Edward Soja
De la modernisation au marxisme : replacer les premières expériences africaines de recherche dans l’itinéraire scientifique d’Edward Soja
| commenté par : Quentin Mercurol
Among the many effects of European colonization has been the spread of a world culture based on modern science and technology and specific standards of government organization and operation. Regarding this process of diffusion, Rupert Emerson has stated that « the future [may well] look upon the overseas imperialism of recent centuries, less in terms of sins and oppression, exploitation and discrimination, than the instrument by which the spiritual, scientific and material revolution which began in Western Europe with the Renaissance was spread to the rest of the world ». The essence of this diffusion process is change – psychological, social, cultural, economic, and political – and its composite impact has been labeled « modernization ». […] This study is a geographical analysis of modernization in Kenya. (Soja 1969 : 1).
Les premières phrases de la première publication d’Edward Soja, tirée de sa thèse de doctorat, peuvent étonner le lecteur bien plus accoutumé à sa grande œuvre qui, de Postmodern Geographies à Seeking Spatial Justice, a cherché à spatialiser la théorie sociale critique. Ses premiers écrits africains sur la « surface de la modernisation » (Peet et Hartwick, 2015, p. 146-148) sont ancrés dans une théorie rostowienne du développement économique très éloignée des références postcoloniales qui, de Gayatri Chakravorty Spivak, bell hooks, Edward Said à Homi Bhabha, vont être mobilisées pour ses théorisations ultérieures (notamment dans Thirdspace). Aussi, ces premiers écrits sur le Kenya accompagnent la consécration de l’analyse spatiale dans la géographie anglosaxonne dans les années 1960 et d’une révolution épistémologique et méthodologique positiviste à l’égard de laquelle Edward Soja se montrera plus tard très critique lors de la construction des divers éléments d’une théorie spatiale postmoderne.
Menant une recherche sur le Kenya liant les éléments les plus chronologiquement éloignés du parcours de Soja – le Kenya et la justice spatiale – il m’est apparu important de réfléchir à la place de ces travaux initiaux peu connus dans la construction de son œuvre. Comment replacer l’expérience de recherche africaine de Soja dans son parcours intellectuel ? Quelle est la nature du lien entre les recherches initiales de Soja centrées sur l’Afrique et les constructions théoriques majeures dans la formalisation d’un « tournant spatial » dans la théorie sociale critique ? Cette question est d’autant plus intéressante qu’à l’inverse de David Harvey, les premiers travaux d’Edward Soja et les revirements scientifiques qui l’ont amené à l’élaboration d’une théorie critique spatiale sont peu connus. À partir d’une lecture de ses premières publications, du contexte intellectuel et académique de leur production et des quelques retours réflexifs que Soja a lui-même entrepris sur son itinéraire scientifique, je souhaite rendre compte de la place de ces travaux initiaux africains dans son œuvre. La constance d’une fidélité à la causalité spatiale et la découverte critique du marxisme apparaissent comme des jalons importants qui posent finalement l’expérience de recherche africaine de Soja dans une cohérence générale de son parcours de recherche, mais aussi comme d’un moment où se sont jouées des ruptures profondes nécessaires à la construction de son œuvre.
Si Edward Soja se décrit comme géographe depuis l’âge de huit ans (Soja, 2009, p. 12), ses premiers pas dans la profession de chercheur s’effectuent lors de son doctorat mené à la Syracuse University où se mêlent les tenants de l’« ancienne » géographie et de la « nouvelle » géographie théorique et quantitative. Ainsi, son directeur de thèse est Donald W. Meinig, un spécialiste de géographie historique et culturelle intéressé par l’interprétation paysagère. Pourtant, l’inspiration intellectuelle de Peter Gould est dans les murs de Syracuse bien plus importante. Géographe africaniste, Gould tente de mobiliser les outils théoriques et méthodologiques de la « nouvelle » géographie pour l’analyse des systèmes de transport au Ghana et en Tanzanie. C’est par la rencontre de Gould que Soja en vient à s’intéresser tout à la fois à l’Afrique, à la théorie des localisations développée et synthétisée par Peter Haggett et aux méthodes statistiques et informatiques qui serviront son travail doctoral. Les modélisations spatiales sont utilisées pour contextualiser et orienter les efforts de construction nationale entrepris par les nations africaines nouvellement indépendantes. Le choix du Kenya par Edward Soja n’est pas le fruit du hasard. À l’aube de l’indépendance du pays, des membres de la Syracuse University accompagnent – avec d’autres experts académiques américains qui prennent partiellement le relais des Britanniques – les efforts de planification et de modernisation nationale d’une administration kényane en voie d’africanisation. Ainsi, le travail d’Edward Soja est indissociable de l’entreprise d’expertise scientifique modernisatrice impliquée dans la formation d’une technocratie africaine acquise au camp occidental et formée dans son moule idéologique (Cohen et Atieno Odhiambo, 2004, p. 182).
