Entretien réalisé le 9 janvier 2018 par Jean Gardin et Philippe Gervais-Lambony avec Gülçin Erdi Lelandais, Bénédicte Florin et Nora Semmoud (ANR Marges).
Interview conducted for JSSJ by Jean Gardin and Philippe Gervais-Lambony on 9 January 2018, with Gülçin Erdi, Bénédicte Florin, and Nora Semmoud (ANR Marges).
JSSJ : Cet entretien s’inscrit dans une série de rencontres que la revue JSSJ a souhaité réaliser avec des collectifs de recherche proches des thématiques de la revue, pour ouvrir des débats que nous avons par ailleurs dans d’autres cadres. Nous avons proposé de vous rencontrer parce que nous avons suivi vos travaux, réalisés surtout dans le cadre du programme « Marges et villes » financé par l’ANR, et nous savons que la réflexion sur les formes de la marginalité en ville vous a conduit à poser certaines questions en terme de justice spatiale. En même temps, vous appartenez à un groupe qui depuis longtemps travaille sur des sujets en relation avec les inégalités dans les villes du monde arabe, il y a là une généalogie certainement importante. Mais peut-être pouvons commencer par vous demander de nous en dire plus sur la manière dont s’est déployée votre réflexion sur la définition des « marges » ? Pouvons-nous développer ce que vous qualifiez de marge et comment vous reliez la marge à l’idée de stigmatisation et de justice spatiale ? Cela touche la question des représentations et du politique. C’est-à-dire la marge est-elle une catégorie discursive et politique et pas seulement le « lointain » ?
JSSJ: This interview is part of a series of meetings that the JSSJ journal has decided to hold with research collectives working on themes close to our own, in order to open up debates that we are already having in other settings. We proposed to meet with you because we have been following your work, which you have conducted mainly as part of the “Marges et villes” (Margins and Cities) program financed by the ANR (French National Research Agency), and because we know that your reflection on forms of urban marginality has led you to ask certain questions in terms of spatial justice. At the same time, you belong to a group that has long worked on issues related to inequalities in cities of the Arab world, and so there is certainly an important genealogy here. But perhaps we can start by asking you to tell us more about how your reflection on the definition of “margins” has unfolded? Can we parse out what you refer to as margins and how you connect margins to the notions of stigmatization and spatial justice? This touches on the question of representations and politics. Is the margin a discursive and political category, and not merely “what is far away”?
Réponse. Les marges urbaines constituent une notion discursive et politique. Notre hypothèse centrale consiste à dire qu’elles sont produites par les représentations et les pratiques de stigmatisation de ce que l’on appelle dans la recherche les « acteurs urbains dominants ». On est bien dans la représentation et, du coup, les marges, ce n’est pas le lointain. Dans nos travaux, elles peuvent se trouver dans le centre, le péricentre ou la périphérie. Elles ne se définissent pas non plus uniquement par la pauvreté. Il y a une diversité de situations sociales qui vont d’une plus ou moins grande stabilité à de la désaffiliation sociale pour reprendre Castel. Les marges urbaines sont produites par les représentations, la stigmatisation et les pratiques de mise à l’écart, les pratiques de marginalisation. Cette hypothèse de départ a, certes, fait débat entre nous, mais peu de chercheurs en sciences sociales considèrent que les marges urbaines n'auraient qu'une expression spatiale, y compris les géographes qui, depuis longtemps, ont intégré dans leurs réflexions le rôle des représentations. Or, nous sommes pour une bonne moitié géographes, mais, sur le terrain, nous avons opté, de façon majoritaire, pour une approche plutôt anthropologique, aidés en cela par le fait que l’équipe avait capitalisé, depuis des années, des travaux sur les quartiers populaires : par exemple, en amont de ce programme ANR, nous avions publié en 2014 l'ouvrage collectif Marges urbaines et néo-libéralisme en Méditerranée. La généalogie de ces réflexions remonte aux nombreux travaux sur le Monde arabe de l’ex-UMR URBAMA (Urbanisation du Monde Arabe).
