Les animaux sont l’objet de mobilisations, de controverses et de crises contemporaines de plus en plus virulentes, qui se développent autour des conditions d’élevage et de mise à mort, du bien-être, de l’expérimentation animale, de l’alimentation carnée. Considérer les humains comme les bénéficiaires d’une exploitation égoïste des animaux s’impose comme une évidence, mais une évidence impensée, voire suspecte si l’on songe à l’énorme distance qui sépare parfois ceux qui la profèrent avec les animaux réels. Il semble par exemple évident à Laurent Joffrin, dans un éditorial de Libération du 3 avril 2017, que la prise en compte des animaux dans les programmes politiques des candidats à l’élection présidentielle française de 2017 soit le signe que « peu à peu, la civilisation progresse ».
Animals are the subject of increasingly virulent mobilizations, controversies and contemporary crises, developed about breeding and killing conditions, well-being, animal experimentation and meat diet. Although considering human beings as benefiting from the selfish exploitation of animals seems to become self-evident, it feels as though it has not been properly thought through. It seems even more suspicious when considering that those who point out animal exploitation have little knowledge of real animals. For Laurent Joffrin (a famous French editorialist) the fact that animals were taken into account in parties’ platforms for the French presidential election in 2017, is an obvious sign that “little by little, civilization is progressing” (Libération, April 3 2017).
Cette critique nous laisse (nous, les auteurs) pantois et désarçonnés, un peu comme la biche hypnotisée par les phares d’une voiture. Ceci parce que ce mouvement, que nous nommerons animaliste, tout en sachant qu’il se décompose en divers courants, s’impose dans les médias et le discours politique alors qu’il est ultra-minoritaire en nombre (à l’échelle mondiale quelques millions de partisans, en France quelques milliers de militants engagés dans des mobilisations ?). De plus, son essor est récent, alors qu’il a derrière lui une longue lignée d’écrits en faveur des animaux remontant à l’Antiquité, en passant par les Lumières, sans oublier le respect pour les animaux témoigné par nombre d’ontologies non occidentales. « Peu à peu la civilisation progresse »… Ces mots optimistes résonnent étrangement : les humains travaillant en abattoir, les éleveurs élevant leurs animaux du mieux qu’ils le peuvent, les amoureux des chiens et des chats seraient-ils tous des sauvages à civiliser, à dénoncer en place publique, avant un possible passage au pilori ? Alors quoi ? Quelle est la source de ces faisceaux de lumière pointés sur nous, et qui semblent mettre l’humanité en accusation ? Quel projet social, politique, spatial dessine-t-elle au nom de la défense des animaux ?
This criticism leaves us (the authors) stunned and baffled, a bit like a deer caught in the car’s headlights, because this movement – that we will call ‘animalist’, fully aware that it is made up of diverse trends – is slowly dominating in the media and political discourses, even though it represents a very small minority (with a few thousand activists in France and a few millions worldwide?). Moreover, although this movement has only recently spread, much has already been written to support animals since antiquity and the Enlightenments, not forgetting the numerous non-Western ontologies respectful of animals. But “Little by little, civilization is progressing”… These optimistic words sound rather strange: would it mean that human beings working in abattoirs, farmers doing their best to breed their animals, cat and dog lovers are barbarians that all need to be civilized, publicly pointed to, before being locked up? Where do these spotlights putting humanity on trial come from? What social, political or spatial project is spotlighted in order to defend animals?
Fruit d’une synthèse bibliographique effectuée par trois enseignants-chercheurs géographes qui s’intéressent aux animaux et à la justice spatiale[1], cet article interroge la façon dont la justice est convoquée par les théoriciens pour penser l’animal dans la société. Il vise moins à une synthèse exhaustive qu’à ouvrir des pistes de réflexions et de recherches sur la justice sociale (est-elle élargie ou transformée par la prise en compte des animaux ?), sur les animaux (sont-ils des objets ou des sujets de la justice ?), et sur les espaces dans lesquels humains et animaux évoluent (quelles éthiques animales justifient des formes d’apartheid ou des formes de vie en commun ?). Du fait du format nécessairement contraint d’un article, nous effectuons un certain nombre de simplifications dans la grande diversité des approches, notamment en mettant en lumière l’existence de deux pôles (welfaristes réformistes d’un côté, et antispécistes abolitionnistes de l’autre) entre lesquels des positions variées, des débats, des scissions, des luttes symboliques existent bien entendu. L’objet de cet article n’est donc pas de produire une sociologie de ces mouvements.
Resulting from a literature review carried out by three scholars in geography, interested in animals and spatial justice[1], this article questions the way justice is invoked by theoreticians, to conceive of animals in society. Rather than reproducing an exhaustive review, our aim is to identify different leads for research on social justice (is it being widened or transformed by taking animals into account?), on animals (are they subjected to or do they benefit from justice?), and on areas where humans and animals evolve (what animal ethics justify forms of apartheid or forms of communal living?). Due to the necessarily constrained size of an article, we will oversimplify the diversity of approaches, by highlighting two poles (the welfarist reformists on the one hand, and the antispeciesist abolitionists on the other) from which arise of course diverging positions, debates, scissions and symbolic struggles. However, this article does not aim at producing a sociology of animalist movements.
Nous essayons de comprendre comment émergent des justices animalistes, qui parfois cherchent à inclure les animaux dans les théories et les applications de la justice, et parfois cherchent à inclure la justice dans les études sur les animaux. Dans quelle mesure sont-elles aussi porteuses d’injustices ? Il nous semble que les approches animalistes les plus radicales, dites abolitionnistes, parce qu’elles prônent la fin de toute exploitation animale, méconnaissent la complexité des liens unissant les humains et les animaux. Elles tendent à proposer des dispositifs séparatistes, visant à isoler les animaux des humains, ce qui interroge la justice sociale et le bien des animaux. Nous plaidons, avec d’autres courants de réflexion, pour une vision plus inclusive et contextualisée des relations entre les humains et les animaux, fondée sur la compréhension de leurs relations de coexistence, de compagnonnage ou de travail. Notre position se veut matérialiste, pas d’un matérialisme étroit qui postulerait que l’élevage sert uniquement à produire de la viande, mais d’un matérialisme plus large qui pose que l’élevage est aussi – et peut-être d’abord- une pratique qui sert à établir et à maintenir des liens entre les humains et les animaux (Porcher, 2011). Deux paradigmes fondamentaux de la géographie se trouvent convoqués dans ces questionnements : d’une part l’analyse de l’espace comme construction sociale, avec ici les logiques spatiales et sociales de la ségrégation entre humains et animaux, et d’autre part l’analyse de la relation société-nature, plus précisément des dichotomies entre humain et non humain, entre nature et culture, les animaux étant selon les approches renvoyés vers l’un ou l’autre pôle.
What we are trying to understand is how animalist justice is built-up , sometimes trying to include animals in the theories and applications of justice, and sometimes trying to include justice in studies on animals. To what extent do they also induce injustice? It seems to us that the more radical animalist approaches – called abolitionist because they advocate the end of any animal exploitation – are misjudging the complexity of relations uniting humans and animals. They tend to recommend separatist measures, aiming at isolating animals from humans, which questions social justice and animal welfare. Together with other research trends, we plead for a more inclusive and contextualised vision of relations between humans and animals, based on understanding their coexistence, companionship or labour relations. Our position is meant to be materialistic, not a limited form of materialism advocating that animal breeding serves only to produce meat, but a wider form which assumes that breeding is also – and perhaps above all – a practice that serves to establish and maintain links between humans and animals (Porcher, 2011). Two fundamental paradigms of geography are summoned in these questionings: on the one hand, the analysis of space as a social construct with, in this case, spatial and social logics of segregation between humans and animals, and on the other, an analysis of the society-nature relation, and more specifically of the dichotomies between human and non-human, nature and culture, with animals being referred to one side or another, depending on the approach adopted.
L’émergence de justices animalistes
Emergence of Animalist Justices
La critique d’une justice sociale anthropocentrée
Reviewing Anthropocentric Social Justice
La plupart des théoriciens de la justice sociale, du moins ceux sur lesquels la revue JSSJ s’est appuyée, notamment John Rawls, Iris Marion Young ou Nancy Fraser (voir sur ce point Bret [2009], et la rubrique JSSJ a lu, dans ce même numéro), ne se sont guère, pour ne pas dire pas du tout, intéressés aux animaux ; ils ont développé des théories de la justice anthropocentrées.
Most social justice theoreticians, or at least those JSSJ relied on, John Rawls, Iris Marion Young and Nancy Fraser in particular (see Bret, 2009, as well as the book review of that issue), took little interest, if any, in animals; their theories of justice are anthropocentric.
Les philosophies basées sur le sentiment d’injustice, comme celles de Iris Marion Young (1990) ou Nancy Fraser (1995, 2000), sont muettes sur les questions animales. Ce désintérêt peut s’expliquer parce qu’elles ne cherchent pas à développer une théorie universelle de la justice mais partent des expériences concrètes du sentiment d’injustice, par des groupes sociaux définis par le fonctionnement discriminant des institutions. Or l’expérience animale ou le sentiment animal de l’injustice ne peuvent être qu’indirectement transmis.
Philosophies based on a sense of injustice, like those of Iris Marion Young (1990) or Nancy Fraser (1995, 2000), are speechless about animal issues. This lack of interest can be explained by the fact that they do not seek to develop a universal theory of justice, but start from actual experiences of the feeling of injustice, by social groups defined by the discriminating functioning of institutions. Yet, the animal experience or feeling of injustice can only be transmitted indirectly.
De son côté, J. Rawls (1997) explicite, dans des passages fréquemment attaqués par les animalistes, pourquoi sa théorie laisse de côté les animaux. Il s’agit d’une théorie du contrat social, dans laquelle les principes de justice sont définis par l’accord mutuel des partenaires sociaux, conçus comme des individus rationnels doués de sens moral. Les êtres humains peuvent définir ce qui est juste car ce sont des sujets moraux, capables d’avoir un projet rationnel de vie, et d’un sens de la justice : soit un désir efficace d’appliquer les principes de justice et d’agir selon ceux-ci, jusqu’à un certain degré. Rawls concède que ce sens de la justice, et cette capacité à être un sujet moral, restent mal définis, que ces caractères sont inégalement développés selon les individus, et qu’il s’agit d’un potentiel, inégalement réalisé. Ceux qui en sont privés de façon plus ou moins permanente, comme les handicapés, constituent un « cas marginal », qu’il n’entend pas traiter, mais qui n’invalide pas à son sens l’ensemble de sa théorie. De même, Rawls écarte d’emblée les animaux du champ de conception et d’application de sa théorie de la justice, en rejetant la possibilité des animaux à être considérés comme des sujets moraux. Sur ce point, il adopte « la croyance générale selon laquelle ils sont différents, et selon laquelle nous considérons que les principes de justice ne s’appliquent qu’aux relations entre les êtres humains ». Les animaux doivent donc être traités « avec humanité et compassion », mais… « même si je n’ai pas soutenu que pour avoir droit à la justice il faille être capable d’avoir un sens de la justice, il semble malgré tout que nous n’ayons pas besoin de rendre une stricte justice aux créatures qui en sont dépourvues » (p. 550).
Rawls (1997) details in paragraphs frequently attacked by animalists, the reason why his theory leaves animals aside. In his social contract theory, principles of justice are defined by the mutual agreement of social partners, conceived of as rational individuals endowed with a sense of right and wrong. Human beings can define what is fair because they are moral subjects, capable of having a rational life project and a sense of justice: i.e. an efficient desire to apply these principles of justice and to act accordingly, up to a certain degree. Rawls concedes that this sense of justice and capacity for being a moral subject remains ill defined, that these characteristics are grown unequally depending on individuals, and that its potential is unequally materialized. Those who are deprived of it more or less permanently, such as handicapped persons, constitute a “marginal case” which he does not intend to deal with, but which, in his view, does not invalidate his theory as a whole. Likewise, Rawls at once keeps animals outside the conception and application field of his theory of justice, by rejecting the possibility that animals can be considered as moral subjects. On this point, he adopts “the general belief according to which they are different, and according to which we consider that the principles of justice only apply to relations being human beings”. Animals must therefore be treated “humanely and compassionately”, but… “While I have not maintained that the capacity for a sense of justice is necessary in order to be owed the duties of justice, it does seem that we are not required to give strict justice anyway to creatures lacking this capacity” (p. 448).
