Olivier Van Beemen
Heineken en Afrique, une multinationale décomplexée
Paris, Rue de l’échiquier, 2018, 264 p. | commenté par : Sophie Moreau
« La transparence est belle, quand on n’a rien à cacher ». Le slogan publicitaire d’Heineken à Bujumbura au Burundi, retrouvé à Freetown au Sierra Leone, est le fil directeur ironique de l’ouvrage d’Olivier Van Beemen, dont le but est de lever le voile sur un certain nombre de pratiques peu recommandables, parfois malhonnêtes et semi-légales, et parfois indignes et inhumaines, du géant néerlandais de la bière sur le continent africain.
La fiabilité de ces révélations tient à la solidité de l’enquête, qui en fait un modèle d’investigation journalistique. Par sa durée d’abord : elle s’est étalée sur plus de 5 ans, et la dernière version française de 2018, intègre de nouveaux entretiens, notamment avec la direction générale d’Heineken aux Pays Bas. Pendant plus de 5 ans donc, Olivier Van Beemen a observé et interviewé les acteurs de la machine Heineken, dans différents pays africains (Afrique du Sud, Burundi, Rwanda, République démocratique du Congo, Ethiopie, Nigeria, Sierra Leone, Tunisie…) dans lesquelles Heineken détient des filiales, sans oublier la Belgique et les Pays Bas. Il y a rencontré des dirigeants de brasseries affiliées à Heineken, mais aussi beaucoup de petites mains de la filière. Le livre, faisant alterner des chapitres relatant les enquêtes et des chapitres plus analytiques, offre ainsi une galerie de portraits où l’on rencontre successivement des businessmen, des hauts responsables d’Heineken, aux Pays-Bas et dans différents pays africains, une épouse femme d’affaires aux vastes relations, des anciens ministres africains ou néerlandais, mais aussi des paysans producteurs d’orge, les employés des usines, actifs, licenciés, retraités, un gardien et responsable de sécurité des usines, un chauffeur de bus transportant les salariés à l’usine, les transporteurs–livreurs de bouteilles dans les contrées reculées de la RDC en guerre, d’anciens soldats, des victimes, des Tutsi rescapés du génocide, des commerçants, des patrons ou patronnes de débit de boissons. Et bien sûr, des buveurs et des buveuses de bière, de presque tous les âges, et partout, dans les capitales, dans les campagnes, dans les petites villes, les bars huppés des hôtels de luxe et les boui-boui des quartiers pauvres.
Car un des apports de l’ouvrage est d’abord le constat qu’on boit vraiment beaucoup de bière sur le continent africain, en dépit de l’interdit pesant sur l’alcool dans les groupes musulmans. Cette forte consommation explique largement l’intérêt continu, depuis un siècle de la firme pour les marchés africains et la production en Afrique. On boit de la Heineken, mais aussi de l’Amstel en Afrique du Sud, de la Star au Nigeria, de la Primus en Afrique centrale, de la Walia en Ethiopie, toutes marques sous licence de Heineken, voire produites par des filiales d’Heineken, à partir de matières premières majoritairement importées. La bière constitue ainsi un excellent exemple de diffusion et d’adoption d’une boisson en contexte colonial et post-colonial, tout en s’inscrivant dans de riches traditions alimentaires locales. Les bières artisanales, à base de mil ou de banane notamment, sont en effet anciennement consommées sur le continent africain et parfois associées à des rituels familiaux ou religieux. Mais ces dernières sont aujourd’hui lourdement concurrencées par les pils, ces bières blondes légères et transparentes, produites à partir de malt d’orge et de houblon, telles qu’en fabrique Heineken. Leur consommation a été soutenue par le modèle culturel colonial, qui l’associait aux élites, et jusqu’à aujourd’hui par des campagnes de promotions continuelles, omniprésentes dans le paysage urbain, via des peintures murales aux couleurs des marques de bières, même sur les murs des pharmacies, des affiches publicitaires qui présentent la bière blonde comme une boisson de distinction, un marqueur d’appartenance aux classes aisées, associée à des moments de détente ordinaire, aux convivialités, ou à la fête, un marketing ciblant les jeunes, l’avenir de l’Afrique (et de la consommation de bière). L’analyse filée de ces campagnes publicitaires, et de leurs abus, est un autre aspect captivant du livre. La ligne directrice de l’ouvrage tient d’ailleurs dans un emprunt ironique à un slogan promotionnel.
