Maxime Aurélien est prêteur sur gage, propriétaire et gérant de Cash Comptent, et barbier dans l’est de Montréal.
Maxime Aurélien is the owner and manager of Cash Comptent, a pawnshop and barbershop in Montreal’s east end.
Ted Rutland est professeur associé au département de Géographie à Concordia university à Montréal.
Ted Rutland is Associate Professor in the Department of Geography at Concordia University in Montreal.
Gabriel Fauveaud est professeur adjoint au département de Géographie à l’université de Montréal.
Gabriel Fauveaud is Assistant Professor in the Department of Geography at Université de Montréal.
Cet entretien a été réalisé le 10 octobre 2022 avec Maxime Aurélien et Ted Rutland à l’occasion de la publication, en 2023, du fruit de leur collaboration, simultanément en français et en anglais et intitulés Il fallait se défendre : une histoire du premier gang de rue haïtien de Montréal, publié à Montréal par Mémoire d’encrier et Out to Defend Ourselves: A History of Montreal’s First Haitian Street Gang Montreal, publié à Halifax, Winnipeg, chez Fernwood Press.
This interview was conducted on October 10, 2022 with Maxime Aurélien and Ted Rutland on the occasion of the publication, in 2023, of their co-authored book entitled (in French) Il fallait se défendre : une histoire du premier gang de rue haïtien à Montréal, published by in Montreal by Mémoire d’encrier and (in English) Out to Defend Ourselves: A History of Montreal’s First Haitian Street Gang Montreal, published in Halifax and Winnipeg by Fernwood Press.
Gabriel Fauveaud (FD) : Pourriez-vous commencer par me présenter le livre et son projet, ce que vous avez cherché à démontrer ?
Gabriel Fauveaud (FD) : Could you start by telling me about the book and its aims, what you set out to demonstrate?
Maxime Aurélien (MA) et Ted Rutland (TR) : Ce livre est le fruit d’une collaboration de longue haleine entre nous deux au cours des trois dernières années. Il s’intéresse à l’origine de ce que la police et les médias appellent les « gangs de rue », que l’on retrace dans le livre à travers l’histoire du premier gang de rue à Montréal, celui dit « des Bélangers[1] », que Maxime a participé à créer au commencement des années 1980.
Maxime Aurélien (MA) et Ted Rutland (TR) : This book is the result of a long-term collaboration between the two of us over the past three years. It looks at the origins of what the police and the media call “street gangs”, a phenomenon traced in the book through the history of Montreal’s first street gang, the “Bélangers”[1], which Maxime helped create in the early 1980s.
Ce livre veut démontrer que la catégorie de gangs de rue est le résultat de processus institutionnels, sociaux et culturels qui font écho aux dynamiques de racialisation et de violence à l’œuvre dans la société québécoise et ailleurs. Dans le livre, nous montrons en premier lieu comment le terme « gang de rue » fut inventé dans les années 1980. Depuis le début de l’industrialisation au milieu du XIXe siècle, il existe à Montréal, comme dans toutes les grandes villes, des groupes que l’on pourrait désigner par le terme « gang » que l’on emploie de manière récurrente aujourd’hui, particulièrement en Amérique du Nord. Dans les villes occidentales avant les années 1980, on les dénommait plutôt par le terme de « bandes » et ces groupes étaient essentiellement composés de jeunes blancs. À Montréal, avec l’apparition des Bélangers et d’autres groupes de jeunes haïtiens, le terme de « gangs de rue » se diffuse à partir des années 1980, principalement par l’intermédiaire de la police et des médias. Ceux-ci font donc émerger, d’une certaine manière, un « nouveau » problème social.
This book aims to illustrate that the category of street gang is the result of institutional, social, and cultural processes that echo the dynamics of racism and violence at work in Quebec society and elsewhere. The book begins by showing how the expression “street gang” emerged in the 1980s. Since the onset of industrialization in the mid-19th century, Montreal, like all major cities, has been home to many groups that could be described as “gangs”, a term that is commonly used today, particularly in North America. In Western cities prior to the 1980s, however, these groups were not called “gangs” in French but “bandes”, and they were essentially made up of young white people. In Montreal, with the emergence of the Bélangers and other Haitian youth groups, the expression “street gangs” (gangs de rue in French) spread from the 1980s onwards, mainly through the police and the media. In a way, the media were creating a “new” social problem.
En deuxième lieu, nous expliquons que les gangs haïtiens ne sont pas ce que la police et la presse en disaient à l’époque. Nous montrons que loin de l’image des groupes criminels organisés, c’étaient avant tout des jeunes de la deuxième génération de migrants haïtiens à Montréal qui, à un moment donné, ont cherché à se défendre et à trouver leur place dans la société. C’est cette génération qui, la première, a souhaité sortir des quartiers où leurs parents étaient ségrégués pour pratiquer la ville et s’y faire une place. Ce faisant, ils ont été confrontés à une violence incroyable de la part de gangs et des racistes blancs. En réponse, certains jeunes haïtiens ont formé des groupes pour se défendre, ce que la police et les médias ont commencé à appeler des « gangs ». Ensuite, oui, parce qu’on parle de personnes victimes de la pauvreté et du chômage, certains d’entre eux sont tombés dans la délinquance.
Secondly, we explain that Haitian gangs were not what the police and press said they were at the time. We show that, far from the image of organized crime groups, they were young people from the second generation of Haitian migrants to Montreal who, at some point, sought to defend themselves and find their place in society. This generation was the first to leave the neighborhoods where their parents were segregated, to go and experience the city and make a place for themselves. In doing so, they were confronted with incredible violence from white gangs and white racists. In response, some young Haitians formed groups to defend themselves, which the police and media began to call “street gangs”. Then, yes, because we’re talking about people who are victims of poverty and unemployment, some of the members of these groups fell into delinquency.
GF : Pourriez-vous me parler un peu de la genèse de votre collaboration ?
GF : Could you tell me a little about the genesis of your collaboration?
