d’individus qui l’empêcheraient d’avoir une attitude positive. Comme avec la théorie des effets de quartier (Slater, 2013), les chercheur·se·s et le bureau exécutif renvoient la responsabilité des conflits aux individus eux-mêmes. Ils excluent l’idée que la ségrégation puisse permettre des formes de protection défensive ou bien d’entre-aide. Ils écartent aussi l’idée que les inégalités structurelles seraient une des causes de la ségrégation, alors qu’en Irlande du Nord, 16 des 20 quartiers les plus défavorisés sont occupés par des personnes se déclarant majoritairement « catholiques » lors du recensement (Knox, 2016). La théorie du contact et les politiques de « bonnes relations » soulèvent d’ailleurs des controverses dans le champ académique nord-irlandais. Des chercheur·se·s en science politique critiquent les politiques établissant une symétrie entre un groupe défini comme « protestant » et un autre comme « catholique », occultant la lecture des conflits comme le résultat des rapports de domination historiques produits par l’État britannique en Irlande (voir, par exemple, McVeigh, 2002). Des chercheur·se·s en études urbaines montrent aussi l’importance des inégalités spatiales qu’elles soient ethniques ou de classe. Selon elles et eux, la ségrégation ne peut s’expliquer par le seul manque de contacts. Elle est le résultat de politiques discriminatoires à l’encontre des demandeur·se·s de logements sociaux « catholiques » (appartenance réelle ou supposée) avant l’instauration du bailleur gouvernemental en 1971, de déplacements de population à cause de violences (à Belfast, entre 1969 et 1973, 60 000 personnes ont dû quitter leur logement, souvent sous la contrainte) et, plus récemment, de la gentrification (voir, par exemple, Murtagh, 2011 ; 2016). Toutefois, pour des raisons politiques, le gouvernement local ne mobilise pas ces travaux. Il montre un certain désintérêt par rapport à ces recherches qui demanderaient de penser des transformations structurelles (Herrault, 2020). Ce désintérêt s’explique également par un mode relativement autonome de production scientifique de ces chercheur·se·s en études urbaines qui produisent des travaux non ouvertement prescriptifs contrairement à ceux mobilisant la théorie du contact (ibid.).
To tackle this segregation, the researchers and the Executive Office concurred that what was needed was to change individual behaviours by increasing the number of contacts between people. Increasing contacts would alter residential choices by “tackling the barriers that prevent individuals from opting to live in a shared housing area”[11]. The main measures contained in T:BUC are significant: shared playgrounds between Protestant and Catholic schools, residential mixing, demolition of peace lines. The researchers and the Executive Office assume that conflict can be explained by the concentration of individuals categorised as “Catholic” or as “Protestant”, a concentration that would ipso facto elicit negative attitudes. This view implies that an individual’s direct environment explains their prejudices, i.e., that they are unable to hold a positive attitude because of the people around them. As with neighbourhood effect theory (Slater, 2013), the researchers and the Executive Office attributed responsibility for the conflicts to the individuals themselves. They ruled out the idea that segregation can facilitate forms of self-defence or mutual help. They also ruled out the idea that structural inequalities might be one of the causes of segregation, despite the fact that 16 of the 20 most disadvantaged areas in Northern Ireland are occupied by people who mostly described themselves in the census as “Catholic” (Knox, 2016). Contact theory and “good relations” policies have sparked controversies in Northern Ireland’s academic field. Political science researchers criticise policies that establish a symmetry between a group defined as “Protestant” and another as “Catholic”, ignoring the possibility that the Troubles were a product of historical relations of domination maintained by the British state in Ireland (see, for example, McVeigh, 2002). For their part, researchers in urban studies have shown the importance of spatial inequalities whether ethnic or class-based. According to them, segregation cannot be explained by lack of contact alone. It is the outcome of discriminatory policies directed at (actual or perceived) “Catholic” applicants for social housing before the introduction of government housing in 1971, of population displacements caused by violence (in Belfast, between 1969 and 1973, 60,000 people had to leave their homes, often under pressure) and, more recently, by gentrification (see, for example, Murtagh, 2011; 2016). However, for political reasons, the local government does not draw upon these studies. It demonstrates a certain lack of interest in such research, which would oblige it to think in terms of structural change (Herrault, 2020). This lack of interest is also explained by the relatively autonomous mode of scientific production typical of researchers in urban studies, who are not overtly prescriptive in their conclusions, unlike the proponents of contact theory (ibid.).
Les chercheur·se·s comme « ami·e·s critiques »
Researchers as “critical friends”
L’intérêt symbolique pour la spatialisation de la théorie du contact
The symbolic interest in the spatialisation of contact theory
Ces prises de position homologues, autour de l’idée que la réconciliation passe par une transformation des comportements individuels, ont rendu possible une rencontre entre des chercheur·se·s et des institutions à la recherche de légitimation. Au début des années 2000, cette rencontre est organisée par un établissement ayant la charge de la réconciliation auprès du bureau exécutif, le Community Relations Council (CRC), sous l’impulsion du directeur en poste entre 2002 et 2012. La trajectoire de ce dernier est autant liée au champ académique qu’au champ administratif. En 2002, quand il accepte la fonction de directeur, ayant la volonté de mettre sa recherche au service de la pratique, il suspend son poste de chercheur en science politique à l’université d’Ulster, poste obtenu après son doctorat en 1987. Cette volonté s’explique notamment par des dispositions familiales. Son père est directeur, entre 1980 et 1994, du plus grand centre chrétien promouvant la réconciliation, Corrymeela. Fondé en 1965, ce centre se présente comme un lieu de dialogue pour résoudre les conflits, idée aujourd’hui reprise par le bureau exécutif (Hughes, 2017). Au milieu des années 1990, Corrymeela accueille, lors d’ateliers de discussion, près de 8 000 personnes par an, principalement des groupes scolaires et des victimes des conflits (ibid.).