Les bases de l’éthique animaliste : une communauté d’êtres souffrants
Bases for Animal Ethics: A Community of Suffering Beings
Le souci de justice envers les animaux, soit la volonté de prouver de façon rationnelle que les humains les traitent mal parce qu’injustement, est au fondement des éthiques animalistes. Leur démonstration s’appuie sur la comparaison entre espèces humaines et espèces animales. Les animalistes se sont donc emparés du problème des « cas marginaux » pour critiquer l’incomplétude des théories de la justice sociale, notamment celle de Rawls. Dans toutes les grandes sommes philosophiques animalistes, de Singer ([1975] 2012) à Donaldson et Kymlicka (2011), en passant par Regan (1983) ou Francione (1995), des dizaines de pages sont consacrées aux handicapés mentaux, qu’ils placent en regard des animaux. Il s’agit alors le plus souvent d’expériences de pensées qui mettent en tension les choix moraux individuels dans des conditions extrêmes. C’est ainsi que revient de manière récurrente l’exemple du canot de sauvetage (life boat ethics) dans lequel un humain doué de raison est mis dans l’obligation de choisir de sacrifier soit un animal en pleine possession de ses moyens, soit « un handicapé mental profond ». En effet, pour ces auteurs, les animaux peuvent être considérés comme des humains enfants ou handicapés : des individus à qui l’on reconnaît une place dans la communauté, et donc des droits, mais dont l’état d’incomplétude lié à l’âge ou au handicap retire la possibilité d’avoir les mêmes devoirs.
The concern for animal justice, i.e. the desire to prove rationally that human beings treat animals badly because they treat them unfairly, forms the basis of animal ethics. By relying on the comparison between human and animal species, animalists have therefore tackled the issue of “marginal cases” to criticize the incompleteness of social justice theories, Rawls’ in particular. In all major comprehensive animalist philosophical works, from Singer ([1975] 2012) to Donaldson and Kymlicka (2011), via Regan (1983) or Francione (1995), dozens of pages are dedicated to mentally handicapped persons whose situation is compared with that of animals. Most often, these involve thinking experiences confronting individual moral choices under extreme conditions. The life boat ethics example often comes back: a human being endowed with reason has to choose to sacrifice either an animal in full possession of its faculties, or “a person with severe mental disability”. Indeed, for these authors, animals can be considered as human children or handicapped humans: individuals who are recognized as having a place in the community and therefore rights, but whose state of incompleteness linked to their age or handicap prevents from having the same obligations.
Ainsi, comme les handicapés mentaux, les animaux ne sont pas des machines, mais des êtres sensibles, capables d’éprouver de la souffrance, de désirer l’éviter et donc dotés d’intérêts propres. Chez Singer, comme chez les penseurs de l’égalitarisme entre espèces, Regan ou Francione, il s’agit de montrer que les animaux sont des sujets de considération morale en raison de leur capacité à ressentir, et notamment à souffrir, de leur sentience[2], ou de façon plus complexe chez Regan, parce qu’ils sont des « sujets d’une vie » (subjects of a life). Parce que ce sont des êtres sensibles, ils doivent intégrer la communauté de justice ; il devient impossible de prétendre défendre moralement toute forme d’exploitation. Ce principe représente un point fondamental qui fait sens pour la majorité des activistes animalistes. C’est, par exemple, en référence à ce point que se sont forgés le nom et l’identité militante de l’association L214 (d’après le numéro de l’article du Code rural français qui reconnaît aux animaux ce caractère sensible).
Like mentally handicapped persons, animals are not machines but sentient beings that can feel pain, desire, and are therefore endowed with self-interest. According to Singer and species egalitarianism thinkers, such as Regan or Francione, animals are the subject of moral considerations due to their capacity to feel and particularly to suffer, i.e. due to their sentience [2] or, to put it in a more complex way following Regan, because they are the “subjects of a life”. Because they are sentient beings, they must integrate the justice community; it then becomes impossible to morally pretend to defend any form of exploitation. This assumption constitutes a fundamental point which making sense for the majority of animal activists. It is, referring to this point that the animalist NGO L214 chose its name and militant identity, L214 being the number of the article in the French Rural Code which recognizes that animals are sentient (sensibles, in french).
Cet accord sur la sensibilité animale s’enracine chez la plupart des animalistes, notamment Singer, dans une approche utilitariste. La doctrine utilitariste, élaborée au début du xixe siècle par Jeremy Bentham (et raffinée par John Stuart Mill) souligne que :
This agreement on animal sentience is rooted among most animalists, particularly in Singer’s work, in a utilitarian approach. The utilitarian doctrine was elaborated at the beginning of the 19th century by Jeremy Bentham (and refined by John Stuart Mill). It points out that
« le seul critère rationnel concevable de la morale et de la justice réside [dans] le plus grand bonheur du plus grand nombre. Est juste, moral et vertueux, toute action particulière, loi, règlement, précepte de moral, etc. qui contribue à l’accroître. Doit par contre être rejeté tout ce qui tend à le réduire. Peu importent en la matière les intentions, dont la pureté est toujours indécidable. Seuls comptent le résultat objectif, les conséquences. L’utilitarisme représente donc la philosophie “conséquentialiste” par excellence » (Caillé, 2001). Les animaux étant des êtres sensibles, ce principe du « plus grand bonheur pour le plus grand nombre » s’applique. Tuer les animaux leur cause un malheur plus grand que le bonheur procuré par la consommation de viande par les humains, ils ne doivent donc pas être tués. Conséquent avec lui-même, Jeremy Bentham eut une alimentation végétarienne, et la question de la sensibilité des animaux se trouve depuis reliée avec la doctrine utilitariste à un point tel qu’il devient difficile de faire référence à l’une sans faire appel à un raisonnement issu de l’autre.
“the only conceivable rational criterion of ethics and justice reside [in] the greatest happiness of the largest number. Any particular action, law, regulation, moral precept, etc. contributing to its growth is fair, moral and virtuous. Anything that tends to reduce it must, on the other hand, be rejected. In this regard, intentions of which the purity cannot always be decided are of little importance. Only the objective result and the consequences matter. As such, utilitarianism represents the “consequentialist” philosophy par excellence” (Caillé, 2001). Animals being sentient, the principle of the “greatest happiness of the largest number” applies. Killing animals causes greater unhappiness to animals than meat consumption causes happiness to humans; therefore, animals must not be killed. Practicing what he preached, Jeremy Bentham was vegetarian, and since then the issue of animal sentience has been linked to the utilitarian doctrine, to such an extent that it has become difficult to refer to one without calling for a reasoning stemming from the other.
L’égalitarisme entre espèces
Egalitarianism between Species
La question de la sentience permet d’établir des parallélismes entre les relations d’exploitation entre humains et entre humains et animaux. C’est ainsi la comparaison entre le statut des femmes et les animaux qui ouvre de façon provocante la Libération animale de Singer, l’expression ayant été structurée par la référence à la « libération des femmes ». On retrouve la référence omniprésente à la lutte pour l’abolition de l’esclavage, l’animalisation des esclaves et des noirs ayant servi leur dévalorisation, la négation de leur statut de personne et leur exploitation. « L’esclavage n’a pas été « humanisé » : il a été aboli. La question n’était pas d’augmenter la longueur des chaînes ou d’améliorer les conditions de transport dans les cales des navires. Elle était de savoir si la pratique elle-même était juste. C’est en ces termes que certains abolitionnistes abordent aujourd’hui le problème de l’exploitation animale. La question n’est pas, disent-ils, d’augmenter la largeur des cages ou d’améliorer les conditions d’abattage des animaux de ferme. Être antiraciste, ce n’est pas vouloir rendre le racisme plus acceptable, plus humain, plus sympathique : c’est vouloir l’éliminer » (Jeangène Vilmer, 2015, p. 17).
The issue of sentience makes it possible to establish parallels between relations of exploitation between humans as well as between humans and animals. Provocatively, Singer opens his Animal Liberation with a comparison between women’s status and animals, the title referring to “women’s liberation”. There are numerous references to slave abolition, the animalization of slaves and Black people being used to undermine them, to refute their status as persons and their exploitation. “Slavery was not humanised: it was abolished. The issue was not about making chains longer or improving travelling conditions in the hold of ships. It was about knowing whether the actual practice was fair. It is in these terms that some abolitionists today tackle the problem of animal exploitation. The issue, as they say, is not to make kennels wider or to improve the way farm animals are slaughtered. Being antiracist does not mean to make racism more acceptable, more humane or friendlier: it means to eliminate it” (Jeangène Vilmer, 2015, p. 17).
Autre parallèle osé : la comparaison des abattoirs avec les chambres à gaz des camps d’extermination nazis. Ainsi assisterait-on à « un éternel Treblinka » selon Charles Patterson, historien de l’holocauste et partisan des animaux (Patterson, 2002). Cette référence est parfaitement assumée dans d’autres ouvrages pourtant plus mesurés, par exemple dans le Zoopolis de Donaldson et Kimlicka dont nous traiterons plus loin.
Another daring parallel: comparing abattoirs with gas chambers in Nazi extermination camps. In this regard, Holocaust historian and animal partisan Charles Patterson (2002) talks about “an eternal Treblinka”. This reference is completely endorsed by other, yet more measured publications, as in Donaldson’s Zoopolis and Kimlicka’s publication, which we will talk about further on.
La référence à la lutte contre l’esclavagisme, le racisme, ou au féminisme permet aux animalistes de s’inscrire dans une généalogie glorieuse, celle des défenseurs des minorités et/ou des minorisés ; des niés et/ou des opprimés, qui légitime leur mouvement. Selon eux, leurs luttes n’apparaissent comme minoritaires, surprenantes ou scandaleuses que dans la mesure où ils sont en avance sur leur temps : la société n’a pas encore atteint le stade de conscience qui, plus tard, lui fera adopter des normes qui ne sont aujourd’hui que rêve et utopie.
Referring to abolitionism, to the fight against racism or that in favor of feminism, allows animalists to line up in the glorious genealogy of the defenders of minorities, the depreciated, the denied and the oppressed, thereby legitimating their movement. According to them, their fights only appear as surprising or outrageous insofar as they are ahead of their time: society has not yet reached that stage of consciousness that will, later make it adopt norms that, today, only belong to the realm of dreams and utopia.
De l’éthique animaliste à la justice socio-animale
From Animal Ethics to Socio-Animal Justice
Singer, Regan ou Francione ont cherché à construire une éthique visant à prouver que l’animal est un sujet de considération morale, et que l’exploitation des animaux est le plus souvent injuste. Mais le terme de justice est absent de l’index de Libération animale, l’ouvrage fondateur de Peter Singer. Pour Regan et Francione, il s’agit de prouver que les animaux ont des droits moraux, comme les personnes, et, en particulier, des droits fondamentaux, pour les protéger contre toute forme d’exploitation. Il ne s’agit pas pour autant de définir des droits positifs. Chez Singer, comme chez les penseurs de l’égalitarisme entre espèces, le vocabulaire des droits des animaux est articulé à une éthique. Mais aucun de ces auteurs ne cherche à développer, à partir de ces éthiques, une théorie de la justice, et encore moins une théorie inclusive valable pour les humains et les animaux. D’ailleurs, la société humaine ne les intéresse guère, en dehors de l’action négative qu’elle exerce sur les animaux. On touche ici une question de vocabulaire portant sur la distinction entre éthique, morale et justice, souvent floue dans le langage courant comme chez les théoriciens animalistes. Nous avons ici considéré l’éthique comme un système de pensée pour déterminer ce qui est bien et ce qui est mal, la morale comme un ensemble de règles d’actions fondées sur l’éthique, et la justice comme un ensemble de principes politiques pour définir l’organisation institutionnalisée de règles de vies en commun, débouchant sur la définition de droits et de devoirs garantis et punis par la loi, en général en correspondance avec la morale et à l’éthique. Ainsi, il peut être immoral de mentir, mais ça n’est pas forcément injuste.
Singer, Regan or Francione sought to build an ethics aiming at proving that animals are a subject of moral consideration and that, more often than not, animal exploitation is unfair. However, the term justice is not to be found in the index of Animal liberation, Peter Singer’s founding work. Regan and Francione intend to prove that animals have moral rights, like people do, and fundamental rights in particular, to protect them against any form of exploitation. The idea though is not to define positive rights. In Singer, as in the followers of species egalitarianism, the vocabulary of animal rights is hinged onto an ethics. Yet none of these authors seeks to develop, based on this ethics, a theory of justice, and even less an inclusive theory valid for both humans and animals. Furthermore, they have little interest in human society, apart from the fact that society’s actions on animals are negative. Here an issue of vocabulary arises concerning the distinction between ethics, moral standards and justice, which are often vague in everyday language, as they are in animalist theories. In this paper, we have considered ethics as a system of thoughts to determine what is good and what is bad, moral standards as a set of rules for actions based on ethics, and justice as a set of political principles to define the institutionalized organization of rules for living in common, leading to the definition of rights and obligations guaranteed and punished by law, usually in conformity with moral standards and ethics. As such, while lying might be immoral, it is not automatically unfair.
Par contraste, de plus en plus de théoriciens animalistes revendiquent une approche politique et inclusive, centrée précisément sur la justice (Cochrane et al., 2016). Les représentants de ce courant se singularisent, selon eux, par le souci de ne pas débattre de questions morales clivantes (telles la reconnaissance du statut juridique et moral de personne aux animaux), qui se révèlent inefficaces pour défendre les animaux parce qu’elles sont socialement contestées. Ils proposent plutôt de réfléchir sur des droits positifs, qui seraient acceptables et applicables aujourd’hui, du moins dans les sociétés occidentales. Le concept fondamental et centralisateur de cette approche politique des animaux serait justement la justice, une justice inclusive permettant d’organiser les relations des êtres humains entre eux et envers les animaux. Là aussi, plusieurs démarches de philosophies politiques coexistent, qui ne s’enracinent pas toutes dans la défense des animaux.
