Utopies et aspirations à la justice sont intimement liées. A l'opposé des constats désenchantés sur l’inaccessibilité de la justice dans le monde d'aujourd'hui, les utopies donnent forme aux aspirations à la justice et mettent l'esprit en chemin vers un monde que l'on veut meilleur. Pour qui se préoccupe de justice spatiale, le thème des utopies est riche d'enseignements et fournit des pistes nombreuses et fécondes. Réfléchir sur la justice a conduit de nombreux auteurs à ancrer leurs propositions en des lieux, fût-ce de manière métaphorique, comme si l'organisation juste du social passait nécessairement par l'organisation juste du spatial : en ce sens, la réflexion sur la justice spatiale procède souvent d'un geste utopique.
Utopias and yearnings for justice are very closely tied to one another. Unlike the disenchanted observations on the inaccessibility of justice in today’s world, utopias give shape to the cravings for justice and put the mind en route to what we hope would be a better world. The theme of utopias has a great deal to teach anyone concerned with spatial justice, providing plentiful – and productive – paths. Reflecting on justice has lead many authors to anchor their proposals, if metaphorically, in places as if the just organization of the social and the spatial necessarily went hand-in-hand: in this sense, reflection on spatial justice is often derived from a utopian gesture.
Bien sûr, il ne peut s’agir ici d’envisager ce que serait l’utopie univoque de la justice spatiale réalisée. Il faut considérer les tâtonnements utopiques dans leur diversité et dans leur historicité, en ce qu’ils sont porteurs d’aspirations et de représentations, et aussi d’expérimentations (fragiles, éphémères, contextualisées, bien sûr) et de cheminements vers plus de justice spatiale.
Of course, this article cannot envision what the unequivocal utopia of spatial justice fulfilled would be. Utopian trials and errors must be considered in their diversity and historicity, as bearers of yearnings and representations, as well as of course fragile, ephemeral, and contextualized experiments and movements towards more spatial justice.
Les utopies ont déjà été très largement explorées par les chercheurs : le présent numéro de Justice Spatiale / Spatial Justice présente autre chose qu'une collection d'articles sur l'historique des utopies, champ largement couvert par les historiens, les urbanistes, les philosophes… La dimension historique ne sera pas centrale ici, même si un retour sur ces analyses est fondamental pour comprendre les conditions de l'énonciation contemporaine de l'utopie en lien avec la justice. Si certains des articles ici proposés réfléchissent aux enseignements à tirer des utopies passées, c'est toujours en relation avec une utilisation au présent de cette pensée (voir notamment dans ce numéro l'article de Grégory Busquet sur Henri Lefebvre). Ce qui nous intéresse, c'est bien cette articulation d'un discours utopique avec des revendications très contemporaines pour plus de justice, et les enjeux spatiaux engendrés par cette articulation, qui mobilise des échelles très diverses, du mondial au communautaire, ce parfois dans des rapports mutuellement exclusifs ou contradictoires (ce que l’article de Yuval Achouch et Yoann Morvan éclaire bien, concernant l’incarnation compliquée des utopies sionistes).
Researchers have already very extensively explored utopias: this issue of Justice Spatiale/Spatial Justice wishes to present more than a collection of articles on the history of utopias, a field widely covered by historians, town planners, philosophers, etc. The historical aspect will not be central here, even if going back over these analyses is essential for understanding the conditions of the articulation of the contemporary form of utopia in connection with justice. If some of the articles offered here reflect on the lessons drawn from past utopias, this reflection is always related to the use of this philosophy in the present (see in particular in this issue the article by Grégory Busquet on Henri Lefebvre). What we are interested in is the connexion of a utopian discourse with very contemporary demands for more justice, and the spatial issues engendered by this expression, which mobilizes very diverse scales, from the world to the community, in relationships that are at times mutually exclusive or contradictory (which the article by Yuval Achouch and Yoann Morvan explains well, with regard to the complicated incarnation of Zionist utopias).
Loin de constituer un propos univoque et stabilisé, les discours utopiques sont pluriels et intimement ancrés dans leur temps. Il convient donc d’insister sur leur diversité. Ainsi, les textes proposés dans ce dossier renvoient à des propositions utopiques certes très différentes et échelonnées dans le temps en termes de générations utopiques, mais pour la plupart d'entre eux, ils sont ancrés dans le champ utopique contemporain et dans le bouillonnement actuel de la pensée et des propositions visant à une réforme parfois radicale de nos sociétés.
Far from being unequivocal or stable, there are many utopian discourses and they are firmly anchored in their eras. Therefore, their diversity must be stressed. The texts offered in this collection refer to utopian proposals that are indeed quite different and spread out over time in terms of utopian generations; but for the most part, these proposals are anchored in the contemporary utopian field and in the current ferment of thought proposing a reform (sometimes radical) of our societies.
L'article d’Harald Bauder renvoie ainsi aux interrogations, désormais formulées à l'échelle globale, sur la question des migrations internationales et l'émergence possible d'un droit de libre circulation qui deviendrait dès lors un droit fondamental. Quant à celui de Kelvin Mason, il analyse l'expérience de Christiania, expérience utopique urbaine danoise fréquemment évoquée dans les débats publics actuels au titre de sa longévité comme de son ampleur.
Harald Bauder’s article thus addresses the questionings, now global, on international migrations and the possible emergence of a right to free movement, which could become a fundamental right. Likewise, Kelvin Mason’s article analyzes the Christiania experiment, an urban utopian experiment in Denmark frequently mentioned in current public debates with regards to both its longevity and scale.
« Utopie pas morte ! »
“Utopia is not dead!”
La chute du mur de Berlin, en 1989, puis celle de l'Union soviétique et des régimes à elle inféodés, ont sanctionné la faillite d'un système prétendument socialiste et ont marqué l'utopie de discrédit pour les décennies ultérieures. Mais l'utopie portée par ce système était discréditée bien avant cet effondrement. Elle avait perdu sa légitimité pour avoir produit plus d'injustice que les situations qu'elle était censée corriger : le « socialisme réel » construit sur la base d'un socialisme autoproclamé scientifique[1] s'est révélé être une faillite. L'ankylose du système productif a sanctionné l'incapacité du système politique à planifier l'économie d'une façon efficace et répondant aux besoins de la population. Finalement, l'échec vient sans doute de ce que l'expérience était la négation de la démocratie, et en cela, l'idéologie du marxisme-léninisme était en cause, puisque confiant la transformation sociale à une dictature supposée être du prolétariat.
The fall of the Berlin Wall in 1989, then that of the Soviet Union and its political satellites, sanctioned the failure of a supposedly socialist system and discredited utopia for the subsequent decades. But the utopia proposed with this system had already been discredited well before this collapse. It had lost its legitimacy due to having produced more injustice than the situations it was supposed to correct. “Actual socialism” built on the foundation of self-proclaimed scientific[1] socialism, was exposed as a failure. The inflexibility of the production system proved the political system’s inability to effectively plan the economy in a way that met the population’s needs. In the end, the failure undoubtedly came from the experiment’s negation of democracy and in that, Marxist-Leninist ideology was terminally challenged, as it entrusted social transformation to a supposedly proletarian dictatorship.
