Camille Schmoll
Les Damnées de la mer. Femmes et frontières en Méditerranée
La Découverte, 2020, 248 p. | commenté par : Marie Dussaux
Les Damnées de la mer. Femmes et frontières en Méditerranée, paru en novembre 2020 aux éditions de La Découverte, saisit le lecteur par ses témoignages et son analyse de la vie des femmes aux frontières et des violences de genre sans tomber dans l’apitoiement et la condescendance. À travers ce livre, Camille Schmoll donne la parole à ces femmes, migrantes, rarement entendues dans les médias ou dans les discours politiques. Elle met en avant un pan des études migratoires peu investigué jusqu’alors, notamment en géographie, celui des femmes qui traversent la Méditerranée. L’auteure s’inscrit dans un champ scientifique humaniste : celui d’une approche critique et portant attention aux corps comme le fait la géographe Chadia Arab dans son ouvrage Dames de fraises, doigts de fée, les invisibles de la migration saisonnière marocaine en Espagne publié en 2018. Elle contribue ce faisant à renouveler les études migratoires, trop longtemps focalisées sur les statistiques, qui font courir le risque d’oublier que derrière les chiffres, il y a des êtres humains.
Directrice d’études à l’EHESS et membre de l’Institut universitaire de France, Camille Schmoll est également membre du laboratoire Géographie-cités et de l’institut Convergence migrations, un centre de recherche et d’enseignement affilié à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et à l’EHESS. Ses recherches croisent les thématiques des migrations avec celles du genre, des féminismes, des dynamiques spatiales, et ce à partir de plusieurs terrains d’enquête regroupant des lieux de départ, de transit et parfois d’arrivée : l’Italie, Malte, la France et le Maghreb.
Les Damnées de la mer. Femmes et frontières en Méditerranée est issu de son mémoire d’habilitation à diriger des recherches. Après une introduction dans laquelle Camille Schmoll revient sur les études migratoires déjà menées afin de cadrer son approche, l’ouvrage propose une restitution de la trajectoire migratoire, du départ jusqu’aux lieux de l’attente en passant par les conditions de vie particulières au cours de ces voyages. Une annexe méthodologique complète les cinq chapitres qui composent l’ouvrage en permettant de comprendre le travail de terrain dans les centres de rétention et dans ceux d’accueil.
Le premier chapitre donne la parole à Julienne, une femme camerounaise de 37 ans au moment du premier entretien. Retranscrire sans coupure les propos de quelqu’un est un choix rare. Ce parti pris répond à la volonté des femmes interrogées de raconter leur histoire, remettant ainsi en question la posture de certain∙e∙s chercheur∙e∙s qui peuvent prendre parfois la parole à la place de leurs enquêté∙e∙s. Des extraits d’entretiens menés avec d’autres personnes migrantes sont utilisés dans le reste de l’ouvrage de même que des observations détaillées des lieux tels que les centres de rétention.
Avec le deuxième chapitre, l’auteure explique les migrations qui traversent la Méditerranée. Elle aborde les facteurs de départ, les trajectoires de migrations ainsi que le traitement réservé aux migrants et surtout aux migrantes tout au long de leur parcours, rappelant que leurs motivations sont à « positionner le long d’un continuum articulant raisons individuelles et familiales, politiques et économiques, genrées et non genrées » (p. 58). Son approche se concentre sur les migrations féminines en mettant en évidence leurs spécificités. Ainsi, elle approfondit la notion de « migration autonome », souvent utilisée pour qualifier le cas des femmes qui partent en dehors du regroupement familial et sans leur mari. Cette expression, qui n’est par ailleurs jamais employée pour caractériser les hommes migrant seuls, entretient la vision caricaturale d’une migration féminine émancipatrice. Du reste, les femmes, tout comme les hommes, sont rarement seul·e·s au cours de leur voyage.