These parallels in the stances taken around the idea that reconciliation requires a change in individual behaviour facilitated an encounter between academics and institutions in quest of legitimacy. In the early 2000s, this encounter was organised by an arm’s-length body of the Executive Office responsible for reconciliation, the Community Relations Council (CRC), instigated by the man who headed it between 2002 and 2012. His career reflects connections with both the academic and administrative fields. In 2002, when he accepted the post of director in the hope of turning his research to practical use, he gave up his post as a political science researcher at Ulster University, obtained after his doctorate in 1987. This aspiration notably had roots in familial disposition. Between 1980 and 1994, his father was the director of Corrymeela, the biggest Christian centre for the promotion of reconciliation. Founded in 1965, this centre described itself as a place of dialogue for the resolution of conflict, an idea now adopted by the Executive Office (Hughes, 2017). In the mid-1990s, Corrymeela’s discussion workshops attracted almost 8000 people a year, mainly school groups and victims of the Troubles (ibid.).
S’engager dans le champ administratif permet au directeur du CRC, à la tête d’une équipe de quinze personnes, d’accumuler un capital social. S’il publie peu d’articles scientifiques avant d’arriver au CRC, il est reconnu, en tant que directeur, comme l’un des principaux théoriciens et professionnels de la réconciliation. Cette reconnaissance arrive, notamment, en 2004, lorsqu’il crée la revue Shared space qui s’inscrit dans le paysage local grâce à une diffusion moyenne de 1 000 exemplaires par numéro. De 2005 à 2017, le CRC publie 18 numéros comptant plus de 100 articles écrits principalement par des psychologues et des politistes[12]. Avec cette revue, le directeur souhaite apporter à l’« espace partagé » une légitimité autant scientifique que pratique (entretien, décembre 2017). Les auteur·e·s ont progressivement renforcé la généralité du contenu de la revue en alternant registre analytique et registre prescriptif. Le premier numéro en offre une illustration : trois articles sur les cinq que comporte la revue concluent en détaillant les orientations politiques devant être suivies.
Moving to the administrative field offered a way for the director of the CRC, at the head of a team of 15 people, to accumulate social capital. Although he had published few scientific articles before arriving at the CRC, as its director, he was recognised as one of the main theoreticians and professionals of reconciliation. This recognition came, in particular, in 2004, when he created the journal Shared Space, which established itself in the local landscape through an average circulation of 1000 copies. Between 2005 and 2017, the CRC published 18 issues of the journal containing more than 100 articles written mainly by psychologists and political scientists.[12] Through this journal, the director sought to endow “shared space” with both scientific and practical legitimacy (interview, December 2017). The authors published in the journal gradually increased the generality of its content by alternating between the analytical and prescriptive registers. The first issue of the journal provides an illustration: three of the journal’s five articles conclude by setting out political orientations.
Shared space participe au durcissement du problème de la ségrégation en spatialisant le manque de contacts. Dès le premier numéro, un chercheur publie un article intitulé « Belfast : Strategies for a Shared City »[13]. Utilisant un registre de langue inquiétant, il affirme que seuls quelques espaces pourraient être considérés comme « partagé »[14], que la ségrégation « empêche la possibilité de créer un sens civique commun »[15], tout en proposant (entre autres) de démolir les murs de la paix. Si les murs étaient présentés par le gouvernement comme des moyens de protection pour les populations pendant les conflits (Dawson, 1984), ce chercheur défend, comme le directeur du CRC, une autre grille de lecture. Ce dernier présente, lors d’un entretien (décembre 2017), les conflits comme étant liés à un problème d’organisation spatiale qui empêcherait les contacts. Il prône l’instauration de « quotas » pour transformer l’organisation de l’espace résidentiel, seul moyen, selon lui, de produire des contacts permanents.
Shared Space helped to exacerbate perceptions of segregation as a problem by spatialising lack of contact. In the very first issue, a researcher published an article entitled “Belfast: Strategies for a Shared City”.[13] Setting a disquieting linguistic tone, he claimed that only a few spaces could be considered as “shared”,[14] that segregation “negates the chance of creating a sense of civic unity”,[15] while proposing (among other things) the demolition of peace lines. Whereas during the Troubles, these walls were presented by the government as a source of protection for the populations (Dawson, 1984), this researcher, like the CRC’s director, proposed a different interpretation. In an interview in December 2017, the director described the conflicts as being caused by a problem of spatial organisation which, in his view, prevented contact. He advocated the introduction of “quotas” to alter the organisation of residential space, in his view the only way to ensure continuous contact.