Avec la fin historique de l'utopie prétendument communiste (ou « en marche vers le communisme »), le modèle néolibéral est devenu hégémonique au point d'écraser toute alternative politique ou sociétale, au nom d'une prétendue loi naturelle et du principe de réalité. Or, le néolibéralisme relève de l'utopie, tout comme le libéralisme lui-même dans sa première formulation. C'est un des mérites de l'article de Jean-Marie Huriot et de Lise Bourdeau-Lepage que de le montrer. Chacun sait que le laisser-faire est l'idée maîtresse du système. S'il s'agit de laisser la main invisible harmoniser les intérêts particuliers et les combiner les uns avec les autres pour produire le bonheur de chacun, force est de constater que cette heureuse congruence entre l'individu et le collectif n'existe tout simplement pas. L'idée que l'Etat ne doit pas entraver le déroulement spontané des choses repose sur l'illusion qu'un ordre naturel s'imposerait à tous. Que la défense des intérêts individuels soit porteuse du bonheur de tous, voilà où réside l'utopie libérale, et que cet état des choses soit naturel, voilà où se dissimule une sorte d'escroquerie intellectuelle. Dans sa célèbre Fable des Abeilles (1705), Bernard de Mandeville explique comment les vices privés font le bien public et avertit que prétendre modifier l'ordre naturel détruit la société et produit le malheur de tous. Il est certes normal que l'ordre fonctionne dans la ruche grâce à une répartition des tâches que la nature a arrêtée. Mais les hommes sont-ils des abeilles ? Le tour de passe-passe consistant à en tirer exemple pour les sociétés humaines revient donc à naturaliser le fait social et à lui donner une légitimité incontestable parce que naturelle. Cette imposture affirme en conséquence que la main invisible produit l'ordre juste, la justice ne pouvant aller contre la nature et le libre jeu de l'interaction sociale garantissant le bonheur de tous et de chacun. Et c'est bien là que le libéralisme peut être effectivement lu comme une utopie bien qu'il ne se reconnaisse pas comme tel. Comment le pourrait-il puisqu'il ne prétend pas s'écarter du monde réel et au contraire correspondre à l'ordre de la nature ? Mais, le réel est que le laisser-faire entraîne la paupérisation du plus grand nombre, comme le dénonçait déjà John Stuart Mill lui-même. L'auteur de L’Utilitarisme, tout libéral qu'on le tienne parce qu'il ne remettait en cause ni la propriété des moyens de production, ni l'économie de marché, entendait pourtant que l'Etat contrôlât le système, en corrigeât les excès et les effets sur les plus pauvres et prît, pour ce faire, des mesures fortes et contraignantes (Mill, 1863).
With the historic end of the allegedly communist utopia (aka “on the move toward communism”), the neo-liberal model became hegemonic to the point of crushing all political or social alternatives in the name of so-called natural law and the principle of reality. Neoliberalism is utopian, just as liberalism was itself. One of the merits of the article by Jean-Marie Huriot and Lise Bourdeau-Lepage lies in this demonstration. Everyone knows that laissez-faire is the system’s underlying philosophy. If the invisible hand is left to harmonize individual interests and combine them with one another to produce everyone’s happiness, we have to observe that this happy coincidence between the individual and the collective simply does not exist. The idea that the State must not impede the spontaneous course of things rests on the illusion that a natural order would impose itself on everyone. Liberal utopia is based on the protection of individual interests as bearers of the happiness of all. That this state of affairs is natural is where a form of intellectual fraud hides. In his famous Fable of the Bees [Fable des Abeilles] (1705), Bernard de Mandeville explains how private vices create the public good and warns that the intention to modify the natural order destroys society and produces unhappiness for everyone. It is, of course, normal that the keeping of order in the hive should operate on the basis of a distribution of tasks decreed by nature. But are people bees? The trick for using it as an example for human societies is therefore to “naturalize” the social fact and give it unquestionable legitimacy because it is “natural”. This deception subsequently states that the “invisible hand” produces the just order, since justice cannot go against nature and the free social interaction that guarantees the happiness of one and all. And it is precisely here that liberalism may be effectively interpreted as a utopia although it does not recognize itself as such. How could it when it does not claim to move away from the real world, and quite the opposite indeed as it claims to correspond to the order of nature? Yet reality shows that laissez-faire results in the pauperization of the greatest number, as already condemned by John Stuart Mill himself. The author of Utilitarianism, as liberal as he is considered because he did not challenge ownership of the means of production, nor the market economy, intended however that the State control the system, correct excesses and the effects on the poorest and in order to so do, take strong and restrictive measures (Mill, 1863).
Avec la chute du bloc soviétique, qui voyait la Première ministre de Grande-Bretagne affirmer qu’« il n’y a pas d’alternative », la victoire de l'économie de marché était célébrée par d'autres comme la fin de l'Histoire (Fukuyama, 1989). Cette « fin de l'utopie » et des propositions alternatives, qui aurait accompagné l'adoption générale d'un néolibéralisme présenté comme conforme à un ordre naturel, a toutefois été largement exagérée. Les expériences utopiques réalisées se sont en effet constamment renouvelées depuis l'âge d'or des communautés intentionnelles des années 1960 (même si on connaît surtout celles des pays développés), souvent dans les interstices tant spatiaux que sociaux des sociétés occidentales.
With the fall of the Soviet block, which saw the British Prime Minister state that “there is no alternative”, others celebrated the victory of the market economy as the end of History (Fukuyama, 1989). This “end of utopia” and alternative proposals, which would supposedly accompany the general adoption of a form of neoliberalism presented as compliant with the natural order, was however, greatly exaggerated. Utopian experiments have, in fact, continually recurred since the 1960s, the golden age of intentional communities (even if those experimented in developed countries are best known), often within the cracks – spatial and social alike – of Western societies.
Dans cette perspective néolibérale même, outre l'illusion qu'il y a à y voir la source du bonheur humain, viennent se nicher d'autres réflexions à caractère fortement utopique : Harald Bauder montre ainsi que le concept d’abolition des frontières peut tout à la fois être qualifié d’utopie dangereuse et irréaliste par les partisans du néolibéralisme et, reformulé par eux, être la conséquence directe de la réflexion néolibérale et du principe de libre circulation qui en est au cœur.
Other highly utopian reflections are hidden in this neoliberal perspective itself, besides the illusion that the source of human happiness is to be found there. Harald Bauder thus shows that the concept of abolishing boundaries can be qualified as both a dangerous and unrealistic utopia by neoliberalism’s supporters and, restated by them, be the direct consequence of neoliberal thought and the principle of free circulation on which it is founded.
Surtout, et en dépit de cet écrasement célébré de l'utopie, on assiste depuis une dizaine d'années à son grand retour sur la scène et dans le débat public. Des publications savantes et grand public, tout comme le débat politique au sens le plus englobant, réactivent spectaculairement la notion dans leur recherche d'alternatives au système économico-politique en place, et en crise. On pourrait à ce titre évoquer la transformation des mouvements anti-mondialisation en mouvements altermondialistes : passés de tactiques d'opposition frontale, emblématiques du début des années 2000 (évènements de Seattle en 1997 et de Gênes en 2001), à l'élaboration en quelques années de propositions alternatives concrètes issues des Forum Sociaux Mondiaux menés en parallèle à des occupations massives et durables de l'espace public (voir Fougier, 2004). De même, la crise écologique et la conscience planétaire de son ampleur ont réactivé l'élaboration de modèles de communautés intentionnelles visant à une réforme globale des modes de vie et de consommation. L'inflexion a été amorcée quand le doute a gagné les esprits sur le bien-fondé, longtemps indiscuté, de la croissance économique. Produire toujours plus a-t-il vraiment un sens si cette fuite en avant masque les effets désastreux d'une croissance incontrôlée ? Les accidents, d'abord les marées noires, puis, plus graves, Tchernobyl et Fukushima, ont obligé à penser autrement. Les thèmes essentiels sont désormais la sortie du nucléaire, l'invention d'une agriculture biologique capable de nourrir les hommes et d'entretenir la biodiversité, la lutte contre le réchauffement climatique… Mais, sont-ce vraiment là des utopies ? Il s'agit plutôt de trouver des solutions crédibles et généralisables à la crise des relations homme/nature, crise à entendre dans son sens littéral : l'incapacité d'un système à se reproduire à l'identique. Force donc est d'innover. Réussir dans cette entreprise suppose que la solution soit acceptée par le corps social, ou, pour dire mieux, il faut que le corps social la fasse sienne démocratiquement.