TR : Pour ma part, mes recherches antérieures portaient sur le lien entre exclusion raciale et planification urbaine à Halifax, une ville sur le côte est du Canada. En arrivant à Montréal en 2010, je me suis peu à peu intéressé au rôle de la police dans les processus d’exclusion raciale à Montréal. J’ai beaucoup appris des groupes militants qui se sont organisés contre la police après la mort de Fredy Villanueva en 2008[2]. En m’impliquant dans les activités communautaires et militantes de certains quartiers de Montréal (notamment Montréal-Nord), j’ai appris que l’idée de gangs de rue nuisait beaucoup aux jeunes racisés de ces quartiers, pour deux principales raisons. Tout d’abord, parce que, aux yeux de la police, n’importe quel jeune racisé peut avoir l’air d’appartenir à un gang de rue. Ensuite, la répression policière contre les membres de groupes criminels de ces quartiers a tendance à amplifier la violence interpersonnelle et nuit aux capacités d’entraide de la communauté. Ce sont les militant·e·s, surtout des militant·e·s haïtien·ne·s, qui m’ont appris que, pour eux, les gangs de rue représentent avant tout une fabrication politique et sociale discriminante. Je suis donc parti de là et j’ai essayé de mieux comprendre les processus historiques qui ont mené à la constitution des gangs de rue (comme une fabrication politique et sociale) à Montréal, dans le contexte plus large de transition postindustrielle des villes nord-américaines. Et c’est à travers ces recherches que j’ai entendu parler des Bélangers et que j’ai contacté Maxime.
TR : My previous research focused on the link between racism and urban planning in Halifax, a city on the east coast of Canada. When I moved to Montreal in 2010, I became increasingly interested in the role of the police in Montreal’s processes of racism and racial violence. I learned a lot from the activist groups that organized against the police after the death of Fredy Villanueva in 2008[2]. Through my involvement in community and activist activities in certain Montreal neighborhoods (notably Montreal North), I learned that the idea of street gangs was very harmful to racialized youth in these neighborhoods, for two main reasons. First, because, in the eyes of the police, any racialized youth can look like a street gang member. Secondly, police repression of gang members in these neighborhoods tends to amplify interpersonal violence and undermines community members’ ability to support each other. It was activists, especially Haitian activists, who taught me that, for them, street gangs are above all a discriminatory political and social fabrication. So I started from there, and tried to better understand the historical processes that led to the formation of street gangs (as a political and social fabrication) in Montreal, in the broader context of the postindustrial transition of North American cities. It was through this research that I heard about Les Bélangers and contacted Maxime.
MA : Ted m’a effectivement contacté pour me rencontrer afin que je lui raconte quelques éléments de mon histoire et l’histoire de mon gang. J’ai accepté de le voir, et ce qui devait être une simple entrevue s’est rapidement transformée en collaboration. J’ai senti que c’était le temps que la véritable histoire soit écrite, ce que j’ai expliqué à Ted. La coécriture de ce livre est le fruit de notre rencontre.
MA : Ted actually contacted me to arrange a meeting so that I could tell him a few things about myself and my gang. I agreed to see him, and what was supposed to be a simple interview quickly turned into a collaboration. I felt it was time for the real story to be written, which I explained to Ted. The co-writing of this book is the result of our meeting.
GF : Avant de parler des gangs de rue proprement dits, pourriez-vous me parler un peu plus du contexte social des années 1970-1980, notamment du point de vue de la communauté[3] haïtienne ?
GF : Before talking about the street gangs themselves, could you tell me a little more about the social context of the 1970s-1980s, particularly from the point of view of the Haitian community[3]?
MA : C’était une communauté petite, mais rassembleuse. Tout le monde se connaissait, car on n’était pas beaucoup, il y avait des lieux précis où on se retrouvait, comme des restaurants, ou chez certains membres de la communauté. Mes parents ont ouvert un restaurant en 1976. C’était un restaurant haïtien ; c’est vite devenu un lieu de rencontre pour les Haïtien·ne·s. Il y en avait d’autres. On se retrouvait aussi autour de différentes activités, comme le sport ou le théâtre.
MA : It was a small but close-knit community. Everyone knew each other, because there weren’t many of us, and there were specific places where we met, like restaurants, or in the homes of certain members of the community. My parents opened a restaurant in 1976. It was a Haitian restaurant; it quickly became a meeting place for Haitians. There were other places. We also got together for different activities, like sports and theater.
Ce qu’il est important de comprendre, c’est que le contexte social était très difficile et très violent pour les immigrant·e·s haïtien·ne·s à l’époque (1970-1980). Tout d’abord, l’accès à l’emploi était très difficile. Le chômage était très fort dans la communauté et, en tant que Noirs, nous étions exclu·e·s de la plupart des emplois. Il y avait peut-être un peu plus d’opportunités pour les gens plus éduqués, les professionnel·le·s de la première vague d’immigrant·e·s haïtien·ne·s (de 1965 à 1971). Il y avait aussi des emplois dans les manufactures pour certain·e·s immigrant·e·s dans les années 1970, mais ils ont disparu avec la crise économique et la désindustrialisation (début des années 1980). Les emplois disponibles pour nous, les jeunes noir·e·s, étaient souvent très précaires. Nous avions très peu de ressources. Ensuite, nous vivions dans des logements très insalubres, petits et précaires. Le Noir, il vivait dans le sous-sol, là où les Blancs voulaient bien lui louer un appartement. On ne voulait pas nous louer de meilleurs logements.
What’s important to understand is that the social context was very difficult and violent for Haitian immigrants at the time (1970-1980). First of all, access to employment was very difficult. Unemployment was very high in the community and, as Black people, we were excluded from most jobs. There were perhaps a few more opportunities for more educated people, the professionals of the first wave of Haitian immigrants (1965 to 1971). There were also manufacturing jobs for some immigrants in the 1970s, but these disappeared with the economic crisis and deindustrialization (early 1980s). The jobs available to us, young Black people, were often very precarious. We had very few resources. Then, we lived in very unsanitary, small and precarious housing. Black people lived in basements, wherever white people were willing to rent us apartments. They wouldn’t rent us better housing.
