Introduction
Introduction
Les inégalités relatives au foncier sont souvent considérées comme des enjeux historiques ou de géopolitique mondiale, mais elles sont également un objet d’étude stimulant pour la France contemporaine.
Land inequities are often thought of as matters of history or international geopolitics, but they also form an interesting area of study in modern France.
Pierre Blanc (2018) rappelle comment la propriété foncière a structuré les conflits territoriaux et comment elle a été en retour modelée par les régimes politiques successifs. Actuellement, à l’échelle mondiale, la répartition des terres agricoles apparaît sous tension face à trois transformations majeures. Tout d’abord, le changement climatique implique la submersion de terres littorales, la désertification de terres fertiles, mais aussi une possible exploitation de sols auparavant gelés. Ensuite, l’urbanisation continue à faire disparaître des terres agricoles. Enfin, la mondialisation des marchés fonciers et la multiplication des concessions publiques de grande ampleur génèrent des craintes quant à une concentration accélérée de la ressource entre les mains d’opérateurs internationaux (Roudart et Guénard, 2019). Ces questions sont mises à l’agenda politique international principalement par des organisations paysannes ou citoyennes : déclaration de Tirana de l’International Land Coalition (2011), directives volontaires pour une gouvernance responsable des régimes fonciers applicables aux terres, aux pêches et aux forêts du Conseil de la sécurité alimentaire de l’ONU (2012), forum mondial pour l’accès à la terre de Valence (2016), déclaration des Nations unies sur les droits des paysans et des autres personnes travaillant dans les zones rurales (2018).
Pierre Blanc (2018) underlines how land ownership has shaped territorial conflicts and how, in turn, it was shaped by subsequent political regimes. Today on a global level, farmland allocation is increasingly an object of tensions due to three major transformations: climate change—which leads to submersion of coastlands and turns fertile areas into deserts, but also opens up formerly frozen grounds to farming; urban sprawl continues to swallow farmland up; and the globalization of land markets and proliferation of large-scale state concessions raise concerns over accelerating the concentration of farmland in the hands of international operators (Roudart and Guénard, 2019). These questions have entered the international political agenda primarily through the efforts of rural or civil society organizations, for example the International Land Coalition’s Tirana Declaration (2011), the UN Committee on World Food Security’s Voluntary Guidelines on the Responsible Governance of Tenure of Land, Fisheries and Forests (2012), the Valencia World Forum on Access to Land (2016), and the UN Declaration on the Rights of Peasants and Other People Working in Rural Areas (2018).
En France, l’achat, aux étés 2016 et 2017, de 2 650 ha de terres céréalières dans le sud du Bassin parisien par des investisseurs chinois à des exploitants touchés par la crise agricole a créé des craintes d’accaparement foncier. La France est pourtant un pays où le marché foncier agricole est étroitement régulé par l’État depuis la Seconde Guerre mondiale (Boinon, 2011). La petite propriété privée foncière reste majoritaire et entre les mains de familles agricoles : plusieurs millions de particuliers possèdent en moyenne 9 ha de terres agricoles et 40 000 grands propriétaires plus de 100 ha (Perrin, 2017). Au total, 40 % du foncier agricole français appartient à des agriculteurs exploitants et 40 % à leur parentèle élargie. Toutefois, la concentration foncière se fait plus par l’usage que par la propriété (Barral et Pinaud, 2015). Les statistiques sous-estiment aussi la croissance de la taille moyenne des exploitations (63 ha en 2016) du fait de l’émergence d’une agriculture de firme rassemblant plusieurs exploitations dans des entités décisionnelles et de travail uniques : holdings, délégation aux entreprises de travaux agricoles, assolement en commun (Purseigle et al., 2018).
In France in the summers of 2016 and 2017, Chinese investors purchased a combined 2,650 hectares of grain-growing land in the south of the Parisian basin from farmers affected by the agricultural crisis, leading to concerns over land grabbing. Yet France is a country where the farmland market has been tightly controlled by the state since World War II (Boinon, 2011). Privately owned smallholdings remain a majority and belong to agricultural families: several million individuals each own an average of 9 ha of farmland, while 40,000 large owners each own over 100 ha (Perrin, 2017). In all, 40% of French farmland belongs to the farmers who work it and another 40% to their relatives. However, land concentration happens more through land use than through land ownership (Barral and Pinaud, 2015). Statistics also downplay how the average holding size has increased (63 ha in 2016). This trend reflects the rise of agricultural firms that consolidate multiple holdings into unified decision-making and work entities that address large holdings, work with agricultural contractors, and coordinate crop rotation/shared crop areas (Purseigle et al., 2019).
Plusieurs tentatives législatives de renforcement des outils de régulation des marchés fonciers, s’appuyant sur un rapport du Conseil général de l’alimentation, de l’agriculture et des espaces ruraux (Gendron et Granger, 2017), ont été retoquées lors de leur examen par le Conseil constitutionnel, notamment par respect des principes de libre entreprise et de propriété privée. Dans la visée d’une future loi foncière, un rapport parlementaire d’information (Petel et Potier, 2018) recommande de mieux protéger et partager la terre. Parallèlement, les revendications d’une autre gestion foncière portées par les zadistes de Notre-Dame des Landes, dans une certaine filiation avec la lutte du Larzac, ont participé à questionner des éléments qui semblaient faire consensus, comme les délimitations respectives de la propriété et de l’usage de la terre, la légitimité des principes d’allocation du foncier ou la place des différents types d’agriculture.
Several legislative attempts to strengthen legal tools for land market regulation, fueled by a report issued by the General Advisory Council on Food, Agriculture, and Rural Areas (CGAAER, 2017), have failed to pass the Constitutional Council’s review, notably due to their encroachment on principles of free enterprise and private property. In the scope of a future land law, a parliamentary information report (Petel and Potier, 2018) recommended improving land protection and allocation. Simultaneously, the demands for land management alternatives by the zadistes (land development protesters) of Notre-Dame des Landes (who fought until 2018 against a now-abandoned new airport near Nantes, in western France), which share a lineage with the Larzac struggle, have raised questions around seemingly agreed-upon topics such as boundaries between land use and land ownership, land use restrictions, the legitimacy of land allocation principles, and the proper place for alternative agricultural practices.
Dans ce contexte, l’objectif de notre article est de proposer un cadre d’analyse des rapports de pouvoir présidant à la définition et au partage entre exploitations des droits fonciers agricoles en France métropolitaine[1], c’est-à-dire plus largement de la production des espaces agricoles. Pour ce faire, nous interrogeons le sens des concepts de justice foncière et de land justice. Qu’apportent-ils pour étudier les inégalités et rapports de domination dans la gestion du foncier agricole en France ? Dans quelle mesure sont-ils complémentaires ? En quoi permettent-ils de renouveler l’appréhension de la production sociopolitique de l’espace rural et périurbain, à l’heure de la transition agroécologique ? Notre propos se concentre principalement sur le foncier agricole en lien avec des actions publiques. Ces dernières sont particulièrement développées en France : il s’agit aussi bien de régulations administratives et juridiques de l’accès au foncier pour pratiquer l’agriculture que des allocations et régulations de droits à bâtir sur des terres agricoles (dans un contexte légal où il n’y a pas de compensation financière pour les prescriptions d’urbanisme).
In this context, our article proposes a framework to analyze the power dynamics governing the definition of agricultural land property rights and their allocation between farms in metropolitan France,[1] and in a broader sense the production of agricultural spaces as a whole. To that end, we question the meaning of the concepts of land justice and justice foncière. How can they be of use in analyzing the inequities and relationships of domination in agricultural land management in France? How complementary are they to each other? How do they allow us to renew our understanding of the sociopolitical production of rural and periurban spaces against the backdrop of agroecological transition? Our analysis is centered mainly on the links between farmland and public action, as land policies are particularly well developed in France. Land regulations in France indeed concern a range of matters from the administrative and juridical procedures regarding farmers’ access to land, to allocations and regulation of building rights on agricultural land, all within a legal context characterized by a lack of financial compensation for those affected by urban expansion.
Nous nous appuyons sur les résultats d’une thèse de doctorat en géographie et aménagement (Baysse-Lainé, 2018) et du programme JASMINN, financé par l’Agence nationale de la recherche (Perrin et Nougarèdes, 2020a). Des enquêtes de terrain qualitatives ont été menées entre 2014 et 2018 dans quatre zones en France (Amiénois, Lyonnais, Sud-Aveyron, Languedoc-Roussillon). Elles nous ont permis de rencontrer en entretiens semi-directifs un très large panel d’agriculteurs (exploitants et représentants syndicaux) et d’acteurs para-agricoles (employés de chambres d’agriculture et d’associations de développement agricole), publics (élus et employés de collectivités locales) et citoyens (associations telles que le mouvement Terre de Liens). Dans la suite du texte, nous utilisons les termes « agriculteurs » et « exploitants » pour renvoyer aux pratiquants et pratiquantes agricoles de notre corpus, qui se trouvent être très majoritairement des hommes blancs français, chefs d’exploitations, comme dans la population agricole générale[2]. Nous avons enquêté à la fois des agriculteurs ayant repris l’exploitation de leur famille et des néo-agriculteurs, souvent issus initialement des classes moyennes supérieures urbaines. Des analyses documentaires complètent ces entretiens, notamment de la presse agricole locale et de documents relatifs à des projets fonciers (seconde moitié des années 2010).
Our approach is supported by results from a doctoral thesis in geography and land use planning (Baysse-Lainé, 2018) and a French National Research Agency (ANR) program (JASMINN: Perrin and Nougarèdes, 2020a). Qualitative field surveys were conducted between 2014 and 2018 in four areas of France, namely the Amiens and Lyon urban regions, the south of the Aveyron department, and the former region of Languedoc-Roussillon. These surveys gave us the opportunity, via semi-structured interviews, to meet a vast array of stakeholders. We interviewed farmers (operators and union representatives); farming advisory services actors (employees from the Chamber of Agriculture and agricultural development associations); government actors (elected officials and public workers from local communities); and citizen actors (associations such as the Terre de Liens organization). The vast majority of farmers and operators we mention in the text are white, self-employed French men, much like the general agricultural population[2]. We surveyed both farmers taking over family farms and new entrants into farming, the latter of whom often come from upper-middle-class urban backgrounds. These interviews were complemented by document analyses, primarily of local agricultural media and documents related to land projects (in the second half of the 2010s).
