Valentine ZUBER
Le culte des droits de l’homme
Gallimard, Bibliothèque des Sciences Humaines, Paris, 2014, 408 p. | commenté par : Bernard BRET
Parce qu’elle contenait les principes fondateurs d’une société nouvelle en train de naître, la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen (DDHC) a été l’objet d’une sorte de culte dès sa proclamation en 1789. Entendons par là que le document a été perçu comme porteur d’un idéal valable en tout lieu et en tout temps, et donc relevant du sacré. Son préambule le dit explicitement : il s’agit d’exposer les droits naturels, inaliénables et sacrés de l’homme. La DDHC, adoptée par l’Assemblée Nationale en présence et sous les auspices de l’Etre suprême serait-elle la laïcisation des valeurs évangéliques où elle trouverait ses racines ? L’iconographie le suggère. Les révolutionnaires se libéraient mal des représentations religieuses pour exprimer la valeur sacrée reconnue au politique. Le texte de la DDHC, dogme essentiel de cette « religion nouvelle » qui devait culminer avec la Fête de l’Etre Suprême, a été honoré d’un traitement particulier ; le graveur Le Barbier lui a conféré un caractère sacré en inscrivant ses articles sur des panneaux aux sommets arrondis évoquant irrésistiblement les Tables de la Loi. Avec des allégories représentant les idées nouvelles, cette image devenue classique devait marquer les esprits et faciliter leur adhésion à la Révolution. Afficher ces tables de la loi républicaine dans les lieux publics, c’était et c’est encore aujourd’hui un rappel de leurs droits aux citoyens et une invitation faite à eux à vénérer le credo révolutionnaire.
Tous ces faits autorisent Valentine Zuber à parler d’un culte et, pour reprendre ses propres termes, à entreprendre l’exploration des fondements, des formes et de la postérité de la religiosité civique (p. 12). Un plan simple pour traiter ce sujet : une première partie raconte l’écriture de la DDHC et comment ensuite ce modèle déclaratif a été questionné, une seconde partie explique le rôle joué par la DDHC dans la genèse de l’identité républicaine en France et la place qu’elle continue à occuper dans le débat politique.
La Déclaration de 1789 a subi des modifications dans les années qui ont suivi son adoption, en 1793 dans le sens d’une reconnaissance de droits plus étendus, notamment le droit à l’insurrection et le droit au travail, en 1795 quand la réaction thermidorienne marque un retour en arrière au point que n’est plus affirmée l’égalité en droit de tous à la naissance. Un dernier texte est encore adopté en 1848. Malgré ces versions successives, c’est bien la Déclaration de 1789 qui s’est imposée sur le long terme comme le texte de référence fondateur d’un monde nouveau. Fait important, c’est une Déclaration. Or, déclarer, c’est reconnaître et affirmer qu’au-dessus du droit positif existent des droits naturels qui obligent le législateur et doivent l’inspirer, idée qui s’attira les foudres de la pensée contre-révolutionnaire, d’Edmund Burke en Angleterre dès 1790 et, en France, de Joseph de Maistre et d’Hippolyte Taine. En revanche, c’est son incomplétude que d’autres reprochèrent à la Déclaration, et son insistance sur le droit de propriété. Karl Marx y voit la marque d’une bourgeoisie habillant sous des apparences universalistes la défense de ses intérêts de classe : interprétation démentie par la postérité qui a fait du document une sorte d’étendard contre l’oppression, au-delà des conditions historiques de sa formulation, comme si la bourgeoisie naissante s’était élevée au-dessus d’elle-même et avait proclamé des droits qui, ayant une portée universelle, pouvaient servir l’émancipation de tous, fût-ce même un jour contre les possédants. Jean Jaurès a cette lecture de la DDHC et souhaite en quelque sorte que le prolétariat la fasse sienne : après tout, proclamer le droit de propriété comme un droit naturel, n’était-ce pas prendre le risque que ceux qui n’ont rien revendiquent leur part au nom même de cette Déclaration qu’il serait alors erroné de réduire à sa dimension « bourgeoise » ? C’est en quoi la Déclaration est à la fois un aboutissement et un commencement. Aboutissement des idées semées par le Siècle des Lumières. Commencement d’un combat pour l’émancipation plus profonde et plus complète des opprimés, mais combat partout difficile : l’écart existant entre la DDHC et la pratique politique des gouvernements, y compris de ceux qui s’en réclament, a souvent été dénoncé. Le curieux de l’affaire est que cette critique conduit parfois à une critique de la DDHC elle-même, présentée comme un texte abstrait inapte à se concrétiser d’une façon crédible. Mais, la DDHC a-t-elle jamais prétendu correspondre aux pratiques politiques et sociales en vigueur ? La lire de cette façon est un grossier contre-sens. Elle ne dit pas ce qui est (à quoi servirait-elle dans ce cas ?), mais ce qui devrait être et, donc, ce vers quoi il faut tendre.