Enfin, le plus important, c’est que nous faisions face, à cette époque-là, à un racisme et une violence raciale très importants. Attention, hein, ce n’était pas comme aujourd’hui, c’était bien plus dur : on ne pouvait pas se balader dans la rue sans entendre : « sale n*gre », « boula boula, retourne dans ton pays », etc. On nous courait après dans la rue pour nous battre lorsqu’on allait à l’école. Dans certains endroits, dans certains quartiers, il fallait tout le temps courir pour échapper aux Blancs. Les gens dans la rue nous appelaient par des noms du film La Planète des singes, ou encore ils s’écartaient lorsqu’on entrait dans les bus. Il y avait un endroit, Le Palladium, où l’on faisait du patin à roulettes. Dès qu’on sortait de là, les Blancs nous couraient après. Il y avait même des endroits qui nous étaient interdits parce qu’on avait la peau noire, comme ce bar qui avait un écriteau devant : « pas de n*gres », on ne pouvait même pas rentrer. Et puis la police ne disait rien, c’est nous qu’ils arrêtaient lorsque les Blancs nous couraient après.
Finally, and most importantly, at that time we were dealing with a great deal of racism and racial violence. It wasn’t like today, it was much harder. You couldn’t walk down the street without hearing: “dirty n*gger”, “boula boula, go back to your country”, and so on. We were chased down the street and beaten up when we went to school. In some places, in some neighborhoods, we had to run all the time to get away from white people. People in the street would call us names from the movie Planet of the Apes, or they’d step aside when we got on the bus. There was a place called Le Palladium where we used to roller-skate. As soon as we left there at the end of the night, white people would chase us. There were even places that were off-limits to us because we had black skin, like this bar that had a sign out front saying “pas de n*gres” (“no n*ggers”), so we couldn’t even get in. And then the police didn’t say anything; it was us they arrested when white people chased us.
Et puis, et ça on ne le dit pas assez, les Blancs étaient organisés en groupes, en gangs (même si on ne les appelait pas comme ça), il y avait les Italiens, les Québécois, chaque groupe se tenait avec sa communauté. Et puis on a vu arriver les motards, les Hell’s Angels, qui ont pas mal changé la donne dans les quartiers, tout comme les skinheads par la suite. Tous ces groupes nous harcelaient, de manière systématique, et on les voyait partout, surtout les jeunes motards, ou plutôt des wanna-be motards, on se battait beaucoup avec eux. Et enfin, nous nous faisions aussi harceler tout le temps par la police, qui nous surveillait et nous battait parfois, nous lançait des insultes racistes et prenait toujours le parti des Blancs. Le résultat de tout ça, c’est qu’il fallait qu’on se tienne en groupe pour se défendre, sinon on se faisait « manger de la laine sur le dos » tout le temps.
And then, and we don’t say this enough, white people were organized in groups, in gangs (even if we didn’t call them that). There were the Italians, the Québécois, each community had its own groups. Then we saw the arrival of the bikers, the Hell’s Angels, who changed things quite a bit in the neighborhoods, as did the skinheads later on. All these groups systematically harassed us, and we saw them everywhere, especially the young bikers, or rather the wanna-be bikers, and we fought with them a lot. And finally, we were also being harassed all the time by the police, who were watching us and sometimes beating us up, hurling racist insults at us and always siding with the white people who attacked us. The result of all this was that we had to stand together in a group to defend ourselves, otherwise we’d be getting our asses kicked all the time.
GF : Et c’est de là qu’est venue l’idée, entre jeunes amis haïtiens, de former des groupes à votre tour ?
GF : And that’s where the idea came from, among young Haitian friends, to form your own groups?
MA : Oui c’est ça. Au départ, nous étions beaucoup réunis autour du sport, principalement du basketball et du soccer. On formait des équipes dans nos quartiers, puis on allait sur tous les terrains de la ville pour jouer contre d’autres équipes, chacune représentant son quartier. C’était souvent dans ces moments qu’on se battait avec d’autres groupes (des groupes de Blancs) qui cherchaient la bagarre ou qui nous insultaient. C’est comme si la ville nous était interdite.
MA : Yes, that’s right. In the beginning, we got together a lot around sports, mainly basketball and soccer. We’d form teams in our neighborhoods, then go out to all the fields in town to play against other teams, each team representing its own neighborhood. It was often at these times that we’d get into fights with other groups (groups of whites) who would pick fights or insult us. It was as if the city was off-limits to us.
À cette époque, entre la fin des années 1970 et le début des années 1980, la mini-série Racines[4] était diffusée en français dans tout le Québec. C’est une série sur l’esclavage qui est devenue très populaire et que nous regardions beaucoup, entre amis. Cette série nous montrait qu’il y avait une longue histoire de racisme et de violence en Amérique du Nord, et que les violences que l’on subissait aujourd’hui faisaient écho à l’esclavage et à la domination blanche. On voyait aussi à la télévision des membres du Ku Klux Klan qui coursaient des Noir·e·s aux États-Unis, qui les violentaient ou les tuaient. Tout ça mélangé était à la fois un traumatisme et de la frustration pour nous, ça nous faisait cogiter.
At that time, between the late 1970s and early 1980s, the miniseries Racines[4] was broadcast in French throughout Quebec. It was a series about slavery that became very popular and that we watched a lot, among friends. This series showed us that there was a long history of racism and violence in North America, and that the violence we suffered today echoed slavery and white domination. We also saw Ku Klux Klan members on TV, chasing Black people around the U.S., raping or killing them. All this mixed together was both traumatic and frustrating for us, and made us think.
Alors avec notre groupe d’amis, nous avions entre 16 et 19 ans, disons, on a décidé de se défendre en redirigeant la haine et la violence des agresseurs blancs contre eux. Mais attention, hein, je ne parle pas de tous les Blancs, je parle de ceux qui étaient violents envers nous, et de ceux qui s’étaient organisés pour nous faire du mal. Lorsque nous avons décidé de nous organiser, nous n’étions plus seulement un groupe d’amis, nous sommes devenus petit à petit autre chose : les gens commençaient à nous appeler « les gars de Bélanger ». On est donc devenu une sorte de gang.
