Introduction
Introduction
La présente contribution interroge la justice spatiale pensée dans la complexité d’un monde où les échelles géographiques interfèrent les unes avec les autres et articulent entre eux les faits qui s’y produisent. Parce que les progrès techniques réduisent les distances et parce que l’Histoire modifie le maillage politico-administratif ainsi que la hiérarchie des territoires politiques, il faut voir ces échelles non pas comme des données naturelles, mais comme des constructions sociales qui se transforment avec le temps.
This paper questions spatial justice as conceived in the complexity of a world where geographic scales interfere with one another and link facts produced globally. Because technological advances reduce distances, and because History modifies the politico-administrative network as well as the hierarchy of political territories, we must see these scales not as natural data, but as social constructs that transform over time.
Que signifie, dans ces conditions, un changement d’échelle géographique ? Est-ce simplement un changement de focale permettant de repérer sur un espace réduit les détails que n’autorise pas un champ de vision plus large, ou, à l’inverse, de sacrifier les détails pour avoir une vue d’ensemble ? La technique photographique parlerait de la définition du cliché pour indiquer la finesse du grain et donc la précision des tracés. Mais la vertu heuristique de la démarche multiscalaire ne se limite pas à la qualité de la description. Comme une photographie du très petit – l’image donnée par un microscope – ou du très grand – l’image donnée par un télescope – fait découvrir des réalités invisibles à l’œil, les variations d’échelle géographique ne font pas que contextualiser ce que l’on voyait déjà. Elles mettent en évidence de nouveaux facteurs explicatifs et de nouveaux acteurs sociaux. Le multiscalaire est donc moins un procédé d’exposition qu’une méthode de recherche pour explorer et décrypter la complexité du réel.
Under these conditions, what does a change in geographic scales mean? Is it simply a change in what is being focused on, making it possible to locate, in a reduced space, details that could not otherwise be seen in a wider visual field or, conversely, to sacrifice the details so as to benefit from an overall view? In photography, the term resolution is used to signify the fineness of the grain, and therefore the precision of the lines. However, the heuristic virtue of a multi-scalar approach is not bound to the quality of the description. Similar to where a photo of what is very small – the image given by a microscope – or very large – that given by a telescope – brings out realities that are invisible to the eye, the variations of geographic scales do not simply contextualise what could already be seen. They reveal new explanatory factors as well as new social actors. As such, a multi-scalar approach is less a process of exposure than a research method to explore and decrypt the complexity of reality.
Comprendre l’imbrication des échelles géographiques est donc une nécessité pour saisir ce qu’est la justice spatiale. Pour ce faire, on partira ici d’un cas d’école particulièrement éclairant, la crise de la Catalogne, où les différentes parties en présence invoquent des échelles géographiques spécifiques à l’appui de revendications qu’elles estiment justes ! Ensuite, inspirée par la Théorie de la Justice du philosophe John Rawls (1971), viendra l’interrogation sur le positionnement théorique adéquat pour analyser ces problèmes en termes d’équité. L’impasse du localisme conduira ensuite à viser une meilleure compréhension du multiscalaire et enfin à voir s’il offre des cadres spatiaux propices à l’action en faveur du juste.
It is necessary to understand the imbrication of geographic scales in order to grasp what spatial justice is. To this end, I will firstly use a particularly enlightening textbook case, the Catalan Crisis, where the various parties involved call on specific geographic scales to make claims they deem fair! Inspired by John Rawls’ A Theory of Justice (Rawls, 1971), I will secondly question the adequate theoretical framework to adopt, with a view to analysing these issues in terms of equity. Thirdly, the dead-end of localism will be used to aim at a better understanding of the multi-scalar dimension of reality, and fourthly to assess whether it can also produce spatial frameworks that are particularly favourable to an action in favour of fairness.
Un cas d’école : la crise catalane
A textbook case: the Catalan crisis
La crise politique née en Catalogne pour ou contre son maintien en Espagne constitue une sorte de cas d’école sur l’emboîtement des échelles géographiques et l’intrication des questions économiques avec les questions directement politiques[1].
The political crisis arising in Catalonia concerning whether or not this region should remain a part of Spain, constitutes a sort of textbook case on the interlocking of geographic scales, and on the intricacies of economic and more openly political issues[1].
On sait que la Catalogne est une des régions les plus riches d’Espagne. Sur seulement 6 % du territoire espagnol, elle concentre 7,5 millions d’habitants en 2017, soit 16 % de la population totale, et produit 19 % du PIB national. C’est dire que le PIB par habitant (28 600 euros en 2016) y est sensiblement supérieur à la moyenne nationale (24 000). Dépassé seulement par Madrid, le Pays Basque et la Navarre, il représente environ 1,5 fois le PIB par habitant de l’Andalousie et même 1,7 fois celui de l’Extremadure. De plus, la composition du PIB désigne la Catalogne comme une région puissante dans les industries mécaniques, en particulier la construction automobile, et les branches de haute technologie, notamment les biosciences. Son dynamisme économique lui vaut de connaître un chômage très inférieur à la moyenne espagnole – 13 % contre 17 % en 2017 – et d’assurer le quart des exportations du pays. Enfin, non moins important, la Catalogne reçoit environ 18 millions de touristes étrangers chaque année, soit 25 % du total espagnol.
It is a well-known fact that Catalonia is one of Spain’s wealthiest regions. Covering only 6% of the Spanish territory, it has 7.5 million inhabitants in 2017, i.e. 16% of the total population, and produces 19% of the national GDP. This means that the GDP per capita (28.600 Euros in 2016) is considerably higher than the national average (24.000 Euros). Surpassed only by Madrid, the Basque Country and Navarra, it represents around 1.5 times the GDP per capita of Andalusia, and 1.7 times that of Extremadura. Moreover, a breakdown of the GDP shows identifies Catalonia as a powerful region in for mechanical engineering, with car manufacturing in particular, and in for high tech branche industries, particularly in biosciences. Thanks to its economic drive performance, the region has an unemployment rate far below the Spanish average – 13% against 17% in 2017 – and secures provides a quarter of the country’s exports. Finally, Catalonia receives around 18 million foreign tourists every year, i.e. 25% of all tourism influx in Spain, a figure that is far from being negligible.
Tous les indicateurs concordent : la Catalogne est une région relativement riche et Barcelone une métropole majeure, ouverte sur le monde et capable de se mesurer avec les grands centres de décision européens. Son prestige tient à sa créativité culturelle, à ses universités (c’est une destination importante des échanges universitaires Erasmus), à ses maisons d’édition. Son image de ville jeune, moderne et attractive a été reconnue et consolidée par les Jeux olympiques de 1992. Son dynamisme s’enracine dans une culture propre portée par une langue, le catalan, et donc une identité collective qui s’affirme distincte de l’identité castillane. La dictature franquiste et son centralisme avaient exacerbé ce sentiment dans une ville qui fut le dernier bastion républicain à tomber devant les troupes rebelles, en janvier 1939. Malgré le retour de la démocratie et l’autonomie des régions acquise en application de la Constitution de 1978, les indépendantistes y ont été de plus en plus nombreux. Leur argument principal tient dans le fait que la Catalogne contribue au budget espagnol dans une proportion supérieure à ce qu’elle en reçoit : ce qui est donc appelé déficit budgétaire avec l’État central est estimé selon les sources entre 10 et 16 milliards d’euros par an. Autrement dit, et bien que ces chiffres disent l’incertitude du calcul, beaucoup de Catalans considèrent qu’ils sont pillés par les régions pauvres et les indépendantistes ne veulent plus que la Catalogne paie pour l’Andalousie.
All indicators agree: Catalonia is a relatively wealthy region and Barcelona is a major metropolis, open to the world and able to measure up to the great European centres of decision. Its prestige results from its cultural creativity, its universities (Catalonia is an important destination for Erasmus university exchange programmes), and its publishing houses. Its image of a young, modern and attractive city was recognised and consolidated when it hosted the Olympic Games in 1992. Its drive is rooted in a strong and specific culture supported by a language, Catalan, and therefore a collective identity which asserts its distinctiveness from Castilian identity. These feelings were exacerbated by Franco’s dictatorship and its centralism when the city – the last Republican bastion – fell to the rebel troops in January 1939. Despite the return to democracy and regional autonomy implemented after the Constitution of 1978, the number of pro-independence supporters grew progressively. Their main argument is that Catalonia proportionately contributes more to the Spanish budget than what it gets out of it: what is thus called a budget deficit with the central state is estimated according to sources as between 10 and 16 billion Euros per year. In other words, and although these figures show that the calculation is less than stabilised, many Catalans consider that they are being pillaged by the poorer regions, and pro-independence supporters no longer want Catalonia to pay for Andalusia.
En fait, la position des indépendantistes s’avère complexe à l’examen des résultats électoraux. Le 1er octobre 2017 a été tenu, non sans heurts avec les autorités de l’État central, un référendum d’autodétermination jugé illégal dès avant sa tenue par le Tribunal constitutionnel, et donc invalidé par la suite. Sur 10 votants, 9 s’étaient alors prononcés pour une République indépendante. Mais cette majorité écrasante était trompeuse car seulement 42 % des électeurs inscrits avaient participé au scrutin, les unionistes, c’est-à-dire les partisans du maintien dans l’Espagne, ayant boudé les urnes pour ne pas cautionner une consultation contraire à la loi. Du résultat, on peut certes dire que les partisans de l’indépendance sont nombreux. Impossible, en revanche, de prétendre qu’ils seraient majoritaires. Les élections du 21 décembre 2017 pour le Parlement de Catalogne allaient le montrer. Avec 70 sièges sur 135 à pourvoir, les partis sécessionnistes ont obtenu la majorité absolue dans l’assemblée… mais sans avoir la majorité en voix dans le corps électoral. Et c’est là qu’une analyse géographique des votes éclaire une affaire passablement compliquée où les appartenances partisanes traditionnelles (la gauche, la droite) ont été brouillées par la question de l’indépendance. Comme il y a deux camps, les unionistes et les sécessionnistes, il y a deux Catalognes, d’une part celle de la façade littorale urbanisée et industrialisée et, d’autre part, celle de l’intérieur plus agricole. La première est la Catalogne riche qui a voté pour les candidats unionistes (Ciudadanos, PSC, Parti populaire de Catalogne). La seconde est la Catalogne pauvre qui a voté pour les candidats indépendantistes (Gauche républicaine de Catalogne, Catalunya si, Ensemble pour la Catalogne). Or, ce que les sécessionnistes dénoncent, à savoir le fait que la Catalogne serait exploitée par les autres régions de l’Espagne parce qu’elle partage avec ces dernières la richesse produite sur son sol, trouve sa réplique à l’échelle de la Catalogne elle-même, la partie la plus développée partageant la richesse qu’elle produit avec le reste de la province et abondant les finances de la Generalitat au-delà de la part qu’elle en reçoit. Barcelone et son aire métropolitaine apportent 87 % des recettes fiscales de la province et en reçoivent 59 % des dépenses. Paradoxe, la Catalogne qui partage veut rester espagnole tandis que la Catalogne qui reçoit se croit exploitée et veut l’indépendance. Paradoxe seulement apparent car la Catalogne riche du littoral voit tout ce qu’elle perdrait à s’isoler de l’Espagne et de l’Union européenne, alors que la Catalogne pauvre de l’arrière-pays voudrait ne pas partager avec d’autres territoires de la péninsule les ressources qui lui viennent précisément de la partie la plus développée de la région. L’égoïsme territorial ne consiste pas, dans ce cas, à refuser de partager une richesse que l’on produit, mais une richesse que l’on reçoit. Pour défavorisée qu’elle soit, la Catalogne pauvre est une périphérie interne qui bénéficie des retombées financières venues du centre – Barcelone et le littoral – et qui souhaiterait en circonscrire les effets à son périmètre, aux dépens des autres régions espagnoles qui, désormais étrangères, seraient alors réduites à l’état de périphérie externe.