Soja propose dans sa thèse, publiée en 1968, une expertise géographique qui puisse permettre « an examination of the spatial growth of an African nation » (Soja, 1968, p. 1) aux prises avec un processus de modernisation présenté comme bénéfique autant qu’inéluctable, quoique spatialement inégalement réparti sur le territoire kényan. Son travail est alors « an attempt to provide a detailed description of areal variations in the extent of transition from traditional to more modern forms of social, economic, and political organization and behavior » (Soja, 1968, p. 1). Le modèle de l’État-Nation « which has been recognized as the most potent organizational form for the initiation, dissemination, and perpetuation of modern ways of life » (Soja, 1968, p. 1) est le référent spatial normatif dans ce processus de diffusion. Pour Soja, les cadres nationaux, récents sur le continent dans leur autonomie politique formelle, nécessitent un processus de consolidation qui puisse permettre la stabilité politique nécessaire au processus de modernisation, trop inégalement distribué en 1963 du fait de la sélectivité spatiale de l’implantation coloniale (concentrée dans les villes et zones agricoles d’export majoritairement situées le long d’un axe de communication conçu pour répondre aux logiques de l’extraction). L’enjeu spatial de la modernisation est sa diffusion hors de ces différents centres et le dépassement de la géographie coloniale. Cette diffusion passe par l’action d’un gouvernement recherchant l’intégration politique et l’unité nationale, en vue de la création d’un État-nation stable « to occupy a position of equality in the international state-system and to provide organized institutional frameworks for further modernization » (Soja, 1968, p. 2).
Ainsi, dans son analyse de la différenciation zonale de la diffusion du processus de modernisation, Soja identifie, selon un modèle hiérarchique et à l’aide d’un appareil statistique raffiné, différents espaces plus ou moins touchés par ce processus et plus ou moins à même de le relayer et le diffuser. L’inégale diffusion des forces de modernisation – définies par l’indexation et la corrélation de variables telles que l’urbanisation, la connexion des espaces aux différentes infrastructures de transport, la pénétration des relations salariales, l’ampleur des connexions téléphoniques, les zones de couvertures des médias (ondes radiophoniques et journaux quotidiens), le trafic postal, le degré d’éducation ou bien encore le degré d’organisation politique partisane – permet d’établir une typologie des espaces kényans. Il y a tout d’abord un cœur (core), Nairobi et ses environs proches ; suivent des national nuclei (le cœur du pays Kikuyu autour de Nairobi, la région de Kisumu et Mombasa) qui « contain the major focal points of political integration and the prime generators, transformers, interpreters, and distributors of the forces of change » (Soja, 1968, p. 109). Viennent ensuite les « Participant Areas » articulées aux espaces moteurs de la modernisation et influencés par eux, puis le « effective national territory » dans les limites duquel se formulent les limites de l’influence modernisatrice et de l’allégeance au gouvernement national. Finalement, la dernière catégorie regroupe la majorité du territoire national « functionally not part of the Kenya nation », et où la « political allegiance is unsettled and erratic » (Soja, 1968, p. 112), comme dans la partie nord du Kenya en proie à un conflit sécessionniste à l’indépendance. Pour Soja, l’africanisation du pouvoir doit produire, par une volonté politique nationaliste, la manifestation spatiale d’une intégration nationale par la diffusion des forces modernisatrices hors de la trame coloniale de leurs implantations initiales.
Ce travail, opposé tant du point de vue de ses présupposés épistémologiques que de sa réalisation méthodologique avec son œuvre ultérieure, pose pourtant deux directions desquelles Soja ne dérogera jamais dans le reste de sa carrière. D’une part, dans le sillage des apports théoriques de la nouvelle géographie quantitative et théorique, la dimension causale et explicative de l’espace y est affirmée. L’espace (national) est posé comme condition de la stabilité politique (nationale). Ainsi, l’espace est posé comme une dimension constitutive des activités humaines, ce qui préfigure la proposition qu’il s’efforcera de défendre et d’affirmer à partir des années 1980 : la spatialité ontologique de la vie sociale. D’autre part, le travail doctoral de Soja est une entreprise interdisciplinaire, voire d’« extradisciplinarité », en ce qu’il essaie de faire sortir l’étude de l’espace du seul champ de la géographie, amorçant la défense d’un tournant spatial dont il se fera plus tard le héraut le plus audible. Son étude des dimensions spatiales de la modernisation amorce un dialogue explicite avec la science politique américaine au sein de laquelle a mûri la théorie de la modernisation (Soja, 1968, p. 114). En parlant de cette période de son itinéraire scientifique, Soja se présente rétrospectivement comme un « ardent missionary for geographical thinking », dont l’« evangelical spatializing » le fait sortir du seul champ de la géographie (Soja, 2009, p. 16). Cet activisme académique pour l’espace est largement amplifié par Soja dans le reste de sa carrière qui ne cessera d’établir un dialogue entre des champs universitaires aussi divers que l’urbanisme, les études littéraires, l’esthétique, l’archéologie ou encore les études religieuses.