So with our group of friends, we were between 16 and 19 years old, let’s say, we decided to defend ourselves by redirecting the hatred and violence of the white aggressors against them. I’m not talking about all white people, I’m talking about those who were violent towards us, and those who had organized to hurt us. When we decided to organize, we were no longer just a group of friends, we gradually became something else: people started calling us the “Bélanger guys”. So we became a kind of gang.
TR : Le parallèle avec l’esclavage qu’évoque Maxime me semble important. L’esclavage a posé des fondements essentiels des relations raciales dans les Amériques, y compris en Haïti et au Canada. Comme pour l’esclavage, notre livre raconte une histoire où la race s’inscrit sur les corps par la violence. Dans ce contexte, on peut constater qu’il y a une longue histoire de violence raciale à Montréal qui est très rarement racontée. Ce que raconte Maxime pour les années 1970-1980, beaucoup d’immigrés haïtiens disent la même chose : qu’ils ne pouvaient pas aller chercher du lait pour leur famille, par example, sans se faire harceler ou attaquer.
TR : The parallel with slavery mentioned by Maxime seems important to me. Slavery laid essential foundations for racial domination in the Americas, including Haiti and Canada. As with slavery, our book tells a story where race is inscribed on bodies through violence. In this context, we can see there is a long history of racial violence in Montreal that is very rarely told. As Maxime tells the story of the 1970s-1980s, many Haitian immigrants say the same thing : that they couldn’t go out to buy milk for their family at the corner store, for example, without being harassed or attacked.
On a souvent tendance à analyser l’esclavage comme un processus avant tout économique, comme une stratégie pour disposer gratuitement d’une force de travail. Mais l’esclavage, avant toute autre chose, c’est une possession de l’individu, c’est un modelage d’une identité sociale par la violence. C’est l’argument de Saidiya Hartman, Délice Mugabo[5], et d’autres chercheuses afroféministes qui m’ont beaucoup influencé. Le témoignage de Maxime rappelle ces mécanismes. L’esclavage est défini, avant tout, par la gratuité de la violence anti-Noir·e·s : une violence qui est souvent un objectif en soi et une violence qui façonne et refaçonne une hiérarchie raciale.
We often tend to analyze slavery as a primarily economic process, as a strategy for obtaining free labor. But above all else, slavery is the possession of the individual, the shaping of a social identity through violence. This is the argument of Saidiya Hartman, Délice Mugabo[5] and other Afrofeminist researchers who have influenced me greatly. Maxime’s testimony is a reminder of these mechanisms. Slavery is defined, above all, by the gratuitousness of anti-Black violence: violence that is often a goal in itself, and violence that shapes and reshapes a racial hierarchy.
MA : Donc petit à petit, on a pris l’habitude de rester en groupe et de s’auto-organiser pour se défendre. D’une certaine manière, on revendiquait notre existence. C’était souvent dans les stations de métro ; on sortait au centre-ville le soir par métro et il fallait se défendre. La station Berri-UQAM, à l’est du centre-ville, était toujours un terrain de guerre par exemple. On était aussi confronté à la violence dans des lieux où on ne voulait pas de nous, comme certains bars ou quartiers. On se défendait aussi dans l’espace public. Je me rappelle qu’une fois, après être entrés dans un bar qui n’acceptait pas les Noir·e·s, ils nous ont coursés dans la rue avec des armes ! Bref, on voulait juste défendre notre droit d’exister. On voulait se défendre pour prendre notre place dans la ville. Et puis peu à peu, les gens ont entendu parler de nous. Des membres de la communauté nous appelaient pour les défendre lorsqu’ils étaient victimes de haine raciale. Et puis d’autres groupes se sont formés par la suite, dans d’autres quartiers.
MA : So little by little, we got into the habit of staying in groups and self-organizing to defend ourselves. In a way, we were claiming our existence. It was often in the metro stations; we’d go downtown at night by metro and we’d have to defend ourselves. Berri-UQAM station, at the eastern end of downtown, was always a battleground, for example. We were also confronted with violence in places where we weren’t wanted, like certain bars or neighborhoods. We also defended ourselves in public spaces. I remember once, after entering a bar that didn’t accept Black people, they chased us down the street with guns! In short, we just wanted to defend our right to exist. We wanted to defend ourselves and take our place in the city. Then, little by little, people heard about us. Members of the community would call us to defend them when they were victims of racial threats or violence. And then other groups formed in other neighborhoods.
GF : Et le terme de « gang », il arrive quand et comment dans ce contexte ?
GF : And when and how does the term “gang” come into play in this context?
MA : Ce mot « gang » là, c’est la police qui nous appelait comme ça : les « gangs de Noirs ». C’est un terme utilisé juste pour nous au départ. Les Blancs, eux, n’étaient jamais appelés des « gangs » (on utilisait plutôt le terme « bande »). Nous, on ne connaissait pas ça les gangs, il n’y en avait pas de là où l’on venait. On nous accusait de nous tenir ensemble, mais c’est normal de se tenir ensemble : on était tous Haïtiens dans un autre pays, on parlait créole, et on était confronté aux autres par le racisme et la violence. Mais les policiers nous arrêtaient et disaient qu’on appartenait à tel ou tel gang. Et puis ils ne nous connaissaient pas, ils nous imaginaient avoir des armes, nous voyaient en criminels organisés, alors que nous, la plupart du temps, on voulait juste rester entre amis, on n’avait pas d’armes pour la plupart.
MA : That word “gang”, that’s what the police called us: “Black gangs.” It was a term used just to describe us at first. White people, as we said before, were never called “gangs” (in French, the word “bande” was used instead). We didn’t know about gangs, there weren’t any where we came from. We were accused of sticking together, but it’s normal to stick together: we were all Haitians in another country, we spoke Creole, and we were confronted with others through racism and violence. But the police would arrest us and say we belonged to this gang or that gang. And they didn’t know us, they imagined we had weapons, they saw us as organized criminals, whereas most of the time we just wanted to be among friends, we didn’t have weapons for the most part.