In fact, the position of pro-independence supporters turns out to be complex when examining election results. On the 1st of October 2017, a referendum on self-determination took place, not without clashes with the authorities of the central state. it was deemed illegal by the Constitutional Court even before it was being held, and was therefore subsequently invalidated. Out of 10 voters, 9 were then in favour of an independent Catalonian Republic. But this crushing majority was misleading, for only 42% of registered voters had taken part in the vote since the Unionists, i.e. anti-independence supporters, had not shown up so as not to support an unlawful referendum. Based on the results, it can definitely be said that there are many supporters of Catalonian independence, but it would be impossible to pretend that they are the majority. The elections of the 21st of December 2017 for the Parliament of Catalonia were going to show this. With 70 seats out of 135, the secessionist parties obtained the absolute majority in the assembly… although they did not obtain the majority of the votes in the electorate. This is where a geographic analysis of the votes sheds light on a fairly complicated case, where traditional political affiliation (the left and right wings) have become confused by the independence issue. Where there are two sides, the Unionists and the secessionists, there are two Catalonias: one includes the urbanised and industrialised coastline, and the other the more agricultural inland. The former is the wealthy Catalonia that voted for Unionist candidates (the Citizens, the Socialists and the Popular parties), while the latter is the poor Catalonia that voted for pro-independence candidates (the Popular Unity, the Republican Left and the Together for Catalonia parties). Yet, what the secessionists denounce, i.e. the fact that Catalonia is supposedly exploited by the other regions of Spain because they share with them the wealth produced on Catalan territory, is echoed at the level of Catalonia itself, where the more developed area of the province shares its wealth with the rest of the province and fills the coffers of the Government of Catalonia in excess of what it receives in return. Barcelona and its metropolitan area bring in 87% of the tax revenues of the Province and receive 59% in expenditures. Paradoxically, the Catalonia that shares wants to remain Spanish while the Catalonia that receives believes itself to be exploited and wants independence… A paradox only in appearance, for wealthy coastal Catalonia knows what it stands to lose if it were to become isolated from Spain and the European Union, while poor inland Catalonia would like to prevent sharing with other Spanish provinces the resources that come precisely from the most developed area of the region. Territorial selfishness, in this case, does not consist in refusing to share a produced wealth but a received wealth. As disadvantaged as it is, poor Catalonia is an internal periphery that benefits from the financial spin-offs of Barcelona and the coastline, and wishes to ensure that such spin-offs remain ringfenced, at the expense of the other Spanish regions that, being from then on foreign regions, would then see their status reduced to that of external peripheries.
Le jeu des échelles et des frontières permet ainsi de mieux comprendre la justice spatiale dans sa dimension distributive. Les sécessionnistes pensent à l’échelle de la seule Catalogne, sans voir le danger qu’un pareil repliement constituerait pour la partie la plus développée de la région et, par voie de conséquence, pour toute la région, y compris sa partie moins développée. Les unionistes, eux, pensent à une Catalogne insérée dans une économie mondialisée et ouverte à l’idée d’une solidarité territoriale nationale. Mais, la justice distributive n’épuise pas le concept de justice. Compte aussi, au moins autant, la justice comme reconnaissance des personnes, de leur égale valeur d’existence et donc de leur droit égal à participer à la sphère publique. Cela passe par le respect des identités et, en cette matière, l’usage du catalan dans l’administration et l’éducation vaut garantie que la spécificité culturelle de la région n’est en rien menacée. De plus, dans l’ordre politique, le système électoral de la Catalogne déforme profondément ce que veulent les citoyens. Le fait a été dit plus haut, les sécessionnistes sont majoritaires en sièges, mais minoritaires en voix. Le découpage des circonscriptions assure en effet une surreprésentation à l’arrière-pays, plus rural, et une sous-représentation au littoral, plus urbanisé. Il faut 48 521 votes pour élire un député à Barcelone et 31 317 à Tarragone, contre 30 048 à Gérone… et seulement 20 915 à Lerida. Le principe démocratique selon lequel un homme égale une voix est complètement détourné quand toutes les voix n’ont pas le même poids dans le résultat final, faisant ici qu’un électeur de Lerida pèse beaucoup plus qu’un électeur de Barcelone. Or, dans la province de Barcelone, les suffrages unionistes sont plus nombreux (46 % des voix aux élections législatives pour le Parlement régional) que les sécessionnistes (44 % des voix) : si tous les citoyens de Catalogne étaient égaux devant le vote, les séparatistes seraient minoritaires en sièges dans l’hémicycle comme ils le sont en voix sur le terrain.
The interlocking of scales and borders makes it here possible to better understand the distributive dimension of spatial justice. The secessionists think at the level of Catalonia alone, without considering the risk such a withdrawal would constitute for the most developed section of the region and, consequently, for the entire region, including its least developed section. Meanwhile, the Unionists envision Catalonia as fitting into a globalised economy and as open to the idea of national territorial solidarity. However, distributive justice is not exhaustive as far as the concept of justice is concerned. Of importance also, or at least as important, is justice as the recognition of people, their equal value of existence and, therefore, their equal right to take part in the public sphere. This involves respecting identities, and in this regard, the use of Catalan in the administration and the education system equates to guaranteeing that the cultural specificity of the region is not threatened in any way. Moreover, at the political level, the electoral system of Catalonia distorts deeply what citizens want. As mentioned above, the secessionists have the majority of seats but have the minority of votes. Indeed, the current electoral boundaries ensure that the more rural inland is over-represented and the more urbanised coastline is under-represented. One needs 48.521 votes to elect a deputy in Barcelona and 31.317 in Tarragona, as opposed to 30.048 in Girona… and only 20.915 in Lerida. The one-man one-vote democratic principle becomes completely twisted when all votes do not have the same weight in the final results; in this case, a voter from Lerida has more weight than a voter from Barcelona. Yet, in the province of Barcelona, there are more unionist votes (46% of votes in the legislative elections for the regional Parliament) than secessionist votes (44% of votes): if all the citizens of Catalonia were equal when voting, the separatists would not have the majority of seats in the Assembly just as they do not have the majority of votes on the ground.
Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que les citoyens du littoral réagissent et fassent valoir leur droit à rester Espagnols. Apparu en 2012 sous la forme d’une plaisanterie destinée à moquer les sécessionnistes, le néologisme Tabarnia désigne maintenant un territoire et un mouvement qui gagne en audience et en crédibilité politique. L’acronyme est construit à partir de Tarragone et de Barcelone. C’est le territoire littoral organisé par ces deux villes, la Haute Tabarnia sous l’influence de Barcelone et la Basse Tabarnia sous celle de Tarragone. L’ensemble, soit dix comarcas (cantons) représente 5 422 km2 et 6,1 millions d’habitants, le reste de la Catalogne s’étendant sur 26 473 km2 pour une population de seulement 1,4 million d’habitants. En Tabarnia, le PIB par habitant dépasse fortement les 28 600 euros de la moyenne catalane mentionnée plus haut. Dans le reste de la région, il n’atteint pas 23 000. Les partisans de Tabarnia retournent contre les sécessionnistes les arguments avancés en faveur de la sécession. Les sécessionnistes refusent que la Catalogne paie pour l’Andalousie. Les Tabarniens leur répondent : pourquoi Tabarnia qui produit l’essentiel de la richesse catalane devrait-elle payer pour la Catalogne intérieure ? De là à revendiquer une nouvelle sécession, il n’y a qu’un pas franchi par les plus déterminés : au cas où la Catalogne obtiendrait l’indépendance, faire que Tabarnia s’en détache et reste espagnole sous le statut de communauté autonome, dispositif prévu par l’article 143 de la Constitution et déjà mis en œuvre à Madrid ainsi que dans quelques autres villes. La réponse est de nature à décrédibiliser l’argumentaire des indépendantistes. Elle met en évidence que refuser la solidarité entre les territoires constitue un formidable danger car pourquoi s’arrêter dans la fragmentation territoriale alors que certaines municipalités de Tabarnia sont plus nanties que d’autres et qu’il en va exactement de même dans la Catalogne de l’arrière-pays. On entre alors dans une spirale sans fin qui met à mal l’idée du vivre ensemble… et comment vivre si ce n’est ensemble, c’est-à-dire dans une citoyenneté qui est nécessairement aussi une concitoyenneté, ou, pour dire autrement, selon un contrat social implicite concrétisé dans un contrat territorial ?
Under these conditions, it is not surprising that coastline citizens have reacted and asserted their right to remaining Spanish. The neologism Tabarnia, which appeared in 2012 as a joke intended to mock the secessionists, refers to a territory and a movement which is gaining support as well as political credibility. A combination of “Tarragona” and “Barcelona”, this acronym refers to the coastal territories administered by these two cities, i.e. Upper Tabarnia which is under the influence of Barcelona and Lower Tabarnia under that of Tarragona. Together, with ten comarcas (districts), they represent 5.422 km² and 6.1 million inhabitants, while the rest of Catalonia stretches over 26.473 km² for a population of only 1.4 million inhabitants. In Tabarnia, the GDP per capita exceeds by far the 28.600 Euros of the Catalonian average, as mentioned above. In the rest of the region, it does not reach 23.000 Euros. Tabarnia supporters have been using against the secessionists the arguments advanced in favour of independence. Where secessionists refuse to see Catalonia paying for Andalusia, Tabarnians reply: Why should Tabarnia which produces most of the Catalan wealth pay for inner Catalonia? If push comes to shove for the most resolute Unionists, in case Catalonia obtained independence, Tabarnia would be ensured to stay out of Catalonia and remain in Spain under the status of an autonomous community, as provided for by Article 143 of the Constitution, this article having already been implemented in Madrid and a few other cities. This proposal is likely to undermine the credibility of the argument of pro-independence supporters. It emphasises that to refuse solidarity between territories constitutes a great risk, for why stop at one level of territorial fragmentation when some municipalities in Tabarnia are wealthier than others, as are some in inland Catalonia. This type of reasoning leads to an unending spiral that seriously undermines the very idea of social cohesion… and how should we live, if not together, i.e. as nationals and also necessarily as fellow citizens or, in other words, according to an implicit social contract materialised in a territorial contract?