L’identification de ces continuités entre l’œuvre « précoce » et l’œuvre « mature » d’Edward Soja fait tout de même encourir le risque d’une illusion biographique (Bourdieu, 1986), soit la reconstruction a posteriori de la cohérence d’un parcours de recherche non-linéaire, fait aussi de discontinuités, de ruptures, de revirements. Le grand écart idéologique et épistémologique entre apologie de la modernisation et théorisation spatiale postmoderne appelle à l’identification des moments (et des espaces) où se sont jouées des ruptures. Parmi les textes où Soja revient de manière réflexive sur son parcours, un en particulier échappe à une reconstruction (auto)biographique linéaire a posteriori, et permet de saisir, dans le moment même où il l’initie, une profonde rupture dans ses orientations scientifiques qui annonce la posture critique qu’il développera plus tard. Intitulé « Geography of Modernization: a Radical Reappraisal », ce texte est publié en 1979 dans un ouvrage de synthèse sur la géographie du développement au Kenya. Il offre un réexamen réflexif, critique et radical de ses premiers pas dans la géographie africaniste et modélisatrice et de son environnement académique. L’autocritique est profonde. Elle signale pour Soja :
« a major transformation in my own thinking and a somewhat uncomfortable reevaluation of what I and a few geographers working in Africa have accomplished over the past decade and a half […]. Most of the geographical studies of development […] have been characterized by an uncritical and naive adoption of development models and ideologies which seriously misrepresent the socioeconomic processes operating in the Third World » (Soja 1979, p. 28-29).
Les modèles spatiaux « libéraux-réformistes » qui établissaient une hiérarchie des espaces en fonction de la pénétration des forces de modernisation et qui tentaient de décrire autant que d’organiser la diffusion de ces forces hors des centres historiques de leur implantation pour atteindre un état d’équilibre spatial final sont considérés comme invalides, « little more than an interesting experiment in cleverly described graphics » (Soja, 1979, p. 36).
En formulant ce reniement, Edward Soja ne fait que reprendre les critiques formulées à l’égard de son propre travail par une géographie radicale, et tout particulièrement marxiste, intéressée par les relations inégales entre les centres du système capitaliste mondial et leurs périphéries. C’est en effet dans l’objectif de connaître ses ennemis d’alors qu’Edward Soja se plonge dans la lecture des critiques marxistes de l’impérialisme (Marx, Lénine et Luxemburg) et dans les théories néomarxistes de la dépendance. Soja cite alors les lectures d’André Gunder Frank, Celso Furtado, Samir Amin et Walter Rodney, dont la découverte a été une expérience bouleversante : « the very foundations of the development model I had pursued were pulled out from under me and for a long period of time, I could only look back regretfully at the ruins » (Soja, 1979, p. 31-32). Avec le zèle d’un nouveau converti (ce sont ses mots), Soja développe dans son texte un exposé didactique des théories de la dépendance et du sous-développement qui, loin de l’équilibre spatial identifié par les théories libérales du développement, tendent à décrire les déséquilibres spatiaux structurels entrainés par le système capitaliste mondial organisé par un modèle centre/périphérie. Développement dans les centres et sous-développement dans les périphéries apparaissent consubstantiels, liés en un « system of unequal exchange between population groups or classes and between different locations in space and tend to promote the continuation of substantial poverty, social and spatial inequality and subordination to the interests of western capital » (Soja, 1979, p. 32). Edward Soja incarne ensuite son propos dans le cas d’étude est-africain, reprenant l’essentiel des conclusions d’un travail publié en 1976 dans une grande somme internationale de géographie urbaine dirigée par Brian Berry, et dans lequel il a déjà exposé pour la première fois des thèses dépendantistes (Soja et Weaver, 1976).
