Matthieu Adam, Emeline Comby (dir.)
Le capital dans la Cité. Une encyclopédie critique de la ville
Éditions Amsterdam, 2020, 460 p. | commenté par : Max Rousseau
Le titre et le sous-titre (Une encyclopédie critique de la ville) du Capital dans la Cité affichent d’emblée la couleur : cet ouvrage collectif coordonné par les géographes lyonnais Matthieu Adam et Emeline Comby couronne la (re)montée en puissance, sensible depuis une dizaine d’années en France, des approches critiques sur les processus d’urbanisation contemporains. L’histoire est désormais bien connue : les années 1960 et le début des années 1970 ont constitué la grande époque de la sociologie urbaine marxiste française et de ses multiples apports analytiques, théoriques et empiriques. Ce courant a rencontré un intérêt considérable outre-Manche et outre-Atlantique, irriguant les critical urban studies, avant de se diffuser plus largement encore à l’international grâce à une série de revues (Antipode, International Journal of Urban and Regional Research, Environment and Planning, Urban Studies, etc.). Ironiquement, c’est au milieu des années 1970, alors que David Harvey publiait Social Justice and the City, consacrant l’avènement des critical urban studies, que ce courant disparaît des radars français au profit d’objets plus consensuels, avant de revenir timidement en grâce ces dernières années. Ce livre a donc pour premier mérite de réancrer des approches critiques de l’urbain dans un pays dont elles ont été longtemps évincées : à ce titre, sa parution doit être saluée à sa juste valeur.
Tout en s’inscrivant dans une filiation néomarxiste clairement revendiquée dans l’introduction, l’ouvrage s’adosse à de multiples approches critiques récentes de l’urbain et, ce faisant, propose un panorama critique des principaux processus travaillant la ville sous le capitalisme tardif. De ce point de vue, le choix assumé du coordinateur et de la coordinatrice de refuser d’intégrer deux des concepts largement passés dans le débat public (la gentrification et la métropolisation) à la liste des entrées de cette encyclopédie, au nom d’une volonté « de donner de la place à d’autres notions » (p. 24) peut aisément s’entendre (et ce même s’il aurait pu être intéressant, justement, de déconstruire la manière dont ces concepts ont évolué au fil de leur traduction dans l’espace public) ; d’autant que la gentrification – ou plutôt plusieurs sous-concepts récents – revient en filigrane, à juste titre, dans nombre de notices (par exemple, l’« écogentrification » évoquée par Flaminia Paddeu dans la notice « Agriculture urbaine », la « gentrification touristique » évoquée par Anne-Cécile Mermet et Ola Söderstrom dans la notice sur Airbnb, etc.).
Par ailleurs, le souci affiché par Matthieu Adam et Emeline Comby dès l’introduction, et constamment poursuivi dans l’encyclopédie, de réancrer les urban studies anglophones dans leur filiation française, est salutaire. Ce dialogue entre les deux traditions critiques est de fait constamment poursuivi tout au long de l’ouvrage. De fait, la plupart des notices entremêlent des approches théoriques contemporaines, souvent issues des études urbaines anglophones, avec des enquêtes empiriques fines. Or si la géographie anglophone est parvenue à urbaniser (et plus généralement, à spatialiser) le néomarxisme en constituant un arsenal conceptuel extrêmement riche et éclairant au fil du temps, nul n’ignore les reproches fréquemment adressés à cette école en matière de démonstration empirique. De ce point de vue, Le capital dans la Cité démontre une nouvelle fois tout l’intérêt d’une fécondation mutuelle entre les théories de la géographie anglophone radicale et les monographies des sciences sociales de l’urbain (Rousseau, 2013).
Au gré de ses intérêts, le lecteur aura donc tout loisir de parcourir les rues de Reykjavik pour découvrir les ravages souvent invisibles du capitalisme de plateforme (Anne-Cécile Mermet et Ola Söderström), celles de Rabat (Maroc) pour comprendre les faux-semblants de la smart city (Hind Kedira), ou encore les rives des lacs savoyards pour expérimenter la privatisation de l’accès à la nature (Alice Nikolli). Ce détour par le terrain est d’autant plus bienvenu qu’il repose sur le choix de mettre en lumière non seulement des exemples attendus (la région parisienne, Lyon, Lille, Montpellier, etc.) mais aussi des territoires plus souvent délaissés par les études critiques qui ont longtemps pêché par leur net tropisme pour les « villes globales ». Les villes paupérisées et les villes des Suds ont donc également leur place dans Le capital dans la Cité, témoignant là encore des évolutions récentes des études urbaines critiques internationales.
Exercice toujours délicat pour ce type d’ouvrages, la sélection de notices s’avère excellemment conçue. Au regard de l’évolution des études urbaines critiques, on peut la diviser en trois catégories. Une première série de notices propose un regard réactualisé au plan théorique et nourri d’exemples récents sur des thèmes relativement classiques, et donc importants, de la recherche urbaine (art, contrôle, imagerie, marketing, démolition, désindustrialisation, éducation, logement social, mobilité, périurbanisation, reconquête des fronts d’eau, renouvellement urbain, ville durable). Une deuxième série de notices explore des thèmes plus récemment saisis par les sciences sociales critiques de l’urbain (adaptation au changement climatique, austérité, données, financiarisation, réseaux techniques, smart city, vacance). Enfin, une troisième série présente des thèmes sans doute moins communément associés aux critical urban studies (espace public sonore, indésirables, migration, précarité, privatisation, rente, verticalisation, zones logistiques). Ce choix s’avère particulièrement heureux : il fournit en effet au lecteur peu familier de ces approches un panorama relativement complet et actualisé de la recherche urbaine critique, tout en appâtant le lecteur plus au fait des études urbaines radicales, notamment grâce à cette troisième série.
