Collectif Rosa Bonheur
La Ville vue d’en bas. Travail et production de l’espace populaire
Collectif Rosa Bonheur, Paris, Éditions Amsterdam, 2019, 240 p. | commenté par : Héloïse Nez
La Ville vue d’en bas du Collectif Rosa Bonheur est l’un de ces ouvrages qui pose une stimulante énigme sociologique : qu’est devenu le travail après la fermeture des usines ? Que font de leur journée les gens dont on dit qu’ils ne font rien ? Comment penser la ville et les quartiers populaires du point de vue de leurs habitants ? L’objectif est de comprendre les conséquences sociales et spatiales du processus de désindustrialisation à l’œuvre depuis les années 1970, en articulant une réflexion sur le travail et sur l’espace : « si la ville industrielle n’est plus, le travail dans la ville demeure » (p. 11). D’un point de vue scientifique, il s’agit de saisir les transformations des conditions de vie, de travail et d’habitat des classes populaires situées aux marges du salariat, en partant de leur point de vue plutôt que des catégories auxquelles elles sont assignées. L’objectif est donc aussi politique, en tordant le cou à un certain nombre d’idées reçues sur les « inactifs », les « chômeurs » et les « assistés » qui vivraient dans des « espaces relégués » et des « ghettos ». Le principal mérite de l’ouvrage est de remettre ainsi en question les représentations médiatiques et politiques dominantes sur les classes populaires et les quartiers populaires.
Pour relever ce défi, une équipe de sociologues à l’université de Lille a mené l’enquête pendant cinq ans, de 2011 à 2015, à Roubaix. Suite au déclin de l’activité mono-industrielle du textile, ce cas d’école incarne le passage d’une ville industrielle à une ville postfordiste dans laquelle plusieurs générations populaires font face à une éviction structurelle de l’emploi salarié. Cette commune la plus pauvre et l’une des plus inégalitaires de France, emblématique des villes touchées par la désindustrialisation, le chômage massif et l’effondrement de tout un système social, représente ainsi un véritable laboratoire pour les sciences sociales. L’analyse monographique s’appuie ici sur une solide enquête ethnographique, privilégiant les observations directes et les entretiens informels sur trois terrains principaux : les activités de réparation automobile dans la rue, les réunions de collectifs de femmes dans des ateliers au sein de centres sociaux, les travaux d’autoconstruction et d’autoréhabilitation des logements par leurs propriétaires. Les auteurs ont ainsi été « à la rencontre des classes populaires aux marges du salariat […] [afin] de discuter avec ces personnes et d’appréhender leurs pratiques quotidiennes, “vues d’en bas” » (p. 24).
L’entreprise est originale à plusieurs titres. Soulignons d’abord la signature collective de ce « projet de résistance politique à l’individualisation des modes de recherche et d’évaluation » (p. 218). L’annexe méthodologique revient sur cette démarche salutaire face à la mise en concurrence croissante dans l’enseignement supérieur et la recherche. Sont ainsi énumérés les nombreux impacts positifs d’un travail partagé à toutes ses phases, à commencer par la construction de l’objet au croisement de plusieurs spécialités thématiques (travail, habitat, famille, éducation, mobilisations), afin de saisir le plus d’aspects possibles de la vie quotidienne. Ensuite, c’est l’analyse même qui se révèle percutante, en proposant une grille de lecture théorique, définie comme matérialiste, pour aborder les transformations tant des mondes du travail contemporains que des espaces dans lesquels ils s’inscrivent. Elle s’inspire des travaux d’Henri Lefebvre et de la géographie marxiste, et s’appuie sur des échanges avec des chercheurs travaillant sur les mobilisations et le travail informel en Amérique latine et en Espagne. Trois concepts sont au cœur de cette analyse sociologique de l’organisation de la vie quotidienne dans les espaces désindustrialisés : le travail de subsistance, la centralité populaire et l’économie morale.