A. Urban margins are a discursive and political notion. Our central hypothesis is that they are produced by the representations and stigmatizing practices of what researchers refer to as “dominant urban actors.” This is clearly an issue of representation, which means that margins are not “what is far away”. In our studies, these may be found in the center, in the pericenter, or in the periphery. Nor are they defined solely by poverty. As Castel points out, there exists a variety of social situations, which range from greater or lesser stability to social disaffiliation. Urban margins are produced by representations, by stigmatization and exclusionary practices, by practices of marginalization. Admittedly, this central hypothesis has been the subject of debate among us, but few social scientists consider urban margins to have merely a spatial expression. Even geographers have long integrated the role of representations into their reflections. However, while about half the collective is made up of geographers, most of us have opted for a rather anthropological approach in the field. This has been facilitated by the fact that our team has built on years of study on working-class districts: For instance, prior to this ANR program, we published in 2014 the edited volume Marges urbaines et néo-libéralisme en Méditerranée (Urban Margins and Neo-liberalism in the Mediterranean). The genealogy of these reflections goes back to the many studies on the Arab world of the former research program UMR URBAMA (Urbanization of the Arab World).
Lors de ces quatre années de travail collectif, nous avons étudié à la fois les liens entre l’action publique et les processus de marginalisation socio-spatiale, les stratégies d’intégration des populations des marges urbaines et surtout leurs formes de résistances et de mobilisations. Tout cela se déployant sur une quinzaine de terrains dans des contextes très différents. En général, des villes moyennes ou des grandes villes du Sud et du Nord : Maroc, Algérie, Tunisie, Egypte et, au Nord, Turquie, Italie, Espagne et, dans une certaine mesure aussi, la France, avec la question des Roms.
During our four years of collective research, we have studied the links between public action and processes of socio-spatial marginalization, the integration strategies of populations living in the urban margins, and, above all, the forms of resistance and mobilization. This research has unfolded in about fifteen field sites located in very different settings—for the most part, medium-sized cities or large cities of the South and North: in Morocco, Algeria, Tunisia, Egypt, and, in the North, in Turkey, Italy, Spain, and also, to a certain extent, France, with the Roma question.
Le premier de nos résultats est que les processus de marginalisation font apparaître avec force l’efficacité de la stigmatisation, qui s’avère l’une des violences symboliques les plus importantes aujourd’hui. Cette façon d’être désigné, étiqueté, catégorisé est vécue comme une atteinte à sa dignité. Les gens parlent bien des carences en équipement, etc., mais l’image négative dominante du quartier populaire marginalisé, revient avec force. D’ailleurs, c’est l’objet du premier chapitre de notre ouvrage en préparation, tant cela nous a semblé important. Il se dégage aussi que cette stigmatisation, vécue comme une grande violence, est l'un des ferments des mobilisations et des luttes.
Our first finding was that processes of marginalization strongly reflect the effectiveness of stigmatization, which proves to be one of the most important forms of symbolic violence today. This way of being designated, labelled, and categorized is experienced as an attack on one’s dignity. People do talk about the shortage of facilities, etc., but the dominant negative image of the marginalized working-class district returns with force. In fact, this seemed to us so important that we made it the subject of the first chapter of our book-in-progress. We also found that this stigmatization, which is experienced as great violence, is one of the catalysts for mobilizations and struggles.
Nous avons alors travaillé sur les expressions langagières, sur les mots, les normes véhiculées par la stigmatisation et les idéologies derrière cette normalisation, mais aussi sur la façon dont les populations y « répondent » : les formules d’adaptation, de contre-stigmatisation, d’appropriation de la stigmatisation, etc. Cela nous a permis de comprendre les interférences entre les représentations des acteurs externes aux marges urbaines et celles des acteurs internes aux marges. Cela reflète bien les rapports de force et éclaire sur l’émancipation des populations par rapport à cette stigmatisation. Une autonomisation qui passe par une prise de conscience dans des quartiers où il y a résistance, contrairement à des lieux où la stigmatisation, intériorisée par la population devient paralysante.
We then examined language expressions, the words and norms conveyed by stigmatization and by the ideologies behind this normalization, but also the ways in which populations “respond” to them: expressions of adaptation, counter-stigmatization, appropriation of stigma, etc. This allowed us to understand the correlations between the representations of actors that come from marginal areas and those of actors that are external to them. Margins clearly reflect power struggles and shed light on populations’ emancipation from stigmatization—an autonomization that involves awareness raising in neighborhoods where there is resistance, as opposed to places where stigmatization, internalized by the population, becomes paralyzing.