Un positionnement rawlsien : partir du mondial et aller au local
Adopting a Rawlsian perspective: from global to local
On a ouvert le propos sur le cas de la Catalogne, mais c’est pour montrer qu’il est impossible d’en rester à l’échelle locale ou régionale si l’on veut raisonner sur ce qui est juste et décider en conséquence de la politique à conduire. La crise catalane, du moins, est riche d’enseignements à cet égard. Elle montre d’abord qu’un maillage fin des territoires fait le lit de l’injustice spatiale : par logique géométrique et en l’absence de péréquation financière – laquelle ne peut être décidée que par une autorité publique surplombant les territoires contributeurs et les territoires bénéficiaires – la fragmentation territoriale en cellules distinctes fait que les niveaux de vie de chacune de ces cellules s’écartent de la moyenne. Une question importante est alors celle de l’échelle géographique à laquelle doit être pensée équitablement « la répartition des avantages et des charges de la coopération sociale », pour reprendre les termes par lesquels John Rawls définit la justice distributive. Ce qui apparaît aussi, c’est le poids des représentations spatiales dans l’idée que les acteurs sociaux se font du juste. La personne qui regarde le monde depuis sa fenêtre limite son champ de vision à l’échelle géographique qui lui apparaît, à tort ou à raison, comme la plus conforme à son intérêt. Elle s’enferme très vite dans le localisme et, faute de prendre en compte les autres champs de vision possibles, elle se met dans l’impossibilité de dire le juste. Mais la justice implique de faire plus qu’un arbitrage entre les intérêts en présence, ou, pour dire mieux, elle implique de faire autrement. En l’espèce, la thèse ici défendue considère qu’il faut partir de l’échelle mondiale pour se mettre en capacité de qualifier sur le plan de l’éthique les configurations géographiques d’échelles inférieures.
I started this discussion on the Catalan case to show that it is impossible to stay on a local or regional scale if we want to reason about what is fair, and decide accordingly on the policy to implement. We can draw many lessons from the Catalan Crisis in this regard. First, it shows that fine grained territorial fragmentation leads to spatial injustice: based on a geometric logic and in the absence of financial redistribution which can only be decided by a public authority overseeing the contributing and benefiting territories, territorial fragmentation into distinct cells results in the living standards of each one of these cells deviating from the average. An important question is that of the geographic scale at which the “distribution of benefits and burdens across the members of society” must be thought of equitably, to use again the terms of John Rawls to define distributive justice. In the idea of fairness as conceived by social actors, there is also the weight of spatial representations. Whoever looks at the world from their window, limits their field of vision to the geographic scale that, rightly or wrongly, appears to them as being the most in keeping with their interests. They quickly and rigidly keep to localism and, for not taking into account other potential fields of vision, put themselves in a position where it becomes impossible for them to say what is fair or not. Justice implies, however, that more than arbitration should be done between parties or, more clearly, that things should be done differently. In the case in point, the thesis being defended considers that we need to start from the global scale to be able to assess lower scale geographic configurations at the ethical level.
Pourquoi penser la justice d’abord à l’échelle mondiale ? Pour les trois raisons que voici : d’abord parce que l’échelle mondiale concrétise l’universalisme, ensuite parce qu’elle invite mieux que d’autres à la pratique du voile d’ignorance, enfin parce que la mondialisation inégalitaire constitue la structure de base fondamentale sur laquelle fonctionnent nos sociétés. On aura reconnu l’inspiration du propos, et même la terminologie empruntée à la Théorie de la justice. De fait, la présente réflexion revendique explicitement un positionnement rawlsien et entend mieux comprendre le multiscalaire à travers les principes énoncés par John Rawls, fût-ce en les discutant Les raisons qui donnent la priorité à l’échelle mondiale sont imbriquées les unes dans les autres et doivent être examinées conjointement. On sait que la théorie rawlsienne tire son universalisme de sa procédure rationnelle d’énonciation. Elle dit les principes de justice avant l’observation des faits de façon à ce que la qualification éthique de ces derniers soit indemne de toute appréciation liée aux pratiques sociales en vigueur. Cette façon de faire implique ce que John Rawls appelle le « voile d’ignorance », c’est-à-dire une distance méthodologique que le sujet établit avec sa situation personnelle pour dire le juste sans être influencé par celle-ci. Derrière le voile d’ignorance, ne sachant rien des inégalités qui existeront dans le monde réel, si ce n’est qu’elles existeront, la seule réponse rationnelle est que les moins bien lotis soient traités le mieux possible. Il faut donc porter au maximum la part de ceux qui ont le moins, c’est-à-dire maximiser le minimum : le maximin est ainsi un principe de justice universel qui doit être mis en pratique selon le contexte du lieu et du moment, mais qui vaut partout. La justice distributive consiste donc à optimiser les inégalités au bénéfice des plus modestes, une fois assurée la nécessaire égalité des chances. Quelle application donner à ce principe sur le plan géographique ? Ne sachant pas où je verrai le jour, je considère rationnellement comme juste que le maximin soit respecté à l’échelle de la planète. C’est rationnel et conforme à mon intérêt puisque le hasard me vaudra peut-être de vivre dans la région la plus pauvre du pays le plus déshérité… lequel en application du maximin, devra être porté au niveau de bien-être le plus élevé possible. Le point important reste celui-ci : se prémunir contre le localisme et raisonner à l’échelle mondiale est donc un positionnement méthodologique cohérent avec l’idée de « voile d’ignorance ». Ajoutons que le moment de notre passage sur terre nous étant inconnu, nous devons appliquer le principe du maximin dans le temps et vouloir que chaque époque soit la mieux traitée possible dans les limites des intérêts des autres périodes. À l’idée de justice spatiale fait donc complément logique l’idée de justice intergénérationnelle contenue dans le concept de développement durable. Ces considérations interdisent de tenir a priori pour injuste le fait qu’existent des inégalités de développement entre les lieux, mais, en revanche, elles obligent à qualifier d’injustes celles de ces inégalités qui pourraient être évitées… c’est-à-dire beaucoup.
Why should we conceive of justice at the global level in the first place? Firstly because the global scale gives concrete expression to universalism, secondly because it is in a better position to invite us to practice the veil of ignorance, and thirdly because inegalitarian globalisation constitutes the basic structure on which our societies function. As can be recognised here, our remarks and even the terminology are inspired by A Theory of Justice. Indeed, my analysis explicitly claims a Rawlsian positioning and intends to offer a better understanding of the multi-scalar dimension of reality, through the principles set out by John Rawls, even if this means discussing them. The reasons giving priority to the global scale are interwoven and must be examined jointly. We know that Rawlsian theory draws its universalism from its rational statement procedure. It specifies the principles of justice before observing the facts, so as to leave their ethical description unscathed by any appreciation linked to current social practices. This way of proceeding implies what John Rawls calls the veil of ignorance, i.e. a methodological distance which a subject establishes with his/her personal situation, in order to define fairness without being influenced by this situation. Behind the veil of ignorance, knowing nothing of the inequalities that will exist in the real world, save that they will exist, the only rational response is that the not so well-off are treated in the best way possible. We need to maximise the share of those with the least, i.e. we need to maximise the minimum: the maximin is a principle of universal justice that must be put into practice as per the context of the place and the moment, but which is valid everywhere. Distributive justice thus consists in optimising inequalities in favour of the more modest, once the necessary equality of opportunities has been ensured. How to apply this principle geographically? Not knowing where I will be born, I consider as being rationally fair that the maximin is respected at the level of the planet. This is rational and in keeping with my interest – since fate will perhaps have me live in the poorest region of the most deprived country – which in application of the maximin, will have to be brought to the highest level of well-being possible. The point is that guarding against localism and reasoning at the global level is a positioning which is methodologically coherent with the idea of the veil of ignorance. In addition, since we do not know how long we are on Earth for, we need to apply the maximin principle to time, and we must want that each era be treated in the best way possible within the limits of the interests of the other eras. Thus, logically complementing spatial justice is the idea of intergenerational justice, as contained in the concept of sustainable development. These considerations forbid us to consider as unjust the fact that development inequalities exist between places, although, on the other hand, they compel us to describe as unjust those that could be avoided… i.e. many of these inequalities.
Le principe débouche sur une foule de questions majeures. Est-il juste que le hasard de la naissance vous fasse vivre dans l’opulence ou dans la pauvreté, en Catalogne ou en Andalousie, à Barcelone ou dans l’arrière-pays, restant entendu qu’il n’y a pas de déterminisme du lieu et que la question ne prend sens que croisée avec la structure sociale et la place qui y est faite à chacun ? Est-il juste que les niveaux de rémunération du travail varient dans de grandes proportions selon les lieux ? Est-il juste que les aménités environnementales bénéficient à certains et que les nuisances en pénalisent d’autres ? Répondre, c’est évidemment dire que non, ce n’est pas juste. Et alors, si nous habitons en Catalogne, nous ne pouvons tenir un raisonnement détaché des déséquilibres mondiaux. Nous ne pouvons pas faire comme si nous n’étions pas aussi Espagnols et Européens, comme si nous ignorions la coupure du monde entre pays du Nord et pays du Sud ou comme si nous pouvions ne pas tenir compte des générations à venir. Ce qui est juste et rationnel, ou, dans une formulation ralwsienne, ce qui est juste parce que rationnel, c’est, au contraire, de replacer notre situation dans son contexte et prendre acte que l’organisation de l’espace mondial est une structure de base pour nous comme pour tous.
This principle leads to many important questions. Is it fair, depending on where you were born, that you live an opulent life or in poverty, in Catalonia or Andalusia, in Barcelona or the hinterland, it being understood that there is no place-related determinism and that this question only makes sense when cross-referenced with the social structure and the place held in it by each one of us? Is it fair that wage and salary levels vary in great proportions according to places? Is it fair that environmental amenities benefit some and that pollution penalises others? The answer to this is, obviously, that it is not fair. If we live in Catalonia, we cannot hold a view detached from global imbalances. We cannot act as if we were not Spanish and European at the same time, as if we ignored the divide between countries of the North and the South, or as if we could avoid taking into account future generations. What is fair and rational or, to use a Rawlsian formulation, what is fair because it is rational is, on the contrary, to place our situation back in its context, and note that the way the world is organised follows a basic structure, which is the same for everyone.