Nous avons ensuite procédé à des études de discours, renvoyant à la fois à des sentiments individuels, à des opinions syndicales et à des revendications militantes. Ces discours font rarement explicitement référence au concept de justice : les enquêtés ont plutôt recours aux registres de l’illégitime, de l’anormal ou de l’inacceptable. Dès lors, nous avons analysé ces sentiments à partir des théories de la justice sociale pour comprendre les systèmes de valeurs que les acteurs mobilisent pour rendre compte d’inégalités foncières. Nous nous sommes ainsi basés sur les catégorisations utilisées par les enquêtés eux-mêmes. Ces catégorisations reposent sur des oppositions entre modèles agricoles et alimentaires (Gasselin et al., 2020) : « conventionnels » vs « alternatifs » ou « atypiques », « petits » vs « grands » et « céréaliers » vs « maraîchers ». Parfois exagérément binaires, ces couples de catégories ont tendance à essentialiser des groupes au sein du monde agricole, alors que des rapports de domination s’y exercent aussi : par exemple, tous les agriculteurs biologiques ne sont pas pareillement dotés en capitaux culturels et économiques. De plus, les modèles agricoles et leurs représentations sociales coévoluent du fait de pratiques de production marquées par des logiques complémentaires de spécialisation et de diversification. Dans chaque zone d’étude, des syndicats, des systèmes de production ou de commercialisation peuvent toutefois objectivement être qualifiés de minoritaires ou majoritaires. À l’échelle nationale, l’agriculture biologique est ainsi minoritaire, mais en forte croissance : elle concernait, en 2019, 10,8 % des exploitations (et 8,5 % des surfaces agricoles) contre 5,5 % en 2013 (et 5 % des surfaces agricoles).
Our next step was to analyze survey participants’ statements, i.e., individual feelings, union positions, and activists’ demands. These statements rarely included explicit references to the concept of justice; participants commented more in terms of what they regarded as illegitimate, abnormal, or unacceptable. Consequently, we analyzed these views from a social justice theory standpoint in order to understand how actors’ value systems account for land inequities. Our analysis was therefore shaped by surveyors’ chosen system of categorization, which took the form of dichotomies between agricultural and food models (Gasselin et al., 2020): “conventional” vs. “alternative” or “atypical”, “small” vs. “large”, “grain producers” vs. “vegetable growers”. Sometimes exaggeratedly binary, these category pairs tend to oversimplify groups in the agricultural world despite power imbalances that exist therein; for example, organic farmers vary widely in cultural and economic resources. Also, agricultural models and their social representations are evolving in tandem due to production methods marked by the complementary logic of specialization and diversification. Nevertheless, in all areas of our study, some unions and some systems of production or marketing can be objectively classified as minority or majority. In this respect, organic agriculture is a minority practice on a national scale, but is growing rapidly: in 2019, it represented 10.8% of farms and 8.5% of agricultural surface area, as compared to 5.5% of farms and 5% of agricultural surface area in 2013.
L’article montre d’abord que la littérature scientifique francophone a peu mobilisé le concept de justice pour traiter de la gestion du foncier, au contraire de ce qui s’est passé dans la sphère anglophone. Nous proposons alors un cadre d’analyse de la justice foncière en cinq dimensions qui rend possible l’examen des sentiments d’injustice foncière en couplant les apports des deux concepts de justice foncière et de land justice. Enfin, la perspective intersectionnelle, et sur le temps long de la land justice, permet de relire l’histoire récente du foncier en France au-delà de nos études de cas et d’ouvrir des pistes de recherche.
The article shows first how French scientific literature has rarely employed the concept of justice to address land management issues, in contrast to approaches in the Anglophone world. Next, we propose a framework for analyzing land justice in five dimensions, one which allows us to analyze feelings of land injustice while incorporating inputs from both concepts of land justice and justice foncière. Finally, we review the recent history of land in France beyond our case studies through the intersectional, long-term perspective of land justice, and look at new research pathways opened up by this perspective.
Justice foncière et land justice : deux regards différents sur les inégalités foncières
Land justice and justice foncière: two different views on land inequities
Dans la littérature francophone, de rares travaux mentionnent l’expression « justice foncière », sans homogénéité lexicale. En anglais, land justice est plus utilisé, mais a un autre sens, à la fois plus ample, puisqu’il inclut le rapport à la terre et au territoire, et à la fois plus resserré, parce qu’appliqué principalement à des exemples marqués par de grandes transformations, telles que la colonisation de peuplement. La correspondance entre les deux termes n’est qu’incomplète : « terre », « foncier » ou « sol » pouvant traduire land. Comme nous abordons des aspects sociaux et non strictement pédologiques, nous avons conservé l’expression « justice foncière ».
“Justice foncière” is rarely mentioned in French-language publications and interpreted varyingly when it does appear. In contrast, works in English make greater mention of “land justice”, a broader concept in the sense that it examines relationships with both land and place, yet the term’s use is often restricted to large-scale movements such as settler colonialism. Furthermore, the two concepts do not correspond completely; “land” can be translated variously into French as “terre”, “foncier”, or “sol”[3]. As we will be going beyond soil aspects to examine social ones as well, we have chosen to exclusively employ justice foncière in the rest of our text.
Une « justice foncière » peu mobilisée dans la littérature francophone
Justice foncière: a scarce concept in French-language research
Le terme de « justice foncière » a été utilisé en français principalement dans trois champs, sans véritablement atteindre le statut de concept.
The term “justice foncière” has been used in French chiefly in three fields, but the term has never truly been distilled into a concept and thus its use differs across disciplines.
En histoire du droit, la justice foncière désigne le premier niveau de la justice exercée par les seigneurs à l’époque moderne. « C’est le droit qu’exercent les seigneurs de faire rendre leurs aveux, obéissances, reconnaissances censives… et de connaître les hommes qui s’y soumettent, les biens sur lesquels portent ces droits et les contrats relatifs à ces biens (ventes, échanges, locations, partages…) » (Antoine, 2003, p. 269). Cette justice ne porte donc pas que sur des biens fonciers.
In law history, justice foncière refers to the first level of legal recourse administered by lords in the French modern age (1492-1792). “It is the right that lords exercise to make admissions, obediences, censive recognitions… and to know the men who submit to them, the goods to which these rights relate, and the contracts related to these goods (sales, exchanges, rentals, sharing…)” (Antoine, 2003, p. 269). Consequently, this type of justice does not only concern land holdings.
En aménagement, le terme a été utilisé pour aborder les jeux d’acteurs autour de l’élaboration des plans d’urbanisme ou des procédures de remembrement. Après avoir été au cœur du livre de Vincent Renard (1980), il a été repris par Coline Perrin pour souligner que, selon le contexte politique et la structure foncière, les premiers « plans d’urbanisme reflètent différentes conceptions de la justice foncière : la répartition des droits à bâtir entre propriétaires [en Provence], le droit au logement des classes populaires [en Toscane] » (Perrin, 2013, p. 187). Jean Renard (2013) le met enfin en avant pour promouvoir la procédure de remembrement-aménagement qui combine restructuration foncière et distribution des droits à construire, mutualisant les plus-values foncières liées à l’urbanisation. Dans le champ de l’aménagement, le terme reste donc relativement technique, mais il renvoie à un enjeu central : la question de la répartition des gains et des coûts liés à l’urbanisation (Comby, 2009).
In land planning, the term is used to address the interplay of actors related to issues of urban planning development or land consolidation procedures. Having formed the basis of Vincent Renard’s 1980 book, land planning’s definition of justice foncière was re-examined by Coline Perrin to highlight how, depending on existing political contexts and land tenure structures, early versions of “urban plans reflect different conceptions of justice foncière: The distribution of building rights among landowners [in Provence] and the working class’s right to housing [in Tuscany]” (Perrin, 2013, p. 187). Furthermore, Jean Renard (2013) utilizes the term to promote the procedure of land consolidation and redevelopment, which combines land restructuring with the distribution of building rights and aggregates capital gains linked to urbanization. Even though justice foncière remains a relatively technical term in the field of planning, it still refers to the fundamental question of the gains and costs associated with urbanization (Comby, 2009).
C’est surtout pour traiter de la sécurisation foncière dans les pays du Sud que des chercheurs francophones ont parlé de justice foncière. Marie Mellac et Christian Castellanet concluent un rapport sur l’Asie du Sud-Est en soulignant que « la sécurité foncière – et plus largement encore la justice foncière comprise comme une des dimensions de la justice spatiale – tient à la façon dont le foncier est pensé au cœur des relations de pouvoir » (Mellac et Castellanet, 2015, p. 37). Le terme « justice foncière » est ainsi mobilisé pour dépasser une vision souvent juridique et technique du foncier et insister sur sa dimension sociale, historique et politique. La référence à la justice spatiale ouvre une perspective d’analyse géographique des inégalités et des processus de domination autour du foncier. De même, Éric Léonard replace la réforme agraire mexicaine dans des transformations sociales, économiques et politiques, mais il utilise le terme « justice foncière » simplement pour désigner les revendications des mouvements sociaux, et non comme un concept avec une portée théorique : « le slogan “Terre et Liberté” souligne […] le caractère indissociable des revendications d’autonomie politique et de justice foncière associées à la maîtrise territoriale. La mise en œuvre de la réforme agraire a ainsi été enchâssée dans les logiques persistantes de (re)construction de territoires politiques autonomes vis-à-vis des pouvoirs municipaux et régionaux. » (Léonard, 2004, p. 97).
Francophone researchers have employed justice foncière mainly to address issues of land tenure security in countries in the Global South. A report on Southeast Asia by Marie Mellac and Christian Castellanet concludes by emphasizing that “land tenure security—and more broadly, justice foncière as one of the dimensions of spatial justice—depends on the way in which land is thought of at the heart of power relations” (Mellac and Castellanet, 2015, p. 37). The term “justice foncière” thus goes beyond an often law-based, technical vision of land tenure in order to better integrate its social, historical, and political dimensions. By invoking spatial justice, justice foncière affords a perspective of geographical analysis of inequities and power relations regarding land. In a similar fashion, Éric Léonard places agrarian reform in Mexico in the context of social, economic, and political transformations, but he uses justice foncière simply to refer to the demands of social movements rather than as a theoretical concept: “the slogan ‘Land and Freedom’ underlines […] the inseparable nature of demands for political autonomy and those of justice foncière associated with territorial control. The implementation of agrarian reform has thus been embedded in the persistent logic of (re)constructing political territories that are autonomous from municipal and regional powers.” (Léonard, 2004, p. 97).
À cet égard, l’Afrique du Sud apparaît comme un cas exemplaire croisant le foncier agricole et le foncier urbain. Le terme de « justice foncière » y est employé par des chercheurs francophones pour désigner la rétrocession des terres aux non-Blancs, par exemple par Sylvain Guyot et al. (2014) ou Philippe Gervais-Lambony : il s’agit de « rétablir la justice foncière en rendant aux non-Blancs des droits dont ils ont été spoliés » (Gervais-Lambony, 2013, p. 91). Pascale Maire-Amiot (sans date) souligne dans la même veine de justice réparatrice que la réforme foncière sud-africaine est de fait une politique de justice sociale, puisqu’elle consiste à restituer des terres aux populations évincées par les Blancs, à redistribuer des terres aux plus pauvres (pour des fonctions de résidence, de subsistance et d’ouverture du marché foncier) et à sécuriser les tenures là où les droits sont informels, comme lorsque des personnes ont construit leur maison sur des parcelles sans en détenir le droit d’usage correspondant. Cet usage de la justice foncière est proche de celui de land justice, nous allons le voir.
