Camille de Toledo, Alexander Pavlenko | Alessandro Pignocchi

Herzl. Une histoire européenne | La recomposition des mondes

Denoël, 2018, 352 p. | Le Seuil, 2019, 128 p. | commenté par : Frédéric Landy

Ces deux bandes dessinées sorties assez récemment n’ont a priori rien en commun. L’une retrace la vie de Herzl, le fondateur du sionisme, et, en parallèle, celle du narrateur, Ilia, un photographe juif imaginaire. L’autre raconte la destruction de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes – et son possible renouveau. Rien à voir, et pourtant… est-ce le hasard des lectures qui se suivent, tissant alors des liens inattendus ? Il semble bien que les deux ouvrages apportent chacun leur pierre à la construction, de façon critique, du concept de justice spatiale. Plus exactement, ils permettent de reposer de manière originale la question suivante : « L’espace est-il le plus court moyen d’atteindre la justice ? » La justice spatiale, au sens d’une justice par l’espace, est-elle un raccourci vers la justice tout court, ou simplement une impasse ?

L’hésitation est patente dans Herzl. Une histoire européenne. Le titre correspond bien aux CV cosmopolites des auteurs. Le scénario est de Camille de Toledo, un écrivain et plasticien français qui a choisi ce pseudonyme en hommage à ses origines judéo-espagnoles, et Alexander Pavlenko, d’origine russe, signe les dessins – tous deux vivent actuellement en Allemagne. On parle peut-être trop souvent, dans cette revue et ailleurs, d’injustice spatiale – de l’espace vu en tant que facteur d’injustice. On devrait plus fréquemment parler d’espace comme facteur de « justice ». Le sionisme, qui promet une terre à tout un peuple, en est un bel exemple. Et ce, même si l’histoire le fait basculer plus tard en injustice spatiale pour les Palestiniens[1]

L’espace est très présent dans l’ouvrage. D’abord par des cartes : celle de la « zone de résidence » (« un legs de l’impératrice, la grande Catherine, celle qui avait aimé Diderot, les philosophes des Lumières, mais parqué les Juifs », p. 10-1), celle des différentes implantations négociées par Herzl du Sinaï à la Mésopotamie (p. 309) ou celle de l’implantation au Kenya (p. 313). Mais l’espace transparaît aussi dans les migrations. Ilia et sa sœur aînée Olga fuient leur shtetl après l’assassinat d’Alexandre II : « Nous arrivions d’un […] monde où l’on parlait un dialecte sans pouvoir, sans État, sans nation. Nous parlions yiddish » (p. 24). Au camp frontalier de Brody, on leur propose des terres en Argentine, achetées par le baron Maurice de Hirsch. Passagers clandestins, ils voyagent en train jusqu’à Vienne : « La Russie était notre Égypte, le tsar, notre pharaon » (p. 46). Ilia finit par s’installer à Londres, tandis que sa sœur disparaît en Amérique. Quant à Herzl, il quitte Vienne pour devenir correspondant de presse à Paris, puis parcourt toute l’Europe jusqu’à Istanbul à la recherche de soutiens pour son projet. Grandes sont les différences entre les deux personnages, entre Ilia le prolétaire déraciné et Herzl le grand bourgeois intégré qui méprise le yiddish « jargon dégénéré » des miséreux. Ilia rêve d’un projet socialiste cosmopolite, fondé sur une culture, mais non sur une terre, tandis que Herzl souhaite un État ethnique. Ilia l’affirme : « Écrire contre Herzl, pour ceux qui n’ont pas de pays, pour ceux qui n’appartiennent pas. […] L’orgueil m’a porté à vouloir donner corps à une nation sans terre, sans État. Voilà ce que j’ai fait, contre Herzl » (p. 89) ; « N’est-ce pas ça, notre seul foyer, la Terre tout entière qui devient, année après année, le refuge des exils du monde ? » (p. 319).

Ilia, proche du Bund[2], est ainsi partisan d’une justice sociale dont bénéficieraient les Juifs mendiants ou ouvriers de Londres tout comme les ruraux des stetls. Herzl, lui, pense justice spatiale. Sion est la solution, le territoire refuge. Mais où le trouver ? Dans une « zone de résidence » sans pogrom ou au Kenya, en Mésopotamie, en Palestine… ? Le « spatial » de « justice spatiale » est donc incertain, marqué d’opportunisme. Quant à la « justice », s’en agit-il vraiment ? Un projet d’égalité des droits et de disparition de l’ostracisme dans l’espace européen n’aurait-il pas été plus « juste » ? Faire sécession peut apparaître moins comme une « justice » que comme une échappatoire, l’abandon de la revendication de l’égalité (le premier principe de John Rawls) au profit de la seule quête de l’isolement. Simple compromis qui n’a fait que « déplacer », au sens propre, les problèmes, puisque la création d’Israël va à son tour engendrer de l’injustice spatiale.