Le « travail de subsistance », défini dans le premier chapitre, correspond à l’ensemble des activités permettant l’accès à des ressources matérielles et symboliques, via l’entraide et l’échange, pour répondre aux besoins indispensables à la vie : se nourrir et s’habiller, rester en bonne santé, se loger correctement, avoir accès à des loisirs. Le Collectif Rosa Bonheur propose ainsi d’élargir la définition du concept de travail pour « envisager les façons dont le recul du salariat façonne les contours d’un travail populaire aux marges des marchés » (p. 42). Si les classes populaires se retrouvent souvent sans emploi, elles sont loin d’être pour autant inactives. Leur quotidien est marqué par un travail omniprésent, qui prend des formes diverses et précaires, entre emploi formel et activité informelle. Ce travail de subsistance se fait collectivement autour de liens de réciprocité et d’interdépendance, qui reposent sur les réseaux familiaux, amicaux, de voisinage ou communautaires. Il présente à la fois des vertus émancipatrices, en permettant aux individus d’échapper au contrôle entrepreneurial et de satisfaire une pluralité de besoins selon des rationalités plus sociales qu’économiques, et de nouvelles formes d’auto-exploitation configurant un quotidien instable et un avenir incertain. Les journées de travail sont longues et reposent sur une forte mobilisation de tous les membres de la famille, de telle sorte que « “ceux qui ne font rien” passent en réalité leur temps à travailler, mais il s’agit d’un travail qui ne s’articule pas avec une vie à soi qui serait son “à côté” : le travail a tendance à se confondre avec la vie même » (p. 63). Le travail de subsistance, en partie domestique, est principalement assuré par les femmes et repose sur une connaissance fine de la ville populaire, par exemple pour la récupération des déchets ou les consommations alimentaires. En retraçant une diversité de trajectoires à partir d’entretiens biographiques, les auteurs montrent que les parcours de vie sont très hétérogènes tout en étant largement semblables.
Le deuxième concept phare de la démonstration, celui de « centralité populaire », est développé dans le second chapitre. L’espace urbain est central car « il représente un point d’ancrage résidentiel qui devient une ressource pour les familles populaires, tout en constituant un point de départ pour les mobilités quotidiennes, les déménagements ou les migrations géographiques plus lointaines » (p. 76). Les classes populaires fabriquent la ville pour y produire des logements accessibles, des espaces de travail pour leurs activités et une offre commerciale adaptée. Sur le plan spatial, le travail de subsistance se déploie ainsi en dehors de l’usine, à l’échelle de l’habitat, du quartier et du domicile. Le cas de la mécanique automobile, au cœur d’un véritable système économique, est révélateur de cette reprise de contrôle des classes populaires sur leur territoire, « tant sa présence est prégnante sur les parkings, les trottoirs, dans les arrière-cours et les garages des logements, ou dans les nombreux hangars disséminés dans la ville » (p. 38). L’espace de travail et l’espace résidentiel sont fortement entremêlés : les femmes produisent des vêtements, des tricots, des services de repas, de coiffure ou encore d’esthétique, depuis leur domicile. La catégorie de centralité populaire permet ainsi de rompre avec l’image d’enclave de ces villes et d’opérer un changement de point de vue : « depuis » les classes populaires en marge du salariat, cet espace généralement considéré comme relégué est bien central. Dans la continuité de travaux de sociologie urbaine qui remettent en cause la figure médiatisée du ghetto, l’ouvrage montre que l’ancrage n’exclut pas les mobilités quotidiennes, résidentielles et de migrations dans les parcours de vie : « Certes, le quartier est vécu comme un espace protecteur en raison du degré d’interconnaissance qui s’y manifeste, mais les déplacements hors de l’espace familier demeurent fréquents » (p. 95).
La troisième notion, articulée aux deux précédentes, est celle d’économie morale populaire, c’est-à-dire d’un ensemble de normes et de valeurs qui encadrent les pratiques des classes populaires et leur donnent sens. Le système social organisé autour de la famille et du quartier assure aux individus une protection et une forte intégration sociale face aux défaillances du marché et de l’État. Les communautés d’appartenance – basées sur les liens familiaux, la proximité géographique, les origines nationales, la religion ou encore des conditions d’existence partagées – jouent ainsi un rôle majeur, en reliant les individus par des liens de dépendance morale qui assurent leur reconnaissance mutuelle. Loin d’un retour à des solidarités familiales traditionnelles, ces solidarités sont construites autour de communautés fluctuantes qui ont été modifiées par la désindustrialisation. Les relations de réciprocité et d’entraide fondent ainsi « le sentiment d’appartenance à la famille, au quartier, à la ville, à la communauté religieuse ou nationale, mais pas aux classes populaires en soi » (p. 154). Le travail de subsistance procure donc des ressources symboliques, en plus de ressources matérielles et relationnelles, en attribuant à des personnes marginalisées un statut social et un prestige qui font sens localement et leur rendent une fierté et une respectabilité. Cette valeur morale a toutefois tendance à renforcer les logiques patriarcales : si les femmes prennent majoritairement en charge le travail de subsistance, elles restent assignées à des tâches et des rôles associés à des compétences perçues comme féminines, et se trouvent davantage confinées dans l’espace privé du domicile ou les espaces semi-publics des centres sociaux, alors que les hommes investissent l’espace public de la rue.