Above all, and despite this celebrated death, for the last decade or so we have been witnessing utopia’s great return to the scene and to public debate. Scholarly publications and those for the general public, as well as political debate in its most all-encompassing sense, are spectacularly reactivating the concept in their search for alternatives to the economic-political system in place and in crisis. The transformation of the anti-globalization movements into alter-globalization movements could be mentioned in this regard. In a couple of years, they have gone from the frontal opposition tactics that were emblematic of the early 2000s (Seattle in 1997 and Genoa in 2001), to developing concrete alternative proposals arising from the World Social Forum carried out in parallel with massive and lasting occupations of public space (see Fougier, 2004). Similarly, the environmental crisis and the worldwide awareness of its scope have reactivated the development of intentional community models whose purpose is a global reform of life styles and consumption. The shift started when doubt began to be cast on the long-unquestioned soundness of economic growth. Does it really make sense to always produce more if this blindly forging ahead masks the disastrous effects of uncontrolled growth? Accidents – first, the black tides, then more serious accidents like Chernobyl and Fukushima – have forced us to think otherwise. The basic themes are now the way out of using nuclear power, the invention of an organic agriculture able to feed people and maintain biodiversity, the struggle against global warming, etc. But are these really utopias? Rather, it is a matter of finding credible, generalizable solutions to the crisis in the relationships between people and Nature. And this is a crisis in the literal sense of the word: a system’s inability to reproduce itself identically. There is no choice left then but to innovate. Success in this undertaking requires that the solution be accepted by the social system, or in other words, the social system must democratically buy in.
Il existe donc bien toujours un désir fort d'utopie, un besoin d'inventer de nouveaux modèles ou de nouvelles façons de faire, face non seulement à l'hégémonie néolibérale, mais aussi au catastrophisme écologique ambiant : de fait, les propositions d'aujourd'hui n'épargnent aucun angle d'attaque, en réaction à la crise du modèle néolibéral : rapport au travail, rapport à l'environnement, mise en place d'une gouvernance réellement participative, rapport à l'argent... Ceci nous renvoie au besoin vital d'utopie.
Consequently, there still exists a strong desire for utopia, a need to invent new models or new ways of doing things, in response not only to the neoliberal hegemony, but also to environmental pessimism. In fact, today’s proposals are multifocal in their attacks in reaction to the crisis of the neoliberal model: work, the environment, the establishing of genuinely participatory governance, money, etc. This brings us back to the vital need for utopia.
L’utopie n’est pas morte, et c'est tant mieux, car se résigner à l’abandon des utopies conduirait à étouffer les aspirations à la justice : cela reviendrait à bloquer le libre jeu de l’imagination dans la recherche d’alternatives (Harvey, 2000). Plus encore, ce serait renoncer à l'idée même de justice, car la justice est-elle autre chose qu'une utopie ? C'est une utopie, mais une utopie positive, c'est-à-dire une utopie qui dit un horizon jamais atteint, mais vers lequel se diriger. Comme le formulait Ernst Bloch (1976, 1977), renoncer à l'utopie serait renoncer à toute espérance alors que, pour reprendre les termes du philosophe, l'utopie concrète est libératrice pour la société et émancipatrice pour chacun de ses membres.
Utopia is not dead, and so much the better, as resigning oneself to the abandonment of utopias would lead to stifling yearnings for justice. This would amount to block freedom of imagination in the search for alternatives (Harvey, 2000). Furthermore, it would mean giving up the very idea of justice, as what is justice if not a utopia? It is indeed a utopia, but a positive one, i.e. a horizon never reached but towards which one tries to move. As expressed by Ernst Bloch (1976, 1977), renouncing utopia would be renouncing all hope, while to use the philosopher’s terms, utopia is liberating for society and emancipating for each of its members.
Des utopies ancrées dans le présent, en rupture avec le présent, qui éclairent les injustices
Utopias: Anchored in the present, breaking with the present and shedding light on injustices
En quoi les questionnements liés à la justice spatiale ont-ils besoin de se nourrir de ce bouillonnement utopique renouvelé ?
What are the take-home lessons that investigations related to spatial justice need to take from this renewed utopian ferment?
L'utopie est un ailleurs qui, par définition, n'a évidemment pas de réalité matérielle, mais qui, sous forme allégorique, présente un idéal de société juste et peut proposer un projet. On peut à ce sujet utilement revenir à la distinction fondamentale faite par Ernst Bloch, reprise récemment par Fredric Jameson (Jameson, 2007), qui identifie les « utopies comme programmes », renvoyant aux communautés intentionnelles et, plus largement, à l’application in vivo de l'utopie d’une part, et d’autre part, les « gestes utopiques », de l'ordre de la construction purement imaginaire, donc non « réaliste », mais aussi producteurs de l'art (et notamment la science-fiction, qui pour Jameson appartient largement à ce groupe). Cette création intellectuelle, et donc parfois appliquée, constitue - tout comme son double sombre, la dystopie - un moyen habile pour dénoncer les injustices du monde réel, comme si la distanciation prise à l'égard de ce dernier permettait d'en mieux repérer les travers, les conformismes et les injustices majeures. L’utopie est d’abord un discours éclairant sur l'époque qui la produit : à chaque moment ses aspirations et ses craintes, et donc aussi ses utopies… Celles-ci ne sont donc pas aussi déconnectées du réel qu'on pourrait le croire… De fait, si l'utopie n'est pas la réalité, c'est bien le réel qui inspire l'utopie pour produire, contre lui, des alternatives. C'est ce qui apparaît dès le texte fondateur de Thomas More (More, 1987). Il donne de l'île d'Utopie une description très précise, moins sans doute pour imaginer une forme d'organisation politique et sociale crédible que pour faire une critique mordante de son temps. Sur le mode ironique, il met en évidence que l'extravagance des modes de vie n'est pas forcément là on le croit. Les Amaurotes vivent en effet selon des principes qui montrent l'absurdité des usages sociaux de l'Europe du XVIème siècle. A la suite de Thomas More et dans le même souci de dénoncer l’absurdité et l'arbitraire des régimes d'alors, le thème du bon gouvernement a longtemps inspiré les utopies. Puis, au XIXème siècle, c'est la question sociale qui est devenue prioritaire et qui a fait naître, contre l'utopie libérale et contre la misère ouvrière, de nouvelles utopies : les socialismes.
Utopia is a never-never land, which by definition, obviously has no physical reality but presents an ideal of a just society in allegorical form, and can propose a plan. On this topic, it is useful to go back to the basic distinction made by Ernst Bloch, recently taken up again by Fredric Jameson (Jameson, 2007): it identifies “utopias as programs”, referring back to the intentional communities and, more broadly, to the in vivo application of utopia on the one hand, and “utopian gestures” on the other, of a purely imaginary, therefore not “realistic” order, but that also produce art (and particularly science fiction, which for Jameson belongs to this group). This intellectual, and therefore occasionally applied, creation is (not unlike its sombre twin, dystopia) a clever means for denouncing the injustices of the real world, as if the distance maintained from the real world would make it possible to better identify its shortcomings, its conventionalities and its major injustices. Utopia is first of all, a discourse that sheds light on the era that produced it: to each era its hopes, its fears and its utopias, too. These are therefore not so disconnected from the real world as one might believe. In fact, if utopia is not reality, it is definitely reality that inspires it, in order to design alternatives. In fact, this has been true ever since the publication of Thomas More’s foundational text (More, 1987). He gives a very precise description of the island Utopia, undoubtedly less in order to devise a credible form of social and political organization than to deliver a scathing critique of his time. Using sarcasm, he demonstrates that the extravagant lifestyles are not necessarily where one might think. The Amaurotes in fact live according to principles that reflect the absurdity of 16th century European social practices. Subsequent to Thomas More and for the same purpose of denouncing the absurdity and arbitrary nature of the regimes of their time, the theme of good government has long inspired utopias. Later, in the 19th century social questions became the priority and this brought about new utopias, against the liberal utopia and the poverty of the working classes, i.e. the various forms of socialism.