By contrast, an increasing number of animalist theoreticians proclaim a political and inclusive approach, specifically focused on justice (Cochrane et al., 2016). According to them, they stand out for their concern to put aside the debate on moral issues, leading to divisions (such as extending the legal and moral status of persons to animals), which prove to be inefficient when defending animals, because they are socially contested. Rather, they propose to think about positive rights that would be acceptable and applicable today, in Western societies at least. The fundamental and central concept of this political approach in favor of animals would be justice precisely, an inclusive justice that would make it possible to organize relations between human beings and between humans and animals. In this case also, several approaches of political philosophies coexist, and not all are based ondefending animals?
Ainsi Martha Nussbaum a, avec Amartya Sen, développé une théorie de la justice axée sur les capabilités, pour s’intéresser aux conditions concrètes de vie des personnes, indissociables de leur dignité. C’est en appliquant l’approche par les capabilités aux « cas marginaux » délaissés par Rawls, que dans Frontiers of Justice (2009), Nussbaum en vient aux problèmes posés par les animaux. Selon elle, « les animaux ont droit au fonctionnement d’une grande variété de leurs capabilités, celles qui sont le plus essentielles à une vie épanouie, une vie digne de la dignité de chaque créature » (p. 351). La recherche de la satisfaction de ces capabilités devrait permettre de construire un ordre social juste, incluant humains et non-humains. Nussbaum dresse alors une liste de dix « fonctionnements » pour les animaux, adaptée des capabilités humaines : les droits à la vie, à la santé, à l’intégrité physique, à l’imagination et au plaisir, à la raison pratique (soit le droit à développer ses propres projets), la capacité d’avoir des relations mutuellement gratifiantes avec l’homme et les autres espèces, le jeu et le contrôle de son propre environnement (voir aussi Afeissa et Jeangène Vilmer, 2010).
Martha Nussbaum, together with Amartya Sen, developed a theory of justice oriented on capability, to look at the concrete living conditions of persons, inseparable from their dignity. Applying this capability approach to the “marginal cases” left out by Rawls, Nussbaum in Frontiers of Justice (2009), tackled the problems related to animals. According to her, “animals are entitled to a wide range of capabilities to function, those that are most essential to a flourishing life, a life worthy of the dignity of each creature” (p. 392). Seeking to satisfy these capabilities should make it possible to build a fair social order, one that includes humans and non-humans. Nussbaum made a list of ten “functional capabilities” for animals, adapted from human capabilities: the rights to life, bodily health, bodily integrity, senses, imagination and thought, emotion, practical reason (i.e. the right to develop one’s own projects), capability of having mutual rewarding relationships with other species, play, and control over one’s own environment (see also Afeissa and Jeangène Vilmer, 2010).
Zoopolis, de Donaldson et Kymlicka (2013), détone dans la littérature animaliste en affirmant la force et le caractère fondateur du lien social qui relie les sociétés humaines et les animaux. Il existe selon ces auteurs des droits imprescriptibles (notamment le droit à ne pas être tué) – ce en quoi ils se placent dans la continuité antispéciste en reprenant l’éthique fondatrice selon laquelle il faut mettre fin à l’exploitation des animaux. Mais ils y rajoutent de droits très originaux qualifiés de « relationnels ». Ces droits relationnels ne reposent pas sur une taxinomie d’espèces mais sur le degré et le type d’interactions entre humains et animaux. Selon eux, un certain type de souveraineté et de citoyenneté s’applique à chacun de ces trois cas de figure : les animaux sauvages, les animaux liminaux (qui sont en fait les commensaux), et les animaux domestiques. C’est d’une certaine manière une théorie plus aspéciste qu’anti-spéciste : un hérisson, selon son mode de vie, pourra être considéré comme relevant de la citoyenneté des animaux sauvages, liminaux ou domestiques. Les catégories sont ici purement relationnelles et donc politiques.
Zoopolis by Donaldson and Kymlicka (2013), stood out in animalist literature by asserting the power and founding nature of social relations linking human and animal societies. According to these authors, there are inalienable rights (the right to not be killed in particular) – such rights falling in line with antispeciesist advocacy, by using the founding ethics according to which animal exploitation must end. To these rights, they add other highly original rights, which they describe as “relational”. These relational rights do not rely on species taxonomy, but on the degree and type of interactions between humans and animals. According to the authors, a certain type of sovereignty and citizenship applies to each one of these scenarios: wild animals, liminal animals (which in fact are commensal animals), and domestic animals. In a way, it is more about a-speciesist than antispeciesist theory: a hedgehog, depending on its way of life, will be considered as coming under the citizenship of wild, liminal or domestic animals. Categories in this case are purely relational, and therefore political.
Ainsi, les « animaux sauvages » ne recherchent pas la proximité des humains. Il faut les considérer comme les citoyens d’une communauté animale, souveraine, reconnue comme telle par les autres communautés souveraines humaines, comme dans les relations internationales entre États. Il ne faut donc pas chercher à intervenir auprès d’eux, ni même tenter de réguler leurs impacts.
“Wild animals” do not seek to live in close proximity to humans. We must therefore consider them as citizens of a sovereign animal community, recognized as such by other sovereign human communities, like international relations between States. Therefore we must not seek to intervene or try to regulate their impacts.
Les « animaux liminaux » ne sont pas des animaux domestiques mais ils recherchent néanmoins la proximité des humains, qui leur apportent d’importantes ressources alimentaires, des îlots de chaleur urbains pour passer l’hiver ou des logements en quantité. La ville est ainsi une niche écologique spécifique où se situe désormais le centre de gravité d’espèces entières (comme les pies). Avec ces animaux, il apparaît que les liens et les contacts sont difficiles à abolir d’un trait de plume, puisque l’espace (rural, urbain, domestique) est destiné à demeurer partagé avec blattes, pigeons, hérissons, oies du Canada, écureuils, rats ou ratons laveurs. Il faut alors considérer qu’ils relèvent d’une autre souveraineté que la nôtre, ne désirant pas forcément s’intégrer à notre communauté, et ne bénéficiant donc pas des mêmes droits que les « animaux domestiques ».
“Liminal animals” are not domestic animals, but they nonetheless seek to live in close proximity to humans who bring them important food resources, warmth in urban areas to spend winter in or many housing opportunities. As such, a city represents a specific ecological niche around which wholes species gravitate (such as magpies). With these animals, it appears that relations and contacts are difficult to abolish at the stroke of a pen, since rural, urban and domestic space is intended to remain shared with cockroaches, pigeons, hedgehogs, Canadian geese, squirrels, rats or racoons. We must thus consider that they belong to a different sovereignty than ours, that they do not automatically want to become integrated into our community, and therefore cannot benefit from the same rights as “domestic animals”.
Ces derniers, totalement dépendants des humains pour leur survie et très souvent attachés au maintien de relations individuelles avec des personnes, doivent au contraire être considérés comme des concitoyens de notre communauté de justice, devenue donc « humanimale », à laquelle ils participeraient par l’intermédiaire de représentants, bien évidemment humains.
“Domestic animals”, totally dependent on humans for their survival and, very often, attached to maintaining individual relations with people, must on the contrary be considered as fellow citizens of our justice community, now defined as a “humanimal” community, in which they take part via human representatives of course.
Le vocabulaire animaliste : un point d’étape
Animalist Vocabulary: Stage Point
Parvenu à ce stade, le lecteur aura compris la diversité des éthiques animalistes et des mouvements pro-animaux qu’elles inspirent, et pourra se sentir perdu dans une terminologie foisonnante. Il est lui aussi pris dans les phares de la bagnole. Dans le cadre de cet article, sans minimiser l’originalité des propositions de chacun des auteurs que nous discutons, nous chercherons à simplifier la lecture en opposant, d’un côté, les partisans du bien-être animal – parfois qualifiés de protectionnistes ou de welfarist – et mouvements antispécistes – dits encore abolitionnistes ou « de libération animale ».
After understanding the diversity of animalist ethics and pro-animal movements inspired by them, readers at this stage might feel lost with the abundant terminology. They are also like the deer caught in the car’s headlights. Within the framework of this article, without minimizing the specificities of each authors position, we will seek to simplify the analysis by opposing, on the one hand, the partisans of animal welfare, sometimes described as protectionists or welfarists and, on the other, antispeciesist movements, also called abolitionist or “animal liberation” movements.
Les auteurs que nous avons cités s’inscrivent dans le courant abolitionniste, même si ce qualificatif est simplificateur, le même terme ayant selon les auteurs des sens différents. Le terme d’abolitionniste désigne par exemple chez Peter Singer le mouvement visant à l’abolition de l’exploitation des animaux. Chez Gary Francione, dont les écrits sont plus tardifs, la fin de l’exploitation animale réclame l’abolition de toute forme de relation concrète entre humains et animaux. Donaldson et Kymlicka trouvent, comme on l’a vu, ce dernier point excessif et contreproductif. De la même manière, les termes de spéciste et d’anti-spéciste peuvent être ambigus. Chez Peter Singer comme chez Tom Regan ou Donaldson et Kymlicka, le spécisme désigne les systèmes de justification morale basés sur la prétendue supériorité d’une espèce sur une autre, et l’antispécisme est donc l’idéologie qui conteste la hiérarchie entre espèces et en particulier la domination humaine sur les autres espèces. Mais chez d’autres auteurs, publiant notamment en France dans la revue militante Cahiers antispécistes (Bonnardel, 2005 ; David, 1994), l’antispécisme en vient à contester l’idée même d’espèce. De même qu’il n’y a pas de base physiologique ou génétique à une définition scientifique de races humaines objectivables, de même les barrières entre les espèces seraient des constructions taxinomiques essentiellement destinées à catégoriser et à justifier la supériorité humaine[3].
The authors quoted belong to the abolitionist movement, even if this category is oversimplified, where the same term has different meanings depending on the author. The term ‘abolitionist’, according to Peter Singer for example, refers to a movement aiming at abolishing animal exploitation. According to Gary Francione whose writings are more recent, the end of animal exploitation calls for abolishing any form of concrete relation between humans and animals. Donaldson and Kymlicka, as already mentioned, find this last point excessive and counterproductive. Likewise, the terms of speciesist and antispeciesist can be ambiguous. According to Peter Singer as well as Tom Regan or Donaldson and Kymlicka, speciesism refers to systems of moral justification based on the so-called superiority of one species over another, and antispeciesism is therefore the ideology that contests hierarchy between species, and human domination over the other species in particular. However, according to other authors, especially those publishing in the French activist journal Cahiers antispécistes (Bonnardel, 2005; David, 1994), antispeciesism is about contesting the very notion of species. Just as there is no physiological or genetic basis for the scientific definition of objectifiable human races, barriers between species are taxonomic constructions essentially meant to categorise and justify human superiority[3].
Nous utilisons ces deux termes, spécisme et abolitionnisme, dans leur sens le plus ancien et le plus classique, d’abord popularisé dans l’œuvre de Peter Singer. Celui-ci a justement marqué la rupture entre l’abolitionnisme des mouvements de libération animale et les mouvements plus anciens de la protection des animaux, menés au nom de leur bien-être, voire au nom de la moralité de la société (éviter la violence infligée aux animaux en public).
We use the terms ‘speciesism’ and ‘abolitionism’ in their oldest and most classical sense, as originally popularized in the works of Peter Singer who, in fact, marked the break between abolitionism, as found in animal liberation movements, and older movements of animal protection, run in the name of animal welfare, or even in the name of public morality (such as avoiding to inflict violence onto animals in public).
Le terme de véganisme vient encore compliquer l’expression. Le véganisme nécessite de se passer de tout produit animal dans l’alimentation (comme le végétalisme), mais à un point particulièrement élevé de pureté (pas de miel), et, au-delà de l’alimentation, dans l’habillement (pas de cuir, pas de laine, pas de soie…) et en règle général, dans la vie (pas de cire, pas de traction animale…). Plus qu’une orthorexie[4], c’est une forme appliquée et radicale de l’éthique antispéciste.
The term ‘veganism’ further complicates the expression. Veganism requires that any animal product be avoided in one’s diet (as with vegetarianism), but to a particularly high level of purity (no dairy, eggs or honey) and, beyond feeding, in clothing (no leather, wool or silk among others) and as a general rule, in everyday life (no wax, animal traction etc.). More than an orthorexia[4], it is an applied and radical form of antispeciesist ethics.
Les injustices animalistes
Animalist Injustices
Ambiguïtés et contradictions des approches antispécistes
Ambiguities and Contradictions in Antispeciesist Approaches
De façon générale, l’antispécisme, sur la base utilitariste, présuppose que l’exploitation englobe toutes les relations entre humains et animaux, notamment celles relevant de la domestication.