Le chapitre trois s’intitule « Archipels de la contrainte : l’arrivée en Europe ». L’auteure décrit les lieux dans lesquels les femmes sont enfermées à leur arrivée en Europe (hotspots) ainsi que les mesures politiques qui déterminent la suite de leur parcours. Ces lieux de détention sont également ceux des procédures administratives : identification et prise des empreintes digitales, obtention des titres de séjours ou obligation de quitter le territoire. Les migrant∙e∙s sont alors doublement enfermé∙e∙s : à l’échelle du bâtiment d’une part et à une « autre échelle d’emprisonnement, bien plus réelle encore, celle de l’île » (p. 95) d’autre part – de nombreux centres de rétention se trouvent sur des îles et Camille Schmoll étudie particulièrement ceux-ci. Les centres de rétention et les centres temporaires d’accueil, aux conditions de vie difficiles, sont des lieux de violences et gender blind (les rapports de domination entre genres n’y sont pas pris en compte).
Dans le quatrième chapitre, « Dans la marge : les paysages moraux de l’accueil », Camille Schmoll met en évidence la temporalité et la spatialité particulières des centres d’accueil et des centres de rétention. L’auteure reprend le concept de paysages moraux, ou moralscape, de l’anthropologue Arjun Appadurai. Ce concept décrit « la production de ces frontières, y compris dans leur dimension spatiale, dans un contexte où les sentiments moraux sont devenus un “ressort essentiel des politiques contemporaines” » (p. 135). L’étude des paysages moraux permet de comprendre les pratiques spatiales des femmes, l’organisation des espaces des centres, mais aussi des espaces publics qu’elles parcourent. Les paysages moraux sont également intersectionnels et produisent des peurs et des enjeux sur la place que les femmes et les hommes prennent ou qu’on leur donne. Utiliser le concept de paysages moraux permet « d’inscrire les situations observées dans un paysage de l’attente qui, certes, prend forme dans la singularité des contextes locaux et nationaux, mais qui participe d’un contexte plus global, du dispositif réticulaire et mondialisé » (p. 135). La chercheuse ajoute à ce concept la notion d’attente, explique la lenteur des décisions administratives, l’ennui des femmes au quotidien en rappelant qu’elles peuvent passer plusieurs mois enfermées dans les centres.
Le chapitre cinq est consacré aux « échelles de l’autonomie : corps, espace domestique, espace numérique ». Il met en avant les pratiques des migrantes dans les centres, leurs stratégies pour survivre à l’enfermement et à l’ennui. Camille Schmoll identifie trois aspects de réappropriation de la vie par ses femmes : leur corps, leur chambre et l’espace numérique. Certaines pratiques telles que les routines religieuses alimentaires ou l’utilisation de contraceptifs sont souvent décrites comme des éléments qui permettent de garder le contrôle sur leur vie et d’aller de l’avant. La photographie et notamment le selfie sont également une manière de mettre le corps en scène et de communiquer lorsqu’on est analphabète. Les chambres dans les centres ne sont pas individuelles, en conséquence les habitantes élaborent des tactiques pour recréer des lieux d’intimité à l’aide de draps ou de photos. Camille Schmoll montre comment elles s’approprient ainsi l’espace, y compris par l’utilisation d’internet comme moyen d’affirmation de soi et de communication.
La conclusion rappelle que les migrations féminines ne sont pas récentes. Si leur étude et leurs statistiques le sont, les femmes ont toujours fait preuve de mobilité. L’auteure interroge la vision des politiques migratoires qui se positionnent comme salvatrices des femmes ; elle rejette la figure de la « migrante-victime » tout autant que celle de la « migrante-héroïne » en incitant à dépasser cette lecture binaire.
Outre ses contributions géographiques, ethnographiques et politiques, l’ouvrage permet d’éclaircir le rôle que peut avoir la géographie dans l’étude de différents objets (genre, migration, frontière) et leur articulation. Il apporte une analyse sur les politiques publiques européennes migratoires qui renforcent les violences que subissent les migrant∙e∙s, et qui sont produites tant par la frontière que par les rapports de genre. Camille Schmoll met à profit une grille de lecture féministe pour révéler les formes de dominations et de violences systémiques que connaissent les migrantes lors de leur parcours.