Entretien avec Julian Agyeman

Interview with Julian Agyeman

Entretien réalisé sur Zoom le 25 janvier 2021.

Interview realised via Zoom on 25 January 2021.

Julian Agyeman est professeur d’aménagement et d’études urbaines et environnementales à l’université de Tufts. Les thématiques clés de ses travaux, comme celles de son livre Introducing Just Sustainabilities (2013) ont été régulièrement abordées dans notre revue Justice Spatiale | Spatial Justice. Julian est le cofondateur et le rédacteur en chef de la revue Local Environment, qui a été le creuset de nombreuses idées abordées dans ce numéro spécial, interrogeant par exemple le rôle que peut jouer la communauté dans la recherche d’une transition juste ou la manière dont les questions environnementales sont liées aux questions de justice spatiale et d’injustice. Dans cet entretien avec JSSJ, Julian Agyeman revient sur ses travaux et discute de questions émergentes : comment les pratiques des chercheur·e·s peuvent-elles être plus « justes » ? Quelle place pour les recherches participatives ? Il interroge également le rôle ambivalent de « la communauté » qui permet tantôt de répondre aux attentes en matière de justice tantôt au contraire de renforcer les injustices.

Julian Agyeman is a professor of Urban and Environmental Policy and Planning at Tufts University. His works has regularly engaged with key issues of our journal Justice Spatiale | Spatial Justice, for example, in his 2013 book Introducing Just Sustainabilities. Julian is the cofounder and editor in chief of the journal Local Environment, which has been a platform for many of the ideas discussed in this special edition—on the role community plays in pursuing a just transition, and how environmental issues are entangled with issues of spatial justice and injustice. In this interview with JSSJ, Professor Agyeman reflects on his own work, discusses emerging issues such as how researchers can become more “just”, including techniques such as participative research, and elaborates on the dual role community can play in both meeting expectations of justice and entrenching injustice.

 

 

Gerald Taylor Aiken (GTA) : Bonjour Julian, ce numéro de JSSJ regroupe des articles qui analysent la manière dont l’invocation de la « communauté », tout en revendiquant des objectifs de justice, peut participer à dissimuler ou perpétuer les injustices. Le revers de la médaille en somme. L’un des thèmes de votre travail a été la blanchité perçue des initiatives présentées comme émanant de « la communauté », et comment leur représentation dans la pratique, face à la police, mais aussi dans les revues et la recherche, peut privilégier cette blanchité. Première question donc, que pensez-vous du rôle attribué à la communauté dans la recherche de la justice, alors qu’on constate qu’elle sert également à couvrir des injustices ?

Gerald Taylor Aiken (GTA): Hi Julian, in the special edition here, we have a number of papers based on the ways community is ostensibly pursuing justice, but one of the emerging themes is the ways this can cover up and perpetuate injustices. Every candle we light casts a shadow. One of the themes from your work has been the ways in which the perceived whiteness of community initiatives, in how they’re represented in practice, in police, but also in journals, in academia, can perpetuate this white privilege. To start: what are your reflections on the role of community in pursuing justice, while at the same moment being an enabler of injustice?

Julian Agyeman (JA) : Je pense à la ville de Minneapolis. Minneapolis est au centre de notre réflexion en ce moment aux États-Unis, sur les questions de rapports sociaux de race et d’injustice. J’ai écrit un article pour The Conversation[1] dans lequel je présente l’urbanisme comme la boîte à outils spatiale de la suprématie blanche, et je crois que c’est vraiment le cas. Jetez un coup d’œil à Minneapolis. Si on l’analyse à l’aune des indicateurs de la « ville durable », ou de la « ville verte », les résultats sont exceptionnels – comme de Portland, dans l’Oregon. Minneapolis possède le meilleur système de parcs, depuis dix ans, selon le Trust for Public Lands. C’est la troisième meilleure ville pour le vélo, il y a toutes ces pistes pour courir, c’est une ville très verte ! Mais si vous grattez la surface, vous obtenez une image très différente. C’est une ville verte si vous êtes blanc, et que vous pouvez utiliser ces équipements, mais si vous regardez sous le vernis, c’est l’une des villes les plus inégales en matière de revenus, d’accession à la propriété, d’écarts de richesse ou d’opportunités, quant à l’éducation aussi. Sur la base de tous ces facteurs et de bien d’autres encore, Minneapolis est une ville très inégale. Effectivement, aux États-Unis, les possibilités d’accéder à des espaces verts ou à une éducation de bonne qualité sont conditionnées par la question des moyens socio-économiques et leur intersection avec la question des rapports sociaux de race.

