Laurent DAVEZIES
La crise qui vient, la nouvelle fracture territoriale
Le Seuil, coll. La république des Idées, 2012, 117 p. | commenté par : Bernard BRET
Pourquoi parler d’une crise qui vient alors que la crise est bien présente, et ce depuis plusieurs années en France comme dans d’autres pays européens ? Parce que, explique Laurent Davezies, après la crise financière et bancaire dont on sait le coût humain, la crise des dettes publiques mise au jour à partir de 2011 aura un fort impact sur l’économie et risque de provoquer une fracture territoriale : il faut donc s’attendre à une aggravation de la crise.
Dans une publication antérieure (La République et ses territoires, 2008), l’auteur avait montré que la mobilité sous ses différentes formes oblige à examiner d’un œil neuf la répartition de la richesse sur le territoire national. Il rappelle ici que les richesses se créent de moins en moins là où les revenus se distribuent et là où la consommation a lieu, ce qui invite à une analyse fine des territoires, conduite à l’échelle des régions, des départements et des bassins d’emplois. Cette lecture du territoire français vise à répondre à deux questions : d’une part le territoire est-il productif (au sens du productif marchand), d’autre part le territoire est-il dynamique ? Le croisement de ces deux thèmes fait apparaître quatre France. La première est productive et dynamique : c’est celle des grandes villes, avec 36 % de la population. La deuxième ne produit pas beaucoup, mais elle est dynamique parce qu’y est dépensé de l’argent venu d’ailleurs (le tourisme et les retraites), à quoi s’ajoutent les salaires publics ; elle regroupe 44 % de la population, principalement à l’Ouest d’une ligne allant de Cherbourg à Nice. La troisième France est productive, et néanmoins peu dynamique : ce sont les bassins industriels déprimés, dans la moitié Nord du pays, où vivent 8 % de la population. Enfin, la quatrième France est peu productive et peu dynamique : dans cette France déjà atteinte par le déclin industriel, surtout dans le Nord-Est, vivent 12 % de la population nationale grâce aux injections de revenus sociaux.
Ce que révèle cette différenciation des territoires en France, c’est que les finances publiques et les transferts sociaux ont été jusqu’à aujourd’hui d’efficaces amortisseurs de la crise en termes de revenus, d’emplois et de consommation. Dans le même temps que, restructuration oblige, la production marchande opposait de plus en plus des territoires en essor et des territoires en perdition, les inégalités de revenu par habitant entre les régions, les départements ou les zones d’emploi n’ont cessé de se réduire (p. 51), et cela moins par une action ciblée de l’Etat en direction des lieux sinistrés que par les processus assurant mécaniquement la solidarité territoriale : les effets territoriaux les plus puissants des politiques publiques, nous dit l’auteur, tiennent, curieusement, à leur caractère non territorialisé (p. 52). Les chiffres sont là, qui obligent à reconsidérer la question des inégalités territoriales. Il faut certes voir où la richesse est produite, mais voir aussi où elle est consommée. Le PIB informe sur le premier point, mais c’est le revenu qui est l’indicateur adéquat pour le second. Il faut notamment abandonner le cliché suranné et aujourd’hui parfaitement inexact d’une capitale qui se nourrirait du reste du pays et appauvrirait la province. C’est tout le contraire : l’Ile-de-France transfère une part significative de son PIB vers les autres régions et produit beaucoup plus de richesse qu’elle n’a de revenu. A l’inverse, si tant de territoires vivent encore bien, ou ne survivent pas trop mal, c’est en consommant une richesse produite ailleurs…. dans la capitale et les métropoles.
Ce que cette analyse fait craindre en conséquence, c’est que l’assèchement des finances publiques leur fasse perdre leur capacité à amortir ! Dans ce scénario prévisible implicitement contenu dans le titre de l’ouvrage, que deviennent les territoires qui dépendent beaucoup des transferts sociaux ? La crise de la dette publique et le nécessaire ajustement structurel des finances auront, dans un futur proche, un impact violent sur les territoires déjà fragiles aujourd’hui. Laurent Davezies ne noircit pas le tableau et décèle les opportunités qui peuvent s’offrir à certaines régions. Mais, au-delà du cas français, l’important de son propos réside dans ce qu’il a de valeur générale. C’est d’abord, tout le livre le montre, que la différenciation nécessaire du territoire pour ce qui est de la création de richesse n’implique pas l’inégalité des personnes à proportion de la part que prend leur lieu de résidence dans la production. L’Etat apporte au système une régulation spatiale automatique, outre ses interventions d’aménagement explicitement territorialisées… où l’on retrouve le problème de la mobilité : faut-il aider la mobilité des entreprises pour qu’elles créent des emplois là où la population en manque (jobs to people) ou faut-il pousser les hommes à bouger et à aller là où il y a des emplois (people to jobs) ? Ces thèmes sont l’occasion d’une réflexion finale sur la notion même d’équité territoriale dont la pertinence est contestée par certains et qui, pour tous, appelle débat.
C’est donc là un livre fort qui, à partir d’une analyse intelligente de l’espace social et économique de la France, soulève et discute des questions théoriques de première importance.