In this respect, South Africa appears as an exemplary case in which agricultural land and urban land intersect. Francophone researchers use the term “justice foncière” to refer to the restitution of land to non-whites, for example for Sylvain Guyot et al. (2014) and Philippe Gervais-Lambony it is a matter of “restoring justice foncière by giving back to non-whites the rights of which they have been deprived”(Gervais-Lambony, 2013, p. 91). In the same vein of restorative justice, Pascale Maire-Amiot (undated) emphasizes that South African land reform is, in fact, a policy of social justice, since it consists of: returning land to people evicted by whites; redistributing land to the most impoverished residents (for residence, subsistence, and land market purposes); and securing official tenure in cases where rights are informal, such as when people have built their houses on plots without holding the corresponding deeds. As we will examine further, this understanding of justice foncière closely resembles that of land justice.
En définitive, les travaux francophones abordant explicitement le foncier sous l’angle de la justice sont peu nombreux – ou bien n’approfondissent guère ce fil d’analyse, comme Frédéric Landy et Sophie Moreau, qui reconnaissent simplement que « la thématique de l’accès à la terre, sous ces différents aspects, relève bien de justice spatiale » (Landy et Moreau, 2015, p. 12). À notre connaissance, les chercheurs francophones ne proposent jamais de définition de ce que pourrait recouvrir le concept de justice foncière d’un point de vue théorique. L’équivalence ou non avec la land justice américaine n’est pas non plus questionnée (Paddeu et al., 2018).
Overall, few French-language works treat land issues explicitly from a perspective of justice—and those that do tend not to delve much deeper in their analysis, such as Frédéric Landy and Sophie Moreau’s 2015 publication, which simply recognizes that “the theme of access to land, from these different aspects, is indeed one of spatial justice”(Landy and Moreau, 2015, p. 12). To our knowledge, Francophone researchers have never attempted to define what the concept of justice foncière might encompass theoretically. Additionally, the potential differences between justice foncière and American land justice have not truly been questioned (Paddeu et al., 2018).
La land justice, un concept plus central dans la littérature anglophone
Land justice: a more central concept in English-language literature
Le concept de land justice est plus fréquemment utilisé que le terme français de « justice foncière » et il revêt un sens légèrement différent.
The concept of land justice is more frequently employed than the French term justice foncière and differs slightly in meaning.
Tout comme la justice environnementale ou la justice alimentaire, le concept de land justice a été mobilisé comme un mot d’ordre militant par des mouvements sociaux sur la question de la « race », avant d’être repris par les chercheurs. Aux États-Unis, les Afro-Américains et les Amérindiens évoquent la land justice à propos des réparations pour l’esclavage, le génocide et le vol des terres autochtones (Holt-Gimenez, 2017 ; Paddeu et al., 2018). Les chercheurs sur la land justice sont donc fréquemment engagés, ils travaillent avec les acteurs et non pas sur eux.
Before researchers began to study the concept of land justice, social movements mobilized it as a militant slogan to tackle the issue of race, much as they had done with environmental justice and food justice. In the United States, African Americans and Native Americans speak of land justice in the context of reparations for slavery, genocide, and theft of indigenous lands (Holt-Gimenez, 2017; Paddeu et al., 2018). Land justice researchers are therefore frequently invested participants who work with actors, not on them.
En lien avec ces mouvements sociaux, la majeure partie des travaux abordent la land justice dans une perspective de justice corrective (ou réparatrice). Il s’agit alors de retourner à une situation antérieure à une grande transformation marquée par des dynamiques traumatiques d’oppression et de domination et ayant débouché sur des dépossessions, des déplacements et des ségrégations[3]. Quatre types de transformations ressortent particulièrement : (i) la colonisation de peuplement, dans les dominions britanniques (Atkinson, 2001 ; Lane, 2006 ; Rotz, 2017), aux États-Unis (Houston, 2012 ; Safransky, 2018) ou en Algérie par exemple ; (ii) l’apartheid, en Afrique du Sud (Kepe et Hall, 2018) ou en Palestine ; (iii) l’état de guerre, notamment en Colombie (Karl, 2017 ; Berry, 2017) ; (iv) l’accaparement des terres, en tant que nouvelle étape d’enclosure des communs fonciers dans les pays du Sud (Borras et Franco, 2012). Les revendications de rétrocession de terres dont rendent compte ces travaux s’appuient d’un côté sur le droit au territoire des peuples autochtones et d’un autre côté sur le droit à la terre des communautés paysannes des pays du Sud (Claeys, 2014 ; 2015). Elles débouchent parfois sur des demandes de justice transitionnelle (Moyo, 2015).
In concert with these social movements, most research work approaches land justice from a position of corrective (or restorative) justice. This type of justice advocates for returning to the state of affairs in place prior to a major transformation,[4] one marked by traumatic dynamics of oppression and domination that led to dispossession, displacement, and segregation. Four types of transformations stand out in particular: (i) the settler colonization in British dominions (Atkinson, 2001; Lane, 2006; Rotz, 2017), the United States (Houston, 2012; Safransky, 2018), and Algeria, for example; (ii) apartheid, in South Africa (Kepe and Hall, 2018) and Palestine; (iii) warfare, particularly in Colombia (Karl, 2017; Berry, 2017); and (iv) land grabbing, as a new stage in the privatization of land commons in the countries in the Global South (Borras and Franco, 2012). The claims for land restitution mentioned in these works are based, on one hand, on the territorial rights of indigenous peoples, and on the other hand, on the land rights of peasant communities in the countries in the Global South (Claeys, 2014, 2015). Sometimes, these claims lead to demands for transitional justice (Moyo, 2015).
Le concept de land justice apparaît dès lors assez différent de l’usage français de la justice foncière. La land justice s’inscrit d’emblée dans le temps long ; sa composante mémorielle est très importante.
The concept of land justice therefore appears to differ greatly from the French usage of justice foncière. From the first step, land justice is a long-term process; its incorporation of historical remembrance is paramount.
Ensuite, aux États-Unis en particulier, si la question de la « race » a été fondatrice des approches de la land justice, aujourd’hui, les chercheurs portent attention à une diversité de rapports de domination, dans une perspective intersectionnelle : non seulement entre classes socio-économiques, mais aussi (ou plutôt simultanément) en matière de genre, de « race » ou d’autres minorités (Cadieux et Slocum, 2015 ; Holt-Giménez, 2017). Par exemple, Megan Horst et Amy Marion (2019) analysent les disparités en ce qui concerne la « race », l’ethnicité et le genre dans l’usage du foncier agricole aux États-Unis : elles montrent que les agriculteurs non-blancs ou non-hispaniques sont moins souvent propriétaires, ou de plus petites surfaces, et qu’ils ont des revenus inférieurs, tout comme les femmes. En France, les recensements ne collectent aucune donnée sur l’origine ethnique : de telles études sont donc impossibles.
Additionally, particularly in the United States, though the question of race has been the traditional foundation of land justice approaches, researchers today are paying attention to a diversity of relations of domination from an intersectional perspective. They study not only power relations between socioeconomic classes, but also (or rather simultaneously) in terms of gender, race, or other minorities (Cadieux and Slocum, 2015; Holt-Giménez, 2017). For example, Megan Horst and Amy Marion (2018) analyze disparities in the use of agricultural land in the United States in terms of race, ethnicity and gender. Their research shows that non-white or non-Hispanic farmers own less land and have lower incomes; women farmers are in a similar situation. Such analyses are impossible in France because censuses do not collect data on ethnic origin.
Enfin, le « land » de la land justice dépasse le seul foncier : il inclut le sol, dans sa composante agronomique, ainsi que la terre des ancêtres (notamment pour des usages cérémoniels) et le territoire. S’inscrire dans une perspective de land justice permet dès lors d’aborder de manière critique l’appropriation non seulement physique et juridique (accès à la terre), mais aussi territoriale et symbolique de l’espace, par exemple pour s’en revendiquer (Claeys, 2015 ; Safransky, 2017). À Détroit, où la spéculation foncière a entraîné l’expulsion de populations pauvres, notamment de couleur, les enquêtes conduites par Sara Safransky ont ainsi souligné que « la catégorisation officielle de parcelles comme vacantes et abandonnées contrastait souvent avec la manière dont les habitants les utilisaient et en prenaient soin matériellement, les investissaient d’une signification affective et les revendiquaient. Elles ont également révélé des manières de connaître et d’être en relation avec la terre en contradiction avec les conceptualisations dominantes du foncier en tant que valeur d’échange et propriété » (Safransky, 2018, p. 501). Les storied land[4] de ces populations apparaissent alors comme les fondations d’économies morales du foncier, alternatives au récit dominant d’une société encore durablement marquée par l’idéal pionnier du colonialisme de peuplement.
Finally, the “land” in land justice goes beyond tenure alone: it includes the soil, both in its agronomic sense as well as representing ancestral land (especially in ceremonial uses) and the territory. Being part of a land justice perspective therefore makes it possible to critically address not only physical and legal appropriation (access to land), but also the territorial and symbolic appropriation of space, such as what it means to belong to it (Claeys, 2015; Safransky, 2017). In Detroit, where land speculation has led to the expulsion of impoverished populations, especially those of color, the surveys conducted by Sara Safransky emphasize that “the official categorization of plots as vacant and abandoned often contrasted with how inhabitants used and cared for these plots materially, instilled affective significance in them, and laid claim to them. They also revealed ways of understanding and relating to land that contradicted the dominant ideas of land as property and as something of value to exchange” (Safransky, 2018, p. 501). Given these principles, the storied land of these populations serves as the foundations of moral land economies, which are alternatives to the dominant narrative of a society still indelibly marked by the pioneer ideal of settler colonialism.
Sara Safransky montre ici la portée heuristique de l’application du concept de land justice à des terrains de pays du Nord. Elle invite non seulement à analyser à qui appartient la terre, qui y a accès, qui décide et sur quelle base, mais aussi à réfléchir sur nos conceptualisations de la propriété et de la terre : « la land justice, en ce sens, ne visait pas simplement une gestion foncière communautaire, mais également à imaginer de nouvelles relations à la terre en tant que fondations nécessaires pour reconstruire une nouvelle citoyenneté et une nouvelle humanité » (Safransky, 2018, p. 508).