Julian Agyeman (JA): I’m thinking now of Minneapolis. Minneapolis is the focus of our current introspection in the US, on issues of race and injustice. I wrote a piece for The Conversation[1] where I noted that urban planning is the spatial toolkit of white supremacy, and I do believe that to be the case. Take a look at Minneapolis. If we look at Minneapolis according to sustainable city metrics, or green city metrics, it’s off the charts—like Portland, Oregon. It’s got the best park system—ten years on the trot, according to the Trust for Public Lands. It’s the third-best city for biking. It’s got all of these running tracks. It’s a very green city. But scratch the surface and you find a very different picture. It’s a green city if you’re white, and can use those amenities, but if you look below that surface picture, it’s one of the most unequal cities in terms of income, home ownership/wealth gap, or the achievement or opportunity gap, in terms of education. On all of these and other factors, Minneapolis is a very unequal city. So, yes. In the US, issues of race and white supremacy and opportunity to access green space, or access to a first-class education are delimited by racial and socioeconomic means.

Je pense, par rapport à votre question, qu’il existe de nombreux projets locaux qui, tout en cherchant à être plus « durables » ou plus « verts », peuvent en fait aggraver les inégalités. Prenons par exemple, aux États-Unis, le programme Complete Streets. Il s’agit de rues où on limite la place de l’automobile où on donne plus de place aux piéton·ne·s avec des trottoirs plus larges. On y trouve des pistes cyclables, des terre-pleins, des bancs et des arbres. Il existe donc de nombreux groupes qui militent en faveur de ces Complete Streets. Et on ne peut qu’être d’accord avec tout cela. Mais de fait, la manière dont ça se déroule aux États-Unis, c’est que cela gonfle les valeurs foncières. Une fois que ces programmes Complete Streets sont mis en place, les loyers augmentent, les prix des logements augmentent. Ils contribuent à gentrifier les quartiers et déplacer les populations. Les personnes qui s’expriment en faveur de ces programmes sont généralement des gentrifieur·euse·s blanc·he·s, de classes supérieures ou moyennes. Soyons clairs, il ne s’agit pas de racisme, mais la promotion de ces aménagements écologiques et durables maintient un état d’esprit colonial autour de la ville, ce qui entraîne la gentrification et le déplacement des ancien·ne·s habitant·e·s. La population de ces quartiers devient beaucoup plus blanche à cause de ces initiatives de durabilité. Non pas, comme je l’ai dit, à cause du racisme, mais parce que sur le plan socio-économique, ces quartiers sont beaucoup plus chers et donc plus exclusifs. Or, aux États-Unis, « cherté » et « exclusion » sont synonymes d’« exclusion raciale ».

I’m thinking, in relation to your question, that there are many local and sustainability projects, that while looking to achieve greater sustainability or “greenness”, can actually deepen inequality. One example of this is what we call in the US “Complete Streets”. Streets where the automobile is decentred and we recentre the public, with broader sidewalks. They bring in bike lanes, and medians, and benches and trees. So, there are lots of groups pushing for these Complete Streets. And we would agree with all this. But, the thing is, the way it pans out in the US is that these places come with a price premium. The rents go up once these Complete Streets programmes are installed. Rents go up, house prices go up. They end up gentrifying neighbourhoods, so displacement happens alongside these Complete Streets. The people speaking out for these programmes are usually white, upper or middle-class gentrifiers. To be clear, they are not racist, but what they do in terms of pushing for these ecological and sustainability improvements, is to continue a settler-colonial mindset around the city, resulting in gentrification and displacement. And those neighbourhoods get very much whiter because of these sustainability initiatives. Not, as I say, because of racism, but because socioeconomically, these neighbourhoods are much more expensive and therefore more exclusive. And expense and exclusion in the US equals racial exclusion.

GTA : J’aimerais approfondir cette question, en particulier la relation entre la lutte contre une forme d’injustice – dans ce cas-ci, l’injustice environnementale ou écologique – et la manière dont cela peut entraîner une injustice sociale accrue. Y a-t-il toujours un effet ricochet qui fait que toute tentative pour produire plus de justice dans un domaine a forcément une conséquence négative ailleurs ? Ou, est-ce que dans ce cas, c’est simplement que la conception de la justice n’était pas assez englobante auparavant ?

GTA: I’d like to delve a bit deeper into that, specifically the relationship between tackling one form of injustice—in this case environmental or ecological injustice—and how that can result in increasing social injustice. Is there always a spill over, so that any attempt at justice has a negative consequence elsewhere? Or is it that in this case the conception of justice just wasn’t wide enough before?