Generally, antispeciesism, on a utilitarian basis, assumes that exploitation encompasses all relations between humans and animals, particularly those concerning domestication.
Cela serait « mal » en soi. Nous parlons ici d’une morale proprement humaine qui se veut déconnectée de l’empathie que nous pourrions avoir pour les animaux. Position qui se traduit chez Peter Singer par une affirmation fondamentale et sans aucune ambiguïté : « je n’aime pas les animaux » (Singer, 2012, p. 57). Il cherche à prouver rationnellement que leur traitement est mauvais, injuste, et veut se démarquer des « protectionnistes », qui auraient de la compassion pour les animaux, mais aussi de Rawls qui écrit qu’il faut les traiter avec humanité. Mais de l’affirmation de Singer, il découle que l’Humain est toujours soupçonné de vouloir oublier ce sens moral, déconnecté de l’empathie, ou du moins de ne pas trouver la force de cultiver cette qualité puisqu’elle ne repose sur aucun fondement solide. C’est ce qu’exprime Thifaine Lagarde, la présidente de l’association 269 Libération animale : « J’ai du mal à croire en la possibilité d’une société où toutes les espèces se partageraient un même espace, sans que les humains ne retombent dans leurs vieux travers et ne reproduisent une forme de domination sur les autres animaux ». (Philosophie Magazine, 113, octobre 2017)
It would always be wrong. We speak here of a purely human ethics which is meant to be disconnected from the empathy we could have for animals. This position is translated in Peter Singer’s work, into a fundamental assertion with no ambiguity: he doesn’t have to love animals (Singer, 2012, p.57). He seeks to prove rationally that their treatment is bad and unfair, and wants to single out from protectionists who have compassion for animals, but also from Rawls who writes that animals must be treated humanely. Yet, it ensues from Singer’s assertion that humans are always suspected of wanting to forget this moral sense, disconnected from empathy, or at least of not finding the strength to cultivate that quality, since it does not rely on any solid foundation. That’s what Thifaine Lagarde, the chairperson of NGO 269 Libération animale, states: “I find it difficult to believe in the possibility of a society where all species would share the same space, without humans falling back on their old failings and reproducing a form of domination over the other animals” (Philosophie Magazine, n°113, October 2017).
Sur le plan philosophique et historique, notre analyse est de considérer que l’antispécisme redonne de l’influence à la philosophie utilitariste de la justice sociale de Jeremy Bentham – celle-là même qui prévalait aux États-Unis et en Grande-Bretagne jusqu’à ce que John Rawls, en 1970, dans son ouvrage Theory of Justice, ne vienne réinstaurer les arguments contractualistes de la justice (Bret, 2009), mais non sans une certaine ambigüité, voire de profondes contradictions. Ainsi, alors que seulement certains théoriciens (Singer au premier chef) se réclament de l’utilitarisme, tous, y compris ceux qui se réclament du contractualisme rawlsien ou des capabilités d’Amartya Sen, basent leur raisonnement sur l’argument de la sensibilité, comme base de la communauté de justice.
Philosophically and historically, our analysis is to consider that antispeciesism is actually strengthening Jeremy Bentham’s utilitarian philosophy of social justice – the very philosophy that prevailed in the United States and Great Britain until John Rawls, in 1970, with his work entitled A Theory of Justice, came to re-establish the contractualist arguments of justice (Bret, 2009). But this revival of utilitarian philosophy comes with certain ambiguities, or even fundamental contradictions. While only certain theoreticians (Singer in the first place) claim to adhere to utilitarianism, all, including those who claim to adhere to Rawlsian contractualism or Amartya Sen’s capabilities, base their reasoning on the sentience argument, as the basis for a justice community.
C’est la raison de certaines contradictions présentes dans Zoopolis. S’affirmant clairement comme extension de la théorie du droit des animaux dans la lignée d’un Tom Reagan, le livre propose sa théorie des droits relationnels comme un prolongement des droits absolus des animaux, lesquels sont présentés dans le premier chapitre comme un passage obligé. Ce premier chapitre utilitariste clôt d’emblée le débat sur bien des sujets, comme la question de la mise à mort, rejetée en trois lignes dès le premier chapitre. Le projet de Donaldson et de Kymlicka est ainsi de réinventer un type de relation millénaire, les liens d’élevage, mais en évacuant la mort de son fonctionnement. Là où l’élevage est une situation dans laquelle, quand des animaux naissent, d’autres doivent mourir, Zoopolis propose un projet de vie en commun, sans mort. Cela explique à la fois son succès auprès des militants animalistes, comme ses apories (une diminution drastique du nombre d’animaux domestiques, avec la disparition des troupeaux, et le maintien de quelques animaux individuels, dont le patrimoine génétique manquera rapidement de variabilité ; la question de la fin de vie des animaux – des soins palliatifs pour une brebis sans dents ou développant des cancers ?). Une ambiguïté fondamentale demeure donc : comment conjuguer le caractère antispéciste du premier chapitre avec le caractère aspéciste des suivants ?
This explains some of the contradictions found in Zoopolis. Asserting itself clearly as an extension of the animal rights theory in line with Tom Regan, the book offers its theory of relational rights as an extension of absolute animal rights, which are presented in the first chapter as a first stage. This first utilitarian chapter quickly closes the debate on many subjects, such as the issue of killing, which is blown away in three lines. Donaldson’s and Kymlicka’s project is to reinvent a type of relation, that exists and has been existing from milleniums, as breeding relations. They try to do so by removing animal killing from the equation. Where breeding is a situation in which, when animals are born, others must die, Zoopolis offers a project of cohabitation, with no killing. This explains why Zoopolis is successful with animalist activists; it also explains its paradoxes (e.g. a drastic reduction in the number of domestic animals, with the disappearance of herds and the maintenance of a few individual animals whose genetic pool will rapidly lack in variability; the issue of the end of the animals’ lives – shall we have palliative care for a toothless or cancer-developing ewe?). A fundamental ambiguity remains: how to combine the antispeciesist nature of this first chapter with the a-speciesist nature of the following ones?
Ces contradictions théoriques ont déjà été soulevées, par exemple par le philosophe Étienne Bimbenet (2017), pour qui le succès de l’antispécisme repose sur un accord plus général des sociétés libérales du xxie siècle autour de morales purement individualistes : êtres « sensibles », ressentant les souffrances infligées par leur entourage, les individus humains comme animaux doivent être protégés contre les agressions extérieures. L’environnement est ici conçu comme tout ce qui dépasse la limite corporelle des individus, et cet environnement est une agression, jamais une matrice, jamais un développement de l’être.
These theoretical contradictions have already been pointed out, for example by philosopher Etienne Bimbenet (2017), for whom the success of antispeciesism relies on a more general agreement of 21st-century liberal societies, about purely individualist ethics. As “sentient” who can suffer because off treatments inflicted by those surrounding them, human as well as animal individuals must be protected against external attacks. In this case, the environment is defined as everything that exceeds an individual’s corporal limit; it is an attack, never a matrix, never a development of the being.
L’autre face de l’antispécisme est celle du passage de la théorie à la pratique : les modalités pratiques de l’application d’une justice animaliste obligent souvent à bien des retournements.
The other problem with antispeciesism is the way they go from theory to practice: the conditions for the practical application of animalist justice often lead to many reversals.
Abolir les barrières d’espaces et d’espèces pour mieux les rebâtir ?
Will Abolishing Spatial and Species Barriers Help to Rebuild them Better?
La fin de l’exploitation animale apparaît en premier regard comme un objectif clair, auquel le mode de vie et l’éthique appliquée du véganisme apportent une réponse simple. Toutes les relations que les humains entretiennent avec les animaux étant présentées comme purement utilitaires (le soin, le réconfort, l’alimentation, le travail…) mais injustes sur le plan de l’utilitarisme (faisant toujours primer l’intérêt humain), les adeptes de l’antispécisme doivent traduire leur éthique en acte : le véganisme. Ils s’attacheront alors à rompre ces liens qu’ils qualifient d’exploitation. Mais au-delà de l’ascèse individuelle, l’action se doit d’être collective et pratique. Une gradation et un agenda sont alors souvent proposés, par exemple par des associations comme L214. Il s’agit alors prioritairement de s’attaquer à l’industrie de la viande ou à l’expérimentation de laboratoire, comme ce fut par exemple le cas aux États-Unis avec les actions directes de l’Animal Liberation Front depuis les années 1970.
At first glance, the end of animal exploitation appears as a clear objective, with veganism as a simple answer to it, with its way of life and applied ethics. Since all relations humans have with animals are defined as strictly utilitarian (caring, comforting, eating, working among others) yet unfair from the utilitarianism perspective (always favoring human interests), antispeciests must materialize their ethics into practices: veganism. They endeavor to break relationships they describe as exploitation. But this goes beyond individual asceticism, for actions must be collective and practical. Therefore, a gradation and an agenda are often recommended by NGOs such as L214. The first goal is to target the meat industry or laboratory experiments, like in the United States , during the 1970s, with the direct actions of the Animal Liberation Front.
C’est ce ciblage prioritaire sur l’industrie agro-alimentaire, pharmaceutique ou cosmétique qui peut parfois amener à confondre l’action des antispécistes avec celle des mouvements de résistance anti-industrielle, ce qu’ils ne sont absolument pas. En effet, l’antispécisme prône l’usage de substituts alimentaires d’origine industrielle pour contrer les carences induites par le régime végétalien. En privant l’agriculture de la fumure animale, ils cherchent les solutions agronomiques à l’appauvrissement des sols dans les engrais de synthèse. Pour changer les comportements alimentaires sans avoir à passer par la persuasion militante, ces mouvements soutiennent également les recherches sur la viande de synthèse (ou viande « in vitro »), aboutissement d’un processus d’artificialisation totale du vivant permettant de produire les protéines animales sans passer par l’animal (Porcher, 2010a).
It is this priority targeting on the food-processing, pharmaceutical or cosmetic industry, which can sometimes lead to confuse antispeciesist initiatives with those of anti-industrial resistance movements, which they definitely are not. Indeed, antispeciesism advocates using food substitutes of industrial origin, to counter the deficiencies induced by vegan diets. Since they deprive agriculture from animal manure, they seek in fertilizers agronomic solutions to soil impoverishment. In order to change eating habits without using militant persuasion, these movements also support research on cultured (or “in vitro”) meat, a completely artificial process, making it possible to produce animal proteins without having to kill them (Porcher, 2010a).
L’antispéciste en actes reprend donc les bases de la philosophie utilitariste : les intentions ne comptent pas, seules comptent les résultats. Par leurs vices, leur tendance à agir individuellement en dehors des principes moraux qui devraient gouverner l’espèce en général, les humains, trop faillibles, n’inspirent pas suffisamment confiance pour qu’on puisse les laisser garder quelques liens que ce soit avec les animaux. C’est ce qu’exprime la présidente de 269 Libération animale : « L’émancipation passe par la séparation entre les territoires respectifs des animaux humains et non humains [...] Il faut rendre les animaux à leur liberté, même si le prix à payer est la fin des animaux domestiques » (Philosophie Magazine, 113, octobre 2017).
Antispeciesists ground their initiatives on utilitarian philosophy: only results – not intentions – matter. Because of their vices, their tendency to act individually outside the moral principles that should govern all species, humans are too fallible, they cannot be trusted enough to maintain any relationship with animals. That’s what the chairperson of 269 Libération animale assumes: “Emancipation goes through separation between the respective territories of human and non-human animals. (…) We must give animals their freedom back, even if the price to pay is the end of domestic animals” (Philosophie Magazine, n°113, October 2017).
La solution pratique proposée est donc de réinstituer la grande muraille séparant humains et animaux, la culture et la nature. Paradoxalement, alors que les antispécistes réclament un égalitarisme entre espèces, le traitement proposé aux animaux peut être une mise à part la plus radicale possible. Il s’agit d’abattre les murs de la captivité animale, quelqu’en soient les conditions : le problème n’est pas dans le volume des cages, ni dans la surface du pré, il est précisément dans la clôture. Toutefois, la solution préconisée reconstruit une autre clôture puisqu’il s’agit de la séparation du monde animal et du monde humain. Il n’y a plus d’exploitation mais il n’y a plus non plus de jouissance affective, esthétique ou évidemment charnelle (sans parler de la condamnation de la zoophilie dont un exemple éclairant se trouve chez Brown et Rasmussen (2010) : elle provoque une « panique morale » dont la résolution passe par l’établissement de lois punissant la pratique). La domestication étant conçue comme le mal initial, elle est aussi condamnée : humains et animaux ne peuvent partager la même maison, ni habiter ensemble, ni cohabiter. Pour les plus radicaux, ces conceptions se traduisent spatialement par des territoires réservés. Tout se passe comme si la meilleure façon de reconnaître l’égalité entre espèces humaine et animale était non pas une abolition des frontières, mais d’en reconstruire, pour protéger les animaux des humains, et ce à des échelles variables.