Survient alors une difficulté d’importance qui concerne directement la question des échelles et qui touche à la cohérence de la théorie rawlsienne dont se réclament ces lignes : John Rawls lui-même applique sa théorie qu’il dit universelle dans le cadre des États plutôt qu’à l’échelle du monde. À lire Le droit des gens dans lequel il s’efforce d’accorder l’universalisme de sa Théorie de la justice avec la réalité d’une planète divisée en États, on ne peut contester que le problème se pose. John Rawls se fait l’avocat d’un universalisme pluraliste, c’est-à-dire reconnaissant la diversité des sociétés. De fait, que le monde soit divers mérite d’être reconnu comme une richesse collective que l’universalisme ne saurait supprimer sans un grave dommage pour tous. Mais, concilier le particulier et l’universel suppose que le particulier ne contrevienne pas à l’universel et, donc, que les pratiques sociales propres à un groupe ou les lois propres à un État ne soient pas contraires aux valeurs reconnues comme universelles et que, d’ailleurs, tous les États membres de l’ONU ont formellement admis comme telles. Comme le principe juridique de la hiérarchie des normes veut qu’un décret ne soit pas contraire à la loi, ni celle-ci à la Constitution, laquelle ne doit pas être contraire à la Déclaration des droits, l’idée de hiérarchie des normes éthiques accepte la diversité des usages sociaux si, et seulement si, ces usages ne vont pas contre les principes universels. Or, s’il est bien de vouloir faire entrer les principes dans la réalité politique, certaines formulations de John Rawls donnent à craindre que sa recherche d’une « conception politique du droit et la justice qui s’applique aux principes et aux normes du droit international et à sa pratique » (Rawls, 1996, p. 45) ne passe par le renoncement à l’universalisme. Dans Le droit des gens, John Rawls distingue en effet les États qu’il qualifie de bien ordonnés et les États qu’il dit « hors la loi ». Les premiers comptent eux-mêmes d’une part les sociétés libérales fonctionnant dans le respect des droits humains et de l’égalité citoyenne et, d’autre part, les sociétés hiérarchiques qui, sans reconnaître les partenaires sociaux comme des citoyens égaux, ont néanmoins une conception de la justice visant le bien commun. La cohabitation pacifique de ces deux systèmes est possible si tous les États renoncent aux visées expansionnistes tout en gardant le droit à l’autodéfense en cas d’agression et si, à l’interne, ils respectent les droits humains fondamentaux. Au contraire, les États hors la loi n’ont aucune conception de la justice – ainsi en a-t-il été de l’Allemagne nazie et en est-il des États totalitaires – et font montre d’un comportement expansionniste – ce qui est le propre des constructions impériales, y compris des empires coloniaux dans lesquels les États européens ont bafoué les valeurs égalitaires dont ils se réclamaient pourtant. Mais, dire qu’un État puisse être bien ordonné, même s’il abrite une société hiérarchique, parce qu’il s’organise en fonction d’une conception de la justice visant le bien commun et parce qu’il respecte les droits humains fondamentaux s’accorde mal avec l’universalisme et comporte même des contradictions internes. John Rawls écrit, en effet, que « les sociétés hiérarchiques sont bien ordonnées par référence à leurs propres conceptions de la justice » (Rawls, 1996, p. 82). Mais, respecter les droits humains fondamentaux a-t-il un sens si on accepte l’inégale qualité des personnes, en contradiction avec le principe énoncé dans la Théorie de la Justice de l’égale valeur d’existence des partenaires sociaux ? Cela vaudrait renoncement à l’universalisme et acceptation du communautarisme puisque la conception de la justice est particulière à la société considérée. Il ne faut donc pas interpréter cette affirmation comme un principe qui légitimerait le communautarisme, mais comme le simple constat de l’existant et admettre que cet existant, contraire aux principes rawlsiens, est le réel qu’il s’agit de comprendre pour être en capacité de le transformer. Au final, énoncer d’abord une Théorie de la justice antérieure à l’observation du réel et analyser ensuite le réel pour le qualifier sur le plan de l’éthique, cela ne comporte pas de contradiction dans la démarche. C’est identifier l’injuste sur la base claire d’un juste rationnellement défini.
Then, an important difficulty comes up, which concerns the scales issue directly and has to do with the coherence of the Rawlsian theory on which this whole argument is based: John Rawls himself applies his theory which he says is universal within the framework of nation states rather than on a global scale. When reading The Law of Peoples in which he endeavours to match the universalism of his […] Theory of Justice with the reality of a planet divided into nation states, we cannot contest that a problem arises. John Rawls advocates for a pluralist universalism, i.e. one that recognises the diversity of societies. The fact that the world is diverse deserves to be recognised as a collective wealth, which universalism could not suppress without great damage to all. However, reconciling particulars with universals supposes that particulars do not contravene universals and, therefore, that the social practices peculiar to a group or the laws peculiar to a state are not contrary to the values recognised as universal, values which, moreover, all UN member states have formally admitted as such. Where the legal principle of the hierarchy of norms requires that a decree cannot be contrary to the law, nor a law contrary to the Constitution, which in turn must not be contrary to the Declaration of Human Rights, the idea of ethical norm hierarchy accepts the diversity of social practice if, and only if, this practice does not go against universal principles. Yet, while wanting to infuse these principles in the reality of politics is a good thing, there is concern that some of John Rawls’ formulations – in his search for a “political conception of right and justice that applies to the principles and norms of international law and practice” (Rawls, 1993: 36) – renounce universalism. In The Law of Peoples, John Rawls distinguishes indeed between states he describes as being well-ordered, and states he describes as being outlaw regimes. The former include on the one hand liberal societies that act in accordance with human rights and citizen equality and, on the other hand, hierarchical societies that, without recognising social partners as equal citizens, still have a conception of justice aimed at the common good. The peaceful cohabitation of these two systems is possible if all the states renounce expansionist ambitions, while keeping the right to self-defence in case of aggression, and if internally they observe fundamental human rights. Outlaw states, on the contrary, have no conception of justice – as was/is the case in Nazi Germany/totalitarian states – and show expansionist behaviour – which is typical of imperial constructions, including the colonial empires in which European states have scorned the egalitarian values they were still claiming. However, to say that a state can be well-ordered, even if it accommodates a hierarchical society, because it is organised as per a conception of justice aimed at the common good, and because it observes fundamental human rights, does not fully agree with universalism, and even includes internal contradictions. John Rawls writes indeed that “hierarchical societies […] are well ordered in terms of their own conceptions of justice” (Rawls, 1993: 53). But does respecting fundamental human rights have meaning if we accept the unequal quality of people, which contradicts the principle stated in A Theory of Justice concerning the equal value of existence of social partners? This would equate to renouncing universalism and accepting communitarianism, since the conception of justice is specific to the society being considered. This assertion must not be construed as a principle legitimating communitarianism, but as the simple finding of what already exists, and we must recognise that what already exists, contrary to Rawlsian principles, is the reality we need to understand if we want to be able to transform it. In the end, stating first A Theory of Justice prior to observing reality, and then analysing reality to describe it at the ethical level, does not contain any contradiction in the approach, but contributes to identifying what is unfair on the clear basis of what is rationally defined as fair.
Micro-justice et macro-justice : penser le multiscalaire
Micro-justice and macro-justice: understanding the multi-scalar dimension of reality
Dans un réel multiscalaire, les interférences et les contradictions entre le local et les autres échelles géographiques conduisent à aborder les rapports entre ce qui relève de la micro-justice et ce qui relève de la macro-justice. Par micro-justice, il faut entendre la justice à l’échelle locale ou micro-locale. Elle commence à l’échelle de l’intimité familiale et se poursuit avec le voisinage immédiat, le quartier, ou même un peu plus, le village ou l’agglomération urbaine. En revanche et comme son nom l’indique, la macro-justice vaut pour les niveaux supérieurs de l’échelle spatiale, du régional au national et jusqu’à l’échelle de la planète.
In a multi-scalar reality, interferences and contradictions between local and other geographic scales bring us to tackle links between what has to do with micro-justice, and what has to do with macro-justice. Micro-justice here must be understood as justice on a local or micro-local scale. It starts at the level of family intimacy and expands to the immediate neighbourhood, the suburb or, even a bit wider, to the village or the town. On the other hand, as the name indicates, macro-justice is concerned with the higher levels of the spatial scale, from regional to national, up to the planetary level.
Le problème réside dans la non-congruence entre les échelles spatiales en matière de justice. Souvent, la micro-justice entre en collision avec la macro-justice. Mais, cette micro-justice en reste-t-elle alors vraiment une si tel est le cas ? Disons que la micro-justice est conditionnée par la macro-justice, et donc bridée par la macro-injustice dont elle peut éventuellement atténuer les effets négatifs sans jamais les gommer tout à fait. L’enseignement en offre une illustration. L’idée d’une école apportant aux enfants défavorisés ce qu’ils ne trouvent pas dans leur foyer est très séduisante. Beaucoup d’enseignants attachés aux valeurs républicaines s’efforcent de mettre en œuvre cette idée dans leur pédagogie : ils pratiquent une micro-justice. Cela étant, que pèse cette micro-justice, toujours bienvenue, si les structures de base du système d’enseignement et plus généralement du système social ne sont pas elles-mêmes justes, en l’occurrence si l’égalité des chances n’est pas respectée et si l’institution scolaire dans sa globalité est faite pour consolider les hiérarchies au lieu de viser le maximin. La réussite de certains élèves issus des milieux sociaux modestes ne doit pas masquer la réalité, à savoir que l’école reproduit les inégalités. La raison en est évidente : le système scolaire n’est qu’un sous-système du système social, et c’est donc ce dernier qui commande en dernier ressort.
The problem resides in the non-congruence between spatial scales where justice is concerned. Micro-justice often clashes with macro-justice, in which case, does it remain micro-justice? Let us say that micro-justice is influenced by macro-justice, and is therefore kept in check by macro-injustice; it can potentially mitigate the negative effects of macro-injustice without ever erasing them fully. Education illustrates this. The idea of a school bringing disadvantaged children what they cannot find at home is very attractive. Many teachers attached to republican values endeavour to implement this idea in their educational methods: they practice micro-justice. This being the case, what impact does micro-justice – which is always welcome – have if the basic structures of the educational system and, more generally, the social system are not actually fair, more specifically if equal opportunities are not respected, and if the schooling institution in its entirety is built to consolidate hierarchies instead of aiming for the maximin. The fact that students from modest social backgrounds succeed must not conceal reality, i.e. that schools reproduce inequalities. The reason for this is obvious: the school system is only a sub-system of the social system, and as such the latter has the last word.