Here, Sara Safransky reveals the heuristic scope of land justice’s conceptual application to land issues in Global Northern countries. It beckons us not only to analyze who owns the land, who has access to it, and who makes decisions for it and on what basis, but also to reflect on our conceptualizations of property and land: “land justice, in this sense, was not simply about community-based land management, but also about imagining new relationships to land as necessary foundations for rebuilding a new civilization and a new humanity”(Safransky, 2018, p. 508).
Des travaux français prennent en compte ces questions avec d’autres concepts que celui de justice foncière. Par exemple, sur des terrains du Sud, les anthropologues Jean-Pierre Jacob et Pierre-Yves Le Meur (2010) privilégient le concept de « propriété intellectuelle de la terre ». Sur des terrains français, Catherine Herrera (2010) ou Anne-Marie Jouve et Gisèle Vianey (2012) abordent le foncier agricole comme une ressource territoriale et un bien commun. Les économistes s’intéressent aussi depuis longtemps à l’équité des marchés fonciers. Ils questionnent la distribution foncière (par les patrimoines), les structures d’exploitations, l’inclusion/exclusion de différentes catégories de population, tout comme les asymétries de pouvoir (économique ou politique) ou d’information éventuelles entre les acteurs (acheteurs/vendeurs, propriétaires/tenanciers). Leurs travaux ont par exemple réhabilité le marché du faire-valoir indirect comme dispositif permettant, plus facilement que le marché de l’achat-vente, le transfert efficient et équitable de la ressource foncière (Sadoulet et al., 2001 ; Colin, 2001 ; 2003).
French works address these questions through concepts other than justice foncière. For example, in the Global South, the anthropologists Jean-Pierre Jacob and Pierre-Yves Le Meur (2010) focus on the concept of “the intellectual property of land”. Regarding French land, Catherine Herrera (2010) and Anne-Marie Jouve and Gisèle Vianey (2012) treat agricultural land as a territorial resource and common good. Economists have also long been interested in the equity of land markets. They scrutinize the allocation of land (via inheritance), farm structures, the inclusion/exclusion of different population categories, as well as possible power imbalances (economic or political) and the information exchanges between actors (buyers/sellers, owners/tenants). Their work has, for instance, revived the land tenure market as an easier way than buy-sell to transfer land resources efficiently and equitably (Sadoulet et al., 2001; Colin, 2001; 2003).
Le concept de justice foncière nous semble toutefois apporter une plus-value à la réflexion géographique sur la gestion du foncier agricole en France.
The concept of justice foncière seems to us, however, to add additional benefits to geographical reflection on French agricultural land management.
Pour un cadre heuristique de la justice foncière
In pursuit of a heuristic framework of justice foncière
Pour construire un outil heuristique adapté à l’étude de terrains français, nous utilisons le concept de justice foncière comme une grille d’analyse permettant de porter une attention spécifique aux rapports de pouvoirs et aux inégalités sociales, de genre ou de catégories ethnicoreligieuses. Nous distinguons cinq dimensions d’une justice foncière (corrective, redistributive, allocative, procédurale et de reconnaissance), permettant d’analyser les sentiments d’injustice dans l’accès au foncier agricole et au bâti en France.
In order to build a heuristic tool adapted to French fieldwork, we have used the concept of justice foncière as an analytical framework that allows us to pay specific attention to power relations and social inequities, gender, and ethnic and religious categories. We have identified five dimensions of justice foncière (corrective, redistributive, allocative, procedural, and recognition), which allow us to analyze feelings of injustice in France related to access to agricultural land and buildings.
Cinq dimensions de la justice foncière
Five dimensions of justice foncière
Nous proposons de considérer la justice foncière agricole comme l’accès équitable et inclusif à la terre, aux ressources qu’elle porte et aux droits à bâtir qui y sont liés. Cette définition permet de rendre compte des enjeux de distribution des ressources, de procédures d’allocation, mais aussi de reconnaissance des minorités.
We propose defining agricultural justice foncière as equitable and inclusive access to land, its resources, and its associated building rights. This interpretation makes it possible to take into account not only the stakes of resource distribution and allocation procedures, but also to recognize minorities.
La justice foncière peut se décliner selon les deux grandes dimensions classiques de la justice sociale et spatiale : la justice distributive (ou structurelle) et la justice procédurale et de reconnaissance. Comme indiqué par la figure 1, la justice foncière distributive est à son tour composée de trois sous-ensembles : la justice corrective (qui correspond à la conception initiale de la land justice évoquée plus haut), la justice redistributive (conception issue des travaux sur les réformes agraires) et la justice allocative (que nous proposons pour analyser les transferts de foncier par le marché et les héritages). Ces trois dimensions couvrent ainsi une diversité de configurations foncières présentes dans le monde, par exemple aussi bien la domination des exploitations de taille moyenne – dans des pays de colonisation de peuplement ou non – que le dualisme foncier entre propriété latifundiaire, ou postcollectiviste, et parcelles de subsistance. Ceci confère à notre grille une plus grande adaptabilité que la notion de land justice.
Justice foncière can be broken down into distributive (or structural) justice and procedural and recognition justice, the two main classical dimensions of social and spatial justice. As shown in figure 1, distributive justice foncière is composed of three subsets: corrective justice (which corresponds to the initial understanding of land justice discussed previously), redistributive justice (an idea that emerged from work on agrarian reforms), and allocative justice (which we propose to analyze the transfer of land through markets and inheritances). These three dimensions cover a range of land tenure configurations observed worldwide, for example the predominance of medium-sized farms in settler-colonized and non-settler-colonized countries, as well as the dualism of land tenure between large landowner or post-collectivist ownership and subsistence plots. This gives our grid greater adaptability than the notion of land justice.
Figure 1 : Les cinq dimensions de la justice foncière agricole.
Figure 1: The five dimensions of agricultural justice foncière.
Contrairement à la justice corrective déjà évoquée à propos de la land justice, la justice foncière redistributive tend vers un idéal de répartition des terres qui n’a pas encore existé. Il s’agit de redistribuer la propriété et/ou l’usage des terres au sein d’une zone ou d’un pays. Les nombreux cas de réformes agraires qui ont été mis en œuvre au XXe siècle, majoritairement dans des pays du Sud, en sont des exemples (Barbay et al., 2013 ; Jessenne et al., 2017). En France, très peu de voix promeuvent un tel projet et celles dont nous avons trouvé la trace partagent une volonté de nationalisation du foncier. Elles s’inscrivent dans la lignée des propositions d’Edgar Pisani (1977), auxquelles la réédition d’Utopie foncière en 2009 semble avoir donné une nouvelle notoriété. À titre d’exemple, le magazine de la Confédération paysanne (syndicat agricole minoritaire étiqueté à gauche et membre de la Via Campesina[5]) publiait en mars 2014 une tribune intitulée « Une réforme agraire, pourquoi, comment ? » dénonçant la répartition actuelle de la propriété privée comme un frein à l’installation agricole : « L’État peut réquisitionner des terres au nom de l’intérêt général. […] Les plus grandes fermes doivent lâcher de la terre ! »[6], dans le but de repeupler les campagnes en y installant 500 000 paysans. Aucun des discours que nous avons recueillis sur différents terrains ne renvoyait cependant à cette dimension redistributive.
Standing in contrast to the corrective justice we already mentioned in relation to land justice, redistributive justice leans towards an ideal of land distribution that has yet to exist. It is based on redistributing the ownership and/or use of land within an area or a country. The numerous cases of agrarian reforms implemented in the 20th century, mostly in countries of the Global South, stand as examples of this principle (Barbay et al., 2013; Jessenne et al., 2017). In France, there are few vocal advocates for such a project, and those we have encountered share a desire to nationalize land ownership. They adhere to the proposals put forth by Edgar Pisani in his book Utopie foncière (Land Utopia) (1977), whose 2009 reprinting seems to have generated renewed interest. For example, the Confédération Paysanne (a minority agricultural union identified as leftist, and a member of the Via Campesina organization[5]), published a column in its magazine in March 2014 titled “An Agrarian Reform: Why? How?”, denouncing the current state of private property distribution as a roadblock to the settlement of new farmers: “The State can requisition land in the name of the general interest […] The largest farms must let go of some land!”[6], with the aim of repopulating the countryside with the settlement of 500,000 new peasants. However, this redistributive dimension went unmentioned in the discourse we gathered from various fieldwork areas.
À ces deux dimensions de justice foncière distributive, qui s’appuient sur des revendications d’acteurs et des travaux scientifiques, nos enquêtes nous ont conduits à ajouter une troisième dimension : la justice allocative qui vise à changer graduellement la répartition de la propriété et de l’usage des terres, en suivant le rythme des marchés fonciers et des héritages[7]. Cette dimension allocative nous a permis d’analyser les discours relatifs aux régulations publiques des marchés fonciers, connues pour être nombreuses en France (Boinon, 2011 ; Akimowicz et al., 2020). Des commissions administratives (les commissions départementales d’orientation de l’agriculture – CDOA) et des sociétés privées dotées d’une mission d’utilité publique (les sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural – Safer – qui peuvent préempter les terres agricoles) font office de dispositifs d’intermédiation. Elles classent les candidats – respectivement à la location et à l’achat – de terres rendues disponibles, suivant certains critères prédéfinis (comme la surface exploitée par actif ou la création d’emploi). Les principes de légitimité concurrents qui sont exprimés dans ces arènes pluripartites peuvent être considérés depuis une perspective de justice allocative. Nos travaux ont en effet montré que le discours de chacun des trois principaux syndicats agricoles est structuré autour d’une valeur clivante : pour les franges dominantes de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), le syndicat majoritaire, ce sont les agriculteurs les plus méritants (en ce qu’ils adhèrent avec succès au modèle de modernisation agricole) qui doivent être prioritaires ; pour la Confédération paysanne, ce sont ceux qui ont le plus besoin de terres (les petites fermes) qui doivent passer en premier ; pour la Coordination rurale, étiquetée plus à droite, c’est avant tout le respect du choix des propriétaires privés qui importe (Baysse-Lainé, 2018).
Our investigations have led us to define a third dimension to these two dimensions of distributive justice foncière, which are based on actors’ claims and scientific work. Allocative justice aims to gradually change the distribution of land ownership and use, following the rhythm of land and inheritance markets.[7] This allocative dimension has allowed us to analyze the extensive body of discourse related to public regulation of land markets in France (Boinon, 2011; Akimowicz et al., 2020). Administrative commissions (the Commissions départementales d’orientation de l’agriculture—CDOA) and private companies with public utility missions (the Safer—Sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural, which can pre-empt agricultural land dealings), act as intermediaries to evaluate candidates respectively for the rental and purchase of available land according to certain predefined criteria (such as surface area farmed per farm worker or job creation). The competing principles of legitimacy at play in these multiparty arenas can be interpreted via allocative justice foncière. Indeed, our work has shown that the positions held by each of the three main agricultural unions represent a division of values: among the leadership of the Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), the majority farmers’ union, the most “deserving” farmers (those who most successfully follow the model of agricultural modernization) must be given priority; according to the Confédération Paysanne, those who need land (small farms) most come first; according to the Coordination rurale, a more politically right-leaning organization, the choice of private owners counts above all else (Baysse-Lainé, 2018).