JA : Voyons les choses ainsi, si vous êtes maire d’une ville états-unienne, vous voulez accroître votre assiette fiscale. Et la gentrification est très utile pour ça. Du coup, alors que de nombreux maires prennent position contre la gentrification, iels voient forcément ses effets fiscaux positifs à mesure que les quartiers se gentrifient dans leur circonscription.

JA: Let’s think of it like this. If you’re a mayor in any US city, you want to increase your tax base. And gentrification is very good for that. So while many mayors will speak out about gentrification, they look at their tax base and they will see it’s increasing, the more these gentrified neighbourhoods occur in their district.

GTA : C’est donc la structure sous-jacente qui est en cause. Et qu’en est-il des exemples venant d’autres pays que les États-Unis ? Retrouve-t-on les mêmes effets pervers ailleurs ?

GTA: So the underlying structure is the blame really. And what about examples from beyond the US? Is it still the case that we see these rebound effects beyond this one particular country?

JA : Oui, je le pense. Mais les enjeux sont très différents. La question des rapports sociaux de race au Royaume-Uni, par exemple, se pose de manière très différente qu’aux États-Unis. Mais je pense que le processus de « colonisation-gentrification », une fois qu’il a été engagé, a des effets très similaires dans les différents pays. Cela crée des quartiers qui excluent sur des bases raciales ou socio-économiques. Mais je pense que c’est un processus général. De ce point de vue, je suis complètement le géographe David Harvey, qui dit que nous construisons des villes pour que les gens y investissent, et non pour qu’ils y vivent. Et c’est exactement le cas, dans de très nombreux endroits. C’est une règle qui semble universelle. Du coup, je pense que les Complete Streets, ou Liveable Streets, sont autant de cas où les organisations communautaires poussent pour transformer le quartier, et, consciemment ou non, favorisent également la gentrification et le déplacement des populations.

JA: Yes, I think so. But the issues play out very differently. In race for example, the UK’s issues of race play out quite differently to the US. But I think the “settler-colonial-gentrification” path, once embarked upon does very similar things, in different nations. It makes for more exclusive neighbourhoods. Whether that’s to do with issues of whiteness, or just a higher socioeconomic group. But I think that’s a general process. I really think along the same lines as the geographer David Harvey here, who says we’re building cities for people to invest in, not to live in. And this is absolutely the case, in many different places. And that is a much more universal thing. So, I think the Complete Streets example, or Liveable Streets, is a good example where community-based organisations push for neighbourhood change knowingly or unknowingly they’re also pushing for gentrification and displacement.

GTA : En tant qu’urbaniste, pensez-vous qu’il y ait quelque chose de spécifique à « l’urbain » qui soulève ces questions de justice ?

GTA: So you are an urban planner as much as anything else, is there anything specific about “the urban” that brings these issues of justice to the fore?

JA : Je pense que dans les espaces urbains, ces questions sont tout simplement beaucoup plus visibles en raison des densités urbaines, en raison de l’importance de la population à faibles revenus et des populations minoritaires. Il y a donc une intensité à l’échelle urbaine qui n’est simplement pas aussi visible à mesure qu’on s’éloigne du centre, dans les espaces résidentiels périurbains.

JA: I think in urban areas these issues are just much more visible. Due to urban densities, due to the greater population of lower income and minority populations. So there is an intensity within the urban scale that perhaps as you move towards the peripheries of the urban and into the suburbs it is just not as visible.

GTA : L’un des aspects intéressants de la coordination de ce numéro a été de rassembler des analyses et des exemples d’initiatives communautaires en langues française et anglaise et de contribuer à provincialiser une partie de cette littérature anglophone. Vous avez travaillé dans le monde entier – quel rôle pensez-vous que joue l’hégémonie anglophone lorsque les chercheur·e·s se concentrent sur la justice ? Tant dans leur propre travail que dans la façon dont iels mènent leurs recherches ?

GTA: One of the interesting aspects of this special edition has been bringing together the French and English language fields of literature and examples on community, and helping to provincialize some of that Anglophone scholarship. You’ve worked all over the world—what role do you think the Anglo hegemony plays when researchers are focused on justice? Both in their own work, and in how they go about doing that research?

JA : Oui, je pense beaucoup à la question des langues. Lorsque je donne des conférences, j’utilise souvent une définition de l’urbanisme de Patsy Healey, professeure émérite de l’université de Newcastle. Elle en parle comme : « la gestion de notre coexistence dans un espace partagé ». « La coexistence », l’« espace partagé », c’est ce que nous faisons en tant qu’urbanistes. Mais nous avons d’autres défis à relever dans l’aménagement urbain. Nous utilisons des termes très péjoratifs. « Déclin » : « Votre quartier est en déclin. Nous devons revitaliser le quartier. Nous allons “produire du lieu” ». Cela signifie « nous pensons que votre quartier n’est pas assez bien comme il est, nous allons faire quelque chose pour y remédier ». Le concept de placemaking (« production de lieu ») occulte le fait qu’il y a déjà un lieu préexistant. Alors, est-ce qu’on ne fait pas du placetaking, est-ce qu’on ne prend pas toute la place, nous les urbanistes anglophones, avec nos concepts ? Il y a tout un vocabulaire de l’urbanisme, dans d’autres langues – le français, l’allemand, l’espagnol – dont nous ne comprenons peut-être pas les nuances.