Deux professeurs en urbanisme de l’université Queen’s amplifient ensuite le travail de spatialisation et suscitent un fort intérêt symbolique. En 2008, la mairie de Belfast et le CRC leur commandent des rapports. Leur expertise ayant un certain succès, ils obtiennent en 2011 une nouvelle bourse de 500 000 £ attribuée par le programme PEACE. Dans leurs rapports, ils affirment que la ségrégation structure l’espace. En cartographiant la concentration résidentielle d’individus catégorisés comme « catholiques » ou comme « protestants », les deux chercheurs déplorent que Belfast ait une « forme spatiale […] dont la caractéristique sectaire est un ouest à prédominance catholique/nationaliste et un est à prédominance protestante/unioniste »[16]. Ils regrettent que la ville soit totalement structurée par des rapports ethniques : « les routes, les parkings, les friches, les portails, les murs, les bâtiments et autres remparts contribuent tous à maintenir une ville ethniquement et socialement divisée »[17]. Ce registre spatial s’inscrit dans une tendance en Europe de l’Ouest de spatialisation des problèmes publics qui amène à penser les concentrations de groupes sociaux en dehors des mécanismes structurels (Tissot et Poupeau, 2005). Les auteurs du rapport présupposent que la ségrégation se reproduirait par elle-même dans l’espace et occultent les ressorts structurels ayant conduit à cet état de ségrégation. Ils s’intéressent aux divisions spatiales, non pas pour montrer les processus ségrégatifs liés à des inégalités et des discriminations, mais pour définir des « géographies sectaires » et des « espaces ethniques » qui seraient « sujets à la méfiance mutuelle » et aux « références tribales »[18]. Ils lient de façon alarmante manque de contacts et oppositions en faisant porter la responsabilité aux « communautés à identité unique » qui auraient « eu tendance à devenir très insulaires et autonomes »[19]. En s’éloignant des inégalités à l’origine de la ségrégation analysées dans des travaux en études urbaines, ces chercheurs produisent un schème de perception que les institutions peuvent facilement reprendre pour affirmer qu’il serait prioritaire de produire des « espaces partagés ».
Two professors of urban planning from Queen’s University Belfast then sparked great symbolic interest by expanding on the issue of spatialisation through reports commissioned from them in 2008 by Belfast City Council and the CRC. Since their evaluation achieved a certain success, in 2011 they obtained a further grant of £500,000 awarded by the PEACE programme. In their reports, they argue that segregation structures space. Having mapped the residential concentration of individuals categorised as “Catholic” or as “Protestant”, the two researchers noted with regret that Belfast has a “spatial form in a city whose sectarian signature is a predominantly Catholic/Nationalist West and a predominantly Protestant/Unionist East”.[16] They deplored the fact that the city was entirely structured by ethnic relations: “Roads, car parks, blighted land, gates, fences, buffer buildings and other bulwarks all contribute to sustaining an ethnically and socially divided city”.[17] This spatial register reflects a tendency in Western Europe to spatialise public problems, with the result that concentrations of social groups are interpreted without reference to structural mechanisms (Tissot and Poupeau, 2005). The report’s authors assume that spatial segregation would be automatically self-reproducing, and ignore the structural factors that led to this state of segregation. They look at spatial divisions not to show segregationist processes as a consequence of inequalities and discriminations, but to define “sectarian geographies” and “ethnic spaces” that are supposedly “prone to mutual mistrust” and to “tribal references”.[18] To an alarming degree, they equate lack of contact with hostility by placing the responsibility on “single-identity communities” that have “tended to become very insular and self-reliant”.[19] By distancing themselves from the inequalities identified in urban studies research as being at the root of segregation, these researchers produced a framework of perception that institutions can easily draw on to argue that the priority is to create “shared spaces”.
Le recours aux chercheur·se·s pour concevoir et légitimer un seuil ethnique
Looking to academics to conceive and legitimise an ethnic threshold
Si l’engagement du CRC et de son directeur permet de comprendre l’intérêt symbolique pour les travaux autour de la théorie du contact, un groupe ministériel met au jour également le fort intérêt conceptuel qu’ont porté des fonctionnaires à ces travaux.
While the involvement of the CRC and its director may explain the symbolic interest in research founded on contact theory, a ministerial group also reveals the strong conceptual interest that civil servants took in these studies.
Le département pour les Communautés et le bailleur social gouvernemental, gérant près de 86 000 logements sociaux (Frey, 2018), conçoivent un des projets phares du bureau exécutif, celui de la construction de résidences « partagées ». Une résidence correspond à un ensemble d’immeubles et/ou de maisons individuelles, composé en moyenne de 50 logements sociaux. Chaque ensemble ne doit pas être habité par plus de 70 % de résident·e·s qui se déclarent, à la demande du NIHE lors de l’inscription sur liste d’attente, « catholiques » ou de résident·e·s qui se déclarent « protestant·e·s ». En 2013, le bureau exécutif lance la construction de dix résidences « partagées », puis décide, en 2016, de les généraliser : 200 des 1 000 logements sociaux construits par an doivent dorénavant être « partagés ».
The Department for Communities and the NIHE, which is responsible for almost 86,000 social housing units (Frey, 2018), designed one of the Executive Office’s flagship policy: the construction of “shared” housing schemes. A housing scheme is defined as a group of apartment buildings and/or individual houses comprising an average of 50 social housing units. To qualify as “shared”, a scheme had to house no more than 70% of people who answered “Catholic” or “Protestant” when applying to NIHE to join the social housing waiting list. In 2013, the Executive Office launched the construction of 10 “shared” housing schemes, then in 2016 decided to extend the policy, requiring that 200 of the approximately 1000 social housing units built each year were now to be “shared”.
Ce projet s’inscrit dans une réforme du logement social qui transforme la position du NIHE dans le champ du pouvoir. Après avoir développé un système public fondé sur la construction massive de logements sociaux pour réduire les inégalités, le gouvernement britannique se désengage du logement social dans les années 1980, entraînant une forte résidualisation du parc social au Royaume-Uni (Pearce et Vine, 2014) et tout particulièrement en Irlande du Nord où plus de 122 000 logements sociaux sont privatisés entre 1979 et 2018[20] (l’ensemble du parc de logements comprend 790 328 unités[21]). Quant au nombre de nouveaux logements sociaux construits, il passe d’environ 10 000 par an au début des années 1980 à seulement 1 028 en moyenne par an entre 2011 et 2018 (Murtagh, 2016). L’État amplifie son désengagement en 1998. En s’appuyant sur le présupposé d’une concurrence productive, le gouvernement britannique retire la compétence de construction au NIHE pour la confier exclusivement à des bailleurs sociaux privés à but non lucratif, les housing associations, qui gèrent aujourd’hui 37 000 logements sociaux (Frey, 2018).