Pourquoi les hommes de la Troisième République, eux qui se sont affichés de la manière la plus nette comme les dépositaires de l’héritage révolutionnaire, n’ont-ils pas jugé à propos d’inscrire explicitement la DDHC comme texte de référence à leur action, privant ainsi de valeur juridique un texte dont la proximité est pourtant évidente avec les valeurs dont le régime se réclame et avec le système de gouvernement mis en place. Valentine Zuber explique le paradoxe par les conditions historiques de l’installation de la Troisième République : les lois de 1875 ont pris valeur constitutionnelle, ce qui a empêché par définition qu’une véritable Constitution soit posée au-dessus des lois et que, dans une logique de hiérarchie des normes juridiques, la DDHC soit elle-même placée au sommet du dispositif. Il en découlait des inconvénients majeurs : l’impossibilité de vérifier la constitutionnalité des lois et l’absence de garantie contre les manquements dont le pouvoir législatif se rendrait coupable à l’égard des libertés publiques…. raison pour laquelle, autre paradoxe, la Droite parlementaire se réclama de la DDHC pour se dire favorable aux congrégations, alors que, peu d’années auparavant, en 1898 et à l’occasion de l’Affaire Dreyfus, c’est la Gauche qui avait créé la Ligue des Droits de l’Homme.
Le culte rendu à la DDHC n’empêche pas qu’on puisse, ainsi que le demandait Emile Durkheim à la fin du XIX ème siècle, la considérer comme un objet de science plutôt que comme un objet de dévotion. Mais cette dévotion elle-même doit, comme toute religion, faire l’objet d’une approche scientifique. C’est ce que fait Valentine Zuber quand elle montre en quoi ce « credo » constitue le socle des idées républicaines bien avant que, reconnaissance tardive d’une réalité déjà ancienne, la DDHC ne soit mentionnée dans le préambule de la Constitution de 1946 et reprise dans celle de 1958 pour entrer explicitement quelques années plus tard dans le bloc de constitutionnalité. Bien avant que la DDHC n’entre dans le droit positif, il était apparu nécessaire d’ancrer ses valeurs dans la culture politique des citoyens comme autrefois on avait cherché à ancrer dans la culture religieuse des fidèles les préceptes évangéliques. Le terme de « catéchismes révolutionnaires » employé alors pour désigner les manuels encouragés par les autorités de l’Etat, modifié ensuite en « catéchismes républicains », dit explicitement la laïcisation en même temps qu’il vaut implicitement reconnaissance de cette filiation. Valentine Zuber en donne de savoureuses illustrations à différentes périodes et relate les débats passionnés auxquels certains de ces ouvrages ont donné lieu sous la Révolution, en 1848 et au début de la Troisième République. Là se trouvent en tous les cas la racine de l’enseignement de la morale dans l’école laïque et celle d’une Education civique qui ne se limite pas à la connaissance des institutions, mais expose aussi ce que doit être le comportement du bon citoyen.