Sometimes, the recommended practical solution is to recreate the great wall separating humans from animals, culture from nature. Paradoxically, while antispeciesists call for egalitarianism between species, the suggested solution often implies putting them aside in the most radical way possible. If the idea is to bring down the walls of animal captivity, whatever their conditions, then the problem does not lie in the size of the cage or the field, but in the actual enclosure. Nonetheless, the advocated solution leads to rebuilding another enclosure, since the goal is to separate the animal world from that of humans. In which case there is no longer any exploitation, but there is also no longer any emotional, aesthetic or, obviously, carnal pleasure, not to mention the condemnation of zoophilia as exemplified in Brown and Rasmussen (2010): it provokes a “moral panic” which finds its resolution in the establishment of laws punishing the practice. Domestication being defined as the initial evil, it is also condemned: humans and animals cannot share the same house, live together or cohabitate. For the more radical, these concepts are translated spatially into reserved territories. As if the best way to recognize equality between human and animal species was not to abolish borders, but to rebuild some on different scales, in order to protect animals from humans.
En cela, l’antispécisme rejoint une tendance déjà observée et critiquée de la justice environnementale (André-Lamat, Mellac, 2012) : la tendance qu’elle peut avoir à compter, mesurer, pour définir la taille adéquate des enclosures géographiques dédiées aux humains et aux animaux.
In this matter, antispeciesism is very much like a tendency of environmental justice which has already been observed and criticized (André-Lamat, Mellac 2012): that of counting and measuring, in order to define the right size of the geographic enclosures dedicated to humans and animals.
Plus pragmatiques, Donadson et Kymlicka, dans Zoopolis, réservent la notion de territoire séparé aux animaux sauvages qui témoignent par leur comportement qu’ils ne recherchent pas les relations avec l’espèce humaine. Dans ces territoires, les animaux pourraient être reconnus comme souverains, au sens de libres de disposer d’eux-mêmes et autonomes, ce qui interdirait toute relation avec les humains. Mais, même pragmatiques, ces zonages sont néanmoins liés à des types de rapports aux lieux très rigides, qu’on peut décliner en ailleurs, sur le seuil, ici. Dans Zoopolis, chaque citoyenneté est fortement liée aux lieux de son exercice, ce qui préfigure bien des problèmes sur les « cas marginaux » qui ne manqueront pas de se poser : Que se passe-t-il quand un animal « sauvage » quitte son ailleurs pour venir ici (ce que font très régulièrement des éléphants ou des grizzlis) ?
More pragmatic in their approach, Donaldson and Kymlicka, in Zoopolis, keep the notion of separate territory for wild animals, whose behaviors testify that they do not seek relations with the human species. In these territories, animals could be recognized as sovereign, meaning free to self-determinate, and autonomous, preventing any relation with humans. Though pragmatic, such zonings are linked to highly rigid types of relationships with places, being elsewhere, on the threshold or here. In Zoopolis, each citizenship is strongly linked to the place from which it is enacted, which prefigures many problems that will surely arise with ‘marginal cases’: what shall happen when a “wild” animal leaves his ‘elsewhere’ to come ‘here’ (which is what elephants or grizzly bears do regularly)?
C’est donc un espace géographique du développement séparé, voire de l’exclusion, que nous proposent la plupart des mouvements et pensées antispécistes. N’est-ce pas alors contradictoire avec les principes de justice qui fondent ces approches, alors même que l’antispécisme pense s’inscrire dans la tradition des luttes d’émancipation antiracistes ou féministes ?
As such, most antispeciesist movements and approaches recommend a geographic space of separate development, or even space of exclusion. If antispeciesism claims to be in line with the tradition of struggle movements (e.g. against racism or feminist struggles) doesn’t this contradict though, their underlying principles of justice?
L’interventionnisme sur l’animal
Interventionism on Animals
Autre contradiction fondamentale des approches abolitionnistes : la fin de l’exploitation animale – et en premier lieu des animaux d’élevage – implique la disparition physique et la fin de la reproduction de ces animaux, par euthanasie, stérilisation ou abstinence sexuelle. Ce qui autorise à un tel autoritarisme, c’est leur identification comme espèces transformées par l’homme, à la sélection orientée dans le seul souci des consommations humaines : des bêtes déformées, des steaks sur pattes, des usines à lait, du poil à câlins. Vaches, chiens, chevaux, poules, canards, moutons, chèvres… sont alors vouées à la disparition, ou au mieux au réensauvagement dans la plupart des écrits antispécistes, de Peter Singer à Gary Francione.
Another fundamental contradiction of abolitionist approaches is that the end of animal exploitation, especially farm animals, implies their physical disappearance and putting an end to their reproduction, either by euthanasia, sterilisation or sexual abstinence. What justifies such authoritarianism is that they are identified as man-made species, selected only to comply with human consumption: deformed creatures, steaks on legs, milk factories, soft petting hair. Cows, dogs, horses, chickens, ducks, sheep and goats among others, are then doomed to disappear, or at best reintroduced into the wild in most antispeciesists literature, from Peter Singer to Gary Francione.
Des débats agitent certes la sphère animaliste quant au traitement à réserver aux animaux sauvages, dans leurs territoires réservés. On bascule d’un extrême à l’autre. Alors que dans Zoopolis on imagine que, même en cas de cataclysme naturel causant des extinctions, les humains ne devraient pas intervenir « chez » les animaux sauvages, d’autres pensent, au contraire, qu’il faudrait pousser l’entrepreneuriat moral jusqu’à régenter leur vie privée. Horta (2010), par exemple, propose de réguler la violence entre animaux sauvages, et envisage d’accorder un primat aux herbivores sur les carnivores grâce à la stérilisation de prédateurs sauvages.
Debates are strong though in the animalist community about what exactly should be done with wild animals on their reserved territories. They range from one extreme to the other. While in Zoopolis we figure that humans should not intervene “with” wild animals even in the case of a cataclysmic event causing extinctions, others on the contrary, think that ethical entrepreneurship justifies governing their private lives. Horta (2010), for example, recommends to regulate violence between wild animals, and considers granting primacy to herbivores over carnivores by sterilizing wild predators.
On note la convergence paradoxale entre ces approches abolitionnistes et l’approche inclusive de Nussbaum, qui accorde aux animaux des capabilités similaires à celles des êtres humains, dans le but de construire un ordre social juste incluant humains et non-humains. Cet ordre est, chez Nussbaum, incompatible avec toute idée de nature, car il demande un paternalisme éclairé envers les animaux. Afin que les animaux puissent vivre selon les mêmes principes de justice que les humains, les humains doivent apprendre aux animaux à devenir végétariens, à remplacer la tendance naturelle à la prédation par le jeu sur des ersatz de proie… prenant modèle sur le tigre du zoo du Bronx qui s’amuse avec une balle en mousse au lieu de se jeter sur les gazelles.
We would like to point out the paradoxical convergence between these abolitionist approaches and Nussbaum’s inclusive approach, which grants animals capabilities similar to human beings’, in order to build a fair social order including humans and non-humans. This order is, according to Nussbaum, incompatible with the very idea of nature because it requires enlightened paternalism towards animals. In order for animals to live according to the same principles of justice as humans, the latter must teach animals to become vegetarians, to replace their natural tendency for predation with games, using substitute preys… taking as example the tiger at the Bronx zoo who plays with a foam ball instead of jumping on gazelles.
Coupés des hommes, coupés du monde ?
Cut off from Humans, Cut off from the World?
Un autre aspect problématique de ces approches est leur déconnexion de la pensée écologique (qui étudie les relations entre les êtres vivants et leur biotope) et écologiste (qui cherche à préserver les équilibres écosystémiques). Les mouvements animalistes et écologistes ont en effet des racines, des généalogies, des acteurs et des bases sociales complètement différents (Garner, 2013). Certes, on notera quelques convergences en termes de posture, de stratégie militante, et de dispositifs pratiques comme la dénonciation de l’action des sociétés comme globalement nocive (sur les animaux comme sur les écosystèmes), le choix d’animaux mascottes, la défense de la protection des animaux sauvages (et des écosystèmes) dans des espaces protégés, le régime végétarien (qui peut être motivé par le désir d’épargner les animaux, mais aussi par considération pour un usage modéré des ressources naturelles, la production de viande nécessitant à apport calorique égal plus de terres cultivées et plus d’eau).
Another problematic aspect of these approaches, is their disconnection from ecological thinking (which studies relations between living beings and their biotope), and ecologist thinking (which seeks to preserve ecosystem balances). Animalist and ecologist movements have indeed completely different roots, genealogies, actors and social bases (Garner, 2013). Admittedly, there are a few convergences in terms of position, activist strategies and practical measures such as, for example, condemning companies that have a harmful impact on the planet (on animals as well as ecosystems), choosing animal mascots, defending the protection of wild animals (and ecosystems) in protected areas, vegetarian diets (which can be caused by the desire to spare animals, but also natural resources in general since producing meat requires more cultivated land and water for the same caloric input).
Mais les éthiques écologistes, comme celle de Arne Naess (2013), ont cherché à penser les relations des sociétés à la nature, voire au cosmos, en insistant sur la complexité des interrelations de dépendances mutuelles, et en cherchant à étendre le statut de personne à « la nature ». La pensée de Naess est basée sur le lien et la continuité, entre l’être humain, le reste du vivant, les écosystèmes, voire le monde. Au contraire, les animalistes ont resserré la focale sur les animaux, à l’exclusion du reste du vivant. Si la base de leur dénonciation est la sensibilité animale et la revendication d’une similitude de traitement entre humains et animaux, ces positions ne peuvent inclure les êtres vivants insensibles, ou pour le moment considérés comme tels, comme les plantes. Adopter les positions écosophistes (qui cherchent à penser l’action humaine comme un élément parmi d’autres des multiples relations écosystémiques,) ébranlerait donc un des fondements des éthiques animalistes : la distinction entre êtres sensibles et insensibles.
Ecologist ethics, like that of Arne Næss (2013), seeks to conceive of relations between societies and nature, or even the cosmos, by insisting on the complexity of interrelations of mutual dependency, and by seeking to extend the status of persons to “nature”. Næss’ thinking is based on the link and continuity between human beings, the remainder of the living, ecosystems, or even the world. Animalists, on the contrary, have narrowed their focus on animals, excluding the remainder of the living. While their denunciation is based on animal sentience and requires the same fate for human and animals , these positions cannot include non-sentient living beings – or considered as such – for the time being, such as insects or plants. Adopting ecosophist positions (that seek to conceive of human action as an element among others of the multiple ecosystemic relations), would undermine one of the foundations of animalist ethics: the distinction between sentient and non-sentient beings.
Pourtant, comment penser la question animale sans penser aussi changement bioclimatique, sixième crise d’extinction des espèces, et les interrelations extrêmement complexes de ces crises écologiques avec les sociétés ? À ce titre, les solutions véganes pour bannir l’exploitation animale sont peu pensées en relation avec les crises environnementales contemporaines et peuvent se révéler bien peu écologistes. Le travail animal est souvent bien plus écologique que bien des technologies proposées par les antispécistes. Ainsi, la fumure animale est moins nocive pour les sols, l’eau et leurs faunes, que les engrais de synthèse ; le cuir est moins dépendant des énergies fossiles et plus dégradable que le plastique ; la traction animale est moins émettrice gaz à effet de serre ou de particules fines que le moteur à explosion ou la machine à vapeur… Certaines préconisations écologistes misent justement sur l’exploitation animale, ou plus précisément l’exploitation de la fonction de certains animaux dans les écosystèmes : on élève ainsi des coccinelles pour lutter contre les pucerons et autres insectes réputés nuisibles.
Yet, how should we conceive of the animal issue without also thinking about bioclimatic change, the sixth species extinction crisis, and the extremely complex interrelations of these ecological crises with societies? For this reason, vegan solutions with a view to banishing animal exploitation, have not really been thought through in relation to contemporary environmental crises, and can turn out to be hardly ecological. Animal labour is often far more ecological than many of the technologies proposed by antispeciesists. As such, animal manure is less harmful to soils, water and their faunas, than fertilizers; leather is less dependent on fossil energies and is more degradable than plastic; animal traction creates less greenhouse gas or fine particles than internal combustion engines or steam engines. Some ecological recommendations actually rely on animal exploitation, or to be more specific on exploiting the function of certain animals in ecosystems: ladybirds are for example bred to fight plant lice and other insects deemed harmful.
La focalisation sur l’animal en tant qu’espèce, et d’ailleurs le plus souvent sur une espèce animale particulière, qui pour des raisons culturelles est jugée plus digne d’intérêt que les autres (Lorimer, 2007) a, bien sûr, des conséquences globales sur toutes les espèces vivantes et les biotopes. On connaît les problèmes posés par le réensauvagement de certaines espèces animales, qui modifient considérablement les écosystèmes qui les accueillent au détriment d’autres espèces. Ainsi, l’ouverture des cages des perruches à collier, à Londres, Bruxelles ou Paris, a conduit à menacer d’autres oiseaux (Berthier et al., 2017). En Inde, la libération des vaches de réforme après la quasi-interdiction de l’abattage risque de faire péricliter les herbivores sauvages dont elles consomment les ressources (Bruckert, 2016).