This policy was part of a reform of social housing that transformed NIHE’s position in the field of power. Having developed a public system founded on the mass construction of social housing in order to reduce inequalities, the British government pulled out of social housing in the 1980s. This led to a sharp residualisation of the social housing stock in the UK (Pearce and Vine, 2014) and particularly in Northern Ireland, where more than 122,000 social housing units were privatised between 1979 and 2018[20] (the total housing stock is 790,328 dwellings).[21] In parallel, the number of new social housing units built fell from around 10,000 a year at the beginning of the 1980s to an average of only 1028 a year between 2011 and 2018 (Murtagh, 2016). The state withdrew further from the sector in 1998. Relying on a belief in productive competition, the British government stripped the NIHE of its homebuilding role, which was transferred exclusively to housing associations, which now manage 37,000 social housing units (Frey, 2018).
Ne pouvant plus construire de logements, le NIHE trouve dans les « bonnes relations » un nouveau domaine à investir (Herrault, 2020). En 2005, il crée l’unité de Cohésion communautaire, composée d’environ 20 personnes, qui promeut des activités entre « communautés » au sein de ses résidences. Le NIHE trouve dans ce domaine un intérêt bien particulier, celui de garder le contrôle des responsabilités stratégiques et de gestion qui lui sont toujours confiées. Chargé de l’attribution de l’ensemble des logements sociaux, il voit les « bonnes relations » comme un moyen de répondre à un double objectif du gouvernement britannique, celui de faire face à la ségrégation érigée comme problème public depuis le rapport Cantle de 2001 (délaissant l’idée auparavant dominante que concentration ethnique et « intégration » sont compatibles) et celui de réduction de la vacance (Sala Pala, 2013 ; Finney et al., 2019). Selon le NIHE, la division ethnique du parc social entraînerait des comportements allant à l’encontre de la réconciliation et restreindrait les choix de location des demandeur·se·s, ce qui aurait comme conséquence d’augmenter la vacance[22]. Durant l’année 2017-2018, le NIHE affirme avoir dû reloger 425 familles à la suite d’intimidations par des paramilitaires[23]. Certain·e·s demandeur·se·s ne choisiraient pas, selon le bailleur, des quartiers par peur d’être intimidé·e·s en vivant avec l’autre « communauté ».
Having lost the power to build homes, the NIHE lighted upon “good relations” as a new sphere of influence (Herrault, 2020). In 2005, it created the Community Cohesion Unit, a team of some 20 people, which promotes activities between “communities” within its estates. The NIHE found this a particularly fertile furrow to plough in that in this way it was able to maintain control of the strategic and management responsibilities that it still holds. Tasked with allocating all the social housing units, it saw “good relations” as a means of fulfilling a dual British government objective: tackling the segregation identified as a public problem since the 2001 Cantle report (abandoning the previously dominant idea that ethnic concentration and “integration” were compatible), and reducing inoccupancy (Sala Pala, 2013; Finney et al., 2019). According to the NIHE, the ethnic divide in the social housing stock is a source of behaviours that are inimical to reconciliation and restrict applicants’ rental choices, and therefore contribute to growing numbers of vacant homes.[22] In the year 2017-2018, the NIHE claimed that it had to rehouse 425 families because of intimidation by paramilitaries.[23] It argued that certain applicants would not choose particular areas for fear of being intimidated over their cohabitation with the other “community”.
Le projet de résidences « partagées » n’en reste pas moins controversé et rencontre l’opposition d’associations travaillant sur le droit au logement (Murtagh et O’Neill, 2017 ; Herrault, 2020)[24]. L’imposition du seuil de 70 % pourrait, selon elles, maintenir les inégalités. En effet, le NIHE attribue des points selon le critère du besoin[25] aux demandeur·se·s réparti·e·s sur des listes d’attente territorialisées (chaque demandeur·se de logement choisit deux zones de préférence). Selon ces associations, les demandeur·se·s qui se déclarent, lorsque le bailleur le demande, « catholiques » représentent dans certains quartiers plus de 70 % des demandeur·se·s prioritaires selon le critère du besoin dans un contexte où le NIHE ne peut répondre à l’ensemble des demandes de logements sociaux et où les inégalités ethniques perdurent. En 2013-2014, un·e demandeur·se qui se déclare, lors de son inscription sur liste d’attente, « protestant·e » attend neuf mois en temps médian alors qu’un·e demandeur·se qui se déclare « catholique » attend quinze mois et qu’un·e demandeur·se qui se déclare « autre » attend treize mois[26]. Pour respecter le seuil, le NIHE n’attribue toutefois pas les logements dans les résidences « partagées » selon un critère ethnique, ce qui est interdit par la loi. L’organisme explique qu’il attribue toujours les logements selon le critère du besoin, ce qui permet de contenir les critiques des associations. Le bailleur développe tout de même des stratégies pour respecter ce seuil, notamment en changeant les limites territoriales des listes d’attente (Herrault, 2020). Comme d’autres bailleurs au Royaume-Uni (Sala Pala, 2013), le NIHE s’éloigne progressivement, avec ces stratégies, d’une politique focalisée sur le seul critère du besoin. Ce système avait permis de mettre fin aux discriminations ethniques qui, avant l’établissement du NIHE en 1971, structuraient l’accès au logement social (Murtagh, 2016).