En 1989, célébrer avec faste et solennité l’anniversaire de la Révolution c’était donc logiquement mettre aussi à l’honneur la DDHC. Il fallait considérer la Révolution comme un objet patrimonial gardant toute son actualité dans un monde où, selon le mot d’Edgar Faure qui présida la Mission officielle du Bicentenaire avant que l’historien Jean-Noël Jeanneney ne la conduise à son terme, il y a « encore des bastilles à prendre ». La fête devait par conséquent être davantage qu’un spectacle. De fait, 1989 vit la création de la Fondation des droits de l’homme et des sciences de l’humain et son installation dans la prestigieuse Grande Arche de la Défense, baptisée Arche de la Fraternité. Nombreuses furent les autres œuvres commémorant la DDHC, tel le monument édifié par la Ville de Paris au Champ de Mars, ou telle, plus connue, la réfection de la station Concorde du métro
Consécration et approfondissement du texte adopté par les révolutionnaires en 1789, la Déclaration universelle des Droits de l’Homme (DUDH) a été adoptée par l’ONU en 1948. Cette DUDH et les deux pactes de 1966, l’un sur les droits civils et politiques, l’autre sur les droits économiques et sociaux, constituent désormais la Charte internationale des droits de l’homme. Est-ce à dire qu’un véritable consensus soit aujourd’hui obtenu autour de ces valeurs, même si elles sont bafouées en trop d’endroits ? On hésite à l’affirmer à voir le terme de « droit-de-l’hommisme » par lequel certains cherchent à tourner en dérision ce qu’ils considèrent au mieux comme une posture bien-pensante et au pire comme une imposture. La pensée contre-révolutionnaire qui en conteste le bien-fondé n’a pas totalement disparu, mais elle pèse moins dans le débat que la dénonciation des droits de l’homme comme émanation d’un Occident dominateur désireux d’imposer à tous des valeurs qui lui seraient particulières alors même qu’il s’en est lui-même exonéré quand elles contrariaient ses ambitions. On a vu ainsi être formulées des déclarations des droits spécifiques à certaines aires culturelles, ce qui est clairement le refus d’une mondialisation vue comme l’occidentalisation de la planète. Ce défi appelle plusieurs réponses. L’une est d’ordre philosophique et se place sur le registre de la confrontation des idées : comment concilier l’universalisme avec les respect des identités particulières ? L’autre est politique et concerne l’effectivité des droits dans les pays qui s’en réclament, raison pour laquelle Valentine Zuber termine son ouvrage par l’examen du problème dans le pays qui s’en est fait le porte-drapeau : la France est-elle bien « le pays des droits de l’homme » ? Que là, comme partout, il soit difficile d’harmoniser la politique, et notamment la politique étrangère, avec le respect total de la DDHC, c’est ce qu’a montré le caractère éphémère du Secrétariat d’Etat aux Droits de l’Homme confié à Yama Rade par le Président Sarkozy. Doit-on en conclure qu’il faudrait être discret en la matière ? Non, mais plutôt qu’un partage des rôles y est sans doute souhaitable, entre les politiques qui travaillent dans « l’art du possible » et la société civile qui contrôle et exerce une fonction tribunitienne pour défendre une religion civile républicaine si l’on admet qu’une religion est un ensemble de croyances, de symboles et de rites relatifs aux choses sacrées portées par une société et échappant au débat (p. 362). Et pourtant, cette religion civile républicaine n’échappe pas au débat ! C’est que les droits de l’homme ne constituent pas des croyances issues d’une Autorité transcendante (un « Etre suprême ») comme le sont les religions stricto sensu, mais sont produits par la raison humaine. Plus qu’une religion, on devrait donc plutôt parler d’utopie, c’est-à-dire d’un idéal jamais atteint, mais toujours poursuivi.
Ainsi lue, le DDHC est une utopie positive qui garde une forte résonance dans le débat politique et qui la gardera jusqu’au moment – s’il arrive un jour – où ses principes seront vraiment respectés.