Focusing on animals as a species, and in fact more often on a specific species that, for cultural reasons, is deemed more worthy of interest than others (Lorimer, 2007), has of course global consequences on all living species and biotopes. Problems caused by reintroducing certain species into the wild are well-known: they end up considerably modifying host ecosystems at other species expense. As an example, opening the cages of rose-ringed parakeets in London, Brussels or Paris, ended up threatening other birds (Berthier et al., 2017). In India, the liberation of cull cows, after the quasi-prohibition to slaughter them, compromizes wild herbivores’ survival since cows are now consuming their resources (Bruckert, 2016).
Les relations entre humains et animaux sont imbriquées dans un tissu complexe de relations sociales et écosystémiques. Agir sur les relations humains-animaux, c’est donc, qu’on le veuille ou non, agir sur un ensemble de relations en chaîne extrêmement difficiles à penser, qui intéressent tous les êtres vivants, plantes, animaux, humains et non-humains, ce qui est rarement pris en compte par les défenseurs des animaux… mais qui est lourd de conséquences pour tous les animaux, y compris les humains.
Relations between humans and animals are embedded in a complex web of social and ecosystemic relationships. Acting upon human-animal relations, whether we want it or not, means acting on interconnected relations that are extremely difficult to imagine, which concern all living beings, plants, animals, humans and non-humans, a fact which is rarely taken into account … but which has serious consequences for all animals, including humans.
La communauté humanimale
Humanimal Community
Les questions soulevées par les approches abolitionnistes ne portent pas seulement sur les systèmes biologiques, mais sur les systèmes sociaux. Par le dénigrement de l’élevage, pris en bloc, incluant aussi bien les usines à vaches que l’élevage nomade, aussi bien le robot de traite que le traîneau à rennes, les abolitionnistes ne se rendent-ils pas complices d’une injustice qui est aussi un défaut d’analyse ? À aucun moment n’est proposée une lecture fine, socialement informée, de la diversité et de la complexité des liens qui unissent humains et animaux.
The issues raised by abolitionist approaches concern not only biological but also social systems. When denouncing cattle breeding as a whole, from cow factories to nomadic herding, from automatic milking systems to reindeer-drawn sledges, are not abolitionists rallying injustice as well as lacking critical thought? At no time do they offer a detailed, socially informed reading, of the diversity and complexity of the relations linking humans and animals.
Dans quel mode de production cette complexité s’insère-t-elle ? Permettrait-elle d’émanciper conjointement humains et animaux ? La question de la mise à mort des animaux, qui reste le marqueur par excellence des approches abolitionnistes, a-t-elle été réfléchie, au-delà de l’évidence du mal qu’elle constituerait en soi (Porcher, 2014) ? Faire de l’élevage, que ce soit pour produire de la viande, dans le cadre de la SPA, dans une clinique vétérinaire, avec des animaux de compagnie ou au zoo, c’est faire avec la vie et donc gérer la question de la mort, naturelle, ou par abattage, euthanasie, stérilisation.
Into which production regime does this complexity fit? Would it allow both humans and animals to emancipate? Has the issue of animal killing, which remains the marker par excellence of abolitionist approaches, been thought through, beyond the obvious evil it seems to embody (Porcher, 2014)? Animal farming, whether for meat production, for the SPCA, in a veterinary clinic, with pets or at the zoo, has to do with life, and induces therefore managing death, whether natural death, slaughtering, euthanasia or sterilization.
Nous proposons alors de dérouler un autre fil d’Ariane, qui traverse les relations entre humains et animaux, et qui s’inscrit dans une démarche par essence non utilitariste.
Therefore, we’d like to suggest following that vital lead which calls for a necessarily non-utilitarian approach.
Une théorie du lien humanimal : Reclus et Kropotkine
Theory of the Humanimal Link: Reclus and Kropotkine
Si l’élevage sert bien sûr à produire du lait, de la viande, de la fumure, soit un ensemble de biens, il a comme seconde rationalité centrale la production de liens. L’élevage permet aux humains et aux animaux de vivre ensemble (Porcher, 2010b). Cette filiation anti-utilitariste se réfère à la théorie du don-contre-don, développée par Marcel Mauss et dont la revue du MAUSS (Mouvement anti-utilitariste en sciences sociales) est aujourd’hui, dans le monde francophone, une des tribunes majeures.
While animal farming is of course used for producing milk, meat and manure, i.e. for producing goods, it offers – as a second central rationality – the production of links. Farming contributes to humans and animals living together (Porcher, 2010b). This anti-utilitarian filiation refers to the gift theory, as developed by Marcel Mauss, and of which the journal MAUSS (Anti-Utilitarian Movement in Social Sciences) is, today in the Francophone world, one of the main platforms.
Dans ce cadre, la domestication n’est pas conçue comme une forme d’exploitation mais plutôt un des plus anciens contrats sociaux, chacun des membres trouvant mutuellement avantage à la coopération de l’autre et s’engageant pour cela à un ensemble de régulations de leurs comportements.
Within this framework, domestication is not understood as a form of exploitation but, rather, as one of the oldest social contracts, with each member finding mutual advantage in co-operating with the other, and to this end agreeing to a set of behavioural regulations.
Cette idée n’est pas nouvelle. Le géographe, zoologue, explorateur anarchiste Pierre Kropotkine (1906) a montré comment l’entraide et la collaboration étaient courantes dans le monde animal (insectes, oiseaux, loups, singes, lions…). Celles-ci ont, plus que la compétition entre les individus mise en avant dans l’approche darwinienne, un rôle fondamental dans la survie et la sélection des espèces. Soulignant les mêmes relations chez les « sauvages » et les barbares, il fait de l’entraide la base de l’organisation des sociétés humaines, à l’opposé du darwinisme social.
This idea is not new. Anarchist geographer, zoologist and explorer Pierre Kropotkine (1906) demonstrated how mutual aid and collaboration are common practice in the animal world (insects, birds, wolves, monkeys and lions among others). They play a more fundamental role in the survival and selection of species than competition between individuals as put forward in the Darwinian approach. Highlighting the same relations among “savages” and barbarians, contrary to social Darwinism, Kropotkine makes of mutual aid the basis of human society.
Un autre exemple précieux de l’insurrection silencieuse contre la logique de l’animal-machine est fourni par Élisée Reclus. Ce qu’il voyait dans l’élevage était la relation que ce dernier inaugurait : « Pour eux-mêmes, les Denka n’ont que des huttes ou de simples gîtes, mais pour les vaches malades, ils construisent des infirmeries admirablement propres, sur des terres toujours asséchées, s’élevant en îles un milieu de la plaine. Ils vivent presque uniquement du lait de leurs bêtes, vaches et chèvres, qui se prêtent complaisamment à la traite, mais ils ne sauraient consentir à tuer des animaux en santé » (Reclus, 1905-1908, p. 157).
Another precious example of the silent insurrection against the logic of the animal machine is given by Elisée Reclus. What he saw in animal farming was the relation that it created: “For themselves, the Denka only have huts or simple shelters, but for the sick cows, they build wonderfully clean infirmaries, always on drained lands, rising up like small islands in the middle of the plains. They live almost exclusively from the milk of their animals, cows and goats which let themselves be milked happily, but they could not agree to kill animals in good health (…)” (Reclus, 1905-1908, p.157).
Chez Reclus, l’animal est d’abord un compagnon de travail : « On sait aussi que les animaux porteurs de sonnailles sont beaucoup plus résistants à la fatigue que les autres : la musique du cuivre qui résonne les aide au travail autant que la fierté d’avoir été choisis par l’homme comme conducteurs de troupeaux ou d’attelages » (p. 232). Chez le géographe anarchiste, toujours soucieux de la lutte des pauvres et des opprimés du travail, la leçon est claire : animaux et ouvriers sont les victimes de l’industrie : « Du moins parmi les humains, les oppressés peuvent-ils résister à la ligue des oppresseurs, et, par la solidarité dans la révolte, par l’association dans les efforts, ont-ils déjà remporté mainte victoire ; mais que peuvent les animaux ? Ils ne se mettent point en grève et on ne saurait attendre l’amélioration de leur sort que de l’accroissement graduel de l’intelligence et de la bonté chez leurs éleveurs et maîtres » (p. 246).
According to Reclus, an animal is first of all a work companion: We also know that animals with bells are not tired as quickly as those without: the music made by the copper bell helps them in their work as much as the pride of having been chosen by men as the leader of the herd or the team (…) (p. 232). According to Reclus, always concerned about the struggle of the poor and the oppressed workers, the lesson is clear: animals and workers are the victims of industry: “At least among humans, the oppressed can resist the league of oppressors and, through solidarity in their revolt, though association in their efforts, they have already won many victories; but what can animals do? They do not go on strike and we could not wait for their lot to improve if it meant waiting for a gradual increase in farmers’ and masters’ intelligence and goodness” (p. 246).
Loin d’aboutir à des conclusions sécessionnistes visant à réensauvager les animaux domestiques, il aboutit au contraire à l’idée d’éduquer les animaux avec les humains pour guides.
Far from reaching secessionist conclusions recommending the reintroduction of domestic animals in the wild, he suggests, on the contrary, to educate animals with humans as guides.
Exploitation animale et exploitation humaine
Animal Exploitation and Human Exploitation
Suivre la piste du lien et de l’intimité ne signifie pas se voiler les yeux sur la violence de la relation. Mais cette violence est une violence partagée entre humains et animaux dans des conditions historiques et sociales tout aussi spécifiques.
Following the relation and intimacy pathway, does not mean closing one’s eyes to the violence induced by the relation, a violence which is shared nonetheless between humans and animals in historical and social conditions that are just as specific.
On peut ainsi suivre Carl Griffin (2011) dans sa description de la transformation des rapports d’intimité entre humains et animaux dans les étables anglaises du XVIIIe siècle, au moment du développement du capitalisme agraire. Les violences perpétrées par les ouvriers agricoles sur les animaux n’étaient pas gratuites : non seulement elles étaient adressées aux propriétaires qui les exploitaient, mais elles étaient volontairement mises en scène comme le miroir parodique et cruel du lien amoureux. Le développement du capitalisme agraire est ici analysé non seulement comme une dépossession de l’outil de travail (le paysan se prolétarise) mais aussi comme une rupture fondamentale du lien de complicité au travail entre humains prolétarisés et animaux devenus du capital (embodied capital).
We can follow Carl Griffin (2011) in his description of the transformation of intimate relations between humans and animals, in 18th-century English stables, at the time when agrarian capitalism was developing. The violence perpetrated by farm laborers on animals was not meaningless: not only was it addressed to the owners who exploited them, but they were also deliberately staged as the parodic and cruel mirror of the loving bond. The development of agrarian capitalism is analyzed here, not only as a dispossession of the tool (peasants becoming proletarians), but also as a fundamental breach in complicity relationships at work, between proletarianised humans, and animals that have become embodied capital.
La question soulevée par Griffin permet de rebondir sur l’argument antispéciste fondateur : l’opposition à toute forme d’exploitation des animaux. En effet, Griffin met en symétrie le sort des animaux et l’exploitation des humains. Si l’on veut bien le suivre – et donc traiter de manière symétrique l’exploitation des animaux et l’exploitation des humains – quelle définition de l’exploitation considérer ? Selon le schéma marxiste, toute forme de travail salarié (effectué par des individus qui n’ont que leur force de travail à vendre, dans un mode de production capitaliste) est une forme d’exploitation (puisque les possesseurs du capital ne le paient qu’à la hauteur de la reproduction de sa force de travail). Revendiquer la libération animale n’a alors que peu de sens si elle est déconnectée de la revendication symétrique de la libération de l’exploitation humaine, objectif historique du communisme. Ce qui est alors en jeu est l’ensemble du système productif et des relations de pouvoir qui le structurent.
The issue raised by Griffin makes it possible to revive the founding antispeciesist argument, which is to oppose any form of animal exploitation. Indeed, Griffin sees a symmetrical relation between the lot of animals and the exploitation of humans. If we follow his approach, and thus deal symmetrically with animal and human exploitations, what definition of exploitation should we consider? According to the Marxist principle, any form of wage labor (carried out by individuals who only have their labour power to sell, in a capitalist mode of production) is a form of exploitation (since those who possess the capital only pay laborers up to the labour power reproduced). In this light, demanding animal liberation makes little sense if it is disconnected from the symmetrical demand for the liberation of human exploitation, which is the historical goal of communism. What is at stake is the production system as a whole, and the power relations structuring it.
Or, sortir de ce qui peut être l’exploitation – quitter le salariat – c’est aujourd’hui sortir de l’essentiel de ce qui fait lien social dans le système capitaliste. Le salaire tout d’abord, mais aussi des mécanismes redistributifs (l’allocation-chômage, la retraite, l’assurance maladie) et des relations sociales liées au travail (sociabilités professionnelles ou modes de consommation).