La deuxième piste concerne les articulations entre, d’un côté, les trajectoires des individus et leur famille et de l’autre celles des quartiers populaires, à l’épreuve des transformations urbaines. Comment les trajectoires et les stratégies des familles permettent-elles de comprendre les processus de marginalisation, d’intégration, voire de re-marginalisation ? C’est ainsi que l’on peut mieux saisir les effets des transformations urbaines, comme les mobilités forcées, liées à un projet urbain qui généralement impacte les coûts de l’habitat. Aujourd’hui, les trajectoires des ménages révèlent une tendance à la fragilisation sociale. Ce sont des processus complexes où les stratégies d’intégration des populations s’avèrent contrariées par les politiques publiques, y compris celles menées pour lutter contre la pauvreté. Dans le contexte actuel de crises économiques et de politiques aux logiques néolibérales, le quartier populaire apparaît plus que jamais comme un territoire-ressource.
A second avenue of research concerns the links between the trajectories of individuals and their families on the one hand, and those of working-class districts on the other, as these are being tested by urban transformations. How do family trajectories and strategies help us to understand processes of marginalization, integration, and even re-marginalization? This allows us to better grasp the effects of urban transformations—such as forced mobility, which is linked to urban projects that generally impact housing costs. Today, household trajectories reveal a tendency towards social fragility. These are complex processes in which populations’ integration strategies are thwarted by public policies, including those implemented to combat poverty. In the current context of economic crises and neoliberal policies, low-income neighborhoods more than ever appear to function as a resource territory.
Enfin, troisième piste : aujourd'hui, quel que soit le quartier populaire, quelle que soit la façon dont il est touché par les transformations urbaines, on observe toujours des formes de résistance. Elles consistent à faire une « manif », à bloquer une route, etc. Des formes que certains qualifient d’émeutes. Nous avons écarté cette idée d’émeute « spontanée » ou encore « feu de paille » car, au contraire, il y a toujours une certaine préparation, organisation et réflexion en amont. Notre intérêt a porté aussi sur les formes de résistance non visibles dans les quartiers populaires. L’ambition était de comprendre comment les populations utilisent l’espace du quartier, celui de la ville, pour rendre visible leur résistance et, en retour, quels sont les impacts de cette résistance sur la vie de ces quartiers.
Lastly, the third avenue of research: Today, no matter the working-class district, no matter how it is affected by urban transformations, some forms of resistance can still be observed. These consist in holding a “demo,” blocking a road, etc. Some refer to these forms as riots. We rejected this notion of a “spontaneous” or “flash-in-the-pan” riot because, on the contrary, there is always some prior preparation, organization, and reflection. We also focused on non-visible forms of resistance in working-class districts. Our aim was to understand how populations use the space of the neighborhood, the space of the city, to make their resistance visible, and, in turn, to grasp the impact of such resistance on life in those districts.
JSSJ : A quel moment la notion de justice vous est-elle apparue utile dans ce travail sur les marges ? De justice sociale et de justice spatiale, l’une ou l’autre ou l’une et l’autre. Pourquoi ? Ou pas ?
JSSJ: At what point did the notion of justice seem relevant to you in this study of margins? Social justice and spatial justice: one or the other, or one and the other. Why? Or why not?
R. Dès le départ, nous nous sommes appuyés sur vos travaux (ANR Jugurta, publications sur la justice spatiale…). Et ce qui nous a le plus intéressées est l’idée selon laquelle les transformations en milieu urbain reflètent la montée de la logique d’entreprise comme un mode hégémonique de la gouvernance. Et puis le fait que, aujourd'hui, l’émergence de nouveaux acteurs dans la gouvernance restreint l’autonomie politique. Nous avons aussi lu Rawls et Sen, et essayé de nous positionner par rapport à ces débats. Les liens que vous établissez entre justice spatiale et démocratie nous rapprochent sans doute aussi. Souvent, les populations des quartiers marginalisés revendiquent autant la justice que la démocratie car elles savent que cette dernière est essentielle dans leur intégration.
A. From the outset, we have drawn on your work (ANR Jugurta, publications on spatial justice, etc.). And what has interested us most is the idea that urban transformations reflect the rise of the entrepreneurial logic as a hegemonic mode of governance. And then, the fact that the contemporary emergence of new governance actors restricts political autonomy. We have also read Rawls and Sen, and we have tried to position ourselves in relation to these debates. The links you establish between spatial justice and democracy certainly also bring us closer together. The populations of marginalized neighborhoods often demand justice as much as they do democracy because they know that justice is essential to their integration.