Alors que l’enseignement donne à voir des pratiques de micro-justice bridées par la macro-injustice du système entendu comme structure de base, la géographie de la santé donne en France une illustration différente des contradictions entre les échelles de justice : une micro-justice qui aggrave la macro-injustice. Pour des raisons qui tiennent à un certain malthusianisme dans la formation des médecins et à leur liberté d’installation dans un contexte démographique de vieillissement augmentant les besoins, la répartition géographique des praticiens est très inégale sur le territoire. Se sont créés dans certaines campagnes, et même parfois en milieu urbain, des déserts médicaux où il est malaisé de trouver un généraliste disponible, et a fortiori un spécialiste. Pour répondre aux besoins et réduire les inégalités dans l’accès aux soins, des collectivités territoriales et des hôpitaux publics font venir des médecins étrangers. En réduisant de cette manière l’injustice que subissent les patients de certains territoires en France, on aggrave l’injustice à l’échelle internationale. Quand les praticiens concernés viennent d’un pays relativement démuni – de fait, beaucoup sont Roumains – on fait supporter à un pays pauvre les frais des longues études universitaire d’étudiants en médecine qui, une fois formés, ne soignent pas leurs compatriotes. La même critique vaudrait pour le système de santé britannique et d’autres. Cette question s’inscrit dans le problème plus général de la fuite des cerveaux qui veut que, à l’échelle du monde, c’est le Sud qui aide le Nord. Produire le juste de cette façon dans les pays riches, c’est produire l’injuste à l’échelle du monde… mais c’est bien l’organisation du monde, autrement dit une structure de base injuste, qui conduit aux décisions prises aux échelles inférieures.
While education shows micro-justice practices being kept in check by the macro-injustice of the system understood as the basic structure, health geography in France gives a different illustration of the contradictions between scales of justice: a micro-justice aggravating macro-injustice. For reasons due to a certain level of Malthusianism in the training of medical doctors, and to the latter’s freedom as to where they can set up their practice in a context of aging population with increasing medical needs, the geographic distribution of doctors is very unequal on the territory. Medical deserts have begun to appear in the countryside and even in urban areas, where it is difficult to find a general practitioner and a fortiori a specialist. In order to meet medical needs and reduce inequalities in access to medical care, some local authorities and public hospitals are bringing in doctors from foreign countries. By reducing in this way the injustice to which patients from certain territories in France are subjected, we aggravate injustice on an international scale. Indeed, when medical practitioners come from a relatively destitute country – in this case, many doctors in France come from Romania – we make a poor country pay the price: after years of medical university studies, once fully trained, medical doctors do not nurse their fellow countrymen. The same critique applies to the healthcare system of Britain and other countries. This issue is in line with the more general problem of the brain drain which requires that, on a global scale, it is the South which is helping the North. Producing fairness in this way in wealthy countries is to produce unfairness on a global scale… but it is indeed the way the world is organised, in other words an unfair basic structure, which leads to the decisions taken on the lower scales.
Généraliser le propos, c’est poser la question suivante : la justice à l’intérieur d’un territoire peut-elle se faire aux dépens de ceux qui résident hors du périmètre considéré ? À l’échelle internationale, est-il juste d’assurer des conditions de vie relativement bonnes à tous les résidents d’un pays si c’est par des moyens qui lèsent les habitants d’autres pays, ou du moins certains d’entre eux : faibles prix des matières premières, bas salaires, concentration des nuisances. La réponse est dans la question : c’est non ! La justice distributive dans les pays du Nord, au demeurant très imparfaite, n’est pas une justice quand elle est réalisée au prix du dumping social et environnemental dans les pays du Sud. Externaliser au-delà des frontières les coûts et concentrer à l’interne les avantages constitue en amont une profonde injustice qui invalide sur le plan éthique les redistributions éventuellement faites en aval. C’est porter à son paroxysme le comportement nimby (not in my backyard) consistant à refuser chez soi les charges d’une opération ou d’un système dont on confisque les avantages. C’est acheter la paix sociale avec l’argent des autres, l’injustice consistant à distribuer sur un territoire, fût-ce d’une façon égalitaire, une richesse prélevée indûment ailleurs[2], sauf, bien évidemment, s’il s’agit que le riche aide le pauvre, mais alors le prélèvement n’est pas indu. Inversement, un aménagement utile à l’échelle d’un État – un aéroport, un barrage hydro-électrique ou tout autre grand équipement – impacte directement un lieu précis et peut constituer une injustice envers ses habitants, mais le problème n’est pas exactement identique car l’intérêt général est alors mieux identifiable et les indemnisations, si la procédure est faite correctement, rétablissent la justice[3].
Generalising the subject begs the following question: can justice inside a territory be done at the expense of those who reside outside of the perimeter under consideration? At the international level, is it fair to ensure relatively good living conditions for all the residents of a country if it entails using means that wrong the inhabitants of other countries, or some of them (e.g. low price of raw materials, low salaries, concentration of pollutions)? The answer is in the question: a definite no! Distributive justice in the countries of the North, which incidentally is highly imperfect, is not justice when it is carried out at the cost of social and environmental dumping in the countries of the South. Outsourcing costs beyond national borders, while focusing the advantages within national borders, constitutes a deep injustice upstream that ethically invalidates any potential downstream redistribution: this represents an extreme development of the not-in-my-backyard attitude that consists in refusing at home the costs of an operation or a system for which the advantages are confiscated. It equates to buying social peace with someone else’s money, the injustice consisting in distributing on a territory, even equally, the wealth taken wrongfully elsewhere[2], except of course, if it is a matter of the rich helping the poor, in which case the levy is not undue. Conversely, a useful facility on a national scale, such as an airport, a hydro-electric dam or any other major infrastructure, has a direct impact on a specific location and can constitute an injustice towards its residents; although the problem is not exactly the same in that the general interest can be identified better and, if the procedure is done correctly, indemnification restores justice[3].
Prioritaire parce qu’elle est celle de la structure de base fondamentale, l’échelle mondiale est la moins soumise à une autorité légitime ! La mondialisation soumet de plus en plus le sort des hommes à ce qui se passe à l’échelle de la planète et les rapproche par les nouveaux moyens de communication et d’information. Cette intégration des lieux, inégalitaire, fait que le monde est peut-être devenu le village que nous décrit Marshall McLuhan (McLuhan, 1967), mais un village qui n’aurait pas de maire à sa tête ! C’est que, Hubert Vedrine (ministre français des Affaires étrangères de 1997 à 2002) l’a souvent souligné, malgré l’usage courant du terme, il n’y a pas de communauté internationale à strictement parler. Fait défaut pour cela une convergence d’intérêts entre les États suffisante pour créer entre eux une véritable communauté à l’échelle du monde.
Having priority as the basic structure, the global scale is that which is the least subjected to a legitimate authority! Because of globalisation, people’s fate is increasingly subjected to what happens on the scale of the planet, while the new means of communication and information bring them closer. With this unequal integration of places, the world might have become the village described by Marshall McLuhan (McLuhan, 1967), but a village with no mayor! As often pointed out by Hubert Vedrine (French Minister of Foreign Affairs from 1997 to 2002), despite the fact that this expression is used commonly, there is no international community strictly speaking. This is due to the lack of convergence of interests between states, which would have been sufficient to create a real global community.
La conséquence évidente est que les biens publics mondiaux ne sont pas administrés au bénéfice de tous les habitants de la planète, ou pas administrés du tout. Qu’il s’agisse de biens physiques – l’océan, la qualité de l’air, l’environnement, la biodiversité – ou des biens immatériels – la paix, la sécurité, la santé publique – la justice voudrait que tous les hommes y aient accès et qu’aucun État ne se les approprie ou ne les détériore. Pour la raison évidente que ces biens publics sont mondiaux, il serait logique et de l’intérêt collectif que leur gestion soit faite à l’échelle mondiale. Or, il n’en est rien. Certes, et ce n’est pas rien, l’Organisation des Nations unies existe, en charge du maintien de la paix, et, à travers ses agences, de beaucoup d’autres questions d’importance majeure. Mais l’efficacité de ces organismes dépend de la bonne volonté des États membres. Les enjeux mondiaux et de long terme se heurtent donc aux rivalités entre les États et au rapport de forces qui existe entre eux. Parler d’incohérence d’échelles, c’est édulcorer ce qui est plutôt une injustice commise par les États les plus puissants.
The obvious consequence is that global public goods are not administered in favour of all the planet’s inhabitants, or are not administered at all. Whether physical goods such as the ocean, air quality, the environment and biodiversity, or immaterial goods such as peace, security and public health, justice requires that all men have access to them, and that no state appropriates or damages them. For the obvious reason that these public goods are global, it would be logical and in everyone’s interest to have them managed on a global scale. Yet, it is not at all. Of course and it is worth something, the United Nations exist, in charge of maintaining peace and, through its agencies, many other issues of major importance. However, the efficiency of these organisations depends on the goodwill of member states. Moreover, global and long term issues come up against rivalries and power relations between states. To speak about the incoherence of scales, is to tone down what is rather an injustice committed by the most powerful states.