Finalement, un superbe roman graphique au noir et blanc tranché et âpre qui pâtit cependant de longueurs (sur les tourments de Herzl) et peut-être d’explications psychanalytiques insistantes (les deux personnages ont été traumatisés par la disparition de leur sœur). C’est un tout autre univers qu’on découvre avec La recomposition des mondes, nourri de splendides et légères aquarelles, et d’un nombre de pages plus décent. L’auteur, docteur en sciences cognitives, est un admirateur de Philippe Descola, dont il a jadis suivi les traces chez les Jivaros. L’originalité de son ouvrage est d’essayer de replacer l’expérience de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes dans la classification des représentations du monde (des « ontologies ») élaborée par l’anthropologue. Au « naturalisme » de la modernité, qui sépare nature et culture, non-humain et humain, et qui préside à la construction des aéroports, il oppose « l’animisme », le « totémisme » et l’« analogisme » qui tous trois interdisent de penser une telle dichotomie. D’autres l’ont dit : quel meilleur toponyme que « Notre-Dame-des-Landes » pour symboliser le mélange entre culture (« Notre-Dame ») et nature (« les landes ») ?

Nul pensum théorique dans ce formidable ouvrage, qui fait tour à tour rire et pleurer, mais révolte et enthousiasme. Les grincheux trouveront la description des militants de la ZAD légèrement trop idyllique et préféreront la BD plus réaliste (notamment dans les rapports avec les agriculteurs locaux) de Thomas Azuélos et Simon Rochepeau, La ZAD, c’est plus grand que nous, Futuropolis, 2019. Mais outre que cette dernière souffre d’une construction un peu chaotique, les objectifs des deux livres sont assurément différents. Celui d’Alessandro Pignocchi, dont une partie des droits d’auteur est donnée aux zadistes, est de raconter une révolution intellectuelle, et ce à partir d’aquarelles de rouges-gorges ou de CRS allongés sur le divan. « Il existe des endroits en France où cette révolution cosmologique est déjà en cours, où l’on commence déjà à imaginer des mondes ouverts aux relations de sujet à sujet avec les plantes, les animaux et le territoire. Ces lieux, ce sont les ZAD, et en particulier Notre-Dame-des-Landes. […] Ce sont des gens qui ont conscience d’habiter un territoire commun… un territoire qu’ils cherchent à partager au mieux, entre humains et non-humains » (p. 24-25). L’espace est un lieu d’expérimentation, habité par les humains et les non-humains. La territorialité y joue un rôle essentiel : « La cabane flottante a été brûlée au lance-flamme depuis la berge. […] Ils veulent faire disparaître jusqu’à notre souvenir d’avoir vécu ici » (p. 66).

Alors, ZAD et Sion même combat ? Point du tout. La ZAD demeure un espace ouvert à tous : « Cette immense maison c’est l’Ambazada, un lieu destiné à accueillir des membres des territoires en lutte à travers le monde » (p. 31). Elle aspire à s’étendre à d’autres zones de par le monde. L’espace n’est pas un refuge fermé sur lui-même, mais une base de lancement pour l’extension du domaine de la lutte. La ZAD correspond en fin de compte à l’idéal d’Ilia, l’adversaire de Herzl, qui voulait que « Sion devienne cette Terre tout entière, la seule que nous ayons » (quatrième de couverture).

Il n’empêche que le programme s’annonce difficile : « Faudra aussi finir de ramasser les cartouches de lacrymos autour des serres. Et tailler à ras les cassis qui ont été piétinés. En espérant qu’ils repartent » (p. 68).

 

Bibliographie

Yiftachel Oren, Ethnocracy. Land and Identity Politics in Israel/Palestine, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2006.

Berthomière William, « Quand les inégalités socio-spatiales s’ethnicisent où une lecture possible de l’évolution de la société israélienne », in Arlaud Samuel, Jean Yves, Royoux Dominique (éd.), Rural-Urbain, les nouvelles frontières, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2005, p. 323-334.

 

[1] Achouch Yuval, Morvan Yoann, « Kibboutz et “villes de développement” en Israël : les utopies sionistes, des idéaux piégés par une histoire tourmentée » [« The kibboutz and “development towns” in Israel. Zionist utopias: ideals ensnared in a tormented history], Justice spatiale | Spatial justice, n° 5, 2013.

[2] Mouvement socialiste juif et laïc, prônant l’usage du yiddish mais opposé au sionisme.