JA: Yes, I do think about language a lot. When I give talks, I often use a definition of urban planning from Patsy Healey, emeritus professor at Newcastle University. And she talks about it as: “managing our coexistence in shared space”. Coexistence. Shared space. That’s what we do as urban planners. But also in urban planning we have an additional set of challenges. We do use words in urban planning that are very pejorative. “Blight”: your neighbourhood is “blighted”. We need to “redevelop” the neighbourhood. We’re going to do placemaking. Placemaking means we don’t think your place is good enough as it is, we’re going to do something about it. Placemaking as a concept ignores the fact that there was a place there already. So are we “placetaking”? There’s a whole vocabulary of urban planning, in other languages—the French, the Germans, the Spanish—we might not get the nuance that different nations are talking about.

GTA : donc quand vous vous adressez à des personnes dont l’anglais n’est pas la langue maternelle, comment surmontez-vous cette difficulté ?

GTA: And so when you are given talks to audiences where many don’t have English as a first language—how do you chart a course through this?

JA : En fonction du public, j’explicite ces différences. Pour moi, l’urbanisme constitue la boîte à outils spatiale de la suprématie blanche, et ce pouvoir de l’urbanisme est démultiplié par le pouvoir qu’a l’urbaniste de poser les mots – dont certains sont incroyablement stigmatisants, surtout à l’égard de certaines communautés. Or, avec les mots émerge aussi la capacité à construire des récits. Donc, oui, je suis très conscient des multiples questions de justice qui sont en jeu ici.

JA: Depending on the audience, I will spell these differences out. Given that, as I argue, urban planning is the spatial toolkit of white supremacy, to then overlay that power of urban planning with the power of urban planners to choose “words” —some of which are incredibly prejudiced, pejorative against certain communities. And with words comes the ability to construct the “narrative”. So, yes, I’m very aware of the multiple justice issues at stake here.

Récemment, j’ai participé à une réunion d’aménagement avec tou·te·s les notables habituel·le·s, et quelqu’un commence à parler du schéma directeur (master plan). Et j’ai dit : « Décolonisons nos esprits tout de suite ! » Typiquement, c’est un terme que nous utilisons sans réfléchir – comme la master-bedroom, la « suite parentale », le master plan fait directement référence à la relation maître-esclave. Notre langage est imprégné, il dégouline de privilèges, de préjugés et de pouvoir – et nous devons le dénoncer. Nous devons d’abord le comprendre, puis trouver des alternatives : « la chambre principale » (main bedroom), « le schéma principal » (main copy) ?

Recently I was in a planning meeting with all these august people, and someone starts talking about the master copy. And I said “let’s decolonise our minds right away!” This is language that we use without thinking—the “master bedroom”, the “master copy” that directly refers to the master-slave relationship. Our language is soaked, it’s dripping in privilege, prejudice, and power—and we need to call it out. We need first to understand it, and then choose alternatives: “main bedroom”, “main copy”?

Ce n’est pas qu’une question de justice spatiale. C’est une question de justice lexicale. Avant même d’envisager des mesures d’aménagement, ou de nous engager dans des pratiques spatiales, nous reconduisons des injustices dans le choix des termes et le vocabulaire que nous utilisons pour décrire le monde que nous voyons autour de nous.

This isn’t just spatial justice. This is vocabulary justice. Even before we do spatial actions, or engage in spatial practices, we are engaging in forms of injustice in the selection of words and language that we use to describe the world we see around us.

GTA : J’aimerais vous poser une question sur votre rôle en tant que fondateur et rédacteur en chef de la revue Local Environment. C’est l’un de l’un des principaux lieux où paraissent les recherches sur la communauté et l’environnement, dont beaucoup sur les questions alimentaires – les jardins partagés, ou une partie de votre travail sur les camions de cuisine de rue (foodtrucks). Je voulais donc savoir si l’alimentation est un sujet qui se prête particulièrement aux initiatives des communautés – plus que, par exemple, l’habitat participatif ou les initiatives communautaires en matière d’énergie ?