Parce que les États exercent, par définition, une fonction de souveraineté, les frontières qui les séparent constituent les discontinuités spatiales majeures en matière fiscale, sociale et environnementale. Dans une économie mondialisée, une frontière est un outil pour produire l’injustice au bénéfice de ceux, firmes multinationales et personnes physiques, en capacité d’en tirer profit. On sait que les firmes multinationales sont devenues telles pour réaliser des surprofits à travers les manipulations comptables qu’elles nomment du doux euphémisme d’optimisation fiscale : le territoire réticulaire de ces firmes n’est pas indépendant des territoires étatiques, mais s’y inscrit pour échapper à l’impôt. Est-ce juste ? Clairement non. Est-ce légal ? Pas toujours. Bien entendu, les filiales à l’étranger n’ont jamais été interdites, mais créer des filiales boîtes à lettres qui n’ont pas de véritable fonction autre que de soustraire à l’impôt des bénéfices réalisés ailleurs, c’est mettre en place un dispositif qui a pour objectif de commettre une infraction : il y a alors abus de droit susceptible d’une qualification pénale. La mondialisation confère ainsi au maillage politique de la planète une nouvelle signification. Concrétisant la territorialité des lois, les frontières créent l’hétérogénéité juridique de la planète et, paradoxalement, elles accélèrent du coup la mondialisation. Pour bien comprendre, se représenter une planète sans frontière est un détour méthodologique utile[4]. L’absence des frontières veut dire qu’il y aurait partout la même loi. Avec des conditions identiques partout pour les impôts, pour les salaires, pour la protection sociale et pour l’environnement, quel avantage y aurait-il à délocaliser à des milliers de kilomètres la fabrication de biens destinés à une clientèle proche ? Aucun. Ne seraient pris en considération que les faits objectifs tels que les facteurs naturels (les matières premières, les sources d’énergie), la répartition de la population et les distances. En toute logique, les échanges internationaux seraient moindres. On objectera qu’une telle configuration serait impossible dans un système capitaliste qui produit l’inégalité des territoires et qui, par un effet de retour, utilise cette inégalité pour fonctionner. Soit, mais cela n’interdit pas de penser à ce que serait une configuration différente si cela permet de mieux comprendre la configuration existante. En tous les cas, c’est une illusion de croire que les frontières constitueraient des entraves à la mondialisation. Dans le monde post-westphalien où la souveraineté des États est battue en brèche par le pouvoir des firmes multinationales, les frontières étatiques ont l’effet inverse. Elles font le lit de la mondialisation et surtout, elles font de celle-ci un processus injuste. Le cas limite est celui des paradis fiscaux où les grandes entreprises et les grandes fortunes dissimulent leurs avoirs. On a alors affaire au binôme infernal micro-territoire/macro-injustice.
Because by definition states exercise a function of sovereignty, the borders separating them constitute major spatial discontinuities in fiscal, social and environmental matters. In a globalised economy, a border is a tool to produce injustice in favour of those, such as multinationals and natural persons, that can take advantage of it. We know that multinationals realise huge profits through accounting manipulations they euphemistically refer to as tax optimisation: the territorial network of these firms, which is not independent of state territories, enables them to evade tax. Is this fair? Clearly not! Is this legal? Not always. Of course, there has never been a prohibition on creating subsidiaries overseas; but creating shell companies that do not have any other purpose than subtracting from taxes benefits realised elsewhere, equates to establishing a system that aims at committing an infraction, in which case there is abuse of law likely to cause sentencing. As such, globalisation confers a new meaning to the planet’s political network. By giving concrete expression to the territoriality of laws, borders create the legal heterogeneity of the planet and, paradoxically, they speed up globalisation in the process. For a better understanding, imagining a planet without borders is a useful methodological detour[4]. The absence of borders means that the same law would apply everywhere. With identical conditions everywhere concerning taxes, salaries, social welfare and the environment, what would be the advantage of relocating the manufacturing of goods intended for a clientele nearby, thousands of kilometres away? None. Only objective facts would be taken into consideration such as natural factors (raw materials, energy sources), population distribution and distance. Logically, there would be less international exchanges. We will object that such a configuration would be impossible in a capitalist system that produces territorial inequality and that, in return, functions on the basis of that very inequality. So be it, but we can still imagine a different configuration if it helps us understand the current configuration better. In any case, believing that borders represent a hindrance to globalisation is an illusion. In the post-Westphalian world where state sovereignty is diminished by the power of multinationals, state borders have the opposite effect. They pave the way for globalisation and, above all, they turn it into an unfair process. A borderline case in this regard is that of tax havens where large firms and large fortunes conceal their assets, in which case we have to deal with the diabolical micro-territory/macro-injustice pair.
Voir comment l’architecture institutionnelle des territoires produit l’injustice, si elle résulte ou non d’un processus démocratique et en quoi elle influe sur la qualité de vie des individus, c’est donc analyser une structure de base pour une approche spatiale de la justice qui ne saurait se limiter à sa dimension distributive. C’est ce que Nancy Fraser met en évidence quand elle reconnaît le même droit pour tous à participer à la sphère politique et à décider en fonction de l’intérêt général. Elle rejoint, ce faisant, le principe kantien de la finalité de la personne et le principe rawlsien de l’égale valeur d’existence des êtres humains. Mais, elle soulève aussi un problème difficile concernant la mise en œuvre de ces principes démocratiques sur le terrain : quel est le périmètre de l’intérêt général, et qui est légitime pour en dessiner les contours ? C’est également la question que pose Michaël Walzer lorsque, à partir de la maxime voulant que « ce qui touche tout le monde doit être décidé par tout le monde », il écrit :
To see how the institutional architecture of territories produces injustice, whether it results or not from a democratic process, and how it influences the quality of life of individuals, is to analyse a basic structure for a spatial approach of justice that could not be limited to its distributive dimension. This is what Nancy Fraser highlights when she acknowledges the same right for all to take part in the political sphere, and to decide according to general interest. In so doing, she agrees with the Kantian principle of a person’s purposefulness and with the Rawlsian principle according to which the value of existence of all human beings is equal. However, she also raises a difficult question concerning the implementation of these democratic principles on the ground: what is the perimeter of the general interest, and who has legitimacy to outline it? This is also the question Michaël Walzer asks when, based on the maxim which requires that “what touches all should be decided by all”, he adds:
« Mais à partir du moment où l’on commence à inclure tous les gens qui sont touchés ou affectés par une décision donnée, et pas simplement ceux dont les activités quotidiennes subissent les effets de cette décision, il est difficile de savoir où s’arrêter […] C’est ainsi que le pouvoir se trouve déplacé des associations locales et des communautés, et qu’il vient de plus en plus à résider dans une association qui inclut toutes les personnes intéressées – en l’occurrence l’État (et en dernier lieu, si nous poursuivons la logique de ce qui est susceptible de “toucher”, l’État mondial) » (Walzer, 2013, p. 405).
“But once we begin including all the people who are touched or affected by a given decision, and not just those whose daily activities are directed by it, it is hard to know where to stop […] So power is drained away from local associations and communities and comes more and more to reside in the one association that includes all the affected people – namely, the state (and ultimately, if we pursue the logic of “touching”, the global state)” (Walzer, 1993: 292).
S’agissant du périmètre de l’intérêt général et donc du maillage politico-administratif examiné au regard de l’éthique, deux tendances contraires s’observent, l’une au regroupement et l’autre à la fragmentation. L’émergence de blocs économiques macro-régionaux est une tendance lourde de notre époque, l’Union européenne offrant l’exemple le plus convaincant d’une intégration réussie, malgré les turbulences subies à chacune de ses étapes, sa fragilisation par le départ annoncé du Royaume-Uni et, plus grave, le déficit démocratique de ses institutions. Il en est d’autres, notamment l’Aléna (Accord de libre-échange nord-américain) en Amérique du Nord, le Mercosul (Marché commun du Sud) et la CAN (Communauté andine) aujourd’hui associés dans l’Unasur (Union des nations sud-américaines) en Amérique du Sud. Ces intégrations produisent-elle plus d’égalité entre leurs habitants ou aggravent-elle les inégalités socio-spatiales internes ? Il n’existe sans doute pas de réponse uniforme à cette question, mais cette dernière a le mérite de dire dans quelle direction poursuivre les investigations : les économies les plus puissantes sont-elles les principales bénéficiaires du processus, comme donneraient à le penser l’Allemagne dans l’Union européenne, le Brésil dans le Mercosul et les États-Unis dans l’Aléna ? Mais, est-il certain que les pays périphériques de ces associations, le Mexique dans l’Aléna, le Paraguay dans le Mercosul et la Grèce dans l’Union européenne, iraient mieux s’ils n’y avaient pas adhéré ? La question peut être ainsi formulée : s’intégrer dans un ensemble dominé par un centre, est-ce faire le choix de devenir une périphérie interne entraînée par le centre, au moins à terme, et donc de vivre mieux que si l’on restait une périphérie externe. Autrement dit, l’intégration macro-régionale rapproche-t-elle du maximin à l’interne ? Et, si oui, éloigne-t-elle du maximin les pays situés en dehors ou certains d’entre eux ? Dans cette hypothèse, problème d’échelle récurrent, se trouve de nouveau interrogée la légitimité d’une justice spatiale organisée dans les limites d’un périmètre aux dépens de ceux qui résident au-delà.
Concerning the general interest perimeter and, therefore, the political-administrative network examined from an ethical point of view, two opposite tendencies can be observed: one concerns grouping and the other dividing. The emergence of macro-regional economic blocks is a strong tendency of our era, with the European Union offering the most convincing example of successful integration, despite the unrest suffered at each one of its stages, despite its weakening due to the announced departure of the United Kingdom and, more importantly, despite the democratic shortage of its institutions. There are others, such as the North American Free Trade Agreement (NAFTA), the Common Market of the South (MERCOSUR) as well as the Andean Community, which is today associated with the Union of South American Nations (USAN) in South America. Do these integrations produce more equality between their inhabitants, or do they make internal socio-spatial inequalities worse? There is probably no standard answer to this question, although it does indicate the direction which investigations should be following: are the most powerful economies the main beneficiaries of the process, as we have been led to believe by Germany in the European Union, Brazil in MERCOSUR and the United States in NAFTA? However, is it certain that the peripheral countries of these associations, e.g. Mexico in NAFTA, Paraguay in MERCOSUR and Greece in the European Union, would be better off if they had not become members? The question can be posed as follows: does becoming integrated into a whole dominated by a centre, equate to choosing to become an internal periphery driven by the centre, in the short term at least, and therefore to leading a better life than if one had remained an external periphery? In other words, does macro-regional integration bring one closer to the maximin in the case of an internal periphery? And if so, does it move countries situated outside or some of them away from the maximin? In this hypothesis holding a recurrent scalar issue, the legitimacy of spatial justice organised within the limits of a perimeter at the expense of those who reside beyond, is questioned once again.