Dans nos entretiens, la justice sociale, très présente, englobe ses dimensions spatiales : « Nous avons moins d’équipements que les autres quartiers. Nous ne sommes pas approvisionnés en eau (ou) on n’a pas de systèmes d’assainissement comme dans les autres quartiers. Aujourd'hui, ils mettent de l’argent dans tel et tel secteur de la ville, et dans nos quartiers ça fait des années qu’il n’y a pas eu de nouvelles écoles. Les gamins sont obligés de faire des kilomètres pour aller à l’école, etc. » Ainsi, dans les revendications, les résistances et les luttes, l’idée d’injustice est très mobilisée. Dans les villes du sud en particulier, elle fait référence aussi, dirions-nous au passé colonial et à une mémoire collective de l’injustice.
In our interviews, social justice, which comes up regularly, involves spatial dimensions: “We have less facilities than other neighborhoods. Our water supplies (or) our sanitation systems are not as good as in other neighborhoods. Today, they put money into this or that part of the city, and in our neighborhoods there hasn’t been a new school in years. Kids have to travel miles to go to school, etc.” And so the notion of injustice is strongly mobilized in popular grievances, resistances, and struggles. In southern cities in particular, it also refers, as it were, to the colonial past and to a collective memory of injustice.
Ensuite, vous avez mobilisé en grande partie la géographie radicale et cela nous a particulièrement stimulés même si tous nos collègues ne se retrouvaient pas complètement dans cette pensée. Pour certains d’entre eux les transformations urbaines dans des villes étudiées ne relèvent pas d’une logique néolibérale. Peut-être que la notion de néolibéralisme n’est pas bien appropriée et que la littérature anglophone sur cette question n'est pas accessible à tous. Mais aussi, même pour ceux qui connaissent cette littérature, les contextes locaux et les modes de régulation et d’échange entre l’Etat et les populations marginalisées font apparaître des écarts plus ou moins importants avec le modèle. Ces débats ont permis d’affiner une vision d’un néolibéralisme monolithique qui s’imposerait de façon univoque.
Moreover, you have significantly mobilized radical geography, and this has been particularly stimulating for us, even though not all our colleagues fully agree with this approach. For some of them, urban transformations in the cities studied do not reflect a neoliberal logic. It may be that the notion of neoliberalism is not really appropriate, and that the English-speaking literature on this topic is not accessible to all. But even for those familiar with this literature, local contexts and modes of regulation and exchange between the state and marginalized populations present more or less significant differences with the model. These debates have made it possible to refine the vision of a monolithic neoliberalism said to impose itself univocally.
JSSJ : Revenons sur la question de la marge, de sa définition. Depuis quand parle-t-on de marge ? Marie Morelle avait fait un petit travail d’historiographie du terme. Elle était remontée à des politiques publiques sud-américaines des années 1960 et disait, voilà, si on parle de marge, c’est parce qu’on parle de dé-marginalisation et d’intégration. On serait sur une vision plutôt top-down. Donc, est-ce que vous avez pensé que l’idée même de marge peut déjà renvoyer à cette vision plutôt venue d’un centre décisionnel de l’action publique ?
JSSJ: Let us return to the question of the margin, to its definition. Since when do we talk about margins? Marie Morelle had done a bit of historiographical work on the term. She went back to public policies of the 1960s in South America, and she said: When we talk about margins, we talk about de-marginalization and integration. This is a fairly top-down vision. So have you considered that the very notion of margin might already refer to this vision, which comes from actors involved in public policy decision making?
Et on peut sans doute étendre cette question de terminologie à l’usage que l’on fait du terme de néolibéralisme. Quel statut lui donnez-vous ? Et cela renvoie peut-être à la question de la géographie radicale et de quelle géographie radicale on parle – On aurait d’un côté l’image d’une ville dans un système capitaliste qui produit de la marge, parce que ce serait une forme de fatalité spatiale : le système capitaliste et industriel produirait toujours un espace différencié. Et d’un autre côté, j’ai l’impression que le néolibéralisme intervient pour vous plutôt comme étant vraiment une action volontaire pour marginaliser des espaces parce qu’on veut faire des vitrines avec d’autres espaces. Et dans ce cas-là, on n’est plus dans un système et dans une fatalité, on est face à des acteurs politiques dominants. Ce qui a pour conséquence qu’il est possible de contrecarrer ces logiques.