Yet, abandoning what can represent exploitation, i.e. wage labor , today, would mean putting aside an essential part of what forges social link in the capitalist system: wages first of all, but also redistributive mechanisms (unemployment fund, pension, health insurance) and work-related social relations (professional sociability or modes of consumption).
Admettons qu’il soit possible de quitter l’exploitation par le haut, en intégrant par exemple une communauté non industrielle, qui vise à l’autonomisation vis-à-vis du capitalisme (le programme des ZAD en est une illustration actuelle). Dans cette première hypothèse, il est sans doute possible de renforcer la part « maussienne » de notre système d’échange, y compris – et peut-être d’abord (?) – dans le travail, nous le verrons plus loin. Mais on peut aussi sortir de l’exploitation par le bas (et c’est sans doute ce qui se passe dans la très grande majorité des cas). Dans ce cas, l’individu sorti du salariat entre dans le camp des travailleurs supplétifs, dont la désorganisation organisée par l’encadrement du système productif (par l’éclatement des horaires, des sites de travail, l’affaiblissement des syndicats, des contrats de travail…) construit ce que Marx appelait le Lumpen-proletariat. C’est le prolétariat en haillon, qui n’a plus les moyens d’avoir de conscience de classe et devient même, par nécessité, un allié objectif des structures d’encadrement.
Admitting that, it is possible to exit exploitation from the top, i.e. by joining a non-industrial community whose aim is to be autonomous from the capitalist system (oulike with French Zones à défendre). In the first hypothesis it is probably possible to reinforce the “Maussian” part of our exchange system, including – and perhaps first of all (?) – concerning work, as we’ll see later on. However, one might also downfall from exploitation (and this is what probably happens in the majority of cases). In this case, individuals who fall out of wage labor enter the reserve army of labour, whose disorganization organized by the management of the production system (through increased changes in working hours and workplaces, the weakening of trade unions and employment contracts, among others), builds-up what Marx calls Lumpenproletariat: a ragged proletariat, who can no longer reach class consciousness and even necessarily becomes, an objective allied of capital owners.
Pourrait-il en être autrement pour les animaux ? Sortiraient-ils grandis ou amoindris de la fin de l’exploitation ? Quel type et quel niveau de violence serait atteint en comparaison de celle qui règne dans un système d’exploitation capitaliste ?
Could it be otherwise for animals? Would they be better off with the end of exploitation? or worse ? What type and what level of violence would be reached compared to what happens in a capitalist system of exploitation?
Si la question du travail des animaux ou de la subjectivité animale a intéressé certains sociologues et anthropologues, elle n’a jamais été prise au sérieux pour ce qui concerne les animaux domestiques. Pour Marx (2014 [1867]), les animaux domestiques ne travaillent pas car ils n’ont pas conscience de leur action ; ils ne font que ce pour quoi ils sont programmés par la nature. Sans investissement, sans inventivité, sans écart à la tâche prescrite, il n’y a pas de « travaillé » (Dejours, 2016). De ce point de vue, les abeilles ne sont pas architectes mais simplement les vecteurs de lois de la nature qu’elles ne font qu’invariablement reproduire. Cette position stipulant la rupture entre le travail relevant du social et la nature, a été longtemps celle des sciences sociales, bien que Max Weber ait émis l’hypothèse (2003 [1919]) qu’une sociologie des relations entre humains et animaux était possible.
While the issue of animal labor or animal subjectivity has been considered by some sociologists and anthropologists, it has never been taken seriously when it comes to domestic animals. For Marx (2014 [1867]), domestic animals do not work because they are not aware of their action; they only do what nature programmed them for. With no investment, no creativeness, no deviation of the prescribed task, there is no “worked in the making” (“travaillé” as described in Dejours, 2016). From this standpoint, bees are not architects but simply the vehicles of the laws of nature, which they only invariably reproduce. Social sciences have for long assumed there was a clear cut between socially-relevant work and nature, although Max Weber did formulate the hypothesis (2003 [1919]) that a sociology of relations between humans and animals was possible.
Tim Ingold (1983) a proposé de penser, contre Marx, que les animaux travaillent car leurs actions sont intentionnelles. Cette activité consciente, selon Ingold, est construite par les relations sociales et lui donnent sens. Effectivement, en dehors de toute relation avec nous, les abeilles ou les castors ne travaillent pas au sens strict, même si on peut sans doute faire l’hypothèse qu’ils travaillent de leur point de vue et dans leur monde. Par contre, il apparaît que les vaches, les chiens, les chevaux… sont impliqués intentionnellement dans le travail (Écologie et Politique, 2017) parce qu’ils sont domestiques, c’est-à-dire inscrits dans le monde humain du travail depuis des centaines ou milliers d’années. Ils sont en fait engagés dès leur naissance dans le monde du travail[6].
Tim Ingold (1983) suggested thinking, against Marx, that animals work because their actions are intentional. This conscious activity, according to Ingold, is created by social relations which give it meaning. Indeed, when they have no relation with us, bees or beavers do not work strictly speaking, even if hypothetically from their standpoint and in their world, they might actually consider they do work. However, it appears that cows, dogs and horses, among others, are intentionally involved in working (Ecologie and Politique, 2017) because they are domesticated , i.e. they have been part of the human world of work for hundreds or thousands of years already. In fact, from their birth on, they are implicated in the world of work[6].
Du fait de cet engagement total, le travail ne peut se définir et être limité comme étant une activité à but uniquement productif. Il se construit d’abord comme un lien, du sens et des conditions de vie partagées. Le travail nécessite une activité vivante, qui vient s’inscrire entre la tâche prescrite et les indications opératoires, toujours infiniment trop pauvres pour la réaliser. Cet écart nécessite une subjectivité, car il donne lieu à interprétation, c’est-à-dire à la mobilisation de la liberté.
Due to this complete implication, work cannot be defined and be limited to an activity only meant for production. It is first formed by a link, meaning and shared living conditions. Work requires a lively activity somewhere between the prescribed task and operating prescriptions, which are always insufficient for them to be enacted. This gap requires subjectivity, because it gives space for interpretation, that is: enacting freedom.
Que le travail soit aussi le lieu de l’aliénation potentielle que nous évoquions plus haut, avec l’analyse néo-marxiste de Carl J. Griffin, n’empêche pas qu’il puisse aussi ouvrir des champs de possibilités. Penser le travail animal décale ce que nous savons ou pensons savoir des animaux, mais aussi du travail lui-même en tant que porteur de différentes rationalités dont la première est le lien social, le vivre-ensemble (Dejours, 1993). En portant un potentiel accroissement de la vie, et un potentiel de vie en commun, le travail peut ainsi s’affirmer comme un horizon éthique voire une forme de bien.
The fact that work is a place for potential alienation, as previously mentioned in the neo-Marxist analysis of Carl J. Griffin, does not mean that it cannot also open new possibilities. Thinking through animal labor changes what we know or think we know of animals, but it also changes what we think of labour itself, as encompassing different rationales, the first of which is the social link or companionship rationale (Dejours, 1993). Allowing for a potential life growth, a potential for companionship, work can become an ethical horizon, or even a form of good.
L’entrée par le travail modifie donc fondamentalement le prisme de lecture que nous avons de la domestication : ce ne sont pas d’abord les rapports de domination qui fonderaient nos relations avec les animaux, mais la liberté offerte par le travail commun. Le travail peut alors apparaître comme un moment de transformation, de développement de compétences, de développement de registres de sensibilité, dont ni les animaux, ni les humains n’avaient conscience avant de s’y engager. Pour un cavalier confirmé, les postures et les mouvements des chevaux avec lesquels il travaille deviennent un langage tout à fait articulé, alors qu’il reste totalement imperceptible pour un novice. Pour un cheval de saut d’obstacle confirmé, les intentions de son cavalier, sont, elles aussi, transparentes, dans un ajustement des corps mutuels.
Considering the work issue radically transforms the way we understand domestication: our relations are not primarily grounded in domination, but in the freedom offered by working together. Work can then be seen as a moment of transformation, a moment to develop capacities and different forms of sensibility, of which neither animals nor humans were conscious before engaging in. For a skilled rider, the positions and movements of the horses he works with become a well-articulated language, while it remains totally imperceptible for the unexperienced. For a skilled jumping horse, his rider’s intentions are also self-evident considering how bodies mutually adapt to one another.
Vivre différemment ici et là, avec une pluralité d’animaux
Living Differently Here and There, with Many Different Animals
Il nous paraît donc qu’un vaste champ d’études reste à couvrir. Au fil de cette analyse, nous espérons avoir montré que la question du statut des animaux, en fonction de divers critères de classifications, est toujours socialement, historiquement, économiquement et géographiquement située. Il apparaît bien sûr, dans ce cadre, que réfléchir à la justice animale doit se faire non pas de manière absolue mais en rapport avec des espèces et des contextes spécifiques.
It seems that there is still a vast field of studies to cover. In this paper, we hope to have shown that the issue of animal status, according to diverse classification criteria, is always socially, historically, economically and geographically grounded. Of course, within this framework, it appears that thinking about animal justice must not be carried out from an abstract perspective, but in relation to species and specific contexts.
En ce sens, la place des insectes et celle des grands mammifères, par exemple, ne se pose pas du tout de la même manière. Les premiers sont facilement considérés comme des indésirables, qu’il est possible d’exterminer sans autre forme de procès, sans même songer réellement qu’il s’agit d’êtres vivants. Ils appartiennent au domaine de la vie nue (zoe) – ceux dont la mise à mort n’est pas problématique (Agamben, 1997). D’autres animaux tendent au contraire aujourd’hui à rejoindre les humains du côté du bios, la vie pleine, ancrée dans une biographie et une dimension politique. C’est à propos d’eux que la question de la justice est posée. Il existe ainsi un champ d’extension, variable selon les contextes et les époques, qui n’inclut pas toujours les humains de manière égale, qui inclut ou non les animaux, les insectes voire les champignons (Kirksey, Hekmrich, 2010) dans le domaine de la justice.
Accordingly, the issue differs when considering for example the space taken by insects, or by large mammals. The formers are easily considered as an undesirable species that can be exterminated without further ado, or even without really thinking about the fact that they are living beings. They belong to the domain of bare life (zôè) – those whose extermination is not problematic (Agamben, 1997). Other animals, on the contrary, today, tend to join humans in the domain of full life (bios), rooted in biography and political dimension. It is in relation to them that the issue of justice is raised. Thus, depending on contexts and times, the realm of justice does not always include humans equally, it includes animals or doesn’t, as with insects or even mushrooms (Kirksey, Hekmrich, 2010).
Chez les Achuars amazoniens étudiés par Philippe Descola (1986), les humains et une grande partie des animaux, mais aussi des plantes cultivées, sont des personnes dotées d’une âme qui leur donne des caractéristiques sociales et morales comparables, même si elles ne sont pas égales. Cette continuité engage les uns et les autres dans des liens, des devoirs et des attentions qui ne peuvent être bafoués sous peine d’être immédiatement punis. Quand Metekash est mordue par un serpent fer-de-lance, son mari, Chumpi, est mortifié du fait de sa propre responsabilité. Venant d’obtenir un fusil, il avait tiré sur un groupe de singes laineux, tuant plusieurs animaux et en blessant d’autres. En tuant plus qu’il n’était nécessaire aux besoins de la chasse et en ne se souciant pas des blessés, il a rompu le pacte implicite qui lie les Achuars aux esprits protecteurs du gibier. La chasse doit rester un accord, notamment parce que les chasseurs et les chassés sont engagés dans des rapports de parenté (Descola, 2005). Ces rapports n’empêchent pas de tuer pour se nourrir, ou pour se venger dans le cadre d’une vendetta, mais la mise à mort doit se conformer à un ensemble de règles. Respecter ces engagements auprès des personnes est d’ailleurs ce qui fait des humains des personnes complètes, contrairement au jaguar, tueur solitaire, qui ne respecte rien.
Among the Achuars of the Amazon Basin, as studied by Philippe Descola (1986), humans and a large part of the animals, but also cultivated plants, are beings endowed with a soul that gives them comparable social and moral characteristics, even if they are not equal. This continuity binds them all into relationships, duties and attentions that cannot be scorned for fear of being immediately punished. When Metekash is bitten by a lancehead viper, her husband, Chumpi, is mortified by his own responsibility. Having just obtained a gun, he had fired shots at a group of woolly monkeys, killing several and wounding others. By killing more than necessary during the hunt, and by not worrying about the wounded, he broke the implicit pact that binds the Achuars to the protecting spirits of the game. The hunt must remain an agreement, especially because hunters and hunted are related (Descola, 2005). Their being related does not prevent them from killing for food, or taking revenge within the framework of a vendetta, but the act of killing must be carried out in conformity with a set of rules. Observing these commitments towards other beings is in fact what makes humans complete beings, unlike the jaguar, a solitary killer, that does not respect anything.
