Eddy SIMON, Matthieu BERTHOD
Adivasis meurtris. L’agonie d’un peuple autochtone en Inde
Amnesty International-La Boîte à Bulles, 2016, 87 p. | commenté par : Frédéric Landy
Adivasi (littéralement « aborigène ») est le nom par lequel se désignent des populations autochtones d’Inde, avant tout celles vivant dans la partie centrale du pays, du Maharashtra à l’Odisha. Ils sont particulièrement nombreux dans l’Etat du Chhattisgarh, sur lequel est centrée cette enquête en forme de bande dessinée.
Là-bas – comme dans d’autres régions de l’Inde – sévit une guérilla rurale d’inspiration maoïste, les naxalites, qui appuie de façon violente les revendications des paysans, avant tout adivasis, pour conserver leurs terres et l’accès aux ressources naturelles (forêt et eau notamment). Cette lutte s’est renforcée à partir des années 1990 avec la libéralisation économique du pays : à la brutalité de l’Etat, jusque là principal consommateur traditionnel de ressources (sidérurgie publique, barrages…), s’est ajoutée celle des grandes entreprises privées (avant tout indiennes) dynamisées par « l’émergence » indienne. Dès lors, les « tribaux », comme on les appelle traditionnellement, se sont trouvés pris entre deux feux : d’une part, ils sont considérés, quand ils refusent de rejoindre les naxalites, comme de possibles traîtres et indicateurs par ces derniers ; tandis que pour les forces de l’ordre, pour l’armée, la police, les forces paramilitaires et les milices plus ou moins officielles, ils représentent une menaçante armée de réserve des guerilleros, qui les soutient ou les ravitaille. Les naxalites, leurs adversaires, et les villageois se trouvent à peu près également représentés dans le millier de morts annuel qu’engendre cette guerre civile si peu connue à l’étranger. Particulièrement à jour, l’ouvrage évoque fort bien le calvaire de populations poussées sur les chemins vers l’émigration dans des Etats voisins, ainsi que l’importance du contexte politique régional et national (loi de 2013 tentant de mieux indemniser les occupants en cas d’expropriation, ordonnance de 2015 proposée par le nouveau gouvernement nationaliste hindou pour limiter ses effets et favoriser les grandes entreprises).
Cette bande dessinée, co-éditée par Amnesty International, entend faire œuvre militante. Qu’on n’attende donc pas de narration sur le mode de la fiction, ni de travail très esthétique. (Le lecteur intéressé par une BD s’inspirant de l’art adivasi pourra plutôt rechercher Bhimayana (Navayana, 2011), une biographie d’Ambedkar hélas non traduite en français). Il s’agit ici d’un document, fondé sur des rencontres sur le terrain avec les principaux acteurs (dont les visages sont reproduits) et des lectures, de la presse notamment. Il est dommage que la bibliographie scientifique sur le sujet, assez abondante en anglais, n’ait pas été plus utilisée. Cela aurait permis plus de recul sur le sujet, pour montrer par exemple que les naxalites sont composés d’Adivasis pour l’essentiel, mais souvent organisés par une élite diplômée brahmane ; que l’identité de ces « tribaux » est fort complexe, loin d’être « un peuple indigène pacifique et quasi-autarcique » comme le dit la deuxième page de couverture ; ou que les politiques de protection de la forêt, appelées de leurs vœux par les auteurs, peuvent aggraver les maux des Adivasis au lieu de les soulager : elles réduisent souvent leur accès à cette ressource naturelle qu’ils utilisent pourtant souvent avec modération pour le chauffage, le bois d’œuvre, la pâture ou les plantes médicinales.
Il reste que cet ouvrage parvient à bien rendre compte de la tragédie que vivent ces populations, tout en n’oblitérant pas certaines paradoxes. Il montre bien que les naxalites ont peut-être un côté Robin des Bois qui défend les pauvres face aux convoitises des multinationales ou de l’Etat, mais qu’ils utilisent autant la violence aveugle que l’autre bord. Par ailleurs, les Adivasis sont loin d’être de simples victimes, puisque nombre d’entre eux ont été intégrés, de gré ou de force, dans la milice Salwa Judum et ses avatars. On regrettera juste certaines maladresses dans le livre : des fautes d’orthographe dans les termes vernaculaires (Andhra Pradesh, gram sabha…), et quelques confusions : non, le recensement de la population indienne n’est pas « aléatoire », c’est la définition des autochtones qui l’est. En 2011, on comptait 104 millions de personnes appartenant aux « tribus répertoriées » (Scheduled Tribes), catégorie administrative et politique qui ne recoupe pas complètement la population « adivasi » – laquelle, elle, n’est pas recensée précisément. En effet, bien des tribals, notamment ceux de l’Himalaya de type tibéto-birman, ne se reconnaissent pas dans le terme « adivasi », très lié à l’Inde centrale. C’est notamment pourquoi on ne peut parler de « quasi autarcie » pour ces populations dont beaucoup sont plus ou moins intégrées (quoique le plus souvent dominées) dans la majorité indienne et hindoue, avec des formes originales de mixité culturelle (langues) et de syncrétisme religieux.
C’est aussi pourquoi le sous-titre du livre est contestable. Comme l’explique l’article sur les relations entre autochtones et espaces protégés urbains dans ce même numéro de Justice spatiale, l’Inde refuse de donner une identité politique internationale à ses tribaux : ils ne forment pas un « peuple autochtone » au sens de l’OIT. L’Inde se contente, par une politique de discrimination positive qui concerne aussi les Dalits (ex-intouchables), les autres basses castes et les femmes, de leur accorder certains quotas d’emplois ou de sièges électifs, ainsi que différents avantages sociaux (crédit bancaire, etc). La démocratie indienne prétend régler ses problèmes en interne, et se garde de donner aux « autochtones » (adivasis ou non-Adivasis) un statut qui viendrait conforter leurs revendications à l’échelle internationale.