Que beaucoup de ces théories soient fantaisistes ne fait aucun doute. Ce qui importe, c'est que les différents socialismes ont apporté une contradiction à l'utopie libérale autour de quelques idées fortes, de quoi alimenter des alternatives socio-économiques. C'est d'abord l'idée de l'abondance : face à un libéralisme responsable de la misère ouvrière, le socialisme seul est capable de satisfaire à profusion les besoins des hommes. Un profond optimisme conduit à parier sur l'efficacité économique d'un système construit autour d'un objectif de justice. Les blocages sociaux qui limitent la production disparaissent, l'ardeur à la tâche se fait vive, d'autant que le travail n'est plus source d'aliénation et est redevenu un vecteur du lien social, la distribution de la richesse produite est devenue équitable. Produire plus et distribuer mieux, voilà qui a pour résultat l'abondance pour tous. Déjà, dans leur île, les Utopiens produisaient le nécessaire avec un temps de travail réduit. Mais ils se satisfaisaient de peu. Chez les utopistes du XIXème siècle, rien de tel. Bien au contraire, le plaisir de l'existence comporte la consommation gourmande de ce que l'organisation sociale permet de produire. Bien manger et bien boire, habiter un logement confortable, profiter de la vie, voilà un socialisme à coup sûr attrayant !
There is no doubt that many of these theories are whimsical. What is important is that the various forms of socialism contradicted the current liberal utopia around a few strong ideas for socio-economic alternatives. First was the idea of abundance: in response to a liberalism that was responsible for the poverty of the working class, only socialism was deemed capable of satisfying the profusion of human needs. A profound optimism lead to betting on the economic efficiency of a system built around an objective of justice. The social blocks that limited production would disappear and enthusiasm for the chores and the tasks at hand would appear, to the extent that work were no longer a source of alienation and had once again become a vector of the social bond. Likewise, the distribution of the wealth generated would become equitable. More production and a better redistribution – that is the result of abundance for everyone. More’s Utopians were already producing what they needed on their island with a shortened workday. But they were content with little. This was hardly the case, however, for the Utopians of the 19th century. Quite the contrary in fact: their enjoyment of life included gluttonous consumption of what the social organization made possible to produce. Eating and drinking well, living in a comfortable home, enjoying life – this is a form of socialism that sounds definitely attractive!
Ces quelques exemples tendraient à montrer que produire des récits utopiques, ce n'est donc pas une vaine rêverie issue d'une imagination vagabonde qui interdirait le raisonnement (mais c'est bien ainsi que sont disqualifiées la plupart du temps les utopies, comme projets « irréalistes » et « fous »). Penser l'utopie, c'est décrire un ailleurs pour critiquer l'existant et dire un possible, ou du moins les pistes d'un possible, en fabriquant comme un « jeu spatial » (Marin, 1973). Les utopies sont outils critiques d’exploration de notre présent, présent qui nous reste obscur : en ce sens, les utopies ont des liens forts avec les sciences sociales.
These few examples would seem to demonstrate that producing utopian narratives is not the pointless reverie of a restless imagination that would exclude thinking (although this is precisely how utopias are most often discredited, as “unrealistic” and “crazy” plans). Thinking out a utopia is to describe another world in order to critique the existing one and state a possibility, or at least ways toward a possibility, through a “spatial game” (Marin, 1973). Utopias work as critical tools for exploring our present, a present that remains obscure to us. In this sense, utopias have strong connections with the social sciences.
Mais en même temps, l’utopie, à partir de son analyse critique radicale du présent, se construit aussi forcément en rupture nette, voire brutale, avec le présent. Herbert Marcuse, rappelant dans sa conférence donnée à Berlin-Ouest en juillet 1967 sur « La fin de l’Utopie » que « l’utopie est un concept historique », appelle à prendre conscience du fait que « les possibilités prétendument utopiques ne sont pas du tout utopiques, mais constituent la négation historico-sociale déterminée de l’ordre en place », développant ainsi cette réflexion :
But at the same time, based on its radical critical analysis of the present, the utopia is articulated as a break with the present that may necessarily be a clean or even brutal one. In his lecture given at Berlin-West in July 1967 on “The End of Utopia”, Herbert Marcuse reminded us that “Utopia is an historical concept”; he called upon us to realize the fact that “the supposedly utopian possibilities are not utopian at all but are the socio-historical negation defined by the order in place” and he thus developed this reflection:
« Cette fin de l’utopie, c’est-à-dire cette récusation des idées et des théories qui, dans l’histoire, se sont servies de l’utopie pour dénoncer certaines possibilités historico-sociales, peut être comprise encore comme « fin de l’histoire », en ce sens très précis que les nouvelles possibilités d’une société humaine et de son milieu ne peuvent plus être conçues comme le prolongement des anciennes, comme leur suite au sein de la même continuité historique : ces nouvelles possibilités supposent au contraire une rupture de la continuité historique, à savoir une différence qualitative entre la société libre et les sociétés asservies, différence qui permet, d’après Marx, de considérer toute l’histoire advenue à ce jour comme la préhistoire de l’humanité. (…) » (Marcuse, 1967).
« This would mean the end of utopia, that is, the refutation of those ideas and theories that use the concept of utopia to denounce certain socio-historical possibilities. It can also be understood as the “end of history” in the very precise sense that the new possibilities for a human society and its environment can no longer be thought of as continuations of the old, nor even as existing in the same historical continuum with them. Rather, they presuppose a break with the historical continuum; they presuppose the qualitative difference between a free society and societies that are still unfree, which, according to Marx, makes all previous history only the prehistory of mankind… » (Marcuse, 1967).[2]
L'utopie comme programme : une machine à produire l'injustice ?
Utopia as a program: A machine for producing injustice?
Force est de constater que l'utopie comme programme précisément applicable s'avère être presque nécessairement un échec. On peut bien sûr évoquer les écroulements et fins piteuses, voire parfois dramatiques, de nombre de projets utopiques du XIXe siècle expérimentés dans le Nouveau Monde (voir, par exemple, sur les utopies californiennes, Hine, 1953). L’un des moteurs de l'échec des programmes utopiques appliqués tient en la question épineuse du consentement des participants à l'expérience utopique (voir à ce sujet le texte de Huriot et Bourdeau), de leur éventuelle participation à la formulation du projet utopique et de l'organisation souvent carcérale de la société utopique, réglée sur le papier jusque dans ses moindres détails : la question du pouvoir est au centre du problème, et on touche là à la question essentielle de l'atteinte à la liberté des personnes, présente déjà dans l'ouvrage de Thomas More. Les Utopiens vivent heureux, parce qu'il est en quelque sorte obligatoire d'être heureux, dans un cadre où, en permanence, s'exerce sur chacun un pesant contrôle social. Partout, les conditions du bonheur sont assurées ; il n'empêche que certains Utopiens pourraient avoir envie de quitter leur cité pour en connaître d'autres (bien qu'elles soient toutes construites selon le même modèle). Sans être interdite, la chose reste soumise à l'autorisation des autorités. Il n'y a donc pas totale liberté de circuler. Difficile, dans ces conditions, d'assouvir son goût de l'aventure et de répondre à l'appel du large. Si tous ont droit au plaisir et au bonheur, la vie intime de chacun est elle-même codifiée d'une façon stricte. Le problème ici posé est finalement le suivant : peut-on être heureux sans la liberté ? Comment atteindre le bonheur en suivant des règles que d'autres ont choisies pour vous ? En d'autres termes, le bonheur est-il possible sans la démocratie ? Or, si l'île d'Utopie est l'occasion de tourner en dérision le pouvoir discrétionnaire des princes européens, et si des pratiques démocratiques y existent pour désigner les gouvernants, le contrôle étatique des esprits et des corps y rend impossible la pleine reconnaissance des individus par quoi passe la citoyenneté. Cette question majeure de la liberté des personnes est récurrente dans les utopies ultérieures. Quand Fourier organise l'harmonie universelle des passions humaines dans son phalanstère, il prend un soin maniaque à décider du moindre détail architectural, sans jamais imaginer que les résidents pourraient en décider eux-mêmes. A lire d'autres auteurs dont l'influence a été plus immédiate sur le sort de leurs semblables, on arrive à la même conclusion. Faut-il considérer Le Corbusier comme un utopiste ? On peut en discuter, mais l'idée que le mode d'habiter déterminerait le social relève bien de l'utopie, avec toujours le même problème : changer le cadre de vie des hommes sans avoir changé l'organisation sociale au préalable. Or, l'architecte de la cité radieuse décide de tout et prétend dicter lui aussi les comportements et les pratiques sociales, s'estimant habilité à décréter ce qui est requis pour le bien-être de tous…