Ensuite, la justice foncière procédurale renvoie aux processus formels et informels qui sont mis en œuvre pour partager le foncier et aux possibilités de participation qui sont offertes. L’ouverture des comités Safer (initialement très agricoles) à des élus locaux et à des représentants de la société civile est une marque de prise en compte de l’impératif de justice procédurale, selon lequel toutes les personnes potentiellement concernées par une politique publique devraient pouvoir y participer en amont[8]. Dans le contexte français, les dynamiques d’exclusion dans la diffusion des informations foncières relèvent tout particulièrement de cette dimension de la justice. Les informations foncières sont relatives à la propriété et à l’usage des terres, aux changements de propriétaires et d’usagers, ainsi qu’à l’anticipation de ces changements. Avoir accès à ces informations est une condition pour créer ou agrandir une exploitation, mais leur diffusion se fait largement au sein de réseaux affinitaires d’agriculteurs d’une même zone (Clément et al., 2019). Les Safer et les CDOA alimentent des circuits formels de diffusion, qui sont toutefois restreints à certains types d’informations (celles sur les changements en cours) et dans lesquels persistent des logiques asymétriques de clientélisme syndical (Barral et Pinaud, 2015). Une option de transparence totale consisterait à centraliser toutes les informations foncières dans un dispositif accessible à tous et suivant un calendrier connu à l’avance.
Secondly, procedural justice foncière refers to the formal and informal processes of land distribution and opportunities to participate in them. Initially very agriculturally oriented, Safer committees have opened up to include local elected officials and representatives of civil society. This is a sign that the imperative of procedural justice has been taken into account, in that all those potentially affected by a public policy should be able to participate in its development.[8] In the French context, the dynamics of exclusion at play in the dissemination of land information are particularly relevant to this dimension of justice foncière. Land information relates to ownership and use of land, changes in ownership and use, and the anticipation of these changes. Access to this information is crucial to establishing or expanding a farm, but it is largely shared within tight-knit groups of farmers in the same area (Clément et al., 2019). The Safer committees and CDOA facilitate formal land information networks, but these are restricted to records of ongoing changes and are marked by imbalances stemming from union clientelism (Barral and Pinaud, 2015). One option for total transparency would be to centralize all land information in a freely accessible system according to a schedule set in advance.
Deuxième dimension de la justice foncière procédurale, une approche sur le plan de la reconnaissance viserait en complément à considérer, sans les hiérarchiser selon une échelle de valeurs, les divers principes de légitimité ou les économies morales du foncier construits autour de la terre. Pour éviter un positionnement normatif, il faut considérer la pluralité des conceptions de la justice portées par les acteurs (par exemple la terre à ceux qui la travaillent, à ceux qui en ont le plus besoin, à ceux qui étaient là avant, à ceux qui ont les compétences pour la cultiver). Concrètement, il s’agit de prendre en compte la diversité des aspirants agriculteurs et de leurs besoins fonciers. Dans la lignée d’Iris Marion Young (1990), une situation de justice dans l’accès au foncier correspondrait à l’absence d’oppression. Deux des cinq facettes de l’oppression sont plus particulièrement concernées dans l’accès à la terre en France : l’absence de pouvoir (comme hétéronomie, absence d’autorité et de respectabilité) et l’impérialisme culturel (comme invisibilisation et stéréotypisation des dominés par la revendication d’universalité des dominants, conduisant d’un côté à une appréhension de la différence en tant que déviance ou anormalité et de l’autre côté à ce que les dominés se considèrent à travers les yeux des dominants et non pas depuis leur propre perspective). Dans le contexte agricole français actuel, ces logiques de mise en (in)visibilité et de stéréotypisation de groupes d’agriculteurs se complexifient : les néo-agriculteurs bios sont certes souvent considérés comme atypiques par le reste de la profession, mais certains agriculteurs conventionnels sont également tenus à l’écart de politiques agricoles périurbaines conçues pour, voire avec, des agriculteurs dits alternatifs[9] (Baysse-Lainé et al., 2018).
As a second dimension of procedural justice, an approach in terms of recognition would seek to assess various principles of legitimacy or moral economies of land without ranking them according to a set of values. To avoid upholding normative standards, this approach must consider the range of actors’ conceptions of justice (e.g., land to those who work it, to those who need it most, to those who were there before, to those who have the skills to cultivate it). In practice, this means taking into account both the diversity of aspiring farmers and their land needs. According to Marion Young (1990), justice in access to land means the absence of oppression. Two of the five facets of oppression are particularly linked to access to land in France: powerlessness (in the form of heteronomy, lack of authority, or lack of respectability) and cultural imperialism. The latter manifests as the invisibilization and stereotyping of subaltern populations when dominant populations “universality” claims lead, on the one hand, to considering different identities as being deviant or abnormal and, on the other hand, to the dominated populations seeing themselves from the dominant group’s point of view rather than their own. In the current agricultural context in France, these forms of (in)visibility and stereotyping of certain farmer groups are becoming more complex: while organic new entrants remain often considered atypical by the rest of the profession, some conventional farmers are also kept shut out by periurban agricultural policies designed for, or even with, so-called “alternative” farmers[9] (Baysse-Lainé et al., 2018).
La distinction de ces cinq dimensions éclaire l’analyse des sentiments d’injustice dans l’accès au foncier agricole et au bâti.
Defining these five dimensions of agricultural justice foncière sheds light on the analysis of feelings of injustice in agricultural land and building access.
Les sentiments d’injustice au prisme de la justice foncière
Feelings of injustice through the prism of justice foncière
Nous avons mobilisé ce cadre de la justice foncière notamment pour évaluer des politiques de protection du foncier agricole périurbain (Perrin et Nougarèdes, 2020b). Ici, nous développons plus particulièrement des exemples d’analyse de sentiments d’injustice liés au foncier agricole, dans un contexte français où les inégalités foncières sont peu présentées comme des injustices. La faible fréquence de telles revendications foncières peut s’expliquer à l’aide des trois critères proposés par Claire Bénit-Gbaffou (2014) pour étudier la traduction des inégalités en sentiments d’injustice.
We have already utilized the justice foncière framework to evaluate policies for the protection of periurban agricultural land (Perrin and Nougarèdes, 2020b). In a French context where land inequities are rarely portrayed as injustices, we will hereby elaborate on more specific examples of analyses of feelings of injustice related to agricultural land. The low occurrence of such land claims can be explained using the three criteria defined by Claire Bénit-Gbaffou (2014) to analyze the translation of inequities into feelings of injustice.
(i) La visibilité des contrastes dans l’espace physique. La perception des inégalités de répartition des terres est atténuée par l’invisibilité des relations de propriété et d’usage dans le paysage.
(i) The visibility of contrasts in physical space. The perception of inequities in land distribution is mitigated by the opacity of land ownership and land use relations.
(ii) L’existence de référents, c’est-à-dire d’ensembles d’expériences qui permettent d’évaluer la normalité d’un espace. Concernant le foncier, des référents peuvent être mobilisés par les agriculteurs non-issus du territoire (qui sont confrontés à d’autres situations locales), mais ces référents ne sont pas toujours connus des agriculteurs localement en position de domination et le plus souvent autochtones.
(ii) The existence of benchmarks, i.e., sets of experiences that establish standards to evaluate the normality of a spatial configuration. With regard to land, referents can be mobilized by farmers who do not come from the territory (who are nevertheless familiar with other local situations), but these referents are not always known to local farmers in a position of domination, who are most often native to the area.
(iii) L’existence d’espaces publics de verbalisation du juste et de l’injuste, sans contrôle social et politique de type censure. En matière de foncier agricole, les arènes pluralistes où peuvent s’exprimer les doléances des agriculteurs moins (ou moins bien) dotés en foncier sont peu nombreuses et ont une temporalité très ponctuelle.
(iii) The existence of public spaces where one may verbalize the just and the unjust, without social control and or political censorship. With regard to agricultural land, there are few inclusive arenas in which the grievances of farmers with less (or less desirable) land can be expressed.
De fait, les sentiments d’injustice sont plus marqués quand il y a débat public et donc connaissance des inégalités, alors que lorsque les procédures sont opaques et fermées, les inégalités sont parfois moins visibles et donc les sentiments d’injustice moindres. Ainsi, la prise en charge d’une attribution de terres par la Safer peut avoir des effets contradictoires : d’un côté, des agriculteurs non ou mal intégrés aux réseaux du syndicalisme majoritaire peuvent candidater en connaissant les critères qui seront utilisés et éventuellement obtenir l’accès au foncier, mais de l’autre côté la multiplication des candidatures augmente le nombre de déçus et la possibilité que des revendications émergent (Perrin et Nougarèdes, 2020b).
In fact, feelings of injustice are more pronounced when there is public debate and therefore knowledge of inequities, whereas opaque, closed procedures sometimes render inequities less visible and, therefore, diminish feelings of injustice. Consequently, the Safer’s handling of land allocation can have contradictory effects: on one hand, farmers who are poorly or not at all connected to majority farmer unions can apply with full knowledge of the criteria to be used and might obtain access to land, but on the other, the greater volume of applications increases the number of disappointed people and the possibility that grievances will arise (Perrin and Nougarèdes, 2020b).
Aux échelles locale et nationale, des organisations de la gauche paysanne revendiquent une gestion foncière alternative aux pratiques actuelles. Elles attribuent les inégalités dans l’allocation de terres entre agriculteurs à la cogestion du foncier entre services de l’État et syndicalisme majoritaire qui conforte des exploitations productives de taille moyenne. On retrouve ici les questions de justice comme reconnaissance. Ces organisations considèrent que le poids déterminant du syndicalisme majoritaire dans la définition des principes institutionnalisés de légitimité dans l’accès à la terre est une absence de pouvoir : les critères utilisés par les CDOA et les Safer sont souvent définis en amont par des assemblées dominées par des membres de la FNSEA (Hobeika, 2013). Elles perçoivent de même comme un impérialisme culturel les freins posés à l’accès au foncier des aspirants agriculteurs considérés comme atypiques, souvent parce que n’adhérant pas au modèle de développement issu de la modernisation agricole. Ces derniers ne sont ainsi parfois pas éligibles à la dotation jeune agriculteur (DJA), qui facilite l’accès au foncier alloué par les Safer et les CDOA[10]. La limitation de cet impérialisme passe par ce que Brendan Coolsaet (2016) appelle la justice cognitive, en s’appuyant sur le concept d’épistémicide développé par Boaventura de Sousa Santos (2014) dans la lignée de Nancy Fraser (1995) : différents types de compétences et savoirs devraient pouvoir être reconnus comme légitimes, notamment ceux relevant de la sphère agroécologique (qui sont actuellement minorés par rapport à ceux d’une agronomie plus réductionniste).