Le dernier chapitre de l’ouvrage aborde la dimension politique du quotidien des classes populaires, en montrant que leur travail de subsistance est encadré et leur espace est contrôlé. Il recèle d’analyses pertinentes, par exemple sur la fonction d’encadrement joué par les associations locales, qui ont tendance à faire du travail de subsistance féminin un travail gratuit. C’est le cas lorsque des femmes sont incitées à organiser un repas festif dans un centre social pour répondre à une commande institutionnelle, sans que leurs savoir-faire ne soient tellement reconnus et surtout rémunérés. On peut toutefois regretter que l’action de ces structures ne soit pas resituée dans une histoire plus longue de l’éducation populaire, qui peut avoir des effets de disciplinarisation des individus et des groupes, mais aussi d’émancipation sociale et politique. La conclusion sur une « mise au pas de l’autonomie des classes populaires », en mettant dans le même sac le travail normatif des travailleurs sociaux, les interventions policières contre les activités jugées illicites et les politiques de rénovation urbaine, paraît à cet égard un peu rapide. La diversité et l’évolution des pratiques et des postures professionnelles dans les centres sociaux, qui font l’objet d’une réflexivité collective et d’un projet politique à l’échelle nationale depuis le début des années 2000 (au-delà de l’entreprise individuelle de quelques « alliés de l’intérieur » ici décrite), pourraient être davantage discutées. De la même manière, il est étonnant que les mobilisations populaires et les politiques de rénovation urbaine soient mentionnées en se référant si peu à leur trajectoire historique dans la ville de Roubaix, marquée notamment par la lutte des habitants de l’Alma Gare contre la rénovation de leur quartier.
Comme toute grille de lecture, celle proposée par le Collectif Rosa Bonheur permet d’éclairer certains phénomènes sociaux plus que d’autres. En croisant une approche de sociologie du travail et de sociologie urbaine, elle analyse finement les transformations à l’œuvre dans les conditions de travail et la production de l’espace dans les villes post-industrielles. Cette approche permet également d’aborder un ensemble de thématiques plus secondaires dans l’ouvrage, relevant par exemple des relations familiales ou de l’institution scolaire. Elle reste partielle sur la dimension politique du quotidien populaire, en abordant les questions d’engagement et de mobilisation principalement sous l’angle des résistances à bas bruit et des formes d’encadrement par le tissu associatif local. La mobilisation des travaux existants sur les luttes urbaines et les pratiques participatives à Roubaix – comme les conseils de quartier, qui font l’objet d’une courte critique ne reposant sur aucun matériau empirique, ou la table de quartier mentionnée sans expliciter le projet politique dans lequel elle s’inscrit – permettrait de compléter et d’affiner le panorama. Les auteurs, qui prétendent partir de l’expérience propre des exclus du salariat, pourraient également interroger davantage la notion de « classes populaires » centrale dans leur analyse, tant elle semble faire peu sens pour les personnes rencontrées. Ils montrent bien que ce terme est trop large, en précisant que leur étude concerne une « fraction particulière, située aux marges du salariat, dont le quotidien et les trajectoires sont profondément marquées par la fin de la ville industrielle » (p. 19), mais sa dimension subjective pourrait être davantage prise en compte. Par ailleurs, si la conclusion revient sur l’hétérogénéité des classes populaires, traversées par des rapports sociaux de genre et de race, la dimension ethnoraciale est peu développée dans l’analyse. Malgré ces limites, l’ouvrage offre une lecture originale et percutante pour comprendre les transformations à l’œuvre dans la ville post-industrielle du point de vue des populations habituellement invisibles et stigmatisées.