There is no choice but to observe that as a specifically implementable program, utopia is almost inevitably a failure. We can certainly mention the pitiful, indeed, at time dramatic ends and collapses of many of the 19th century utopian projects tried in the New World (see, for example, the various Californian utopias, Hine, 1953). One of the driving forces resulting in the failure of implemented utopian programs pertains to the thorny matter of participants’ consent to the utopian experiment (see Huriot and Bourdeau’s work on this topic), their participation, if any, in the design of the utopian plan, and the organization of the often prison-like utopian society, which is regulated on paper to the smallest detail. The question of power is central to the problem, and the fundamental question of the attack on personal freedom, already present in Thomas More’s work, is at stake here. The Utopians live happily because it is in some way mandatory to be happy in a setting where everyone is permanently subject to tight social control. The conditions for happiness are assured everywhere. This doesn’t prevent some Utopians from wanting to leave their city to become acquainted with others (although tall cities are constructed based on the same model). While not forbidden, this move is subject to approval by the authorities. Consequently, there is no complete freedom of movement. It is difficult in these conditions to satisfy one’s taste for adventure and to answer the call of the open road. Although everyone is entitled to pleasure and happiness, everyone’s personal life is strictly codified. The problem posed here is, in short: Is it possible to be happy without freedom? How do we attain happiness in following the rules that others have chosen for us? In other words, is happiness possible without democracy? Now, even if the Isle of Utopia is the opportunity to mock the discretionary power of European princes, and even if democratic practices exist for designating the governors, state control of the mind and body make impossible the full recognition of the individual that citizenship involves. This major issue of personal freedom is recurrent in the later utopias. When Fourier organized the universal harmony of human passions in his Phalanstery, he took the utmost care in deciding the smallest architectural details without ever imagining that the residents could make these decisions themselves. Reading other authors whose influence was more immediate on the fate of their kind, one arrives at the same conclusion. Should Le Corbusier be considered a utopian? This is open to discussion but the idea that the living environment supposedly determines the social should definitely be filed as utopian, with the same problem as always: changing people’s life setting without having changed the social organization first. The architect of the Cité Radieuse decided on everything and he, too, intended to dictate behaviours and social practices, deeming himself qualified to decree what was necessary for everyone’s well-being.
L’utopie, qui prône l’instauration d’un monde juste, peut donc ainsi paradoxalement produire de l'injustice. Le paradoxe n’est bien sûr qu’apparent et entre fortement en résonance avec des débats fondamentaux autour de la justice spatiale, entre justice distributive et justice procédurale. La réalisation fidèle d’une utopie court le risque d’écraser les dimensions procédurales de la justice, imposant un schéma rigide à des individus dont les désaccords, les aspirations diverses, les imaginaires différents peuvent bien sûr être en décalage fort par rapport au schéma collectif et se trouver ainsi niés, même s’ils ont pu, à un moment donné, adhérer à la réalisation de ce projet utopique.
So Utopia, which advocates for the establishment of a just world, can paradoxically produce injustice. The paradox is, of course, only apparent and resonates greatly with the fundamental debates around spatial justice, and between distributive justice and procedural justice. The faithful realization of a utopia runs the risk of crushing the procedural aspects of justice, imposing a rigid blueprint on individuals whose disagreements, various aspirations and different imaginations can, of course, be on different wavelengths in relation to the collective blueprint. They would thus find themselves denied, even if they had been able to support the realization of this utopian plan at one time.
À ces dangers de développements (plus que dérives) autoritaires des utopies, s’ajoute une dimension spécifique de l’injustice, produite par les programmes utopiques, qui est profondément spatiale : rupture, fermeture, sécession, exclusion… sont des figures récurrentes des programmes utopiques. Dans les programmes utopiques, la liminalité, la bordure et le principe de séparation sont essentiels pour garantir la pureté du modèle proposé : l’île est une figure classique, qui parcourt la pensée utopique, dès avant More. La fermeture et l’insularité conservent toute leur importance dans les propositions utopiques contemporaines : ainsi, le récent projet utopique des Seasteaders, analysé par Steinberg et al. (2011), propose, à l'élite fortunée de l'e-economy, la création d'îles indépendantes des Etats dans les eaux internationales, dans la droite lignée des libertariens étatsuniens. A travers ce mouvement, qui projette sur les océans la reformulation de toute une tradition de l'utopie et des mondes parallèles imaginaires marins, on peut poser le problème de l'échelle de l'utopie, qui renvoie ici à des formes d'égoïsme localisé, bien loin de la justice spatiale.
To these dangers of authoritarian developments (more than simple drifting off course), a specific dimension of injustice is added, produced by utopian programs and profoundly spatial: rupture, closure, secession, exclusion, etc. Liminality, borders and the principle of separation are essential for guaranteeing the purity of the proposed model. The island is a classic illustration, and this theme runs through utopian thought even from before More. Closure and insularity remain just as important in contemporary utopian proposals. Thus, the recent Utopian plan Seasteaders, analyzed by Steinberg et al. (2001), proposes the creation in international waters of independent islands for the moneyed elite of the e-economy, independent of any State and entirely in line with American libertarian principles. Through this movement, which plans the reformulation of an entire utopian tradition of parallel marine worlds on the oceans, the problem of the scale of the utopia can be posed, since it appears here as localized forms of selfishness that are very far removed from spatial justice.
Certaines utopies d'aujourd'hui tournent de fait le dos à l'élaboration d'une pensée politique collective de portée universelle, pour se réfugier dans les interstices du capitalisme :
Some of today’s utopias effectively turn their backs on developing a collective political philosophy with universal scope, taking refuge in the cracks of capitalism:
« Les leaders charismatiques de ces lieux rétorqueraient que chacun se construit sa vie - dans une logique qui laisse de côté toute notion de lutte collective en dehors du cercle des initiés. Un rousseauisme qui renvoie moins aux rêveries du promeneur solitaire qu’au pessimisme d’une pensée politique limitant la possibilité d’une vie « démocratique » à des communautés restreintes - la masse représentant pour Rousseau le début de l’ingouvernabilité et des privations de liberté » (Poupeau, 2011).
The charismatic leaders of these places would retort that everyone builds his own life – in logic that leaves aside any notion of collective struggle outside the circle of the initiated. This Rousseauism has less to do with the Reveries of the Solitary Walker than with the pessimism of a political philosophy limiting the possibility of a “democratic” life to small communities – for Rousseau, the masses represented the beginning of ungovernability and loss of freedom. (Poupeau, 2011).
Ce faisant, ces communautés intentionnelles opèrent la démarcation à la fois spatiale et métaphorique indispensable à l'utopie, mais au risque de produire par cette distanciation un discours de transformation étroit et limité. Si la question est bien aujourd'hui celle de la réforme globale du capitalisme, alors il est tentant de juger ces expériences utopiques comme marginales en ce qu'elles ne proposeraient que des solutions ultra-localisées qui n'ont pas pour vocation de radicalement transformer la société toute entière. Leur mise à l'écart (par la marginalité culturelle, par leur localisation privilégiée en milieu rural isolé, en dépit de quelques expériences urbaines, par leur éventuel caractère excluant…) est à la fois cause et effet de leur geste utopique. Il y a toutefois des propositions de réponses, déjà anciennes, à cette aporie de l’isolement, apportées en particulier par les penseurs de l’anarchie : fédération, réseau… les figures réticulaires, voire rhizomatiques, peuvent être une réponse à l’isolement, et éventuellement au risque de domination d’un « centre ».