Or, à l’opposé du slogan, et bien qu’elle soit souvent citée comme une multinationale modèle, Heineken a bien des choses à cacher sur le continent africain : des pratiques de corruption, des collusions d’intérêts avec les équipes dirigeantes ou diverses sociétés africaines ou européennes, d’évasion fiscale, de concurrence déloyale, de pressions sur les salariés, de profits outrageux en temps de guerre. Pays par pays, Olivier Van Beemen raconte, témoignages à l’appui, tous ces petits ou grands arrangements, qui ont permis, années après années, à Heineken de se maintenir sur le continent, d’évincer les concurrents, et d’engranger d’énormes bénéfices.
Certaines histoires vont bien au-delà de ces contournements malhonnêtes et illégaux entre entreprises, hommes d’affaires ou dirigeants africains, sociétés écran louches en Belgique. En plein génocide, Heineken a persisté à faire couler le robinet à bière de la Bralirwa, sa filiale rwandaise, et à gagner beaucoup d’argent. C’est qu’en temps de tueries, au Rwanda comme dans les tranchées européennes du siècle précédent, l’alcool est une arme capitale pour le moral des troupes, qui aide à noyer l’horreur dans la blondeur de la bière. Le régime génocidaire rwandais a donc tout fait pour ne pas inquiéter la production et les approvisionnements de bière, et Bralirwa a cessé de produire quand le génocide s’est arrêté. D’autres récits racontent l’exploitation sordide, notamment des femmes. Au Nigeria, ou en République Démocratique du Congo DC, Heineken rémunère des « hôtesses promotrices » faisant les bars pour inciter les clients à la consommation de bière, la mission intégrant des prestations sexuelles, parfois tarifées, parfois des viols, sur lesquelles l’entreprise préfère fermer les yeux. D’autres expliquent comment la promotion de la bière en Afrique la présente comme une boisson excellente pour la santé, si on la consomme de façon raisonnable. À la lecture de l’accumulation de ces malversations ou scandales éthiques, pays par pays, on se dit qu’il doit y en avoir bien d’autres, qu’Olivier van Beemen n’a pas (encore ? ) investigués. On a ainsi envie d’en savoir plus sur les aspects environnementaux de la fabrication de la bière, ou sur la géographie fine des usines Heineken dans les villes où la périphérie, de la gestion du foncier, ou enfin sur les flux de matières premières destinés à la production de la bière.
L’autre intérêt de l’ouvrage est qu’en dépit des accusations de partialité portées envers son auteur, il souligne aussi qu’Heineken est saluée comme une multinationale modèle, pour son éthique responsable, pour ses stratégies économiques, qui illustrent les bienfaits du capitalisme mondial pour la croissance économique et le développement humain en Afrique. Même si cela ne compose pas le cœur de son analyse, Olivier Van Beemen mentionne la fierté des salariés, les carrières internes, parfois à l’international, les retraites avantageuses, et l’octroi d’indemnités plus généreuses après licenciement (après un long procès, il est vrai). Il enquête sur les filières de production locale d’orge pour la brasserie dans des campagnes reculées en Sierra Leone, ou au Burundi… qui fonctionnent cahin-caha. Il explique comment Heineken a aussi rapidement financé le traitement de ses employés malades du sida ou du paludisme.
Mises bout à bout, ces différentes enquêtes dessinent trait après trait, pays après pays, un système Heineken, qui nous illustre le fonctionnement du capitalisme globalisé en contexte africain. Ce contexte, est, on le sait bien, décrit le plus souvent comme une combinaison de dysfonctionnements, caractéristiques du sous-développement. C’est vrai dans le domaine politique, marqué par une instabilité quasi-permanente, des mécanismes démocratiques achoppant sur le clientélisme, les tensions sociales et politiques internes, parfois les clivages ethniques, le mépris de la loi. C’est aggravé par la pauvreté, les inégalités sociales et spatiales énormes, à peine atténuées par l’essor récent d’une classe moyenne le plus souvent citadine. En matière économique, on connaît le sous-investissement public général, les défaillances des services publics, notamment administratifs, des systèmes de transports et de commercialisation… Tout ceci est habituellement considéré comme un ensemble de contraintes et de risques pour une multinationale. Et c’est ainsi qu’Heineken, ayant en un siècle traversé contre vents et marées les régimes coloniaux, les indépendances, les dictatures, les péripéties des démocraties, les années les plus sombres de crise sociale, les conflits, les génocides, le sida, peut apparaître comme une entreprise particulièrement courageuse, voire héroïque.