TR : Ce qui est marquant, c’est que c’était considéré comme illégal pour les Noirs d’être ensemble et de se défendre, alors que la violence blanche (la violence qui les forcait de se défendre) n’était pas un problème. C’est là que la police a commencé une guerre contre les gangs. Avant les années 1980, il existait déjà des groupes que nous pourrions assimiler à des gangs, mais il n’y avait pas de guerre policière menée contre eux. C’est vraiment à partir de 1987 que la police commence une guerre silencieuse contre les gangs haïtiens, sans en parler publiquement. En 1989, la presse commence à parler de la « violence des gangs », principalement à propos des groupes de personnes noires. On le voit très bien dans les médias qui se publiaient à l’époque, on parlait « d’une violence aveugle perpétrée par des Noirs ». La presse, les xénophobes et l’extrême droite ont créé une sorte de « panique morale » autour des gangs. C’est à partir de ce moment-là que la police créée la première « escouade antigang de rue » de son histoire.
TR : What’s striking is that it was considered illegal for Black people to get together and defend themselves, whereas white violence (the violence that forced them to defend themselves) wasn’t a problem. That’s when the police started a war against gangs. Before the 1980s, there were already groups that we could liken to gangs, but there was no police war on gangs. It was really from 1987 onwards that the police began a silent war against Haitian gangs, without talking about it publicly. In 1989, the press began to talk about “gang violence”, mainly in relation to groups of Black people. This was clearly visible in the media published at the time, which spoke of “indiscriminate violence perpetrated by Black people”. The press, xenophobes and the far right created a kind of “moral panic” around the gangs. It was at this point that the police created the first “anti-gang street squad” in their history.
GF : Ce rôle des médias et de la police dans la création de la catégorie de gang, vous l’avez aussi analysé à travers des archives et des entretiens, non ?
GF : You also analyzed the role of the media and the police in the creation of the gang category through archives and interviews, didn’t you?
TR : Oui, tout à fait, et c’était intéressant de parler avec Maxime de ce que j’ai appris dans les archives et avec quelques dizaines d’entrevues avec des policiers qui étaient impliqués dans la guerre contre les gangs. C’est par ce travail que j’ai appris que la police menait une guerre silencieuse entre 1987 et 1989, et Maxime s’est souvenu être constamment sous surveillance à ce moment. Ensuite, j’ai eu accès à des rapports internes de 1989 sur les soi-disant gangs de rue. Les rapports montrent que la police documentait énormément les gangs et connaissait leurs noms, leurs membres et leurs territoires. Certains des détails étaient exacts, d’autres, totalement erronés.
TR : Yes, absolutely, and it was interesting to talk to Maxime about what I’d learned from the archives and from a few dozen interviews with police officers who were involved in the war against gangs. It was through this work that I learned that the police were waging a silent war between 1987 and 1989, and Maxime recalled being under constant surveillance at the time. Then I had access to internal reports from 1989 on so-called street gangs. The reports showed that the police documented gangs extensively and knew their names, members and territories. Some of the details were accurate, others totally inaccurate.
Ce qui est clair, c’est qu’à partir de 1987, la criminalisation des jeunes haïtiens dans certains quartiers est devenue beaucoup plus systématique. Lorsque la police arrêtait les jeunes, elle les catégorisait automatiquement comme faisant partie de tel ou tel gang, en fonction du lieu de résidence notamment. Ils sont devenus peu à peu des criminels aux yeux de la police et du public. Comme nous l’avons dit, la police harcelait déjà les personnes noires à Montréal – bien avant l’apparition des gangs. À partir de la deuxième moitié des années 1980, la police était de plus en plus critiquée pour son racisme et sa violence. Il y avait beaucoup de manifestations dans la rue entre 1987 et 1988. Dans ce contexte, le concept de gang a permis à la police de justifier leurs pratiques : ce ne sont plus des Noirs qu’elle arrêtait ou harcelait, mais des gangs.
What is clear is that from 1987 onwards, the criminalization of young Haitians in certain neighborhoods became much more systematic. When the police arrested young people, they automatically categorized them as belonging to one gang or another, depending on where they lived. They gradually became criminals in the eyes of the police and the public. As we said, the police were already harassing Black people in Montreal—long before gangs appeared. From the second half of the 1980s, the police were increasingly criticized for their racism and violence. There were many street protests between 1987 and 1988. In this context, the gang concept enabled the police to justify their practices: they were no longer arresting or harassing Black people, but gangs.
GF : Et quels ont été les effets de cette criminalisation des jeunes noirs dont vous parlez dans le livre ?
GF : And what were the effects of this criminalization of young Black people that you discuss in the book?
MA : Avec la création de la guerre contre les gangs et l’escouade antigang de rue, on a commencé à aller régulièrement en prison, on est rentré dans le système. Les avocats nous disaient : « tu plaides coupable, tu ne resteras pas longtemps », alors on plaidait coupable, on allait en prison et notre dossier s’allongeait. À l’intérieur, on était presque comme chez nous, c’était à Montréal, on connaissait du monde, on était logé et nourri, il y avait des activités à faire. Pour un temps, on recréait une nouvelle vie, coupée des difficultés du dehors. Évidemment, la prison est moins une punition pour ceux qui vivent dans la pauvreté, car on vit déjà une sorte de punition au quotidien.
MA : With the creation of the war on gangs and the street gang squad, we started going to prison regularly, we got into the system. The lawyers would tell us: “If you plead guilty, you won’t stay long,” so we’d plead guilty, go to prison and our criminal record would grow. Inside, it was almost like being at home. It was in Montreal, we knew people, we were housed and fed, there were activities to do. We created a new life for a time, cut off from the difficulties of the outside world. Obviously, prison is less of a punishment for those who live in poverty, because we already experience a kind of punishment on a daily basis.
