Dave Eggers

Le Cercle

traduit par Emmanuelle et Philippe Aronson, coll. Bibliothèque du monde entier, Paris : Gallimard 2016 | commenté par : Sophie Didier

« SECRETS ARE LIES. SHARING IS CARING. PRIVACY IS THEFT »

Avec The Circle, roman récemment traduit en Français chez Gallimard, Dave Eggers opère une satire de la société du tout-connecté en confondant dans un même mouvement notre addiction contemporaine aux réseaux sociaux, la part croissante des systèmes de surveillance et d’évaluation dans notre vie quotidienne, et l’ethos de la transparence.

 

Dans un monde anticipant très légèrement sur le présent, le Cercle, sorte de méga réseau social combinant les pouvoirs actuels de Google, Facebook, Microsoft et autres, est en situation de quasi monopole mondial, contrôlant nos achats et notre identité numérique, prônant la participation et l’évaluation permanente de ses membres. C’est une habile synthèse de capitalisme aggressif, de créativité et d’angélisme béat, valeurs que ses trois fondateurs, les Three Wise Men, représentent chacun individuellement. Travailler au Cercle, on le comprend dès les premières pages du livre, est un rêve pour des milliers de jeunes, et notre héroïne, Mae Holland, jeune femme fraîchement recrutée grâce à l’entremise de son amie Annie haut placée dans la hiérarchie de l’entreprise, est éblouie par sa première visite du campus nord-californien qui devient son lieu de travail quotidien : « My God, Mae thought, it’s heaven ».

Mais comme on est dans la satire, on sent bien que ces premières lignes du roman vont nous mener précisément à l’opposé du Paradis… Tout infusé de références très malignes à Orwell et à Huxley, le roman met en scène l’ascension fulgurante de Mae au sein de l’entreprise, et sa déshumanisation progressive et terrifiante par sa trivialité : une habile série de dialogues socratiques mis au coeur du dispositif narratif du roman montre une Mae progressivement, très logiquement et sans aucun état d’âme amenée par ses interlocuteurs à énoncer personnellement les trois piliers totalitaires que le Cercle veut mettre en œuvre pour la société : « Secrets are lies », « Sharing is caring », et « Privacy is theft »

 

Au coeur du roman se trouve en effet une violente critique de la société de la transparence, d’abord dans ses dimensions d’effacement de la vie privée au profit d’une publicité 24/24 -une thématique largement explorée dans les unes des magazines s’interrogeant sur les adolescents d’aujourd’hui et leur usage des réseaux sociaux. Eggers a un moment de génie quand son héroïne, dans ses tâtonnements successifs pour grimper des échelons dans l’entreprise, met elle même en application ces principes et devient totalement transparente : affublée d’une caméra en permanence, elle devient la vitrine publique de l’entreprise mais en parallèle abandonne son droit à la vie privée. Deuxième dimension dans le roman, la transparence comme outil de réforme politique : il n’y a pas que Mae qui devienne transparente, les politiciens, puis finalement toute leur équipe dans une escalade de légitimité, décident de s’équiper de caméras en permanence : grâce à elles, plus de magouilles, plus de corruption… Eggers reprend intelligemment ici le thème rebattu d’une génération désabusée vis-à-vis du politique : le Cercle arrive même, avec le sytème Demoxie, à mettre en place un projet de démocratie directe… le seul problème étant bien sûr que c’est une entreprise privée, le Cercle lui-même, qui est à la manœuvre et qui organisera les élections !

 

Cette réflexion sur la transparence est l’ambition la plus réussie du livre. Eggers a été accusé par la critique de sacrifier ses personnages, il est vrai assez caricaturaux, aux exigences des thèses qu’il développe dans son roman. Mercer, l’ex-petit ami de Mae, joue par exemple le rôle de Jiminy Cricket du numérique, exprimant, par lettres interposées verbeuses – puisqu’il refuse évidemment d’utiliser email et réseaux sociaux – sa critique de la société du tout-connecté. Mae elle-même apparaît comme un personnage assez transparent – sans mauvais jeu de mot -, pas franchement sympathique, et plutôt mou dans ses valeurs et ses ambitions – qui se résument à prendre une revanche sociale non exprimée sur son amie Annie – : en fait, elle semble plus sortie d’une cour de collège qu’être une jeune femme de 25 ans, avec ses passions amoureuses changeantes, sa honte perpétuelle de ses parents, et surtout sa soif de reconnaissance et de visibilité :

 

« I want to be seen. I want proof I existed… Most people do. Most people would trade everything they know, everyone they know – they’d trade it all to know they’ve been seen, and acknowledged, that they might even be remembered. We all know the world is too big for us to be significant. So all we have is the hope of being seen, or heard, even for a moment. »

 

Elle serait plutôt, pour reprendre l’analogie orwellienne développée par Jan Chipchase – voir l’introduction du dossier thématique sur ce sujet – l’une de ces Little Sisters, les petites soeurs chipies pré-ado qui nous espionnent sur Facebook et passent leur temps à évaluer tout ce qui bouge. Pas dangereuse donc apparemment, et pourtant : Mercer fait tragiquement les frais de cette attention forcée globale à la suite d’une chasse à l’homme mondialisée, menée évidemment « pour son bien ». Eggers insiste, offrant de la nuance dans son appréciation des avancées du numérique : la technologie offre un potentiel libérateur, mais elle offre aussi un potentiel de servitude volontaire, et la plupart des projets brillants d’applications numériques proposés par les jeunes ingénieurs du Cercle dans le roman est à cheval sur ces deux extrêmes. Le Cercle amuse, mais pose en même temps de vraies questions sociales de fond sur notre usage du numérique et des réseaux sociaux en particulier.