At the local and national levels, leftist peasant organizations are demanding to change current land management practices. They attribute inequities in land allocation among farmers to the co-management of land between state services and majority unions, which favors medium-sized productive farms. In this example, we encounter issues of justice in the form of recognition. These organizations see majority unions’ strong influence in defining institutionalized principles of legitimacy in access to land as powerlessness: the criteria used by CDOAs and Safer are often defined upstream by assemblies dominated by FNSEA members (Hobeika, 2013). In a similar fashion, they perceive as cultural imperialism the access to land difficulties met by aspiring farmers who are considered “atypical”, often because they do not adhere to the favorized model of agricultural modernization. As a result, these farmers are sometimes ineligible for the Dotation Jeune Agriculteur [DJA] (Young Farmer Endowment), which facilitates land allocation by the Safer and CDOA.[10] Limiting this imperialism would require applying what Brendan Coolsaet (2016) calls cognitive justice, which is based on the concept of epistemicide developed by Boaventura de Sousa Santos (2014) along the lines of Nancy Fraser (1995): a broader range of skills and knowledge should be able to be recognized as legitimate, especially those in the agroecological sphere (which are currently undervalued compared to those of a more reductionist agronomy).
Les inégalités dans l’accès à la terre entre agriculteurs seraient d’abord qualitatives. Ainsi, un discours courant chez les professionnels du développement agricole et dans la littérature scientifique (Baysse-Lainé, 2019) indique que les agriculteurs alternatifs seraient relégués aux marges les moins productives de l’espace agricole, délaissées par l’agriculture conventionnelle. Dès lors, les agriculteurs minoritaires dans le champ agricole exploiteraient proportionnellement plus de saltus (prairies peu productives, espaces semi-naturels) et d’interstices agri-urbains (friches, toits de bâtiments, dents creuses). Dans les cas que nous avons étudiés, cette « hypothèse des délaissés » se vérifie pour quelques agriculteurs installés hors du cadre familial (plutôt ceux de la première vague, dans les années 1970 et 1980) et dans certaines zones, comme les causses du Sud-Aveyron (saltus) ou les hortillonnages d’Amiens (interstice agri-urbain). De manière plus générale, ce sont les trajectoires d’accès à la terre des agriculteurs minoritaires localement qui sont plus longues et plus complexes.
Inequities between farmers in accessing land are primarily qualitative. Thus, a common discourse among agricultural development professionals and in scientific literature (Baysse-Lainé, 2019) holds that alternative farmers would be relegated to the least productive margins of the agricultural space, abandoned by conventional agriculture. Consequently, minority farmers in the agricultural field would exploit proportionally more saltus (low-production meadows, semi-natural spaces) and agri-urban interstices (wasteland, building roofs, dents creuses [literally “hollow teeth”, meaning empty lots with adjacent buildings]). In the cases we studied, this “hypothesis of the abandoned” is valid for a few farmers who settled outside the family framework (mostly those of the first wave, in the 1970s and 1980s), and in certain areas, such as the south Aveyron plateaus (saltus) and the hortillonnages (floating gardens) of Amiens (agri-urban interstices). More generally, for minority farmers, it is the trajectories to access land themselves that are longer and more complex.
Les inégalités sont aussi quantitatives, avec l’installation des profils atypiques sur des surfaces réduites. La figure du « grand exploitant égoïste » est dénoncée de façon récurrente, par exemple par ce directeur général des services d’une collectivité locale du Sud-Aveyron : « Il y a des exploitations [d’élevage ovin] qui ont 400 ha [où] ils sont deux-trois en GAEC [groupement agricole d’exploitation en commun], ils ne veulent pas céder un mètre carré pour faire du maraîchage. [... Ils] préfèrent conserver de la superficie […] pour toucher les primes. […] Ils voient les maraîchers comme de jeunes hurluberlus, fantaisistes, aventuriers, aidés. Enfin, je ne sais pas qui est le plus aidé d’eux et des maraîchers… » (entretien, février 2014).
Inequities are also quantitative, as atypical farming profiles often settle on smaller areas of land. The figure of the “large, selfish farmer” is repeatedly invoked, for example by the director general of services of a local authority in south Aveyron: “There are 400 hectares [sheep breeding] farms [where] two or three of them are in GAECs [unions of family farms], and they don’t want to give up a square meter for market gardening… [They] prefer to keep some land […] to reap the subsidies. […] They see market gardeners as young oddballs, whimsical, adventurous, privileged. When all is said and done, between the large farms and the market gardeners, I’m not sure who gets more help…” (Interview, February 2014.)
En ce qui concerne les droits à bâtir également, certains agriculteurs revendiquent une meilleure reconnaissance de leurs besoins de bâti. L’allocation de permis de construire dépend en effet non seulement du besoin de l’exploitant, mais surtout de critères spatiaux (localisation des parcelles dans les différentes zones du plan local d’urbanisme [PLU]) et économiques (évaluation de la viabilité économique de l’exploitation). En zones agricoles des PLU, les agriculteurs soulignent qu’ils ont actuellement beaucoup plus de difficultés à obtenir le droit de construire un logement que les générations précédentes d’agriculteurs. Ils dénoncent aussi des distinctions opérées entre productions : dans l’Hérault, seuls les viticulteurs en cave particulière et les éleveurs ont le droit de construire un logement. Des sentiments d’injustice ont été exprimés durant les entretiens sur ces inégalités dans l’allocation de droits à bâtir (justice allocative et de reconnaissance).
Regarding building rights, some farmers are also demanding greater recognition of their construction needs. Indeed, while the allocation of building permits rests partly on the needs of the farmer, it depends above all on spatial criteria (what zone the plot sits in, as determined by the Plan Local d’Urbanisme (PLU, Local Urban Plan) and economic criteria (assessment of the economic viability of the farm). In PLU-designated agricultural zones, current farmers indicate they have much more difficulty obtaining residential building rights than previous generations did. They also decry the preferential treatment of certain products: in the Hérault département, only wine growers with private cellars and livestock breeders have the right to build housing. These inequities in the allocation of building rights (allocative and recognition justice) spurred feelings of injustice, expressed during surveys.
Au-delà de ces revendications visant le fonctionnement systémique de la gestion foncière, nous avons observé des réactions aux politiques foncières périurbaines. En effet, ces dernières transforment les horizons d’attente (d’agrandissement ou de construction) des propriétaires et des agriculteurs autochtones. En ce qui concerne l’agriculture, ces politiques tendent vers une transition à échelle très locale, en favorisant l’évolution des modes de production et de commercialisation vers l’agroécologie et les circuits courts. Les sentiments d’injustice alors exprimés renseignent sur les freins que rencontrerait un éventuel volet foncier de la transition agroécologique appelée par la politique agricole nationale ou européenne. Ces réactions s’inscrivent principalement dans trois modalités.
Beyond denunciations of the systemic functioning of land management, we observed reactions to periurban land policies, which transform local landowners’ and farmers’ waiting horizons (for expansion or construction). In agriculture, these policies aim at triggering a very local scale transition, by promoting the evolution of production and marketing modes towards agroecology and short supply chains. The feelings of injustice expressed on these occasions provide information on the obstacles that would be met if the agroecological transition called for a national or European agricultural policy was to include a land component. These reactions take three major forms.
(i) Le ressentiment envers l’inégale dotation en droits fonciers (justice allocative). En matière agricole, c’est le cas à Amiens quand des céréaliculteurs conventionnels en convention d’occupation précaire sont évincés au profit de l’installation de maraîchers bios en fermage (un contrat beaucoup plus sécurisant pour l’exploitant). En matière de droits à bâtir, c’est le cas quand une parcelle est classée non constructible dans un PLU alors que la parcelle voisine reste constructible.
(i) Resentment over the unequal endowment of land rights (allocative justice). This is the situation in Amiens, when conventional cereal growers under a precarious tenure agreement are being evicted in favor of installing organic market gardeners on a leasehold basis (a much more secure contract for the new farmer). In terms of building rights, this is the case when a plot of land is classified as non-constructible in a PLU while the neighboring plot remains constructible.
(ii) L’anticipation d’une marginalisation (justice procédurale). En matière agricole, c’est le cas dans les monts d’Or du Lyonnais où un syndicat mixte mène une politique volontariste d’acquisition foncière qui inquiète les grands exploitants locaux quant à leur capacité à agrandir leur propriété : « Ce qui me gêne, c’est qu’ils souhaitent vraiment tout acheter. Le côté positif, c’est que ça a […] évité toute spéculation. […] Le gros point négatif, c’est de nous avoir empêchés d’acheter. […] Je trouve qu’on repart en Russie [communiste], quoi. […] S’il n’y a qu’un propriétaire [dans tous les monts d’Or] qui fait la pluie et le beau temps, ce sera très compliqué » (entretien, septembre 2016). En matière de droits à bâtir, c’est le cas quand des zones d’aménagement différé (ZAD)[11] ou des acquisitions publiques empêchent les propriétaires privés d’empocher la plus-value d’urbanisation.
(ii) Anticipated marginalization (procedural justice). This is taking place in the monts d’Or du Lyonnais, where a mixed association is pursuing a proactive land acquisition policy that worries large local farmers about their ability to expand their own property: “What bothers me is that they really do want to buy everything. The positive side is that it has […] avoided any speculation. […] The big negative is that it has prevented us from buying. […] I think we’re going back to [communist] Russia. […] If there is only one owner [in all the monts d’Or] who makes it rain or shine, it’s going to be very complicated” (interview, September 2016). In terms of building rights, this is the case when zones d’aménagement différé (ZAD, Deferred Development Zone)[11] or public acquisitions prevent private owners from pocketing the added value of urbanization.
(iii) Le sentiment d’un manque de reconnaissance (justice en termes d’identité et de reconnaissance). En matière agricole, c’est le cas de certains céréaliculteurs de la plaine de Vaulx-en-Velin qui cultivent ces terres depuis plusieurs décennies. Ils subissent l’artificialisation des terres d’un côté et, de l’autre, sont évincés pour rendre possible l’installation de maraîchers en circuits courts de proximité. En matière de droit à bâtir, c’est le cas quand des porteurs de projets agricoles ne parviennent pas à obtenir de permis de construire avant d’avoir démontré la viabilité économique de leur exploitation, laquelle ne peut parfois être atteinte sans ce bâti.