Nonetheless, the “shared” housing policy remains controversial, and has encountered opposition from non-governmental organisations working on housing rights (Murtagh and O’Neill, 2017; Herrault, 2020),[24] which took the view that imposing the 70% threshold might maintain inequalities. Indeed, the NIHE awards points based on the criterion of housing need to applicants placed on spatialised waiting lists (each housing applicant can choose two preferred areas).[25] According to these organisations, applicants who describe themselves as “Catholic” in applications for social housing represent more than 70% of priority applicants in certain areas as classified by need, in circumstances where the NIHE is unable to satisfy all the applications for social housing and where ethnic inequalities persist. In 2013-2014, an applicant who identified himself or herself as “Protestant” when signing up for social housing waited an average of nine months for a home, whereas an applicant who identified himself or herself as “Catholic” waited 15 months, and an applicant who answered “other” waited 13 months.[26] However, the NIHE does not apply ethnic criteria in order to maintain the threshold when allocating homes in a “shared” housing scheme, which would be against the law. The NIHE bypasses complaints from the non-governmental organisations by arguing that it always allocates homes on the basis of need. Nonetheless, it has developed other strategies to maintain the 70% threshold, in particular by changing the area boundaries of the waiting lists (Herrault, 2020). Like other social landlords in the United Kingdom (Sala Pala, 2013), the NIHE has gradually moved away with these strategies from a policy solely focused on meeting housing need, though this approach had helped to end the ethnic discrimination which, before the establishment of the NIHE in 1971, structured access to social housing (Murtagh, 2016).
Pour légitimer le seuil, le bureau exécutif met en place un groupe ministériel en 2013. Trois fonctionnaires du département pour les Communautés, deux du NIHE et un employé de la fédération des bailleurs sociaux privés y siègent. Particularité de ce groupe, les fonctionnaires du département invitent un chercheur en urbanisme et un chercheur en science politique à participer, l’objectif étant qu’ils offrent des « conseils ». Ce souhait d’inclure des chercheurs s’explique notamment par l’engagement récent des fonctionnaires dans les « bonnes relations ». La trajectoire de l’un d’entre eux est révélatrice. Ayant travaillé pendant 17 ans au département pour les Communautés sur des questions de sécurité, ce fonctionnaire rejoint, au début des années 2000, le service chargé du renouvellement urbain de l’ouest de Belfast, puis devient responsable du projet de résidences « partagées ». À la suite du processus de réconciliation, l’objectif n’est plus de proposer des mesures défensives, mais de réduire la ségrégation. Afin de se former, il obtient une licence en développement communautaire dans le département de science politique de l’université d’Ulster, lié au centre INCORE. Ayant suivi une formation donnée par des chercheur·se·s venant du champ des conflits et de la paix, il adopte leurs visions et explique qu’il voit leur rôle dans le groupe ministériel comme celui d’« amis critiques » (entretien, octobre 2016).
To legitimise the threshold, in 2013 the Executive Office set up a ministerial group consisting of three civil servants from the Department for Communities, two from the NIHE and one employee from the Northern Ireland Federation of Housing Associations. A distinctive feature of this group was that the Department civil servants invited a researcher in urban planning and another in political science to participate in an “advisory” capacity. One reason for this desire to include researchers was the recent engagement of civil servants in the policy of “good relations”. The background of one of the members of this group is revealing. Having worked for 17 years on security issues at the Department for Communities, in the early 2000s, he joined the section responsible for neighbourhood renewal in West Belfast, then became responsible for the delivery of “shared” housing, at a time when, under the reconciliation process, the aim was no longer to support protective measures but to reduce segregation. As part of his training, he obtained a degree in community development from the School of Applied Social and Policy Sciences, linked with INCORE. Having been taught there by specialists in peace and conflict studies, he adopted their viewpoints and explained that he saw the role of the researchers in the ministerial group as to be “critical friends” (interview, October 2016).
Les deux chercheurs invités ont approuvé une étude sur le projet de résidences « partagées » en affirmant qu’elle ne comportait pas de « lacunes » par rapport à la recherche sur la ségrégation en Irlande du Nord. Cette autorité scientifique permet aux fonctionnaires de légitimer les principaux critères pour créer une résidence qui soit « partagée ». Pour défendre le seuil de 70 %, les fonctionnaires mobilisent la théorie du contact, mais également la théorie du point de basculement de l’économiste Thomas Schelling. Dans l’étude, ils s’appuient sur un dispositif de catégorisation ethnique et sur une représentation négative attachée à la concentration d’individus ainsi désignés. Ils affirment qu’un agent satisfait, qu’ils catégorisent comme « catholique » ou comme « protestant », est un agent entouré d’au moins 30 % d’individus qui lui seraient semblables. Le seuil de 70 % permettrait que les individus ne se sentent pas isolés et ne partent pas. Cette théorie apporte une légitimité scientifique à une norme politique, établissant la « bonne » répartition des résident·e·s des logements sociaux. En France, les politiques de « mixité » sont sous-tendues par une idée similaire, celle d’un supposé « seuil de tolérance » (Belmessous, 2013 ; Bourgeois, 2013). Les usages d’un tel seuil se sont focalisés sur des minorités ethniques pour légitimer le fait qu’il serait nécessaire de les répartir sur les territoires afin de ne pas créer de problèmes sociaux (de Rudder, 1979). Cette volonté a naturalisé le racisme en présupposant qu’il existerait une altérité entre les minorités et le reste de la population, tout en occultant les rapports de domination (ibid., p. 22). En Irlande du Nord, l’usage du seuil ne se réduit pas aux minorités ethniques. Il s’applique à la catégorie ethnique dominante et à celles qui sont dominées. Ce seuil sert surtout à accuser les comportements des individus qui seraient, selon l’étude des fonctionnaires, eux-mêmes responsables d’une « autoségrégation » par leurs attitudes négatives et leurs choix résidentiels, écartant ainsi la grille de lecture centrée sur les inégalités ethniques et le manque de logements sociaux.