GTA: I’d like to ask a question about your role as founder and editor of the journal Local Environment just now. Local Environment is one of the key places where a lot of research on community and environment is placed, and a lot of this has a focus on issues of food—community gardening, but also some of your work on food trucks. So I wanted to ask is there something about food as an issue that fits more easily in community examples—rather than say community housing or community energy?

Beaucoup de ces exemples concernent également des cas bien connus – je me demande donc si cela a un lien avec la surétude – la façon dont les recherches ont tendance à se concentrer sur certains endroits clés. Je pense que c’est important, parce que je me demande si les chercheur·e·s qui participent à cette focalisation « dans » et « sur » les communautés ne soulèvent pas d’autres questions de justice.

A lot of these examples tend towards some of the usual suspects too—so I wonder if there is something about over-research—the way research tends to bunch up in focusing on certain key locations/honeypot sites. The reason why I think this is important is that I wonder if research and researchers practising or participating in this bottling-up is another way in which research in and on community can be affected by issues of justice.

JA : Vous avez raison. Cette idée de « bonnes pratiques » (best practices) m’a souvent posé problème. Parce que cela signifie généralement que l’on aligne les têtes d’affiche habituelles. Pas seulement en ce qui concerne la ville, le projet, le programme ou le processus dont nous parlons, mais cela implique d’habitude un groupe exclusif de personnes qui appliquent ces « bonnes pratiques ». Je préfère le concept de pratique émergente. Prenez, par exemple, la ville de Portland. Elle est le plus souvent présentée comme l’une des villes les plus durables d’Amérique du Nord. Mais nous savons qu’il y a beaucoup de problèmes dans cette ville. La plupart des initiatives de végétalisation qui sont mises en avant pour faire de Portland la ville verte par excellence sont portées par des communautés blanches. Il n’y en a pas tant que ça qui soient portées par des communautés noires. Je pense que le concept de pratique émergente pourrait nous aider à prendre en compte une plus grande diversité de programmes et de projets, plutôt que de toujours chercher les meilleurs, ce qui revient – comme vous l’avez dit – à se focaliser sur ce que fait la classe moyenne et supérieure blanche dotée d’importantes ressources.

JA: There’s a really good point here. I’ve often had a problem with this idea of “best practice”. Because what it usually means is rounding up the usual suspects. Not simply in terms of the city or project or programme or process that we’re talking about, but it usually entails an exclusive group of people who do that best practice. I prefer the concept of emerging practice. Take, for example, Portland. It’s usually held up as an example of one of the most sustainable cities in North America. But we know there are a lot of problems there. A lot of the greening initiatives that are held up as an example of why Portland is a beacon of greenness are white driven. Not so many of them are black driven. I think the concept of emerging practice might help us be able to look at a variety of programmes and projects, rather than always look at the best, which as you said—is usually done by hyper-resourced white middle and upper-middle-class people.

GTA : Que faire alors de cette prise de conscience en tant que chercheur·e·s ? Si nous avons tendance à être attiré·e·s par les « bonnes pratiques » comme vous le dites, ou par les « endroits surétudiés », que devrions-nous faire concrètement ? En disant qu’il faut être attentif·ve aux pratiques émergentes, est-ce que nous ne renvoyons pas juste la responsabilité à l’échelle individuelle de chaque chercheur·e ?

GTA: So what do we do with this awareness as researchers then? If there is a tendency to be drawn to “best practice” as you say, or “over-researched places”—practically what should we be doing here? By saying pay attention to emergent practices, are we putting the responsibility back onto the individual researcher?

JA : Eh bien, beaucoup de chercheur·e·s sont attiré·e·s par la recherche et les projets de recherche auxquels iels peuvent s’identifier. Ce dont nous avons besoin, c’est d’aller plus loin. Pour moi, en grattant sous le vernis des exemples super-verts qui sont aussi super-blancs, nous pouvons trouver d’autres exemples qui sont très différents, qui soulèvent beaucoup de questions quant aux rapports sociaux de race, d’inégalités ou d’injustice spatiale.

JA: Well, a lot of researchers are drawn to research and research projects they can identify with. What we need is to go beneath the surface. For me that’s beneath examples that are super green and super white, but go beneath the surface we can find examples where we can find a lot of difference. A lot of different issues will be going on in terms of race, inequalities, spatial injustice.

Nous avons tendance à vouloir promouvoir nos causes en tant que chercheur·e·s, je pense, qu’il s’agisse de transition, de durabilité, de villes intelligentes, de villes partagées… Nous voulons – et nous tombons tou·te·s dans ce piège – pousser une idée qui nous semble positive, alors nous en cherchons les meilleurs exemples. Je ne dis pas qu’il faut arrêter de le faire, mais il faut aussi être très clair sur le fait que ces « bonnes pratiques » cristallisent de nombreuses ressources, qu’elles sont conçues, entretenues et gérées par des personnes qui ont le temps et les ressources nécessaires. Mais je pense que dans le domaine des pratiques émergentes, on trouve plus de luttes, et plus de pouvoir brut des communautés elles-mêmes, si vous voulez.