(iii) The feeling of a lack of recognition (justice in terms of identity and recognition). This sentiment is the reality for some cereal farmers in the plain of Vaulx-en-Velin, who have been cultivating this land for several decades. They are confronting land artificialization on one side and are being evicted to allow the settlement of short supply chain-oriented market gardeners on the other. In terms of building rights, this is the case when agricultural project holders are unable to obtain a building permit before their farms prove economically viable, a state which sometimes cannot be achieved without this building.
En définitive, les sentiments d’injustice liés au foncier agricole que nous avons recueillis en France métropolitaine relèvent exclusivement des justices allocative, procédurale et de reconnaissance, ce qui justifie la nécessité d’un cadre d’analyse adapté aux pays n’ayant pas connu la colonisation de peuplement et dépassant ainsi l’approche corrective de la land justice. Ces sentiments sont certes formulés à l’échelle individuelle par des exploitants, mais le sont également à l’échelle systémique au sein de courants politiques et syndicaux minoritaires. Ils peuvent avoir une portée quantitative ou qualitative et un caractère effectif ou anticipé. Ils sont également d’intensités graduées, selon les degrés de circulation de l’information et de transparence des procédures, eux-mêmes liés aux équilibres de pouvoir locaux entre dominants et dominés (Baysse-Lainé, 2020 ; Perrin et Baysse-Lainé, 2020).
Ultimately, the feelings of injustice related to agricultural land that we have collected in metropolitan France relate exclusively to the allocative, procedural, and recognition elements of justice foncière. This underscores the need for an analytical framework adapted to countries without a history of settler colonization, who thus cannot use land justice’s corrective approach. These sentiments are certainly formulated at the individual level, by individual farmers, but they can also be found at the systemic level within minority political and union movements. These feelings may be quantitative or qualitative in scope, actual or anticipated. Furthermore, they vary in intensity according to the extent of information sharing and procedural transparency, elements which are linked themselves to local power balances between the dominant and the dominated (Baysse-Lainé, 2020; Perrin and Baysse-Lainé, 2020).
Revisiter les inégalités foncières en France depuis une perspective de land justice
Revisiting land inequities in France from a land justice perspective
Le cadre d’analyse en cinq dimensions que nous avons construit pourrait être utile pour prendre en compte d’autres objets marquants historiquement ou à large portée sociale. Alors que nos études de cas mobilisaient principalement les dimensions allocative et procédurale de la justice foncière, nous entrons ici par les prismes correctif et de reconnaissance. En effet, l’aspect réparateur et mémoriel de la land justice nous semble à même d’ouvrir des perspectives nouvelles pour aborder plus explicitement, en France et dans une perspective historique longue, la gestion du foncier agricole du point de vue des minorités et des personnes marginalisées. Cette section propose donc des pistes de recherche ou de réflexion dans trois domaines : les relations entre l’État central et les populations locales, les discriminations raciales ainsi que les héritages de l’histoire coloniale. Le choix de ces thématiques n’oblitère pas le fait que d’autres objets seraient intéressants à étudier depuis une perspective de justice foncière, au premier titre desquels la place des femmes dans les arrangements patrimoniaux familiaux (Bessière, 2010), leur statut dans les exploitations (associée, salariée, conjointe collaboratrice) ou les trajectoires d’accès au foncier des porteuses de projet individuelles. Un autre objet pertinent serait les migrations d’agriculteurs (en lien avec la notion d’autochtonie) face à l’urbanisation ou pour repeupler d’anciennes zones de front (de guerre de position).
Our five-dimensional analytical framework could prove useful in addressing other historically or socially significant subjects. While our case studies mainly mobilized the allocative and procedural dimensions of justice foncière, our retrospective look now takes place through the corrective and recognition prisms. To us, the restorative and memorial dimension of land justice may enable new perspectives in France, ones that take a more explicit approach to the management of agricultural land from the point of view of minorities and marginalized people in incorporating long-term historical contexts and perspectives. This section therefore proposes avenues for research or reflection in three areas: relations between the central government and local populations, racial discrimination, and the legacies of colonial history. The choice of these themes in no way negates the fact that there are other interesting topics to study from a justice foncière perspective, foremost among them the place of women in family patrimonial arrangements (Bessière, 2010), their status on farms (partner, employee, collaborating spouse), and the trajectories of access to land by female aspiring farmers. Another relevant subject would be the migration of farmers in the face of urbanization or to repopulate former front lines of trench warfare zones.
L’État central français a omis à plusieurs reprises de reconnaître la spécificité du rapport au territoire des populations rurales lorsqu’il a imposé des modifications majeures des usages de la terre, ce qui a mené à des dynamiques d’exclusion. On peut ainsi penser à la privatisation des communaux tout au long du XIXe siècle (Vivier et Corbin, 1998). Dans ce cadre, la politique d’enrésinement des Landes de Gascogne s’est appuyée sur un imaginaire des Landes comme un « désert français » à conquérir. Largement prise en charge par le capitalisme industriel du Second Empire, elle a transformé les structures foncières, les paysages et les modes de vie de Landais souvent perçus comme extérieurs à la communauté nationale (Aldhuy, 2008 ; Temple, 2009). Dans une moindre mesure, d’autres régions de marais (Dombes, Sologne, Brenne) ont été concernées par ce mouvement. Ensuite, la création, dans les années 1960 et 1970, de parcs nationaux dans des zones habitées (Cévennes : Vidalou, 2017) ou utilisées en saison (Vanoise, Écrins, Mercantour) a conduit à réduire unilatéralement les droits d’usages de populations souvent marginales dans l’espace public national et considérées comme déplaçables par les pouvoirs publics. Plus récemment, la modification du contour des zones défavorisées simples (un zonage de la politique agricole commune – PAC – qui permet d’accéder à des subventions liées au « handicap naturel ») prises sans concertation par le ministère de l’Agriculture a provoqué de très forts ressentiments. Des éleveurs de montagne ont ainsi perdu une source de revenus fondamentale pour la pérennité de leurs exploitations, tandis que des céréaliers de plaine bénéficiant de l’irrigation pouvaient nouvellement en bénéficier. Le trimestriel de la Confédération paysanne du Rhône rapporte, dans son édition de l’été 2018, les propos d’une éleveuse qui s’exprime en termes de justice : « Je ressens une grande injustice alors que je travaille sur des terres difficiles à 400 m d’altitude, surtout quand je vois que notre territoire sort de la zone [défavorisée simple] pour laisser entrer la plaine de l’Est lyonnais »[12]. Le déficit de concertation locale préalable, une composante de la justice procédurale, renforce ce sentiment de manque de reconnaissance.
The French central state has repeatedly failed to recognize the unique nature of rural populations’ relationships with place when it has imposed major changes in land use, leading to exclusionary dynamics. For example, let us consider the privatization of communal areas throughout the 19th century (Vivier and Corbin, 1998). Within this framework, the policy of entrenchment in the Landes de Gascogne was based on perception of the area as a “French desert” to be conquered. The industrial capitalism of the Second Empire transformed the land management structures, landscapes, and lifestyles of the Landais people, who were often considered outsiders nationally (Aldhuy, 2008; Temple, 2009). To a lesser extent, other marshland regions (Dombes, Sologne, Brenne) were affected by this movement. The creation of national parks in the 1960s and 1970s in inhabited areas (Cévennes: Vidalou, 2017) and seasonally used areas (Vanoise, Écrins, Mercantour) led to a unilateral reduction of access rights of local populations, as public authorities treated such people as displaceable. More recently, the boundaries of simple less favored areas (or LFA, an EU Common Agricultural Policy zoning system that allows access to subsidies meant to offset the “natural handicap” of an area) were modified by the Ministry of Agriculture without public debate, leading to very strong resentment. As a result, some mountain farmers have lost a source of income crucial to the sustainability of their farms, while cereal farmers in the lowlands already enjoying irrigation were able to benefit from the subsidies for the first time. In the summer 2018 edition of the quarterly publication of the Confédération Paysanne of the Rhône, a woman farmer framed her plight in terms of justice: “I feel a great injustice working difficult land at an altitude of 400 meters, especially when I see that our territory is being pushed out of the [simple LFA] zone to let the plains of eastern Lyon enter.”[12] The absence of prior local consultation, a component of procedural justice, reinforces this feeling of lack of recognition.
Cette absence de reconnaissance participe également, à une échelle beaucoup plus micro, aux inégalités d’accès à la terre selon les appartenances ethnicoreligieuses revendiquées ou assignées des aspirants agriculteurs. Des travaux sur l’accès des populations minoritaires manquent encore. Les travaux d’Anne Lascaux (2019) sur l’accès au foncier des migrants marocains dans le Comtat sont, de ce point de vue, novateurs. Ces migrants marocains sont souvent d’anciens ouvriers agricoles qui réussissent à réinvestir des friches agricoles (donc des espaces délaissés) par des arrangements informels. Néanmoins, ils « restent des acteurs critiqués, voire marginalisés », suscitant « la curiosité et la méfiance des agriculteurs locaux » (Lascaux, 2019, p. 6). Loiseau (2019) a également montré la discrimination des personnes issues des communautés gitane, rom ou de voyageurs dans l’accès à la terre et aux droits à bâtir. Ses enquêtes autour de Montpellier rendent compte de stratégies établies par ces personnes pour masquer leur appartenance communautaire afin de réussir à acheter ou à louer des terres agricoles. De même, en matière de droit à bâtir, l’habitat mobile culturellement traditionnel pour ces communautés est ignoré par le droit de l’urbanisme (justice de reconnaissance). La mobilité telle qu’elle s’organise au sein de ces communautés intègre ce risque de poursuite judiciaire (au nom de la lutte contre la cabanisation : Crozat, 2009). En effet, les gens du voyage sont les plus fréquemment poursuivis dans les quartiers de construction informelle, car, en plus du fait qu’ils ne sont pas vus comme des autochtones, leur mode de vie est facilement identifiable dans le paysage.
On a much more micro scale, this lack of recognition also contributes to inequities in access to land according to aspiring farmers’ ethno-religious affiliations, whether self-proclaimed or assigned externally. There is still a dearth of research on access for minority populations. Anne Lascaux’s work on Moroccan migrant access to land in the Comtat is innovative in this respect. These individuals are often former agricultural workers who manage to revive agricultural wastelands (abandoned plots) through informal arrangements. Nevertheless, they “remain criticized, even marginalized, actors”, arousing “the curiosity and mistrust of local farmers” (Lascaux, 2019, p. 6). Loiseau (2019) also detailed the discrimination towards people from the gypsy, Roma, and traveller communities in access to land and building rights. Her investigations around Montpellier report on the strategies they use to mask their community affiliations in order to succeed in buying or renting agricultural land. Building rights are also concerned, as the traditional mobile housing these communities live in is ignored by urban planning law (justice of recognition). These communities’ significantly nomadic existence engenders risk of legal action (in the name of the fight against “cabanization”, i.e. construction without a permit Crozat, 2009). Indeed, Roma are most frequently prosecuted in informal settlements because, in addition to the fact that they are not considered indigenous, their way of life is easily visible within the landscape.