In so doing, these intentional communities carry out the spatial and metaphorical demarcation that is indispensable to the utopia, but through this detachment risk producing a narrow and limited transformation discourse. If the global reform of capitalism is indeed the issue today, it is tempting to consider these utopian experiments as marginal in that they would only propose ultra-localized solutions that are not intended to radically transform all of society. Their sidelining (through cultural marginality, through their preferred location in isolated, rural settings despite some urban experiments, through their potentially exclusionary nature, etc.) is both the cause and effect of their utopian gesture. There are however longstanding proposals for responses to this disputable matter of isolation contributed by philosophical anarchism: federations, networks, etc. reticular if not rhizomatic structures may be a response to isolation and possibly to the risk of domination by a “centre”.
Faute de se confronter à cette question de l’ouverture, ces projets pourraient sinon rejoindre d'autres formes de programmes utopiques généralement jugés comme réactionnaires (voir à nouveau le cas des Seasteaders), procédant d'un enfermement sur elle-même d'une communauté d'intérêts. Dans le domaine des études urbaines, les exemples sont nombreux de ces enfermements volontaires qui ne peuvent de surcroît fonctionner que par la régulation brutale des espaces de la pauvreté urbaine : c'est le sens de cette synthèse déjà ancienne de McLeod et Ward à propos de l'abondante production critique centrée sur Los Angeles:
Except for the this issue of openness, these projects could otherwise be along the same lines as other forms of utopian programs generally deemed reactionary (see again the Seasteaders), arising from the self-enclosure of a community of interests. Numerous examples of these voluntary seclusions exist in the field of urban studies; moreover, they are only able to function by means of the harsh regulation of the spaces of urban poverty. This is the meaning of McLeod and Ward’s longstanding synthesis of the abundant critical production focussing on Los Angeles:
« [W]hen blended with the rapid diffusion of 'interdictory' privatopias and fortified cathedrals of consumption, this assault on the poorer sections of cities would seem to herald an exclusionary version of citizenship and an erosion of spatial justice. » (McLeod & Ward 2001:163)
« [W]hen blended with the rapid diffusion of ‘interdictory’ privatopias and fortified cathedrals of consumption, this assault on the poorer sections of cities would seem to herald an exclusionary version of citizenship and an erosion of spatial justice. » (McLeod & Ward 2001:163)
Au-delà de la polémique (les utopies de ce dernier type, du fait de leur principe exclusionnaire, sont elles réellement des utopies ?), il reste cette vraie question de la portée souvent limitée des expériences utopiques (en termes d'échelle d'application) et de leur audience réduite : on rejoint ici les interrogations plus générales sur la justice et la question de la redistribution générale visant l'égalité des individus.
Beyond the polemics (due to their exclusionary principle, are the utopias of this latter type really utopias?) the genuine question remains of the frequently limited scope of utopian experiments (in terms of the scale of their implementation) and their limited audience. This brings us back to more general questions on justice and the issue of redistribution for the purpose of equality among individuals.
Enfin, troisième piste de fragilisation des programmes utopiques : les utopies vieillissent et courent le risque de la rigidification. Bien qu'elles veuillent rompre avec leur époque, les propositions utopiques sont fortement ancrées dans leur temps. Aussi, du fait qu'elles sont des élaborations destinées à penser le monde différemment de ce qu'il est aujourd'hui, il y a forcément à un moment obsolescence de chaque production utopique spécifique car le contexte politique, social, économique, et les enjeux mêmes de la réforme de la société changent (voir à ce sujet l’affirmation du tournant écologique, devenu central dans l'énonciation des utopies contemporaines). Les utopistes eux-mêmes changent et leurs besoins aussi, qui ne sont pas totalement gommés ou assimilés au projet collectif de l'utopie.
Finally, the third way tha strongly affect utopian programs: Utopias age and run the risk of becoming rigidified. Although they want to break with their era, utopian proposals are strongly anchored in them. Thus, due to the fact that they are intended to imagine a different world from today’s, there inevitably comes a time when each specific utopia becomes obsolete because the political, social and economic context, as well as the issues themselves of social reform, change (see on this topic the affirmation of the environmental change of direction in the statements of contemporary utopias). The utopians themselves change as do their needs, which are not completely eliminated by, or the same as those of the collective utopian plan.
Vouloir figer un programme utopique est donc mortel pour les utopies. Le risque, c’est la production d’une pensée utopique rigidifiée, nécessairement de plus en plus en décalage par rapport aux aspirations contemporaines. Vouloir aujourd'hui appliquer les projets de Fourier, de Saint-Simon… supposerait de rétablir les conditions socio-historiques qui ont vu naître ces utopies, ce qui est bien sûr impossible et absurde. Cette preuve par l’absurde du caractère ancré dans leur temps des utopies pose la question de leur dynamique, a priori contradictoire avec l’utopie et pourtant vitale pour libérer le geste utopique.
Consequently, wanting to freeze a utopian program proves fatal for utopias. The risk is the production of a rigidified utopian philosophy that is inevitably increasingly out of step with contemporary aspirations. Wanting to implement the plans of Fourier, Saint-Simon, etc. today would imply re-establishing the socio-historical conditions that produced these utopias, which clearly is impossible and absurd. This proof through the absurd of the time-bound nature of utopias begs the question of their dynamic and sustainability, which is a priori in contradiction with the utopia and yet vital for liberating utopian aspirations.
Des utopies en mouvement : un geste utopique qui se confronte à la diversité, au conflit et au temps
Utopias in motion: Facing diversity, conflict and their era
Face à l’aporie d’une proposition utopique figée, d’une image-type à atteindre de l’utopie, l’utopie critique du présent se nourrit des métamorphoses de notre présent, de ses contradictions, de ses conflits et tensions. Les propositions utopiques se font alors fragmentaires, locales, éphémères, toujours à remettre sur le métier… David Harvey, dans un entretien récent, éclaire bien ce rôle possible des utopies (Harvey, 2013) :
With respect to the perplexing difficulty of a frozen utopian proposal, of a model to be achieved by the utopia, the utopias that criticize the present feed on the metamorphoses of our present, its contradictions, conflicts and stresses. Utopian proposals thus become fragmentary, local, ephemeral, and in need of constant realignment. In a recent interview, David Harvey specifically shed some light on this possible role of utopias (Harvey, 2013):
« Il y a plusieurs façons de construire une vision utopique. Je pense qu'on a toujours besoin d'avoir en tête une vision utopique, d'une manière ou d'une autre, un endroit où l'on veut arriver, même si on n'arrive pas là, en un sens ça n'est pas grave si on y arrive ou pas. Si on a une vision, en essayant de changer les choses, les choses bougent dans une direction ou une autre. Je n'ai pas de schéma fixe, j'en ai écrit un dans un appendice à un livre intitulé Spaces of Hope, j'ai écrit une sorte de récit utopique d'une société construite sur une période de 20 ans. Et je pense que l'on a besoin d'un mode de construction par la négation. Si on comprend les aspects du capitalisme que nous n'aimons pas, qu'est-ce que l'on refuserait, à quoi ressemblerait une société qui ne fonctionne plus sur la base de la valeur d'échange mais sur la base de la valeur d'usage, quelles formes de coordination de la division sociale du travail serait construite, comment est-ce qu'elle serait mise en œuvre pour s'assurer que l'approvisionnement de chacun·e en valeur d'usage soit suffisant, que l'on n'ait pas des blocages complets et des ruptures, des pénuries ? Ce sont des questions très pragmatiques. »
« There are several ways to build a utopian vision. I think we should always have, one way or another, a utopian vision in our minds, a place where we want to go, even if, eventually, we do not arrive there- and, in a sense, arriving or not does not matter much. If you have a vision, trying to change things, things are moving in one direction or another. I do not have a fixed pattern, I wrote an appendix in a book titled Spaces of hope, a description of a utopian society built during a period of 20 years. And I think we need a method of construction through negation. We should understand the aspects of capitalism that we do not like, what we would refuse, what would a society, that no longer works on the basis of exchange value but on the basis of the use value, would look like, what forms of coordination of the social division of labor would be built, how it would be implemented in order to ensure that everybody’s supply of use value is sufficient and that there would not be any complete blockages and ruptures, any shortages. These are very practical questions.”