Lire un tel ouvrage collectif constitue évidemment un acte éminemment subjectif, et le lecteur ou la lectrice pourra soit « piocher » selon ses centres d’intérêt (avant de rebondir vers d’autres parties du livre grâce au système de renvois à la fin de chaque notice), soit tout simplement… lire le volume d’une traite, ce qui est facilité par l’écriture vivante et le travail éditorial de grande qualité. Il serait donc effectivement vain de prétendre restituer ici toute la richesse de chacune des entrées, mais je voudrais seulement donner quelques exemples illustrant l’originalité et la diversité des approches critiques réunies. L’entrée sur l’adaptation au changement climatique (Anne-Lise Boyer) analyse finement les enjeux de la contradiction clé de l’urbanisation capitalocène : les villes sont les principaux centres d’émissions de gaz à effet de serre, mais aussi des cibles particulièrement vulnérables des pires conséquences du dérèglement climatique. L’entrée sur les données (Matthieu Adam et Hervé Rivano) dissèque les étapes conduisant à la valorisation de l’« l’eldorado numérique » et en tire les conséquences urbaines, qui concernent tant la montée des inégalités que celle de la société de surveillance, et que la standardisation de l’expérience vécue. L’entrée sur la rente (Aurélie Delage) rappelle que cette dernière, qui reste fondamentale dans la production de l’espace urbain contemporain, n’en reste pas moins éminemment relative et sélective. C’est ce que prouve l’échec du projet d’aménagement de la gare de Perpignan dans l’optique de l’arrivée du TGV : l’opérateur s’est cassé les dents sur la ville périphérique au centre paupérisé ; et le centre de services et de commerces flambant neuf est finalement resté à l’état de friche. Mal aiguillée par ses « yeux plus gros que la rente », la finance se révèle en définitive être un tigre de papier. L’entrée sur les réseaux techniques (Daniel Florentin et Jérôme Denis) plonge le lecteur dans le monde souterrain et trop souvent méconnu des infrastructures cruciales de la vie quotidienne (eau, électricité, assainissement). En analysant finement la gestion de ces équipements, les auteurs mettent en lumière les apports d’une gestion « patrimoniale » des réseaux qui permet aux collectivités de reprendre la main sur les opérateurs privés, avant, qui sait, de pouvoir prétendre piloter un tournant écologique désormais crucial. L’entrée sur l’austérité (Marie Bigorgne) propose quant à elle de déconstruire le regard habituellement porté sur elle (un remède édicté d’en haut, douloureux, mais inévitable) pour l’envisager comme un fait social total. Pour ce faire, elle étudie dans le détail la manière dont l’austérité s’impose progressivement dans une commune moyenne de la banlieue parisienne à la faveur d’un patient travail émanant notamment de bureaucrates locaux qui maîtrisent le langage technique et qui s’avèrent aptes à appliquer des tactiques permettant l’invisibilisation politique de l’austérité.
Le pari de ne pas cantonner ces analyses au seul champ académique est parfaitement tenu : ainsi, la plupart des notices affichent le souci de dépasser la seule critique pour proposer des alternatives concrètes en conclusion. Par exemple, dans la notice « Ville durable », François Valegeas, après avoir analysé le plein encastrement de ce mot d’ordre dans le capitalisme tardif, évoque finalement les résistances ordinaires, mais aussi les contre-projets actuels. Et d’ailleurs, au-delà des seules notices traitant frontalement la question environnementale, on note que cette dernière est également abordée dans d’autres chapitres qui en semblent pourtant a priori éloignés. L’écologie politique constitue ainsi une clé de voûte invisible de ce panorama des approches critiques de la ville. Ce constat reflète certes la montée en puissance actuelle des enjeux environnementaux dans la géographie critique en général, mais il sous-entend par ailleurs qu’à l’heure où les États et les instances supra-étatiques révèlent chaque jour leur problématique impuissance face à la destruction accélérée des écosystèmes, à la crise énergétique et au dérèglement climatique, les villes – peu importe leur localisation et leur place dans la division internationale – font de plus en plus figure de sites stratégiques ou s’inventeront peut-être de nouvelles solutions.
Il faut donc savourer la publication de ce volume et en profiter pour saluer la constance des éditions Amsterdam, qui, une dizaine d’années après leurs premières traductions françaises des textes de David Harvey puis de premiers ouvrages collectifs d’études urbaines critiques (Villes contestées, coordonné par Cécile Gintrac et Matthieu Giroud), continuent à jouer un rôle pionnier dans l’introduction de la géographie radicale dans l’espace francophone. Dans ce lent processus, Le capital dans la Cité marque une étape particulièrement importante, car il réunit une quarantaine d’auteur·e·s, souvent jeunes. Une telle démarche collective, qui constitue une nouvelle preuve de la vitalité de ces approches cruciales en ces temps incertains, n’aurait sans doute pas été possible ne serait-ce que dix ans auparavant. Raison de plus pour se réjouir encore de la parution de cet ouvrage !