The two guest researchers approved a study on the “shared” housing policy, stating that it contained no “gaps” with respect to research on segregation in Northern Ireland. This scientific imprimatur gave the civil servants the green light to legitimise the main criteria for the creation of “shared” housing schemes. To justify the 70% threshold, they applied contact theory, as well as the tipping point model, a theory propounded by the economist Thomas Schelling. In the study, they relied on a system of ethnic categorisation and on the idea of negative representations being attached to the concentration of individuals thus categorised. They argued that a satisfied agent, classified as “Catholic” or as “Protestant”, is an agent surrounded by at least 30% of individuals belonging to the same category as himself or herself. With the 70% threshold, individuals would not feel isolated and would not leave. This theory gave scientific legitimacy to a political norm, establishing the “right” proportions of social housing residents. In France, “social mix” policies are also underpinned by a similar idea, a so-called level of acceptance (Belmessous, 2013; Bourgeois, 2013), and the use of such a threshold has been applied to ethnic minorities to justify the need for them to be distributed spatially in order to avoid creating social problems (de Rudder, 1979). This approach has had the effect of naturalising racism on the assumption that there exists an alterity between minorities and the rest of the population, while ignoring relations of domination (ibid., p. 22). In Northern Ireland, the use of the threshold is not confined to ethnic minorities. It applies to both the dominant ethnic category and the dominated categories. This threshold is primarily used to shine the spotlight on the behaviour of individuals who, according to the civil servants’ study, are the cause of their own “self-segregation” because of their negative attitudes and residential choices, a view that precludes an interpretative framework based on ethnic inequalities and the shortage of social housing.
Définir les « bons » comportements dans les logements sociaux
Defining “good” behaviour in social housing
Dans le groupe ministériel mentionné, les fonctionnaires définissent un autre critère : tous les résident·e·s des résidences « partagées » doivent signer une charte de « bon voisin » qui les enjoint à respecter l’ensemble des cultures et à ne pas ériger de drapeaux à l’effigie de l’unionisme ou du nationalisme. Iels doivent aussi participer à des activités de « bonnes relations » comme des petits déjeuners communs. Les fonctionnaires justifient ce choix en s’appuyant sur un rapport, Exploring New Residents’ Experiences of Contact in Mixed Areas of Belfast, financé par une bourse de 10 000 £ du CRC et écrit par un maître de conférences en psychologie de l’université Queen’s et par une doctorante travaillant sous sa direction. Avec ce rapport, le CRC souhaite montrer la nécessité du seuil de 70 % dans l’attribution des logements sociaux. Pour les deux chercheur·se·s, s’engager auprès du CRC est une opportunité pour mener une enquête, ensuite publiée dans le prestigieux British Journal of Social Psychology, tout en répondant à l’injonction du gouvernement britannique de produire des « déclarations crédibles » des « retombées économiques et/ou sociétales » de leur travail (Chubb et Watermeyer, 2017, p. 3).
The civil servants on the ministerial group established another criterion: all the residents of “shared” housing schemes have to sign a “good neighbour” charter enjoining them to respect all cultures and not to display unionist or nationalist flags. They are also encouraged to participate in “good relations” activities, such as communal breakfasts. The civil servants justified this rule by reference to a report, Exploring New Residents’ Experiences of Contact in Mixed Areas of Belfast, funded by a £ CRC 10,000 grant and written by a senior lecturer in psychology from Queen’s University and by a doctoral candidate working under his supervision. With this report, the CRC sought to show the need for the 70% threshold in the allocation of social housing. For the two researchers, working with the CRC was an opportunity to conduct a survey, subsequently published in the prestigious British Journal of Social Psychology, while at the same time meeting the British government’s requirement to produce “credible statements” about the “economic and/or societal returns” from their work (Chubb and Watermeyer, 2017, p. 3).
Dans leur rapport, les deux chercheur·se·s fournissent des instruments d’action que les institutions ayant la charge du projet peuvent facilement s’approprier. Iels expliquent que, si les « quartiers mixtes » améliorent les « relations intercommunautaires », ce constat ne pourrait pas être généralisé aux résident·e·s récemment installé·e·s et venant d’un « quartier à identité unique »[27]. Quand ces résident·e·s reçoivent l’aide de résident·e·s du quartier, iels adopteraient un « ethos du partage ». Selon ces chercheur·se·s, sans cette aide, leur arrivée dans ces quartiers peut s’avérer autant positive que négative. En conséquence, iels proposent des mesures prêtes à l’emploi, comme l’instauration d’un pack de bienvenue, qui contiendrait des informations sur les normes de voisinage, pour aider les résident·e·s récemment installé·e·s à vivre la « mixité intergroupe »[28]. Le rapport constitue une véritable ressource symbolique et conceptuelle. La doctorante explique que le CRC le met en scène en le diffusant auprès d’élu·e·s du parlement local, de responsables de bailleurs sociaux et de journalistes (entretien, octobre 2017). Les trois fonctionnaires du département pour les Communautés reprennent d’ailleurs les idées de ce rapport pour concevoir une doctrine, établie dans un document de 18 pages intitulé Brief for the Delievery of Shared Housing, à destination des bailleurs sociaux privés[29]. Cette doctrine détaille les étapes à suivre par les bailleurs pour contrôler la répartition des résident·e·s des logements sociaux (en respectant le seuil de 70 %) et pour moraliser les comportements (en instaurant une charte de « bon voisin » et un programme prévoyant des activités de « bonnes relations » liés à des financements attribués par le département pour les Communautés).