Mais ce que révèle ce livre, c’est bien qu’Heineken profite de tous ces dysfonctionnements, qui présentent autant de contraintes que d’opportunités, et qu’elle contribue aussi à les entretenir. En effet, sur le continent africain, en partie à cause des risques évoqués plus haut, et grâce aux proximités d’Heineken avec les équipes dirigeantes, la concurrence est faible et seules 3 grandes entreprises mondiales se partagent le marché africain de la bière. Les charges sont minimisées par le contournement des taxes, des subventions aux importations, et des salaires globalement faibles. Les Africains, même pauvres, constituent un marché remarquable : la consommation par tête est parmi les plus fortes au monde. L’émergence économique qui se dessine dans certains pays, l’essor des classes moyennes citadines promet ainsi à Heineken de très beaux lendemains sur le continent. Les affaires sont, en dépit de mauvaises années, globalement excellentes pour Heineken, les marchés africains étant parmi les plus lucratifs du monde. Le Nigeria par exemple est le pays qui rapporte le plus d’argent à Heineken après le Mexique, bien plus que la Grande Bretagne où la consommation est pourtant supérieure au double. Cette bière, les consommateurs la paient au prix fort, comparé aux salaires moyens. Les chapitres sur les bars clandestins dans les townships de Johannesburg est à ce titre éclairant. Les clients et clientes y viennent claquer leur paie en pintes de bière. Les bars permettent à leurs tenanciers et souvent tenancières de faire vivre leur famille, même si c’est un métier à risque, à cause de la clandestinité et surtout des rixes favorisées par l’ivresse. La publicité omniprésente soutient la consommation.
En outre, même en temps de crise, justement en temps de crise, la consommation d’alcool ne faiblit pas. Dans les années 1990, au plus fort des sinistres économiques africains, le seul secteur industriel formel dynamique en ville étai la brasserie. Et comme en témoigne une femme d’affaires avisée, spécialisée dans le transport de la bière en République Démocratique du Congo, en temps de guerre, l’activité était bien plus risquée, à cause des coupeurs de route, des barrages par les armées rebelles qui prélevaient leur lot de bière, mais elle était au total bien plus lucrative car la consommation était forte, et la bière se vendait cher.
Les dysfonctionnements évoqués plus haut, Heineken contribue à les perpétuer. L’ouvrage montre fort bien qu’une multinationale comme Heineken en Afrique, ce sont des hommes et des femmes, un réseau social et spatial à l’échelle internationale, construit sur le temps long, des pratiques anciennes, parfois installées sous la colonisation, des mécanismes bien huilés qui se reproduisent dans le temps, mais aussi des échecs, parfois retournés en succès, et beaucoup de persévérance. C’est une « Heinafrique » qui se dessine ainsi sous la plume d’Olivier Van Beemen. Bien-sûr, Heineken réagissant aux critiques s’adapte et évolue vers un capitalisme plus responsable : Heineken fait son mea culpa sur certaines actions, négocie avec ses anciens employés, change ses campagnes de promotion, prône les bonnes pratiques. Mais la lecture de l’ouvrage laisse penser que ce sont aussi les arbres qui cachent la forêt d’un capitalisme lucratif, permis par la mal-gouvernance et le sous-développement. Au final, le livre démontre la plasticité d’une entreprise capable de retourner ces échecs en succès. L’attitude des dirigeants d’Heineken vis-à-vis de cet ouvrage, d’abord silencieux, puis le critiquant comme partial et incomplet, puis finalement ouvrant la porte à son auteur et se félicitant des critiques, tout faisant appel à l’université de Leyde pour définir un code de bonne conduite pour le capitalisme en Afrique, est un bel exemple de cette plasticité, qui ne signifie pas pour autant une évolution réelle du fonctionnement d’Heineken, et au-delà, d’autres multinationales.