D’un autre côté, l’emprisonnent était aussi très violent. Lors de ma première arrestation, j’ai passé neuf jours en isolement, je n’ai eu droit de sortir que 30 minutes par jour. Lorsque je suis sorti d’isolement, je sentais que je devenais fou. Et puis en prison, on était avec d’autres criminels, des vrais, c’était étrange. Bien que je ne me voie pas comme un criminel, on me considérait comme l’un d’eux. Et ça, ça change le regard que vous avez sur vous-même. À force d’être arrêté par la police, à force d’aller en prison, à force d’être assimilé à des criminels, et bien, certains d’entre nous s’en sont convaincus. Et c’est en prison qu’on apprend aussi à devenir un criminel. On apprend comment marche le système et comment on peut jouer avec, ce qu’il faut faire pour gagner de l’argent sans prendre trop de risques. Certains de mes amis se sont fait de bons contacts en prison ; ça les a aidés à évoluer vers des formes de criminalité plus avancées. Si les gangs sont devenus plus criminels, c’est aussi à cause de la prison.
On the other hand, imprisonment was also very violent. When I was first arrested, I spent nine days in solitary confinement, only allowed out for 30 minutes a day. When I came out of solitary confinement, I felt like I was going crazy. And then in prison, we were with other criminals, real criminals, it was strange. Although I didn’t see myself as a criminal, I was considered one of them. And that changes the way you look at yourself. By dint of being arrested by the police, by dint of going to prison, by dint of being equated with criminals, well, some of us became convinced. And it’s in prison that you also learn how to become a criminal. You learn how the system works and how to game it, what you need to do to make money without taking too many risks. Some of my friends made good contacts in prison; it helped them evolve towards more advanced forms of criminality. If gangs have become more criminal, it’s also because of prison.
Mais ce n’est pas seulement ça. Certains membres de gangs ne voulaient pas seulement se défendre des Blancs, ils voulaient aussi avoir le droit de s’enrichir comme eux, notamment comme les groupes criminels de Blancs qui étaient peu harcelés par la police. Il faut bien voir qu’on entendait beaucoup parler à l’époque des « criminels » blancs à la télévision ou dans les journaux (la mafia italienne, les Hell’s Angels), mais ils avaient l’air de faire les choses au grand jour, sans vraiment avoir de problèmes, sans vraiment aller en prison. On se demandait comment les gens acceptaient ces gangs de criminels alors que pour nous, c’était différent, on se faisait harceler par la police simplement parce qu’on était noirs. Alors, petit à petit, on s’est dit que si eux avaient le droit de faire ça, et bien nous aussi on voulait s’enrichir comme eux.
But that’s not all. Some gang members didn’t just want to defend themselves from white people, they also wanted the right to get rich like them, especially like the white criminal groups that were rarely harassed by the police. At the time, we heard a lot about white “criminals” on TV or in the newspapers (the Italian Mafia, Hell’s Angels), but they seemed to do things in broad daylight, without really getting into trouble, without really going to jail. We wondered how people could accept these criminal gangs while it was so different for us, being harassed by the police simply because we were Black. So, little by little, we said to ourselves that if they had the right to do that, then we too wanted to get rich like them.
TR : Je pense qu’avec la répression policière, il y a au moins deux chemins que les gens ont poursuivis. Il y a des gens qui, à force d’aller en prison, ont décidé d’arrêter. Et puis il y a des gens qui, à force d’aller en prison, ont beaucoup appris et ont transformé les gangs en quelque chose de plus criminel. La police croyait que les gangs étaient des groupes criminels, assez structurés, avec des territoires. Ce n’était pas vrai. Mais la répression policière a finalement réussi à rendre réels les fantasmes, les discours et les représentations de la police, des médias et d’une partie de la population.
TR: I think that with police repression, there are at least two paths that people have pursued. There are people who, by dint of going to prison, have decided to stop. And then there are people who, by dint of going to prison, learned a lot and turned the gangs into something more criminal. The police believed that gangs were criminal groups, fairly structured, with territories. They weren’t. But police repression finally succeeded in making real the fantasies, the speeches and the representations of the police, the media and some members of the population.
MA : Oui effectivement, le résultat de tout ça, c’est que ça nous a poussés, du moins une partie d’entre nous, dans une profonde criminalité. Sans cette attitude de la police envers nous, il y aurait sûrement beaucoup moins de gangs criminels à l’heure actuelle. Certains amis voulaient devenir de « vrais criminels », voulaient monter dans ce monde-là, faire comme la mafia italienne ou les Hell’s Angels. J’ai un ami par exemple, un membre de mon gang, qui regardait le film Le Parrain toute la journée, et il encourageait les autres à faire comme lui. Il voulait devenir Michael Corleone. C’est devenu sérieux à un moment donné. Les gens comme cet ami ont pris plus de place, plus de contrôle. C’est très différent de ce qu’on faisait au départ. Certains ont réussi à gagner beaucoup d’argent et à monter dans le banditisme. Et là, ils ont gagné le respect de la mafia italienne et des Hell’s Angels, justement ceux qui nous haïssaient auparavant. Mais il y a quand même très peu de cas comme ça.
MA : Yes, indeed, the result of all this is that it has pushed us, at least some of us, into deep criminality. Without the police’s attitude towards us, there would surely be far fewer criminal gangs today. Some of my friends wanted to become “real criminals”, wanted to get into that world, like the Italian Mafia or the Hell’s Angels. I have a friend, for example, a member of my gang, who watched the film The Godfather all day long, and encouraged others to do the same. He wanted to become Michael Corleone. It got serious at some point. People like this friend took up more space in the group, more control. It’s very different from what we started out with. Some of them managed to make a lot of money and get into real organized crime. And in time, they earned the respect of the Italian Mafia and the Hell’s Angels, the very people who hated us before. But there are very few cases like that.
Mais le résultat aujourd’hui, c’est que les gangs se considèrent plus comme des groupes criminels, c’est différent d’autrefois. Ils sont un peu plus organisés, et ils travaillent avec les autres groupes criminels qui, auparavant, ne nous faisaient pas confiance, on n’était que des « sales n*gres » pour eux. Mais la plupart des membres de gangs haïtiens ne restent finalement que des sous-fifres : bien souvent, ils font le sale travail des motards et des Italiens. Ces derniers ne s’exposent plus à la violence, à nous les Noirs de la faire maintenant, comme les autres la faisaient avant.