La dynamique inverse, à savoir la fragmentation territoriale, n’est pas moins puissante. Amorcé à l’issue de la Grande Guerre par la création de nouveaux États en Europe centrale, le processus s’est poursuivi avec les décolonisations postérieures à la Seconde Guerre mondiale et s’est accentué avec le démembrement de l’Union soviétique et ses répercussions. On a vu plus haut l’exemple catalan, mais la liste serait longue ailleurs des aspirations au séparatisme : le Pays Basque en Espagne même, l’Écosse au Royaume-Uni, la Corse en France, le Québec au Canada… Comme le montre la Catalogne, il faut dans ces affaires considérer deux points distincts mais souvent imbriqués, la justice distributive d’une part et la reconnaissance des identités collectives d’autre part. Les Écossais qui militent pour l’indépendance veulent confisquer à leur profit les revenus du pétrole plutôt que les partager avec les autres Britanniques ; néanmoins, ils constituent une nation historiquement distincte de l’Angleterre et ils peuvent plaider leur cause au titre du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Qu’un référendum ait tranché en Écosse par la victoire des unionistes (2014) n’empêche pas que la question se trouve posée de nouveau par le choix exprimé à l’échelle du Royaume-Uni de quitter l’Union européenne (2016) alors que, dans leur grande majorité, les Écossais ont voté, eux, en faveur du maintien dans l’Union. Même mélange d’égoïsme territorial et de revendication identitaire quand la Slovénie s’est dissociée de la Yougoslavie : une république fédérée relativement développée qui ne voulait plus payer pour le Monténégro, mais qui, aussi, ne se sentait aucune affinité culturelle avec les autres républiques réunies par les grandes puissances dans un État multinational sans l’avis des populations concernées. La dislocation de l’Union soviétique à l’initiative des républiques baltes confirme que le séparatisme s’alimente de revendications économiques et de revendications identitaires. Au demeurant, ces dernières peuvent être exclusives. Ainsi en est-il du mouvement nationaliste corse : bien que l’île risque d’y perdre beaucoup sur le plan économique, les partisans de l’indépendance appuient leur engagement sur le fait que, selon eux, il existerait un peuple corse qui, comme tel et comme tous les peuples, a droit à son indépendance[5].
The opposite dynamic, i.e. territorial fragmentation, is no less powerful. Initiated at the end of WWI with the creation of new states in Central Europe, the process continued with decolonisation after WWII, and was emphasised with the break-up of the Soviet Union and its repercussions. We saw the Catalan example above, but the list of regions aspiring to separatism is long: the Basque country in Spain, Scotland in the United Kingdom, Corsica in France and Quebec in Canada, among others. As shown by Catalonia, in these matters, one needs to consider two distinct, although often interlinked, points: distributive justice on the one hand, and the recognition of collective identities on the other. The Scots, who militate in favour of independence, want to confiscate to their benefit the oil revenues rather than share them with other British regions. Nonetheless, historically they constitute a nation which is distinct from England and they can plead their cause on the grounds of the right of nations to self-determination. The fact that a referendum in Scotland came out in favour of the Unionists (2014), does not prevent the question from being posed once more by the choice expressed on the scale of the United Kingdom to leave the European Union (2016) when, in their great majority, the Scots as to them voted for remaining in the Union. The same combination of territorial selfishness and identity claim occurred when Slovenia broke up with Yugoslavia: a relatively well-developed federated republic that no longer wanted to pay for Montenegro, but that also did not feel any cultural affinity with the other republics that had been gathered by the great powers into a multinational state, without consulting the populations concerned. The dismantling of the Soviet Union on the initiative of the Baltic republics, confirms that separatism is fuelled by economic and identity claims. Incidentally, identity claims can be exclusive. This is the case of the Corsican nationalist movement: although the island runs the risk of losing a lot economically, the supporters of independence rely on the fact that, according to them, there is a Corsican people that, as such and as for all peoples, is entitled to its independence[5].
Quelle que soit la réponse donnée à ces revendications, il est devenu politiquement impossible de les ignorer et de les taire aujourd’hui à une opinion publique informée en temps réel des affaires du monde et attachée aux valeurs démocratiques. De plus et paradoxalement, la mondialisation a indirectement accéléré l’émergence des séparatismes. La crainte, fondée ou non, que la mondialisation gomme les particularismes et produise une planète appauvrie sur le plan culturel, pousse en effet les hommes à renforcer leurs identités collectives locales et régionales pour mieux se différencier des autres. Par réaction à une échelle mondiale perçue comme menaçante, les échelles géographiques inférieures reprennent ainsi un poids qu’elles semblaient avoir perdu dans la perception que les hommes ont des territoires.
Irrespective of the answer given to these claims, today it has become politically impossible to ignore them and to conceal them from a public opinion which is informed in real time about international current affairs, and which is attached to democratic values. Moreover, and paradoxically, globalisation has indirectly accelerated the emergence of separatism. Whether or not it is justified, the fear that globalisation erases particularisms and produces a culturally impoverished planet, has indeed been pushing people to reinforce their local and regional collective identities, in order to distinguish themselves better from others. In reaction to a global scale perceived as threatening, lower geographic scales have been gaining more weight which they seemed to have lost in people’s perception of territories.
Agir dans le multiscalaire
Action in a multi-scalar world
S’il est vrai que chacun vit quotidiennement le local, la formule selon laquelle il faudrait penser global et agir local a le mérite de souligner qu’une intervention au niveau micro ne peut se dispenser d’une réflexion au niveau macro. Toutefois, s’il fait sienne l’idée que la macro-justice est une condition de possibilité d’une micro-justice véritable, l’individu attentif aux affaires du monde ne peut en rester là et tiendra qu’il faut à la fois penser et agir global et local.
If it is true that each person lives daily at the local level, the formula according to which we should “think at the global level and act at the local level” calls for pointing out that, intervention at the micro level cannot happen without reflecting at the macro level. However, if they adopt the idea that macro-justice is a condition for potentially real micro-justice, individuals who pay attention to global current affairs cannot leave it at that, and will argue that we need to think and act at the global and local levels at the same time.
Agir pour la justice à l’échelle du monde est chose à la fois difficile et prioritaire. C’est l’échelle qui conditionne tout le reste, a fortiori avec la mondialisation, et aussi celle qui semble échapper à l’emprise du simple citoyen. Mais, sous des formes différentes et parce que chaque échelle dispose d’une marge d’autonomie par rapport aux autres – le niveau macro conditionne les niveaux inférieurs mais ne détermine pas la totalité de ce qui s’y passe – il est possible de vivre la citoyenneté aux différents niveaux de l’échelle spatiale.
Taking action for justice at the level of the planet is a difficult enterprise and a priority at the same time. It is the scale that conditions everything else, with globalisation a fortiori, and also that which seems to escape the grasp of simple citizens. However, under different forms and because each scale has a margin of autonomy in relation to others – the macro level conditions lower levels but does not determine everything that takes place in them – it is possible to experience citizenship at the different levels of the spatial scale.
Le principe de subsidiarité, s’il est mis en œuvre dans l’administration des territoires, dit aussi comment l’exercice de la citoyenneté se module selon les échelles de gouvernement. Son idée est simple : ne dessaisir un groupe d’une compétence que dans le cas où un groupe de niveau supérieur est à l’évidence mieux à même d’exercer cette compétence. Cela constitue aujourd’hui un principe juridique de base des relations entre l’Union européenne et ses États membres. À l’intérieur des territoires étatiques, il prend la forme de la décentralisation qui attribue le pouvoir décisionnel aux citoyens des différents niveaux de l’administration territoriale dans les domaines de compétence à eux reconnus.
The principle of subsidiarity, while it is implemented in the administration of territories, also describes how exercising citizenship is adapted according to scales of government. The idea underlying this principle is simple: removing a jurisdiction from a group should only happen in the case where a group from a higher level is manifestly in a better position to exercise that jurisdiction. Today, this constitutes a basic legal principle of relations between the European Union and its member states. Inside state territories, it takes on the form of the decentralisation which attributes decisional power to the citizens of the different levels of the territorial administration with recognised jurisdictions.
Bien évidemment, le problème n’est pas seulement technique. Demeure en effet posée une double question : d’une part, qu’est-ce qui relève de la décision locale et qu’est-ce qui doit relever d’un niveau supérieur, d’autre part, qui a la légitimité pour en décider et organiser en conséquence la hiérarchie des unités administratives. La question est donc fondamentalement politique car certaines forces sociales ancrent leur suprématie sur le contrôle de tel ou tel territoire. En France, on le sait, les révolutionnaires ont créé les départements dans un souci de rationalité et d’égalité entre les territoires, et aussi pour éviter que les forces réactionnaires ne fassent renaître la féodalité en activant les réseaux dont elles gardaient le contrôle à l’échelle de régions plus vastes. Au Brésil, c’est le municipe qui a été instrumentalisé par l’oligarchie foncière : posséder la terre, c’était aussi contrôler les hommes qui la cultivent et consolider son pouvoir local, dans un système où, longtemps, il allait de soi que détenir la propriété du sol et détenir le pouvoir ne faisaient qu’un.
Of course, the problem is not just technical and a double question remains: on the one hand, what concerns local decision and what must concern a higher level, and on the other, who has legitimacy to decide upon that and, consequently, to organise the hierarchy of these administrative units? The issue is fundamentally political in that certain social forces ensure that their supremacy is rooted in the control of some territory or other. In France, as is well known, the revolutionaries created départements for the sake of rationality and equality between territories, as well as to prevent reactionary forces from reviving feudalism by activating the networks they kept controlling at the level of vaster regions. In Brazil, it was the municipe which was exploited by the land oligarchy: owning the land also meant controlling the people who cultivate this land, and consolidating one’s local power in a system where, for a long time, it went without saying that owning land equated to holding power.
Que les groupes dominants utilisent certaines échelles pour défendre leurs intérêts, cela validerait a contrario un positionnement rawlsien définissant dans l’équité la carte administrative et la répartition des compétences, ou, pour dire autrement la chose, organisant ces structures de base derrière un voile d’ignorance. Rêverie ? Non, mais référence permettant de qualifier au regard de l’éthique le maillage territorial existant, et outil pour déterminer dans quel sens le modifier.
The fact that dominant groups use certain scales to defend their interests, would a contrario validate the Rawlsian positioning which defines the administrative map and distribution of jurisdictions according to the principle of equity or, in other words, which organises these basic structures behind a veil of ignorance. Is this a delusion? No, but it is a reference that makes it possible to ethically assess the existing territorial division, and a tool to determine the direction in which it should be modified.
Se déclarer « citoyen du monde » est une réponse donnée à l’absence d’autorité jouissant d’une légitimité démocratique à l’échelle mondiale. C’est aussi réagir contre l’injustice en quoi consiste le fait que les biens publics mondiaux ne sont pas gérés dans l’intérêt collectif et en vue du long terme. Cette citoyenneté virtuelle se concrétise notamment dans l’action des Organisations non gouvernementales (ONG). Présentes dans les trois domaines essentiels que sont l’action humanitaire, les droits humains et les problèmes environnementaux, elles choisissent pour beaucoup d’entre elles des noms qui affichent leur positionnement mondialiste : Médecins sans frontières, Médecins du Monde, Amnesty International. Devenues de grosses structures, elles sont insérées de plusieurs façons dans le jeu des acteurs mondiaux. Certaines bénéficient du statut d’observateurs à l’ONU, ce qui les conduit à opiner sur des sujets qui concernent la planète, à quoi s’ajoute, non moins précieuse, la fonction tribunicienne qu’elles exercent en tant qu’organisations indépendantes des États et donc plus libres de dénoncer ce qu’elles estiment devoir l’être.