In their report, the two researchers proposed practical instruments that the institutions responsible for the “shared” housing policy could easily adopt. They explained that, while “mixed areas” improve “intercommunity relations”, this observation could not be extended to recently settled residents who had arrived from a “single-identity area”. [27] When these new-movers received help from established residents, they would adopt an “ethos of sharing”. According to these researchers, without that help, their experience of arrival in these areas might equally turn out positive or negative. In consequence, they proposed ready-made tools, such as a welcome pack, which would contain information on neighbourly norms, in order to help recently arrived residents to experience “intergroup mixing”.[28] The report constituted a veritable symbolic and conceptual resource. The doctoral candidate explained that the CRC raised its profile by disseminating it to Members of the Legislative Assembly, directors of housing associations and journalists (interview, October 2017). The three civil servants from the Department for Communities then took up the ideas in the report to develop a doctrine, established in an 18-page document called Brief for the Delivery of Shared Housing, addressed to housing associations.[29] This doctrine sets out the steps housing associations should follow to monitor the distribution of social housing residents (to meet the 70% threshold) and to moralise behaviours (by establishing a programme of “good relations” activities and a “good neighbour” charter linked with funding allocated by the Department for Communities).
Conclusion
Conclusion
Retracer la construction théorique de l’« espace partagé » a permis de mettre en lumière les conditions cognitives et sociales de son émergence. Dans un contexte marqué par un conflit d’origine coloniale, l’« espace partagé » est légitimé par des savoirs singuliers. Si les travaux sur les effets de quartier se focalisent sur l’accès à l’emploi ou à l’éducation, ceux sur la théorie du contact portent sur la transformation des préjugés. Toutefois, ces deux théories partagent la croyance dans des transformations à l’échelle des comportements individuels. Véritable système générateur de schèmes de perception et d’action, les travaux sur la théorie du contact ont été repris à la suite d’une rencontre singulière, résultant d’un jeu d’intérêts entre des professionnel·le·s venant de deux champs distincts. Cette rencontre a contribué à la production de solutions pratiques à des problèmes pensés d’une manière spécifique. Elle va à rebours de l’idée selon laquelle les chercheur·se·s qui s’engagent dans la pratique se situeraient au-dessus de l’action. Au contraire, des travaux de sociologie urbaine (Lepetit et Topalov, 2001 ; Tissot, 2005 ; 2007), l’engagement de chercheur·se·s et leurs théories ont des effets symboliques et matériels. Ces chercheur·se·s produisent un travail de légitimation et de conceptualisation de l’action. Iels détiennent à la fois une position sociale faisant autorité et la capacité d’apporter des ressources symboliques et théoriques décisives pour concevoir et mettre en discours l’action. C’est sur la base de ces ressources symboliques que des fonctionnaires peuvent s’engager dans la mise en œuvre d’un projet croisant psychologie sociale et développement d’activités entre « communautés » ainsi qu’ingénierie sociale et établissement d’un seuil ethnique dans l’attribution de logements sociaux. Dans un contexte de résidualisation et de privatisation du logement social, la théorie du contact est ainsi mobilisée pour légitimer un projet qui met progressivement au second plan une politique focalisée sur la réduction des inégalités dans l’accès au logement, pourtant au centre de l’action du bailleur social gouvernemental lors de sa création en 1971.
By retracing the theoretical construction of “shared space”, this article seeks to highlight the cognitive and social conditions of its emergence. In a context marked by a colonialist conflict, “shared space” is legitimised by specific knowledges. While studies on neighbourhood effects focus on access to jobs or education, those on contact theory emphasise prejudice modification. However, both these theories share a belief in changes that occur at the level of individual behaviours. In a system that essentially generates schemas of perception and action, studies in contact theory were adopted following a specific encounter, the outcome of distinct interests of professionals engaged in two different fields. This encounter contributed to the production of practical solutions to problems conceived in a particular way. It runs counter to the idea that researchers who become involved in practice would remain above the fray. On the contrary, as demonstrated by work in urban sociology (Lepetit and Topalov, 2001; Tissot, 2005; 2007), the involvement of researchers and their theories has both symbolic and material effects. The work such researchers do serves to legitimise and conceptualise action. They simultaneously possess a social position that confers authority and the capacity to contribute symbolic and theoretical resources that are decisive in the conception and discursive legitimisation of action. It is on the basis of these symbolic resources that civil servants were able to begin implementing a “shared” housing policy in which social psychology and the development of activities between “communities” are combined with social engineering and the setting of an ethnic threshold in the allocation of social housing. Against a background of residualisation and privatisation in social housing, contact theory was thus used to legitimise a policy that has partially overridden the previous objective—focused on reducing social inequalities in access to housing—which has been central to the NIHE since its creation in 1971.
Pour citer cet article
To quote this article
Herrault Hadrien, « L’invention de l’“espace partagé” en Irlande du Nord. De la théorie du contact au contrôle de la répartition des résident·e·s des logements sociaux » [“The invention of ‘shared space’ in Northern Ireland. From contact theory to controlling the distribution of social housing residents”], Justice spatiale | Spatial Justice, no 17, 2022 (http://www.jssj.org/article/linvention-de-l-espace-partage-en-irlande-du-nord-de-la-theorie-du-contact-au-controle-de-la-repartition-des-resident-e-s-des-logements-sociaux).
Herrault Hadrien, « L’invention de l’“espace partagé” en Irlande du Nord. De la théorie du contact au contrôle de la répartition des résident·e·s des logements sociaux » [“The invention of ‘shared space’ in Northern Ireland. From contact theory to controlling the distribution of social housing residents”], Justice spatiale | Spatial Justice, no 17, 2022 (http://www.jssj.org/article/linvention-de-l-espace-partage-en-irlande-du-nord-de-la-theorie-du-contact-au-controle-de-la-repartition-des-resident-e-s-des-logements-sociaux).