Au-delà, la question de la temporalité des utopies est décisive. Il ne s’agit pas d’aller vers la « fin des temps » et de l’organiser, dans une perspective eschatologique, de parvenir à une société juste stabilisée, d’harmonie parfaite, ayant éliminé tout conflit, toute contradiction. Au contraire, le sens de l’utopie est d’être motrice, de mettre en mouvement : mouvement vers plus de justice, vers des organisations spatiales plus justes. L’horizon utopique de la justice spatiale est un processus de production (Philippopoulos-Mihalopoulos, 2010).
The matter of the temporality of utopias is crucial. A utopian experiment is not meant to last “forever”, from an eschatological perspective, organized for achieving a stable, just society in perfect harmony, having eliminated all conflict and all contradiction from an eschatological perspective. To the contrary, the utopia is intended to be a driving force, putting things in motion: towards more justice, towards fairer spatial organizations. The utopian horizon of spatial justice is a production process (Philippopoulos-Mihalopoulos, 2010).
De manière complémentaire, et profondément liée, les propositions utopiques peuvent-elles intégrer la reconnaissance de la diversité (des individus, des groupes, des points de vue) à la fois dans leur formulation et dans leur réalisation ? Les questions posées par cette reconnaissance mettent en tension l’aspiration à la justice spatiale et ses formulations utopiques (Marcuse, 2009 ; Fincher & Iveson, 2013) en même temps qu’elles peuvent aussi nourrir la mise en mouvement d’une société. Peter Marcuse met bien en évidence cette tension et formule cette nécessité :
In a complementary and profoundly related manner, can utopian proposals integrate the recognition of diversity (of individuals, groups, opinions) both in their formulation and their realization? The questions posed by this recognition activate the yearning for spatial justice and its utopian formulations (Marcuse, 2009; Fincher & Iveson, 2013) at the same time that they can also be what puts a society into motion. Peter Marcuse clearly demonstrated this point and expressed this necessity:
« La Ville Juste considère la justice dans sa dimension distributive et vise à réaliser des formes d’égalité. Mais une ville bonne ne devrait pas être simplement une ville caractérisée par une égalité distributive, mais une ville qui soutient le développement de chaque individu et de tous les individus, pour le formuler très classiquement. J’affirme qu’un tel concept devrait mener à la reconnaissance de l’importance de la pensée utopique ainsi qu’à la confrontation directe avec les questions relatives au pouvoir dans la société. » (Marcuse, 2009).
The Just City sees justice as a distributional issue, and aims at some form of equality. But a good city should not be simply a city with distributional equity, but one that supports the full development of each individual and of all individuals, a classic formulation. I argue that such a concept should lead to a recognition of the importance of utopian thinking but as well to the direct confrontation with issues of power in society. (Marcuse, 2009).
Les questionnements de la justice processuelle sont centraux dans la fragilisation de formulations de la justice spatiale qui viendraient d’en haut, de projets utopiques contraignants, voire autoritaires. Une question majeure est donc bien celle de la prise en compte et de la reconnaissance de la diversité, dans toute sa complexité, et là aussi dans ses dynamiques : comment intégrer aux différentes échelles (Etat, ville, quartier…) une société complexe, qui change (arrivées de populations, formulations de nouvelles attentes, constitution de nouveaux groupes, ou reformulations d’attentes de groupes anciennement constitués…) ?
« Questions around procedural justice are central to the weakening of formulations of spatial justice imposed « from above », and of restrictive, if not authoritarian, utopian plans. A major issue is certainly then the taking into consideration and the recognition of diversity in all its complexity, and in all its dynamics as well. How is a complex, changing society (turn-over of population, new expectations, formation of new groups or reformulations of the expectations of previously formed groups, etc.) integrated at different scales (State, city, neighbourhood, etc.)? »
Susan Fainstein - analysant l’exemple concret de la prise de décision en matière d’urbanisme – énonce l’importance de l’ouverture d’alternatives par les utopies et son articulation avec le respect de la pluralité des points de vue :
Susan Fainstein – analyzing the concrete example of decision-making in urban planning – states the importance of alternatives presented by utopias and its articulation with the respecting of a plurality of viewpoints:
« Cependant, il ne faut pas négliger le rôle des utopies, aussi irréalisable soient-elles (…). A l'heure actuelle, presque partout dans le monde, l'idéologie dominante définit le marché, et pas les politiques des gouvernements, comme devant déterminer les prises de décision, et la croissance plutôt que l'équité comme le principal indicateur de réussite d'une politique (…). Mais si la justice était intégrée dans les critères d'évaluation des politiques, les choses pourraient changer. Et si la justice d'une politique était définie non seulement par ses résultats mais aussi par la prise en compte de tous les points de vue, alors les différentes théories en compétition seraient efficacement mobilisées. » (Fainstein, 2009)
« Nevertheless, utopian goals, despite being unrealizable, have important functions in relation to people’s consciousness […]. Right now, in most parts of the world, the dominant ideology involves the superiority of the market as decision maker, growth rather than equity as the mark of achievement, and limits on government […]. To the extent that justice can be brought in as intrinsic to policy evaluation, the content of policy can change. If justice is considered to refer not only to outcomes but also to inclusion in discussion, then it incorporates the communicative viewpoint as well. » (Fainstein, 2009)
Les tâtonnements utopiques ont pour beaucoup d’entre eux identifié ce risque majeur, lié à la structure du pouvoir : beaucoup d’utopies aujourd'hui prônent absolument le dialogue, l'absence de hiérarchie, l'absence de « chef » ou de leader spirituel… Dans ce cas, le projet utopique, au-delà des détails matériels propres à chaque situation, repose fondamentalement sur la discussion ouverte, afin de ne rien imposer par la contrainte. Cette affirmation était déjà là, précocement, dans les utopies liées aux courants anarchistes ; cela se généralise à la plupart des courants utopiques aujourd'hui. Ceci veut aussi dire que le conflit devient moteur dans la formulation même et la vie du projet utopique, ou, à tout le moins, qu'il n'est pas évité (alors même que le projet utopique est classiquement censé, en produisant la société idéale, éliminer tout conflit). L’équilibre est délicat, et peut-être impossible : l’acceptation du dissensus fait bouger le projet utopique initial, le fait entrer dans le temps, voire le mine de l’intérieur, entraînant souvent l’explosion de communautés intentionnelles autour de dissensions fortes. L'épuisement des utopistes eux-mêmes, par le temps consacré aux processus participatifs de prise de décision, n'y est probablement pas étranger non plus.
Many tentative utopian efforts have identified this major risk tied to the power structure. Many utopias today strongly advocate dialogue, no hierarchy, and a defiance of big chiefs or spiritual leaders. In this case, beyond the material details specific to each situation, the utopian plan essentially rests on open discussion so that nothing is forced upon anyone. While an early affirmation of this was already to be found in anarchistic utopias; this is generally the case with most utopian currents today. This also means that conflict becomes a driving force in the very formulation and life of the utopian plan, or at least, that conflict is not avoided (even though the utopian plan is traditionally supposed to produce an ideal society and thereby eliminate all conflict). The balance is delicate and perhaps impossible to achieve. The acceptance of dissensus gets the initial utopian plan in motion, makes it reconnect with the era, and can sometimes undermine it from within, often resulting in the implosion of intentional communities around strong dissension. The utopians themselves can become worn-out from the time devoted to the participatory decision-making processes, which might also precipitate this very implosion.
Pour autant, tournant le dos aux caricatures de projets sociétaux clefs en main et de cauchemars d’univers autoritaires, cette fragilisation est sans doute une condition d’une libération du potentiel radical de l’utopie et de sa capacité à nous aider à nous mettre en chemin vers plus de justice.