We have a tendency for boosterism I think as researchers. Certainly in terms of transition, sustainability, smart cities, sharing cities. We want—and we all fall into this trap—we want to push an idea that is good, so we look around for the best examples of that. All I’m saying is let’s not stop doing that, but let’s also be very clear that those best practices are hyper-resourced and conceived and maintained and managed by people who have the time and have the resources. But I think in the field of emerging practices, we find more struggle, we find more raw community power, if you like.

Le catalogage de bonnes pratiques ne correspond certainement pas à notre idée de la recherche critique. Je pense que c’est là que des pratiques telles que les recherches participatives ancrées dans des communautés peuvent vraiment nous aider à commencer à identifier d’autres exemples et des pratiques émergentes.

Best practices-based research certainly doesn’t fall into what we want to be which is ultimately as critical researchers. I think this is where practices such as community-based participatory research can really help us start to identify other examples and emerging practice.

GTA : Qu’est-ce qui fait la supériorité de la recherche participative ? Par bien des points, si on vous suit, on vise la justice et la durabilité, mais en grattant, et en faisant usage de notre esprit critique, nous constatons la perpétuation d’injustices comme le privilège blanc. Est-ce qu’il n’en va pas de même pour la recherche participative ? C’est formidable d’impliquer les personnes concernées dans notre recherche et de leur donner un droit de regard sur la conception et les résultats de la recherche, mais est-ce que, pour beaucoup de groupes en difficulté, cela ne contribue pas tout simplement à pomper le temps et les ressources des communautés concernées ? Qu’est-ce qui fait de la recherche participative une recherche plus juste ?

GTA: What is it about participative research that makes it better? In a lot of these issues you’re saying on the surface these issues are all about justice and sustainability, but scratch the surface, when we’re critical we find they can perpetuate injustice such as white privilege. The same could go for participatory research—it’s great to involve affected people in your research and give them a say in research design and research output. But for a lot of hard-pressed groups that can just drain time and resources from these affected communities. What is it specifically about participative research that’s more just?

JA : Oui, c’est une question difficile. Je présente une partie de ma réponse dans un livre sur lequel je travaille en ce moment Sacred Civics: the spiritual side of the city, qui comporte plusieurs chapitres écrits par des autochtones. Iels ont été très clair·e·s au début, iels nous ont dit « nous aimerions collaborer, mais nous devons être payé·e·s ». Alors, j’ai commencé à payer les gens. Nous devons payer les acteur·rice·s communautaires. Si nous voulons qu’iels participent au processus, nous devons les payer. Sans rémunération – pour moi, c’est simplement de l’écriture, mais pour elles et eux, c’est du travail qu’iels donnent gratuitement. C’est pourquoi maintenant, je prévois toujours de l’argent dans le budget – une somme conséquente pour les payer. Ce n’est donc qu’un des aspects de l’équilibre des rapports de pouvoir auquel nous devons penser et que nous devons corriger.

JA: Yeah, it’s a tough one. One way I’ve found round it is from a book I’m currently working on, on Sacred Civics: the spiritual side of the city. We’ve got some chapters from Indigenous people. They were very clear at the start, they said “we’d love to collaborate, but we need to get paid”. So, I’ve started paying people. We need to pay community practitioners. If we want them in our processes, we need to pay them. They’re not getting paid—this is just writing for me, but for them it’s labour that they’re giving for free. So I always put in the budget now some money—some serious money—for paying them. So that’s only one aspect of the power balance that we need to be thinking of and getting right.

GTA : Mais cela permet aussi de produire de « meilleures » recherches ? N’est-ce pas ? Cela permet d’accéder aux pratiques émergentes et évite l’accaparement des résultats, mais aussi du temps et de l’énergie des participant·e·s ?

GTA: But it also produces better research? Right? You get access to the emerging practices, and also avoid extracting your research, but also the time and energies from those participants?