[1] Nous nous inscrivons dans l’approche constructiviste de l’ethnicité de Brubaker (2006). Cette approche permet de questionner les catégorisations et les assignations de groupes et d’individus à un comportement spécifique. Elle nous amène à décrire la façon dont ils sont réifiés et associés à certains comportements qui iraient, selon les institutions étudiées, à l’encontre de la réconciliation.
[1] In this article, we draw on Brubaker’s constructivist approach to ethnicity (2006). This approach challenges the categorisations applied to groups and individuals and the supposedly specific behaviours attributed to them. This approach prompts us to describe the way in which they are reified and associated with behaviours which, according to the institutions studied, are inimical to reconciliation.
[2] Nous empruntons le terme de « rencontre » et l’analyse qui en découle à Tissot (2005). Son travail retrace la rencontre entre des sociologues et des fonctionnaires qui amène à la construction du problème public des « quartiers » en France.
[2] We borrow the term “encounter” and the associated analysis from Tissot (2005). Her work reconstructs the encounter between sociologists and civil servants which led to the construction of the “quartiers sensibles” (“sensitive areas”) as a public problem in France.
[3] Nous avons décidé d’anonymiser les personnes rencontrées en nommant seulement leur profession. S’il s’agit principalement de personnes publiques, notre choix s’explique pour une raison de visibilité. Les enquêté·e·s n’ont pas choisi d’être lié·e·s à notre travail en y étant indexé·e·s par les moteurs de recherche en ligne.
[3] We decided to anonymise the people interviewed by alluding solely to their jobs. While most of them are public figures, we made this decision for reasons of visibility. The interviewees did not choose to be identified in our work on online search engines.
[4] L’établissement d’un gouvernement nord-irlandais en 1998 n’a pas totalement mis fin au direct rule. Il a notamment été rétabli entre 2002 et 2007.
[4] The establishment of a Northern Irish government in 1998 did not entirely put an end to direct rule. Indeed, it was re-established between 2002 and 2007.
[5] Yves Gingras (2002) explique que l’internationalité du champ scientifique s’est réalisée avec l’augmentation de la circulation des chercheur·se·s et des écrits, mais surtout avec les phénomènes de collectivisation de la recherche, d’homogénéisation linguistique, d’internationalisation des sources de financement et de délocalisation des moyens de production du savoir.
[5] Yves Gingras (2002) explains that the scientific field becomes internationalised with the increase in the circulation of researchers and research papers, but above all with phenomena such as the collectivisation of research, linguistic uniformity, the internationalisation of funding sources and the delocalisation of the means of knowledge production.
[6] Nous avons formulé la requête suivante sur Web of science (22 octobre 2018) : « TS=(Intergroup contact OR contact hypothesis OR intergroup contact theory) AND TS=(Belfast OR Northern Ireland OR Londonderry OR Derry) ». Il ne s’agit donc pas seulement d’articles publiés par des chercheur·se·s appartenant aux universités nord-irlandaises ni ayant uniquement l’Irlande du Nord comme cas d’étude. Des revues de littérature ont également été incluses dans les résultats de notre requête. Ce nombre d’articles montre l’importante présence de cette grille de lecture pour analyser les conflits en Irlande du Nord.
[6] We posted the following search query on Web of science (22 October 2018) : “TS=(Intergroup contact OR contact hypothesis OR intergroup contact theory) AND TS=(Belfast OR Northern Ireland OR Londonderry OR Derry) ”. So it is not just articles published by researchers belonging to Northern Irish universities, nor just researchers using only Northern Ireland as their case study. Literature reviews were also included in the results of our search. The number of articles shows the extent to which this theoretical framework is used in the analysis of the Troubles in Northern Ireland.
[8] Paolini Stefania, Hewstone Miles, Cairns Ed, Voci Alberto, « Effects of Direct and Indirect Cross-Group Friendships on Judgments of Catholics and Protestants in Northern Ireland: The Mediating Role of an Anxiety-Reduction Mechanism », Personality and Social Psychology Bulletin, vol. 30, no 6, 2004, p. 770-786.
[8] Paolini Stefania, Hewstone Miles, Cairns Ed, Voci Alberto, “Effects of Direct and Indirect Cross-Group Friendships on Judgments of Catholics and Protestants in Northern Ireland: The Mediating Role of an Anxiety-Reduction Mechanism”, Personality and Social Psychology Bulletin, vol. 30, no 6, 2004, p. 770‑786.
[20] Department for Communities, Classification of Registered Housing Associations in Northern Ireland: Consultation Two – The Future of the House Sales Schemes, 2018.
[20] Department for Communities, Classification of Registered Housing Associations in Northern Ireland: Consultation Two – The Future of the House Sales Schemes, 2018.
[25] Pour attribuer les logements, le NIHE classe les demandes selon un système à points, prenant en compte en premier lieu l’urgence de la situation et l’état du logement actuel.
[25] When allocating homes, the NIHE classifies applications using a points system, based firstly on the urgency of the need and on the condition of the applicant’s current accommodation.
[27] Stevenson Clifford, Sagherian Dickey Thia, Exploring New Residents’ Experiences of Contact in Mixed Areas of Belfast, School of Psychology, QUB, Community Relations Council, 2015, p. 90.
[27] Stevenson Clifford, Sagherian Dickey Thia, Exploring New Residents’ Experiences of Contact in Mixed Areas of Belfast, School of Psychology, QUB, Community Relations Council, 2015, p. 90