Nevertheless, turning its back on the caricatures of turn-key social plans and nightmares of authoritarian universes, this weakening is without doubt a condition of the liberation of the utopia’s radical potential and its capacity for helping us get on the right track towards more justice.
Pour revenir à la distinction opérée par Ernst Bloch, ces projets utopiques discutés, remis en question, traversés de conflits, convergent avec l’autre source de production utopique : l’utopie comme projet, jeu, construction mentale, brouillon, tentative et réponse partielle et locale… La crise de la modernité (tout en même temps crise du leadership, en lien avec l'affirmation des individus, et crise de la croyance en un modèle unique de développement, voire de mode de gouvernement) engendrerait potentiellement une grande diversité de réponses utopiques : des formulations locales, partielles et contextuelles, cette fragmentation étant encore renforcée par l'échelle micro prônée aussi par les acteurs des communautés intentionnelles (pour plus de contrôle sur l'expérience) et la défiance vis-à-vis d'un utopiste en chef-démiurge, et donc aussi d'une échelle plus large.
To come back to the distinction made by Ernst Bloch, these utopian plans that have been discussed, challenged and conflict ridden, converge with the other source of utopian production: the utopia as a plan, a game, a mental construction, a draft, an attempt, and a partial local response. The crisis of modernity (and simultaneously, the crisis of leadership, in connection with the assertion of the individual and the crisis of belief in a single development model, not to say mode of government) would potentially engender a great diversity of utopian responses. This fragmentation expressed in local, partial and contextual formulations, would be further reinforced by the micro-scale advocated for action by intentional community stakeholders (for more control over the experiment) deriving from their defiance with regard to a utopian “creator-in-chief”, and thus also of broader scale of action.
Au final, il semble que cette distinction fondamentale qui existait entre geste utopique et programme utopique peut s’estomper. La réflexion utopique, de plus en plus, intègre l’impératif de raisonner en termes de socio-spatial et de processus de production inscrit dans le temps. On peut ainsi penser la production de l’espace comme expérimentation utopique ouverte et libre, virtuellement infinie, de différentes formes spatiales, permettant d’explorer des stratégies alternatives émancipatrices (Lefebvre, 1974 ; Harvey, 2000). Il ne s'agit alors pas de proposer un programme clef en mains mais de permettre l'interrogation permanente et la réflexivité par le geste utopique. On retrouve ici les propositions d’Henri Lefebvre, dès 1961, autour de l’ « utopie expérimentale » et des « variations imaginaires » autour du réel (Lefebvre, 1961) :
In the end, it seems that this fundamental distinction that existed between the utopian gesture and the utopian program can become blurred. Utopian reflection increasingly integrates the necessity of thinking in socio-spatial and production process terms that are of their era. It is thus possible to think about the production of space as an open and free, virtually infinite, utopian experiment with various spatial forms, making it possible to explore alternative emancipating strategies (Lefebvre, 1974; Harvey, 2000). So, it is not a matter of proposing a turn-key program but of allowing the utopian gesture to be an ongoing means of questioning and reflection. In this regard we return here to Henri Lefebvre’s proposals from 1961 around “experimental utopia”, and “imaginary variations” (Lefebvre, 1961):
« Cette pensée veut inventer des formes, mais des formes concrètes. Elle ne se dispense donc pas d'un appel à l'imagination, mais sollicitée et contrôlée par des données pratiques. La méthode employée est donc celle des variations imaginaires autour de thèmes et d'exigences définis par le réel au sens le plus large : par les problèmes que pose la réalité et les virtualités qu’elle contient. Cette méthode passe entre deux écueils; elle évite deux impasses. D'un côté, elle évite la constatation purement empirique ou se croyant telle, qui se borne à enregistrer et ensuite extrapole l'accompli quand elle s'efforce de concevoir le possible. De l'autre côté, elle évite la construction a priori. Dans le cas présent l'utopie abstraite qui s'occupe de la cité idéale sans rapport avec des situations déterminées. La méthode passe donc entre le pur praticisme et la théorisation pure. Pour désigner ces opérations de la pensée rationnelle, pour les employer de façon cohérente, ne faut-il pas introduire un vocabulaire, des concepts et une méthodologie ? On pourrait nommer « transduction » le raisonnement irréductible à la déduction et à l'induction qui construit un objet virtuel à partir d'informations sur la réalité et d'une problématique déterminée (…). Nous pourrions aussi nommer « utopie expérimentale » l'exploration du possible humain, avec l'aide de l'image et de l'imaginaire, accompagnée d'une incessante critique et d'une incessante référence à la problématique donnée dans le « réel ».[2] L'utopie expérimentale déborde l'usage habituel de l'hypothèse dans les sciences sociales. »
« This thinking intends to invent new forms, yet concrete forms. Thus, it does not shy away from calling upon the imagination, but an imagination that has to be called upon and controled by practical issues. The method used is consequently that of imaginary variations on themes and demands that reality and its virtualities raise. This method tries to circumvent two pitfalls and to avoid two dead ends. On the one hand, it tries, when envisionning what is possible, to avoid formulating purely empirical (or supposedly so) statements that only monitor and then extrapolate what is accomplished. On the other hand, it tries to avoid a priori elaboration. This is the case of abstract utopias dealing with the ideal city with no reference to determined situations. The method should then be to navigate between pure practicality and pure theorisation. In order to identify these workings of rational thought, snd to use them in a coherent way, should not there be a specific vocabulary, concepts and methodology? One could call « transduction » the thought pattern that is neither purely deduction nor induction, that constructs a virtual object based on real informations and a specific problematics (…) We could then name « experimental utopia » the exploration of human possibilities, with the help of images and imaginaries, accompanied by a relentless critique and an incessant reference to the problematics arising from « reality »[3] Experimental utopia is broader than the normal use of hypothesis in social sciences. » [4]
A propos des auteurs : Bernard Bret, UMR 5600 Environnement, Ville, Société, Université Lyon 3, Jean Moulin
About the authors: Bernard Bret, UMR 5600 Environnement, Ville, Société, Université Lyon 3, Jean Moulin
Sophie Didier, Equipe Mosaïques, UMR 7218 LAVUE, Université Paris Nord –Villetaneuse
Sophie Didier, Equipe Mosaïques, UMR 7218 LAVUE, Université Paris Nord –Villetaneuse
Frédéric Dufaux, Equipe Mosaïques, UMR 7218 LAVUE, Université Paris Ouest-Nanterre-La Défense
Frédéric Dufaux, Equipe Mosaïques, UMR 7218 LAVUE, Université Paris Ouest-Nanterre-La Défense
Pour citer cet article : Bernard Bret | Sophie Didier | Frédéric Dufaux, « Les utopies, un horizon pour la justice spatiale ? » [“Utopias as a Tentative Horizon for Spatial Justice”, translation: Sharon Moren], justice spatiale | spatial justice, n° 5 déc. 2012-déc. 2013 | dec. 2012-dec. 2013 , www.jssj.org
To quote this article: Bernard Bret | Sophie Didier | Frédéric Dufaux, « Les utopies, un horizon pour la justice spatiale ? » [“Utopias as a Tentative Horizon for Spatial Justice”, translation: Sharon Moren], justice spatiale | spatial justice, n° 5 déc. 2012-déc. 2013 | dec. 2012-dec. 2013 , www.jssj.org
[1] Friedrich Engels distingue entre socialismes utopiques et socialisme scientifique. Mais s'autoproclamer scientifique n'a jamais valu démonstration qu'on le soit, et le qualificatif d'utopiques qui se veut méprisant pourrait aussi bien être interprété positivement s'agissant des théories visées…
[1] Friedrich Engels distinguishes between utopian socialism and scientific socialism. But to self-proclaim as scientific doesn’t prove that one is, and the term “utopian” intended with contempt could just as well be interpreted positively, depending on the theories targeted.
[2] http://www.marxists.org/reference/archive/marcuse/works/1967/end-utopia.htm
[4] Original in French, our translation (SD).