Les régimes de justification du traitement réservé aux animaux, notamment autour du nœud crucial qu’est la mise à mort (Porcher, 2014), font ainsi toujours appel à un bien supérieur. C’est sur la base d’un contrat moral implicite, articulé aux statuts variés des animaux, que se développe une pratique de la justice. La mort d’un animal peut par exemple s’inscrire dans un échange équilibré entre la bonne vie fournie par l’éleveur (Porcher, 2011) et la nécessité de pouvoir vivre de cette vie en commun par la fourniture de viande ou de lait. Elle peut, de manière assez similaire, s’inscrire dans une négociation avec l’esprit protecteur des animaux pour assurer sa propre subsistance, chez les Achuars. Elle peut, dans le recours à l’euthanasie, éviter une souffrance inutile des suites de blessures ou d’une maladie incurable.
The types of justification concerning animal’s fate , especially the critical topic of killing (Porcher, 2014), always call on a higher Good. It is on the basis of an implicit moral contract, hinged on the varied status of animals, that justice can be enacted. The death of an animal might be part of a balanced relationship including both, a goof life provided by the farmer (Porcher, 2011), and the need to be able to live from this life in common by producing meat and milk. Fairly similarly, among the Achuars, for ones’ own sake, the death of an animal can be part of a negotiation with the protecting spirit of animals. In the case of euthanasia, animal death might also prevent unnecessary suffering because of wounds or some incurable illness.
Dans ces configurations, dont une des modalités centrales est le travail, le monde propre des cochons, des vaches, des chiens, des chimpanzés peut venir cohabiter avec le monde humain et se structurer autour d’un tissu de relations qui mobilisent la subjectivité et l’intelligence. Que cet horizon de la vie en commun, dans des sociétés structurées ou non par la zootechnie, ne soit pas toujours réalisé, n’empêche pas que le travail porte en lui cette potentialité. L’élevage se fonde alors sur des dons et des contre-dons qui sont reconnus de part et d’autre dans un jugement de la qualité des liens. Si la zootechnie, fondée au XIXe siècle, avait pour objectif de construire des productions animales, en transformant les animaux en machines à fournir de la viande, des œufs et du lait, elle a tenté de le faire en commençant par dissoudre les liens qui existent entre humains et animaux.
In these configurations, where labor is a major type of relation; pigs, cows, dogs and chimpanzees own world can cohabitate with the world of humans, and structure a web of relations implying subjectivity and intelligence. The fact that this horizon of life in common is not always materialized doesn’t mean that labor doesn’t potentially offer that possibility. Breeding is then made of gifts and counter-gifts. If Zootechnics, founded in the 19th century, aimed at building animal productions, by transforming animals into meat-, egg- and milk-supplying machines, it could only do so by trying to dissolve the existing links that existed between humans and animals.
Conclusion
Conclusion
Gary Francione, un des auteurs phares de l’abolitionnisme, parle de schizophrénie morale pour décrire la manière délirante et confuse, selon lui, que nous avons de penser aux animaux d’un point de vue social et moral : certains sont des membres de la famille, d’autres des repas. Il faut au contraire, pour le bien des uns et des autres, assurer les conditions d’une séparation stricte entre humains et animaux. À l’issue de ce tour d’analyse des positions et des programmes antispécistes, il semble pourtant que le remède à cette schizophrénie génère nombre de contradictions tout aussi bipolaires. D’abord en termes de cohérence épistémologique : l’antispécisme combat l’anthropocentrisme, mais dans le même temps ne peut se départir de la spécificité de l’être humain. Il en vient à réifier des catégories binaires, alors même qu’il prétend les contester. Les solutions séparatistes proposées apparaissent problématiques en termes de justice sociale, puisqu’elles ignorent généralement la complexité des relations entre les humains et les animaux -notamment en évacuant comme évidente la question de la mise à mort- et la commune condition d’exploitation et de travail. En termes de justice spatiale, l’antispécisme tend à promouvoir des modèles séparatistes ou des assignations à des formes de citoyennetés localisées. Enfin, en termes de justice environnementale, le programme apparaît incapable de penser la question animale dans les crises socio-environnementales de manière satisfaisante.
For Gary Francione, a main abolitionist author, from a moral and social perspective, our delirious and confused way to think about animals can be qualified as moral schizophrenia: some being family members, while others are meals. Quite the opposite, we should, for everyone’s sake ensure the conditions for strictly separating humans from animals. While we finish reviewing these antispeciesist positions and platform, it seems though that the cure for this schizophrenia generates just as many bipolar contradictions. First in terms of epistemological coherence: antispeciesism fights against anthropocentrism, but at the same time cannot abandon the specificity of the human being. Antispeciesists reify binary categories, even though they pretend to contest them. The separatist solutions recommended seem problematic in terms of social justice, since they usually ignore the complexity of the relations between humans and animals – especially when they dismiss the killing and the shared exploitation and labor condition issues as something obvious. In terms of spatial justice, antispeciesism tends to promote separatist models or zoned forms of citizenships. Finally, in terms of environmental justice, the programme seems incapable to think through the animal issue in socio-environmental crises.
On voit aussi comment la question de la justice animale revisite la dichotomie nature-culture. Une large part de l’argumentation animaliste est basée sur l’analogie, voire l’égalité humains-animaux, du moins pour les animaux doués de sensibilité. Cela pourrait, en théorie, conduire à une abolition ou du moins à une atténuation de cette dichotomie. Effectivement, les travaux animalistes sur la justice témoignent de la volonté de faire émerger une justice socio-animale valant pour tous les êtres sensibles. On voit aussi comment, chez Donaldson et Kymlicka, mais aussi chez Nussbaum, émerge une pensée du domus, de la « maison humanimale » comme communauté de justice, incluant humains et animaux (les animaux domestiques chez Donaldson et Kymlicka), et les soumettant aux mêmes principes de justice. Dans les deux cas, l’interventionnisme sur les animaux de cette maison abolit ce qui pourrait être considéré comme « la nature ». Mais dans le même temps, on a montré comment les dispositifs pratiques antispécistes visent à reconstruire, ailleurs ou autrement, cette frontière : toute relation humanimale étant définitivement considérée comme mauvaise, la meilleure solution, pour le bien des animaux seraient de les contenir dans leur monde animal, et donc hors la sphère de justice.
The issue of animal justice also helps us reconsider the nature-culture dichotomy. A large part of the animalist argumentation is based on the human-animal analogy, or even equality between them, at least as far as sentient animals are concerned. This could, theoretically, lead to the abolition of the dichotomy, or to its blurring Indeed, animalist works on justice attest a will to enact socio-animal justice, one valid for all sentient beings. We also see, in Donaldson’s and Kymlicka’s work, as well as Nussbaum’s, surfacing the domus, the “humanimal house” as the community of justice, which includes humans and animals (more specifically domestic animals in Donaldson and Kymlicka’s), and governs them by the same principles of justice. In both cases, interventionism on the animals of the house abolishes what could be considered as “nature”. But at the same time, we showed how practical antispeciesist measures aim at rebuilding this boundary, elsewhere or otherwise: any humanimal relation being permanently considered as wrong, the best solution, for animals’sake, would be to contain them in their animal world, and therefore outside of the sphere of justice.
Il nous semble que le défi épistémologique et politique qui se pose aujourd’hui n’est pas tant de résoudre ces contradictions que d’ouvrir des pistes de réflexion.
It seems to us that the epistemological and political challenge today, is not so much about resolving these contradictions than about highlighting new thinking frontiers.
Le double jeu d’abolition-reconstruction de frontières théoriques se pose aussi en termes « d’effet retour ». Les théories de la justice animaliste recherchent l’inclusion des animaux dans la justice, afin de leur garantir des droits. Mais reste à savoir comment cette inclusion pourrait aussi changer les relations entre humains. Quelle justice animaliste permettrait d’imaginer une émancipation conjointe, des humains et des animaux ?
It also raises the issue of how the interplay between the abolition and reconstruction of theoretical boundaries can backlash? The theories of animalist justice seek to include animals in justice, in order to guarantee them rights. But how this inclusion could also change relations between humans is not thought through. What animalist justice allows to imagine a mutual emancipation for humans and animals?
L’idée d’une atténuation de la frontière humain-animal se retrouve aussi dans nombre de travaux d’éthologues (Bekoff et Pierce, 2009 ; De Waal, 1997 ; Lorenz, 1969) qui invitent à « naturaliser », les comportements moraux. Les chimpanzés, les loups, les dauphins… feraient preuve d’une empathie, d’un sens de l’équité, et de la coopération qui évoqueraient une proto-morale. La morale ainsi ne serait plus le propre de l’homme, et dès lors on peut étendre cette idée à notion de justice et d’injustice. Dans le débat politique, naturaliser un comportement ou une relation sociale fonctionne comme un dispositif d’invisibilisation de compétences, de liens, ou de rapports de domination. La question de la justice devrait permettre de poser les enjeux en termes d’apprentissages sociaux, de développement de liens de confiance ou d’attention à l’autre, mais aussi de rapports de pouvoir.
The idea of the blurring of the human-animal boundary can also be found in the work of many ethologists (Bekoff and Pierce, 2009; De Waal, 1997; Lorenz, 1969), who suggest we “naturalize” ethical behaviors. Chimpanzees, wolves and dolphins, among others, could show empathy, a sense of equity and co-operation implying proto-ethics. Ethics then, would no longer be specific to human beings, which would also apply to the notions of justice and injustice. In the political debate, naturalizing behavior or a social relation, is a tool which helps to make skills, links or relations of domination, invisible. The issue of justice should allow to raise issues in terms of social training, building of trust relationships, or care but also in terms of power relations.
Nous ne sommes plus tétanisés par les phares de la bagnole antispéciste, mais il nous reste à faire la généalogie des moteurs de la panique morale que nous avons connue, nous en tant qu’auteurs, vous, sans doute, en tant que lecteurs, et plus généralement, nous, globalement en tant qu’acteurs passifs ou actifs de la construction de ce problème sociétal qu’est devenue la question animale.
While we are no longer caught in the antispeciesists’ headlights, the issue of animals still calls for a genealogy of what has been driving the moral panic that we, as authors, that you, as readers, and more generally, that we have experienced worldwide as passive or active actors of the construction of this societal problem .
[1]. Jean Gardin a dirigé le programme « Mort animale rituelle et profane, circulation des normes et des représentations ». Jean Estebanez s’intéresse au travail des animaux et notamment à la façon dont ils participent de la fabrique de la ville. Sophie Moreau travaille sur la justice environnementale et sur la place du non-humain dans la justice sociale.
[1] Jean Gardin directed the programme entitled “Ritual and Profane Animal Death, Circulation of Norms and Representations”; Jean Estebanez works on animal labour and particularly the way they take part in urban creation; Sophie Moreau works on environmental justice and the status non-humans have in social justice.
[2]. Le terme sentience, plus utilisé en anglais qu’en français, condense la sensibilité et la conscience. Il désigne la conscience qui naitrait chez les animaux de leur capacité à éprouver des sensations.
[2] The term sentience, which is used more in English than in French, connotes sensitivity and awareness. It refers to animals’ awareness coming from their capacity to feel sensations.
[3]. Charles Darwin était déjà engagé dans la déconstruction de la notion d’espèce, comme le montre ce qu’il écrivait à Hooker (lettre du 24 décembre 1856) : « Il est vraiment comique de voir à quel point peuvent être diverses les idées qu’ont en tête les naturalistes lorsqu’ils parlent d’“espèce” ; chez certains, la ressemblance est tout, et la descendance de parents communs compte pour peu de choses ; chez d’autres, la ressemblance ne compte pratiquement pour rien, et la création est l’idée dominante ; pour d’autres encore, la descendance est la notion-clé ; chez certains, la stérilité est un test infaillible, tandis que chez d’autres, cela ne vaut pas un sou. Tout cela vient, je suppose, de ce que l’on essaie de définir l’indéfinissable ». Cité in Le Guyader, 2002.
[3] Charles Darwin was already involved in deconstructing the notion of species, as shown by his correspondence to Hooker (letter dated 24 December 1856): “It is really laughable to see what different ideas are prominent in various naturalists’ minds, when they speak of “species” in some resemblance is everything & descent of little weight—in some resemblance seems to go for nothing & Creation the reigning idea—in some descent the key—in some sterility an unfailing test, with others not worth a farthing. It all comes, I believe, from trying to define the undefinable” in Le Guyader 2002.
[5]. Cette proposition issue des travaux des Jocelyne Porcher a été développée dans le cadre de son équipe Animal’s Lab, dont participe un des auteurs, et dont une partie des résultats a été publiée dans Écologie et Politique (2017).
[5] This proposal, stemming from the works of Jocelyne Porcher, was developed within the framework of her research team Animal’s Lab, which includes one of the authors, and of which part of the results was published in Ecologie et Politique (2017).
[6]. Que certains animaux aient une conscience n’est plus une hypothèse mais un fait démontré depuis au moins une quarantaine d’année (voir, pour une synthèse, Lestel, 2009).
[6] The fact that some animals have a conscience is no longer a hypothesis but a fact proven for the past forty years at least (for a summary, see Lestel, 2009).