JA : Oui. Bien sûr, je suis la personne qui pilote ma recherche, mais nous devons travailler ensemble sur ce point. Je réfléchis beaucoup au concept de coproduction. Je suis très intéressé par cette idée. Comment coproduire les communs urbains ? Comment faire ? Nous pouvons le faire à de nombreux niveaux, par exemple en établissant un budget participatif. La coproduction peut être aussi simple que de jeter un seau d’eau sur un arbre de la rue dans votre quartier, parce que vous savez que c’est la sécheresse – c’est un acte de coproduction. Pensez par exemple un parc – qui est conçu, géré, entretenu, puis programmé – pourquoi pas coconçu, cogéré, coentretenu ? Et des parcs coprogrammés ? Cet espace ne serait-il pas beaucoup plus juste sur le plan spatial, beaucoup plus inclusif sur le plan culturel grâce à ce processus de coproduction ? Je vois aussi que la coproduction s’étendre à quelque chose qui me tient à cœur : les urbanistes ne devraient pas se contenter de simples données démographiques, 7 % des habitant·e·s de ce quartier sont des Latinx par exemple. Je veux des « ethnographies approfondies », je veux qu’on dispose pour les quartiers d’études poussées coproduites par les urbanistes et les membres des communautés locales. Imaginez la richesse de la compréhension des quartiers et des communautés si nous ne nous appuyions pas simplement sur des données démographiques, qui ne sont que des données de recensement, mais sur des données ethnographiques poussées, denses et diversifiées.

JA: Yes. Of course, I am the person with the vision about my research, but we need to partner on this. One thing I’ve been thinking of a lot is the concept of coproduction. I’m very interested in this idea of coproduction. How do we coproduce the urban commons? How do we do that? We can do it on many levels—participatory budgeting, for example. Coproduction can be as basic as throwing a bucket of water over a street tree in your local area, because you know it’s a dry summer—that’s an act of coproduction. How about a park—which is “designed”, “managed”, “maintained”, and then “programmed”—what about “codesigned”? “Comanaged”? “Comaintained”? And “coprogrammed” parks? And wouldn’t that space be much more spatially just, be much more culturally inclusive as a result of that coproduction process? I also see that coproduction extending to something I’m very passionate about—planners should not just rely on simple demographic data; 7% of this neighbourhood is Latinx for example. I want “deep ethnographies”, I want neighbourhoods to have deep ethnographies coproduced by the urban planners and members of the local communities. Imagine the richness of understanding of neighbourhoods and communities if we didn’t simply rely on demographic data which is just census data, but we relied on rich and thickly produced deep ethnographic data.

GTA : C’est clair. Quels sont les principaux enseignements et points à prendre en compte pour déterminer si une initiative communautaire « est » et « peut être » juste ?

GTA: OK, great. What are the key lessons/points to be aware of then when addressing just how a community initiative is, and can be?

JA : Numéro un : votre équipe – à but non lucratif, non gouvernementale – ressemble-t-elle à la communauté dans laquelle elle opère ? Si ce n’est pas le cas, est-elle légitime ? Efficace ? Leur fait-on confiance ? Il y a tellement d’organisations à but non lucratif de nos jours, tellement de collectivités territoriales qui ne ressemblent tout simplement pas à leurs communautés, et c’est un problème. La Dudley Street Neighbourhood Initiative[2], ici à Boston, qui s’y est établie au début des années 1980, dans une grande période d’évictions et de gentrification, est un bon exemple d’organisation qui ressemble à sa communauté. Mais avant de créer l’association, iels ont fait une analyse démographique du quartier, iels ont constitué un conseil d’administration et une équipe représentatifs du quartier et, 40 ans plus tard, iels sont toujours là. Iels sont apprécié·e·s des bailleur·euse·s de fonds, du conseil municipal et la population leur fait confiance. Il y a quelque chose de vraiment, vraiment intense dans le fait de se reconnaître, de reconnaître sa communauté et sa culture dans une organisation. C’est donc le point no 1.

JA: Number one: does your organisation—non-profit, non-governmental—does it look like the community in which it is operating? If it doesn’t, is it legitimate? Is it effective? Is it even trusted? So many non-profits these days, so many governments just don’t look like their communities, and that’s a problem. One very good example of an organisation that does look like their community is the Dudley Street Neighbourhood Initiative[2] here in Boston where they established themselves in the early eighties in a great wave of displacement and gentrification. But before they established themselves, they did a demographic analysis of the neighbourhood, and they constituted the board of directors and the staff to look like the neighbourhood, and 40 years later, they’re still going strong. They’re loved by funders, the city council, the local community trust them. There is something really, really deep in seeing yourself, seeing your community and your culture in an organisation. So that’s point No.1.

Le point n2 est très simple : la justice sociale n’advient jamais par elle-même. La justice spatiale n’advient jamais par elle-même. On ne se contente pas d’avancer et puis d’un coup « Super ! C’est tellement plus juste socialement, ou spatialement ! Comment toute cette justice est-elle soudain arrivée ?! » Il faut se battre pour cela. La justice sociale n’est jamais donnée, il faut se battre pour l’obtenir.