Declaring oneself to be a citizen of the world is a response given to the absence of authority enjoying democratic legitimacy at global level. It is also reacting against injustice, as when global public goods are not managed in the interest of all or in the long term. This virtual citizenship is given concrete expression in the action of non-governmental organisations (NGOs) in particular. Present in the three essential domains of humanitarian action, human rights and environmental issues, many NGOs chose names displaying their internationalist positioning: Doctors without Borders, Médecins du Monde, Amnesty International. Having become large structures, they are entwined in several ways into the interplay of global actors. Some benefit from the status of observers at the UN, which brings them to give their opinion on matters concerning the planet, in addition to the no less significant pleading function they exercise as state-independent organisations, making them more free to denounce what they deem fit.
C’est aux échelles inférieures que la citoyenneté passe du virtuel au réel et s’exerce notamment par le vote. En tant qu’institution détentrice de la souveraineté et reconnue par le droit international, l’État est le niveau territorial le plus important. Les États peuvent d’ailleurs appliquer une sorte de subsidiarité inverse[6] : en l’absence d’autorité supra-étatique pour traiter d’un sujet majeur et si un accord international concernant ce point n’est pas respecté, ils peuvent – doivent ? – s’emparer du problème. Le cas de la lutte contre le réchauffement climatique est ici exemplaire. On le sait, le Président Trump a décidé que les États-Unis quittent l’Accord international sur le climat signé à Paris en 2016. Ainsi, un bien public mondial d’importance vitale est menacé par un État qui défend son intérêt à court terme contre l’intérêt à long terme de toute l’humanité. Cela constitue évidemment une très grave injustice… et une décision tout à fait stupide car se soustraire à ses responsabilités en une telle matière, c’est agir contre tous : les autres… et aussi soi-même. Les autres États signataires ont alors pour seule réponse raisonnable le respect des engagements pris pour créer un rapport de forces capable de contraindre l’État récalcitrant.
It is on the lower scales that citizenship goes from the virtual to reality, and is exercised by voting in particular. The state, as the institution holding sovereignty and recognised by international law, is the most important territorial level. States can in fact apply a sort of reversed subsidiarity[6]: in the absence of supra-state authority to deal with a major subject, and if an international agreement concerning this point is not observed, they can – must? – take over the matter. The fight against global warming is a good example of this. As occurred recently, President Trump decided that the United States was to leave the Paris Agreement on Climate Change signed in 2016. As a result, a global public good of vital importance is being threatened by one state defending its interest in the short term, against the long term interest of the whole of humanity. This does of course constitute a very serious injustice… and a rather idiotic decision at that, for to escape one’s responsibilities in such a way, is to act against everyone: the others… as well as oneself. The only reasonable response the other signatory states have, in this case, is to fulfil their own commitments to create power relations capable of forcing the recalcitrant state to comply.
Agir à un niveau inférieur pour changer la donne à un niveau supérieur est donc possible. En d’autres termes, la micro-justice peut avoir indirectement une influence sur la macro-justice. Agir dans le multiscalaire, c’est ainsi appliquer sa responsabilité dans les différents niveaux scalaires, selon les sujets que désigne le principe de subsidiarité, en sachant que les échelles interfèrent les unes sur les autres et que, pour bridée qu’elle soit par le cadre contraignant des échelles supérieures, la justice produite à un niveau ébranle le système dans son entier. Elle peut mettre en évidence l’injustice de certaines dispositions en vigueur ailleurs et donc accélérer la prise de conscience de ceux qui en sont victimes. Qu’une municipalité, par exemple, décide la gratuité des transports publics pour des catégories défavorisées ne manque pas d’interroger d’autres villes sur la pertinence de la mesure et d’y inciter les usagers à réclamer des mesures identiques. À une plus vaste échelle, cela fait poser la question de la mobilité comme un droit pour tous et fait comprendre son importance pour la recherche d’un emploi. Une mesure prise à une échelle peut ainsi exercer un effet de levier sur d’autres sujets et à d’autres échelles, la circulation de l’information à l’heure du numérique, permettant que l’aspiration à la justice progresse et ouvre la voie à la justice elle-même : la force des idées a toujours existé, mais les nouvelles techniques d’information et de communication la décuple. L’échelle micro-locale elle-même influe sur les échelles supérieures, y compris l’échelle mondiale lorsqu’il s’agit d’un haut-lieu, c’est-à-dire d’un lieu investi d’une charge symbolique puissante conférant à ce qui s’y passe et à ce qui s’y dit une portée sans égale. Un haut-lieu est aussi un haut-parleur, une caisse de résonance d’où l’on peut s’adresser au monde et par lequel le micro-local rejoint l’échelle mondiale.
Taking action at a lower level to change the order at a higher one is therefore possible. In other words, micro-justice can influence macro-justice indirectly. To take action in the multi-scalar world is to apply one’s responsibility in the different scalar levels, according to the subjects designated by the principle of subsidiarity, knowing that scales interfere with one another and that, as restrained as it is by the constraining framework of higher scales, the justice produced at one level affects the whole system. It can bring to the fore the injustice of certain provisions in force elsewhere, and therefore speed up the awareness of those who are the victims of it. The fact that a municipality, for example, decides to give underprivileged categories free public transport, should raise questions as to the pertinence of such a measure in other cities, and incite commuters to ask for similar measures. On a wider scale, this raises the question of mobility as a right for all, and brings one to understand its importance when searching for a job. As such, a measure taken at a specific level can exercise a lever effect on other subjects and scales, where the circulation of information in the digital era makes it possible for one’s aspiration for justice to progress, and lead the way to justice itself: while the power of ideas has always existed, new information and communication technologies have increased it tenfold. The micro-local scale itself influences higher scales, including the global scale when it concerns a nexus, i.e. a place invested with a powerful symbolic charge conferring unparalleled consequences upon what takes place and what is being said in it. A nexus is also a loudspeaker, a resonance chamber from where we can address the world, and through which the micro-local meets up with the global scale.
Conclusion
Conclusion
La présente réflexion se doit de revenir à l’événement qui l’a fait naître : la revendication sécessionniste de certains Catalans et l’opposition des autres à une telle idée. Ce texte n’a pas la prétention de donner réponse à ce cas précis. Il s’agissait plutôt, à partir de cette affaire, de s’interroger sur le positionnement méthodologique à adopter pour identifier le juste dans l’enchevêtrement des échelles géographiques : comment traiter de la justice spatiale dans un monde globalisé que nous percevons comme un système, mais dont nous avons du mal à déchiffrer la complexité. Or, précisément, c’est parce que le monde est complexe que nous avons besoin de principes éthiques universels énoncées rationnellement en amont de l’observation des faits. Penser la justice dans un premier temps rend possible dans un deuxième temps d’intervenir le plus équitablement qu’il se peut dans le champ du réel, c’est-à-dire le champ du politique. Faire avec le réel – comment faire autrement ? – requiert de rester ferme sur les principes. On pensera que ces principes sont une utopie. Pourquoi pas ? Ils sont une utopie, mais positive et qui permet d’agir en gardant le cap, sans s’égarer dans les chemins tortueux du champ politique.
Let us go back to the subject that gave rise to this reflection: the secessionist claim of some Catalans and the opposition of others to such an idea. This text does not claim to be able to offer an answer to this specific case. The idea is, rather, based on this case, to question the methodological positioning to be adopted in order to identify fairness in the confusion of geographic scales: how to deal with spatial justice in a globalised world which we perceive as a complex system we find difficult to decipher. Yet, it is precisely because the world is complex that we need universal ethical principles to be set out rationally prior to observing the facts. Conceiving of justice at first, makes it possible to intervene subsequently as equitably as possible in the reality field, i.e. the political field. Dealing with reality – what else can we do? – requires us to remain firm on the principles. We might think of these principles as being utopian… why not? They are utopian, but they are also positive and make it possible to take action while keeping one’s course, without getting lost in the tortuous paths of the political field.
Procéder ainsi, c’est aller de l’abstrait au concret. C’est penser l’universel pour agir dans le particulier. C’est imaginer ce qui n’est pas pour mieux déchiffrer ce qui est et mieux concevoir ce qui pourrait être.
To proceed this way is to go from abstract to concrete. It is to conceive of the universal so as to take action in the particular. It is to imagine what is not, so as to better decipher what is and better conceive of what could be.
[1] On se limitera ici aux données permettant de comprendre la crise et d’en tirer des enseignements concernant la notion de justice spatiale. La documentation mobilisée est celle fournie par la presse espagnole, mais ne seront pas détaillées les péripéties du conflit politique qui oppose les indépendantistes catalans et le gouvernement central de Madrid.
[1] I will limit myself here to information allowing a better understanding of the crisis, and to the conclusions that can be made with regard the notion of spatial justice. The documentation used was taken from the Spanish press; however, I will not cover here the twists-and-turns of the political conflict opposing Catalan Separatists and the central government of Madrid.
[3] Dans un tel cas, les personnes qui s’estiment lésées ne manquent pas de faire valoir leurs droits. En revanche, personne ne propose jamais de verser une contribution personnelle lorsqu’un aménagement collectif valorise son patrimoine.
[3] In such a case, those who feel wronged make sure to assert their rights. On the other hand, no one ever offers to make a personal contribution when a collective installation increases the value of their property.
[4] L’exercice a d’ailleurs le mérite de rappeler que la configuration géopolitique existante n’est pas la seule possible. Ce faisant, il met à mal l’argument des conservateurs selon lequel il n’y aurait pas d’alternative.
[4] This exercise at least recalls that the current geopolitical configuration is not the only one possible. In so doing, it harms the conservatives’ argument according to which there is no alternative.
[5] La réponse donnée par le Conseil constitutionnel sur le plan du droit, selon laquelle il n’y a pas de peuple corse et seulement un peuple français dont la population de la Corse fait partie, n’a pas résolu le problème sur le plan politique.
[5] The answer given by the French Constitutional Council as far as the law is concerned, and according to which there is no Corsican people but only a French people which includes the population of Corsica, did not solve the problem politically.
[6] Bertrand Zuindeau a développé cette idée de « subsidiarité descendante » dans son article « Équité territoriale et développement durable, état des lieux théoriques et perspectives », in David Blanchon, Jean Gardin et Sophie Moreau (éd.), Justice et injustices environnementales, Paris, Presses universitaires de Paris Nanterre, 2012.
[6] Bertrand Zuindeau developed the idea of “descending subsidiarity” in his article “Equité territoriale and développement durable, état des lieux théoriques and perspectives”, (Zuindeau, 2011).