But the result today is that gangs see themselves more as criminal groups, it’s different from the old days. They’re a little more organized, and they work with the other criminal groups, who didn’t trust us before—we were just “dirty n*ggers” to them. But in the end, most Haitian gang members are nothing more than underlings: they often do the dirty work of the bikers and Italian mafia. The latter no longer expose themselves to violence; it’s up to us Black people to do it now, as the others did before.
GF : Et comment la police utilise-t-elle aujourd’hui la notion de gang de rue ?
GF : And how do the police use the notion of street gangs today?
TR : En récoltant un certain nombre de témoignages, je me suis aussi rendu compte que la police n’a pas vraiment peur des gangs, car finalement, comme nous l’avons dit, cette catégorisation des jeunes noirs a servi de justification pour leur action en produisant un certain narratif sur l’insécurité et la violence, ce qui a aussi permis de justifier l’augmentation des budgets et des ressources de la police. C’est toujours le cas aujourd’hui : quand la société critique la police et ses actions, la police brandit la menace des gangs en insistant sur les dangers qu’ils posent pour le citoyen ordinaire. D’ailleurs, les autres groupes criminels adorent aussi les gangs de rue, car ils attirent toute l’attention sur eux. Et puis les médias aiment cela aussi, cela donne des histoires à raconter, permet de vendre des numéros et génère des clics.
TR : In gathering a number of testimonies, I also realized that the police aren’t really afraid of gangs, because ultimately, as we’ve said, this categorization of Black youth served to justify their actions by producing a certain narrative about insecurity and violence, which also served to justify increased police budgets and resources. This is still the case today: when society criticizes the police and their actions, the police wave the threat of gangs, insisting on the dangers they pose to ordinary citizens. By the way, other criminal groups love street gangs too, because they draw all the police’s attention to them. And the media love them too, because they give stories to tell, sell papers and generate clicks online.
En revanche, ce dont la police a vraiment peur, c’est que ces gangs s’organisent politiquement, comme les Black Panthers par exemple. C’est ça, surtout, qu’elle cherche à détruire. Ce que Maxime a décrit, ce qu’ils ont fait pour se défendre contre le racisme et l’oppression, c’est ça qui est vraiment dérangeant pour la police. Aujourd’hui, je ne pense pas que les gangs jouent vraiment ce rôle politique ; ils offrent surtout des revenus pour des jeunes qui n’ont pas d’autres opportunités économiques. Cela étant dit, la dimension politique des luttes raciales fait toujours peur à la police. Tout récemment, nous l’avons très bien vu avec le mouvement Black Lives Matter. En 2020 se sont tenues deux des plus grandes manifestations contre la police dans l’histoire de Montréal. Dans un sondage qui s’est déroulé à l’automne de cette année-là, 73 % des Montréalais·es se disaient en faveur d’un « définancement » de la police[6]. Tout de suite après, la police, relayée par la presse, a replacé au centre du débat public la violence armée – une violence qu’elle associe explicitement aux gangs. Selon moi, la police exagère énormément le problème de la violence, et cela est rarement questionné publiquement. Après cela, elle a obtenu une augmentation substantielle de son financement en 2021 ; et, en 2022, elle a bénéficié de la plus grande augmentation de budget de son histoire.
On the other hand, what the police are really afraid of is these gangs organizing themselves politically, like the Black Panthers, for example. That, above all, is what they want to destroy. What Maxime described, what they did to defend themselves against racism and oppression, that’s what’s really disturbing for the police. Today, I don’t think gangs really play that political role; they mostly provide income for young people who have no other economic opportunities. That being said, the political dimension of racial struggles still scares the police. We’ve seen this most recently with the Black Lives Matter movement. In 2020, two of the largest anti-police demonstrations in Montreal’s history were held. In a survey conducted in the fall of that year, 73% of Montrealers said they were in favor of “defunding” the police[5]. Immediately afterwards, the police, relayed by the press, put gun violence back at the center of the public debate—a violence they explicitly associate with gangs. In my opinion, the police greatly exaggerate the problem of violence, and this is rarely questioned publicly. After that, the police got a substantial increase in funding in 2021; and, in 2022, they got the biggest budget increase in their history.
GF : Pour conclure, bien que vous l’ayez déjà évoqué, comment votre ouvrage contribue-t-il à une meilleure compréhension des injustices spatiales ?
GF : Finally, although you’ve already mentioned it, how does your book contribute to a better understanding of spatial injustices?
TR : Tout ce que nous avons dit ici et tout ce que nous écrivons dans le livre peut être analysé dans une optique spatiale. Ce que Maxime et ses amis ont fait, c’est de défier un ordre urbain caractérisé par l’exclusion et la violence raciales. D’une certaine manière, ils ont pris une place dans la ville qu’on leur refusait. Bien que la génération avant celle de Maxime ait commencé à prendre pied dans la société québécoise (un peu par le travail et par la culture), c’est vraiment sa génération qui a revendiqué une plus grande justice spatiale. Le livre traite aussi du rôle de l’école dans ces processus, mais nous n’avons pas la place de développer ici.
TR : Everything we’ve said here and everything we write in the book can be analyzed from a spatial perspective. What Maxime and his friends have done is to defy an urban order characterized by racism and violence. In a way, they have taken a place in the city they were denied. Although the generation before Maxime’s had begun to gain a foothold in Quebec society (somewhat through work and culture), it was really his generation that demanded greater spatial justice. The book also deals with the role of the school in these processes, but we don’t have the space to go into detail here.