Point No. 2, really simple: social justice never simply happens. Spatial justice never simply happens. We don’t simply walk along and suddenly say: “Oh wow! This is so much more socially just, or spatially just! How did all this justice suddenly happen?!” It has to be fought for. Nobody gives away social justice—it has to be fought for.

Vous savez, l’une des choses qui m’inquiètent, c’est quand les urbanistes commencent à dire « nous devons commencer à travailler dans le but d’avancer vers plus de justice sociale ». Je dis : « NON, nous devons commencer par la justice sociale ». Dans l’élaboration des mesures et des stratégies, nous devons placer au centre l’efficacité économique, l’équité ou l’impact environnemental. Nous devons nous centrer sur la justice sociale. Nous devons explicitement demander : comment ce plan ou cette politique peuvent-ils renforcer la justice sociale et la justice environnementale ?

You know, one of the things that worries me is when planners start talking like “we need to start working towards social justice”. “NO!” I say, “We have to start with social justice”. In the midst of developing policies and plans, we need to move away from a plan being economically efficient, “equitable”, and environmentally benign. We need to centre social justice. We need to be explicit: how can this plan or policy increase social justice and environmental justice.

La justice alimentaire comporte toute une série d’autres dimensions. Beaucoup d’organisations œuvrant pour la justice alimentaire sont animées par des personnes blanches, ou majoritairement par des personnes blanches, et souvent dans des quartiers majoritairement noirs. C’est ce type de question qui pose problème. Aujourd’hui, il existe un nombre important et croissant d’organisations animées par des personnes racisées, mais il y en a encore trop de structures où il y a un·e membre du conseil d’administration et un·e travailleur·euse racisé·e et tou·te·s les autres sont blanc·he·s. C’est un problème. Je ne doute pas de la motivation des travailleur·euse·s qui composent ces organisations. J’enseigne à ces étudiant·e·s à l’université, et iels viennent à mon cours de justice alimentaire avec un indéniable désir de faire changer les choses. Ce sont de bonnes, très bonnes personnes. Mais c’est problématique, lorsque des personnes blanches contrôlent une organisation pour la justice qui s’occupe d’une communauté minoritaire à faible revenu, dispensant des conseils en matière de nutrition. C’est souvent assez stigmatisant, et basé sur une certaine idée de ce qu’est un corps sain, etc.

There are a whole host of other dimensions here around food justice. If you look at a lot of food justice organisations—they’re white. Or mostly white, and often in largely black neighbourhoods. That is one of these issues that is problematic. Now, there are a large and increasing number of black, Indigenous, people of colour (BIPOC) organisations, but there are still too many where there is one board member, and one worker who is of colour and the rest are white. It’s a problem. I don’t doubt the motivation of the workers who make up these organisations. I teach these students in my classes, and they come to my food justice class with the greatest of desire to make change. They are good, good people. But it is problematic, when white folks dominate a justice organisation ministering to low-income minority community, and giving them nutrition advice. Which is often rather pejorative, and based on some notion of the ideal body form, etc.

GTA : Dans l’ensemble, voyez-vous tout de même des progrès ?

GTA: One the whole do you see progress?

JA : Ce qui est bien aux États-Unis, c’est que ces échanges sur les rapports sociaux de race, l’urbanisme, la suprématie blanche, la justice sociale et spatiale ont lieu, maintenant plus que jamais. C’est dû en grande part à l’horrible assassinat de George Floyd à Minneapolis en mai 2020, au mouvement #BlackLivesMatter et aux politicien·ne·s progressistes, à l’échelle locale, étatique ou fédérale. Et bien sûr, la nouvelle administration Biden-Harris y contribuera aussi…

JA: The good thing about the US is that these conversations around race, urban planning, white supremacy, social and spatial justice are happening, now more so than ever. This is in large part due to the horrific killing of George Floyd in Minneapolis in May 2020, the #BlackLivesMatter movement, and progressive politicians, local, state and federal. And of course, the new Biden-Harris administration will help too!

GTA : Julian, merci.

GTA: Julian, thank you.

 

 

Pour citer cet article

To quote this article

Agyeman Julian, Interview conducted with Gerald Taylor Aiken [Entretien réalisé par Gerald Taylor Aiken], Justice spatiale | Spatial Justice, no 17, 2022 (http://www.jssj.org/article/entretien-avec-julian-agyeman/).

Agyeman Julian, Interview conducted with Gerald Taylor Aiken [Entretien réalisé par Gerald Taylor Aiken], Justice spatiale | Spatial Justice, no 17, 2022 (http://www.jssj.org/article/entretien-avec-julian-agyeman/).