Cette reconsidération radicale des conclusions de ses terrains africains est aussi concomitante des évolutions de la carrière du chercheur liées aux évolutions du champ de la géographie américaine. Ainsi, tous ses textes « modernisateurs » sont concentrés dans la période qui s’étale de 1965 à 1972 lors de laquelle Soja enseignait à la Northwestern University. Il se montre déçu de son expérience dans ce bastion de la révolution quantitative en géographie (Benko, 2008) où l’on pratique des « geographical mathematics and statistics at an absurdly high level of abstraction », alors que dans le même moment Soja – sans doute influencé par son ancien directeur de thèse Donald Meinig et son dialogue avec les sciences politiques – tente déjà de penser théoriquement les rapports entre espace et pouvoir (Soja, 1971). Ses recherches à Northwestern ont été presque uniquement africaines (il a même passé deux années à enseigner au département de géographie de la Nairobi University) et quantitatives. En 1972, son arrivée au Urban Planning Department de UCLA marque une double distanciation de son positionnement scientifique positiviste et de son terrain africain initial. C’est véritablement à ce moment qu’il confronte et intègre la critique dépendantiste et qu’il se lance à corps perdu dans la géographie marxiste, alors en plein essor dans le champ de la géographie américaine (Peet, 1977). Dans la décennie 1970, nouvellement nommé à UCLA, Soja prend un train déjà en marche : la revue de géographie radicale Antipode a été créée en 1969, et d’autres géographes majeurs de la géographie quantitative ont déjà amorcé leur virage radical. À la différence de David Harvey ou de William Bunge, Soja est arrivé à s’intéresser initialement au marxisme non par la question urbaine, mais par celle du développement et sa critique anticoloniale et anti-impérialiste. Son intervention dans la géographie urbaine qui informe l’essentiel de son œuvre mature n’intervient que dans un second temps, autant comme conséquence de son intégration dans un département d’aménagement urbain, que par la place centrale de la question urbaine dans la géographie marxiste américaine soucieuse de son utilité sociale dans son environnement direct (les villes américaines). Ainsi, Edward Soja délaisse dans le courant des années 1970 son terrain africain. Son « radical reappraisal » sur la géographie du Kenya (Soja, 1979) constitue son dernier texte s’ancrant dans une géographie africaniste. Pourtant, loin de constituer la fermeture d’un cycle de recherche, les toutes dernières phrases de son texte annoncent deux directions de recherche qu’il suivra durant la décennie 1980. D’une part, Soja affirme la nécessité de développer « an essentially dialectical analysis of the relationship between social process and spatial organization in contemporary society » et d’autre part, il insiste à partir de cette approche dialectique pour mener « an innovative attempt to add more explicit spatial dimension to historical materialism » (Soja 1979, p. 44-45). Soja annonce donc ici l’essentiel des thèses qu’il défend un an plus tard avec la publication de son premier grand article de théorisation spatiale, « The Socio-Spatial Dialectic » (Soja 1980) dans lequel il développe déjà sa position critique dans le champ de la géographie marxiste, méfiante envers l’idée d’une causalité spatiale et réticente à donner un pouvoir explicatif à autre chose que la classe sociale.
Finalement, on doit noter la propension qu’a eue Soja dans les débuts de sa carrière à ne pas s’insérer durablement dans une école de pensée géographique, malgré ses enthousiasmes successifs et équivalents pour la géographie théorique et quantitative et ensuite pour la géographie marxiste. Edward Soja, malgré des mots parfois brutaux à l’endroit des approches trop modélisatrices et des réflexes historicistes de certains géographes marxistes, a su se nourrir de certains éléments des différents sous-champs de la géographie auxquels il a activement participé pour forger ses propres théorisations spatiales. Grâce à une géographie dédiée à la recherche des lois générales de l’espace et à l’exploration des « mondes hypothétiques » (Soja, 2009, p. 14), il a ainsi développé une acuité particulière pour l’espace en tant que « chose-en-soi », ou du moins appris à prendre en compte très sérieusement sa capacité à agir sur le social. Ses collègues marxistes ne s’y tromperont pas et accoleront à ses travaux le même stigmate disqualifiant qu’ils réservaient plus tôt au champ de l’analyse spatiale : le fétichisme spatial. Néanmoins, c’est bien à la géographie marxiste qu’il emprunte la radicalité de la méthode dialectique qui lui permet de développer son idée forte de la nature co-constitutive des phénomènes spatiaux et des phénomènes sociaux. La place fondamentale du marxisme dans la pensée de Soja est évidemment lisible dans ce qu’il considère comme sa plus grande œuvre, Postmodern Geographies (Soja, 2009, p. 21), où quatre chapitres lui sont très directement consacrés, dont deux sont « couched in the rhetorical language of a fairly conventionnal Marxism. » (Soja, 1989, p. 6). Bien qu’absents de cette œuvre, ses travaux africains initiaux – tout autant par la stimulation théorique qu’ils ont provoquée, par le rejet qu’ils lui ont inspiré, et par la découverte du marxisme qui en a découlé – jouent un rôle génétique dans l’écriture de l’œuvre, préambule spatial d’une pensée qui prend plus tard Los Angeles comme lieu de son envol.
Bibliographie
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