MA : Oui, ce que dit Ted est exact. Nos parents ne comprenaient pas le système, alors que nous, si. Nos parents, lorsqu’ils étaient là (ce n’était souvent pas le cas), ne savaient pas vraiment ce qu’on vivait à l’extérieur, car ils n’étaient pas dans la rue ou à l’école, ils étaient vieux, et ils ne se mélangeaient pas avec les Québécois. Il ne fallait pas leur demander où était le centre-ville, ils ne le savaient même pas ! Nous, nous étions les premiers à sortir du quartier, à aller dans toute la ville. La majorité des Haïtien·ne·s aujourd’hui, s’ils respirent, c’est en partie grâce à nous.
MA : Yes, what Ted says is right. Our parents didn’t understand the system, but we did. Our parents, when they were there (which was often not the case), didn’t really know what it was like outside, because they weren’t on the street or in school, they were old, and they didn’t mix with Quebecers. You couldn’t ask them where downtown was—they didn’t even know! We were the first to get out of the neighborhood and into the city. If most Haitians breathe today, it’s partly thanks to us.
TR : Je pense fondamentalement que ce qu’ils ont fait a rendu la ville meilleure. Ils ont, d’une certaine manière, ouvert la ville.
TR : I fundamentally think that what they did made the city better. In a way, they opened up the city.
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Le nom « Bélanger » fait référence au nom que se donnait une équipe de football créée par le père de Maxime et qui s’entraînait dans un parc que les gens du quartier appelaient le « parc Bélanger », car situé proche de la rue Bélanger. Par extension, les jeunes qui se retrouvaient dans ce parc se sont peu à peu fait appeler « les gars de Bélanger », et que la police dénomme plus tard le « gang des Bélangers ».
The name « Bélanger » refers to the name given to a soccer team created by Maxime’s father, which trained in a park that locals called « parc Bélanger« , because of “rue Bélanger” located nearby. By extension, the youngsters who hung out in the park became known as « les gars de Bélanger » (the Bélanger boys), later dubbed the « Bélanger gang » by the police.
[2] Pour aller plus loin sur les enjeux de ségrégation raciale à Montréal-Nord et sur l’importance de cet événement dans les luttes anti-raciales, voir : Jolivet Violaine, Khelifi Chakib, Vogler Antoine, « Stigmatisation par l’espace à Montréal-Nord : revitalisation urbaine et invisibilisation de la race » ["Spatial Stigmatization in Montréal-Nord: Urban Revitalization and the Invisibilization of Race"].
[2] For more on the issue of racial segregation in Montréal-Nord and the importance of this event in anti-racial struggles, see: Jolivet Violaine, Khelifi Chakib, Vogler Antoine, « Stigmatisation par l’espace à Montréal-Nord : revitalisation urbaine et invisibilisation de la race » [“Spatial Stigmatization in Montréal-Nord: Urban Revitalization and the Invisibilization of Race”].
[3] Le terme de « communauté » fait référence à la notion de community en anglais. Il désigne, de manière générale, un groupe de personnes se reconnaissant comme appartenant à un groupe dont les membres sont liés par des affinités sociales, culturelles, religieuses ou autre. Pour aller plus loin, se référer à l’introduction du numéro 17 de la revue : Emelianoff Cyria, Taylor Aiken Gerald, 2022, « (In)justice des initiatives communautaires » [“The (in)justice of community-based initiatives”], Justice spatiale | Spatial Justice, 17.
[3] The term “community” refers to the notion of community in English. Generally speaking, it refers to a group of people who recognize themselves as belonging to a group whose members are linked by social, cultural, religious or other affinities. For further information, please refer to the introduction to issue 17 of the journal: Emelianoff Cyria, Taylor Aiken Gerald, 2022, « (In)justice des initiatives communautaires » [“The (in)justice of community-based initiatives”], Justice spatiale | Spatial Justice, 17.
[4] Roots, de son titre original en anglais, est une fiction américaine diffusée au cours de l’année 1977 aux États-Unis. La série remporte un important succès et est largement récompensée. À travers l’histoire d’un Afro-Américain partant à la recherche de ses racines familiales, elle explore la mise en esclavage du peuple africain, la déportation et l’exploitation d’une partie de celui-ci aux États-Unis, ainsi que les enjeux de l’abolition de l’esclavage.
[4] Roots, in the original English version, is an American drama series broadcast in 1977 in the United States. The series was a great success and won many awards. Through the story of an African-American who goes in search of his family roots, it explores the enslavement of the African people, the deportation and exploitation of part of them in the United States, and the issues surrounding the abolition of slavery.
[5] Voir Hartman Saidiya, 1997, Scenes of Subjection: Terror, Slavery, and Self-making in Nineteenth-Century America, Oxford, Oxford University Presse et Mugabo Délice, 2016, « Black in the city: On the ruse of ethnicity and language in an antiblack landscape », Identities, 26(6), p. 631-648.
[5] See Hartman Saidiya, 1997, Scenes of Subjection: Terror, Slavery, and Self-making in Nineteenth-Century America, Oxford, Oxford University Presse et Mugabo Délice, 2016, « Black in the city: On the ruse of ethnicity and language in an antiblack landscape », Identities, 26(6), p. 631-648.
[6] Le slogan « Defund the police », qui s’inscrit dans la suite des luttes abolitionnistes et de reconnaissance des droits civiques des Noir·e·s aux États-Unis, devient peu à peu un projet politique défendu par une partie de la société civile nord-américaine après l’assassinat de George Floyd aux États-Unis en 2020. Ce mouvement, qui s’est élargi aujourd’hui (il inclut, par exemple, des intellectuels ou des personnalités), dénonce la croissance des budgets alloués à la police, ainsi que le rôle de celle-ci dans la discrimination et la violence raciales. Le mouvement prône ainsi une réattribution de ces budgets à des projets et à des services communautaires qui soutiennent la sécurité et le bien-être de tous et toutes.
[6] The slogan “Defund the police”, which followed on from the abolitionist and civil rights struggles of Blacks in the USA, gradually became a political project championed by a section of North American civil society after the murder of George Floyd in the USA in 2020. This movement, which has now expanded to include intellectuals and celebrities, denounces the growing budgets allocated to the police, as well as their role in racial discrimination and violence. The movement advocates a reallocation of these budgets to community projects and services that support the safety and well-being of all.