Enfin, construite dans un contexte de colonisation de peuplement, la notion de land justice invite à reconsidérer l’État français comme une puissance coloniale en France d’outre-mer, exposée à des demandes de justice corrective. Alors que les Kanaks de Nouvelle-Calédonie ont obtenu la création d’un statut foncier coutumier rendant leurs terres inaliénables, insaisissables, incommutables et incessibles (Herrenschmidt et Le Meur, 2016), les Amérindiens de Guyane demandent la rétrocession du foncier étatique à leurs communautés, celui-ci n’étant actuellement que concédé ou mis à disposition (Palisse et Davy, 2018), en évoquant pour certains la « réparation morale d’un crime colonial, qui est la spoliation de nos terres ancestrales par la colonisation » (Glowczewski, 2020). La conservation d’un régime foncier spécifique en Alsace-Moselle montre pourtant que l’État est ouvert à un pluralisme juridique au sein de son territoire en administration directe. De plus, le fléchage des aides de la société pour la mise en valeur de la Corse à destination d’agriculteurs pieds-noirs quittant l’Algérie en 1962 souligne la possibilité de créer des dispositifs de justice réparatrice, même en partie opportunistes (Baysang, 1971). Notons que, parallèlement aux demandes de justice corrective, dans les anciennes îles à sucre, la mainmise des familles d’anciens colons sur le foncier et, partant, le système agroalimentaire, conduit également à des demandes de redistribution (Candau et Gassiat, 2019).
Lastly, land justice’s origins in the context of settler colonization compel us to reframe the French state as a colonial power in its overseas territories, one exposed to demands for corrective justice. While the Kanaks of New Caledonia have obtained a customary status that renders their land inalienable, unseizable, incommutable, and non-transferable (Herrenschmidt and Le Meur, 2016), the Amerindians of French Guiana are demanding the repatriation of state land to their communities. The latter situation is currently only informally conceded (Palisse and Davy, 2018), but for some, it evokes the “moral reparation of a colonial crime, which is the plunder of our ancestral lands by colonization itself” (Glowczewski, 2020). The preservation of a specific land tenure system in Alsace-Moselle, however, shows that the state is open to legal pluralism in territory under its direct administration. Moreover, the earmarking of aid from the Société pour la mise en valeur de la Corse (Society for the Development of Corsica) for pied-noir farmers fleeing Algeria in 1962 underlines the possibility of creating restorative justice mechanisms, even if they may be somewhat opportunistic (Baysang, 1971). It should be noted that on former sugar-producing islands, alongside demands for restorative justice, the stranglehold of former settler families on land (and the agri-food system by extension), also leads to demands in terms of redistribution (Candau and Gassiat, 2019).
Ces objets ne sont ici qu’évoqués, mais ils méritaient d’être mis en lien pour commencer à construire une vision d’ensemble plus critique de l’histoire contemporaine du foncier agricole en France. Enfin, la place du chercheur doit également être interrogée, pour développer des moyens de travailler avec les enquêtés et non pas uniquement sur eux (Paddeu et al, 2018), par exemple en visant à produire des résultats qu’ils puissent s’approprier, voire qui leur soient utiles. Pour ce faire, on peut retenir de la land justice des apports méthodologiques : l’utilisation des récits de vie pour rendre compte de la relation émotionnelle d’individus ou de groupes à la terre et au territoire ainsi que la présentation d’enregistrements sonores ou de photographies pour porter la voix des enquêtés.
These cases are only touched upon here, but compiling examples of them would facilitate the creation of a more critical overview of contemporary French agricultural land history. Simultaneously, the researcher’s role must be examined in order to develop ways of working together with survey respondents, rather than treating them merely as study subjects (Paddeu et al., 2018). For example, studies could aim to produce results that respondents can experience for themselves or perhaps even utilize. Methodological contributions from land justice, such as the use of life stories to account for individual and groups’ emotional relationships with land and territory, or the presentation of sound recordings or photographs to humanize and give voice to respondents, could be useful in this pursuit.
Conclusion
Conclusion
Ainsi, la littérature francophone a parfois utilisé le terme de « justice foncière » pour traiter de la répartition des gains et des coûts liés à l’urbanisation ou encore de la sécurisation foncière dans les pays du Sud. Elle n’en a toutefois pas fait un concept structurant l’analyse des rapports de pouvoir et de domination qui déterminent les dynamiques foncières. Dans la littérature anglophone, des travaux mobilisent la land justice comme un concept qui ouvre des perspectives d’étude intersectionnelle et sur le temps long de l’encastrement social et politique de la propriété et de l’usage de la terre. Nos résultats soulignent l’intérêt de mettre en regard ces approches scientifiques francophones et anglophones.
In summary, Francophone literature has sometimes employed the term justice foncière to address the distribution of gains and costs associated with urbanization and land security in countries in the Global South. However, the concept’s lack of a formal definition means it does not at all examine the structure of analyses of power and domination relationships that determine land tenure dynamics. In contrast, English-speaking literature contains a significant number of works that mobilize land justice as a concept to open perspectives for intersectional and long-term analysis of the social and political embedding of land ownership and use. Our results underline the interest of comparing these Francophone and Anglophone scientific approaches.
Nous proposons de combiner le cadrage général de la justice spatiale à la française et la précision comme objet de la land justice anglophone pour fonder un concept heuristique de « justice foncière ». Notre cadre d’analyse comporte cinq dimensions, la justice foncière étant tour à tour considérée sous ses angles correctif, redistributif, allocatif, procédural et en termes d’identité et de reconnaissance. Une telle perspective permet de monter en généricité à partir d’un matériau empirique riche, mais souvent perçu comme épiphénoménal : les expressions de sentiments d’injustice liés à la répartition et à l’accès aux droits foncier (incluant les droits à bâtir). D’échelles à la fois systémique et individuelle, elles illustrent les tensions inhérentes aux modalités contemporaines de gestion du foncier agricole en France.
We propose combining the general framing of French-style spatial justice with the specificity of Anglophone land justice to establish a heuristic concept of “justice foncière”. Our analytical framework comprises five dimensions, considering justice foncière successively through its corrective, redistributive, allocative, procedural, and recognition aspects. Such a tool makes it possible to reap new insights from a rich body of material often considered of secondary importance: the expression of feelings of injustice related to the distribution of and access to land rights (including building rights). On both the individual and the systemic scale, these statements illustrate the inherent tensions associated with contemporary agricultural land management in France.
Nos réflexions se sont appuyées sur des terrains ruraux ou périurbains, surtout en lien avec des politiques publiques, et à propos de demandes de justice principalement allocative, procédurale et de reconnaissance. La place des rapports de pouvoirs dans la reproduction d’inégalités foncières et la production de nouveaux sentiments d’injustice par l’action publique locale est une dimension relativement absente des travaux sur la land justice. Notre propos permet ainsi d’enrichir ce cadre théorique pour analyser des revendications sans lien avec des dynamiques traumatisantes telles que la colonisation. En miroir, il apparaît néanmoins intéressant d’étendre la réflexion aux demandes de justice corrective (en France d’outre-mer) et sur le plan de la reconnaissance (dans les relations entre État central et populations locales ou du point de vue de l’accès des minorités au foncier), mais aussi du foncier urbain (voir le projet de thèse de Youness Achmani sous la direction de José Serrano, à l’UMR CITERES de l’université de Tours). Les travaux à venir nécessitent donc des approches interdisciplinaires, associant au moins géographie, histoire et anthropologie.
Our reflections have been based on rural or periurban land, especially in relation to public policies, and on demands for justice, mainly allocative, procedural, and recognition-based justice. The role of power relations in perpetuating land inequities and newfound feelings of injustice arising from local public actions form a relatively absent dimension of work on land justice. Our aim is thus to enrich this theoretical framework in order to analyze claims unrelated to traumatic dynamics like colonization. Inversely, it seems interesting to extend these reflections not only to demands for corrective justice (in overseas territories) and issues of recognition (in the relations between the central government and local populations, and access to land from minorities’ points of view), but also to urban land matters (see Youness Achmani’s PhD thesis project under the direction of José Serrano at the CITERES Research Center, university of Tours, France). Future work will therefore require an interdisciplinary approach that combines, at a minimum, geography, history, and anthropology.
Remerciements
Acknowledgements
Une partie des recherches ayant abouti à cet article a été financée par l’Agence nationale de la recherche (ANR) dans le cadre du projet JASMINN no ANR-14-CE18-0001.
Part of the research leading to this article was funded by the French National Research Agency (ANR) within the framework of the JASMINN project n° ANR-14-CE18-0001.
Les auteurs remercient Jean-Philippe Colin pour sa relecture critique d’une première version de cet article, les deux relecteur.trice.s anonymes de JSSJ pour la qualité de leurs suggestions, ainsi que les organisateurs de l’atelier franco-américain « Agriculture, Land, and Food Justice in Metropolitan Areas », tenu à Portland (Oregon) les 15 et 16 mai 2018, pour l’intérêt des échanges autour de la notion de land justice. Cet article a également bénéficié des discussions lors de sa présentation au colloque « Approches critiques de la dimension spatiale des rapports sociaux : débats transdisciplinaires et transnationaux » ayant eu lieu à Caen du 26 au 28 juin 2019.
The authors would like to thank Jean-Philippe Colin for his critical rereading of a first version of this article, the two anonymous proofreaders of JSSJ for the quality of their suggestions, and the organizers of the Franco-American workshop “Agriculture, Land, and Food Justice in Metropolitan Areas”, held in Portland (Oregon) on May 15 and 16, 2018, to promote exchanges around the notion of land justice. This paper also benefited from discussions during its presentation at the conference titled “Critical Approaches to the Spatial Dimension of Social Relations: Transdisciplinary and Transnational Debates” organized in Caen from June 26 to 28, 2019.
Pour citer cet article
To quote this article
Baysse-Lainé Adrien, Perrin Coline, « Inégalités et rapports de domination dans la gestion du foncier agricole en France au prisme de la justice foncière et de la land justice » [« Inequities and relations of domination in farmland management in France through the prism of justice foncière and land justice »], Justice spatiale | Spatial Justice, no 16, 2021 (http://www.jssj.org).
Baysse-Lainé Adrien, Perrin Coline, « Inégalités et rapports de domination dans la gestion du foncier agricole en France au prisme de la justice foncière et de la land justice » [« Inequities and relations of domination in farmland management in France through the prism of justice foncière and land justice »], Justice spatiale | Spatial Justice, no 16, 2021 (http://www.jssj.org).