And we can certainly extend this question of terminology to the uses being made of the term neoliberalism. What status do you give it? This can also bring us back to the question of radical geography and of the type of radical geography we are talking about. On the one side, there is the image of a city in a capitalist system that produces margins as a form of spatial fatality: The capitalist industrial system is said to always produce a differentiated space. And, on the other, I have the impression that neoliberalism intervenes for you instead as a deliberate action to marginalize spaces, because some people want to make showcases out of other spaces. And in this case, the issue is no longer one of system and fate; we are faced with dominant political actors. It follows from this that it is possible to counter these logics.
Nous ne voyons pas de différence entre ces deux perspectives. Dans les métropoles sur lesquelles nous avons travaillé, les enjeux des grands projets dans les quartiers hyper-centraux ou les corniches et fronts d’eau, par exemple, renvoient plutôt à la deuxième logique, cela n’empêche pas qu’il y ait d'autres quartiers où s’appliquent moins, ou pas du tout, ces politiques de grands projets. Ce qui n’empêche pas des formes de marginalisation, de fragmentation, d’enclavement, etc. L’analyse ne bascule pas de façon univoque de l’une à l’autre des deux logiques.
A. We see no difference between these two perspectives. In the large urban centers we have worked on, the issues underlying major projects—such as in central downtown districts or on corniches and waterfronts—correspond rather to the second logic, which does not preclude the existence of other neighborhoods where these major project policies are less or not at all implemented. This does not preclude forms of marginalization, fragmentation, isolation, etc. The analysis does not univocally shift from one logic to the other.
JSSJ : Est-ce qu’il n’y a pas, d’un côté, un discours de géographie radicale marxiste qui dit : c’est le système capitaliste qui produit les inégalités, et c’est donc la mise en cause de ce système lui-même qui permettrait de l’empêcher. C’est le discours de David Harvey, repris d’Henri Lefebvre : la ville capitaliste est productrice d’inégalité. Et votre discours qui semble plus souvent être : c’est un groupe dominant d’acteurs qui consciemment agit et produit des différenciations spatiales, de manière à exclure une partie de la population. C’est peut-être cette distinction-là ?
JSSJ: Isn’t there, on the one hand, a discourse of Marxist radical geography that says: It is the capitalist system that produces inequalities, and so it is by questioning this very system that we can stop this process. This is David Harvey’s discourse, taken from Henri Lefebvre: The capitalist city produces inequality. And your discourse seems more often to be: It is a dominant group of actors who act and produce spatial differentiations with the conscious aim of excluding part of the population. Could this be the distinction?
R. Pour nous les rapports de domination procèdent intrinsèquement du système capitaliste producteur d’inégalités, mais le débat n’a pas été jusqu’à s’interroger sur les perspectives réformistes ou révolutionnaires. Nos travaux sur des situations très différentes mettent en évidence les représentations des quartiers marginalisés par les acteurs dominants : acteurs publics et privés de l’aménagement des villes, mais aussi classes sociales aisées. Même les collègues qui se défendent d’être dans des contextes néolibéraux reconnaissent que les grands projets urbains sont conçus comme des produits de valorisation foncière pour des investisseurs étrangers et/ou nationaux. Il s’agit de transformations urbaines qui privatisent et marchandisent la ville et reconquièrent les quartiers populaires qui peuvent générer du profit, en provoquant des mobilités forcées de leurs populations. Gülçin a beaucoup apporté dans ces débats, grâce à sa connaissance de la littérature anglophone, mais aussi en raison du caractère néolibéral manifeste du contexte de la Turquie où se situent l’essentiel de ses terrains.
A. For us relations of domination stem intrinsically from the capitalist system which produces inequality, but we have not gone so far as to address reformist or revolutionary perspectives in our debate. Our studies, which focus on very different situations, highlight the representations of neighborhoods marginalized by dominant actors: public and private actors of urban planning, but also affluent social classes. Even colleagues who deny that they work in neoliberal contexts recognize that major urban projects are conceived as land development products for foreign and/or national investors. These are urban transformations that privatize and commodify the city, and that reclaim potentially profitable working-class districts by triggering the forced mobility of their populations. Gülçin has contributed much to these debates, thanks to his knowledge of the English-speaking literature, but also because of the obvious neoliberal character of the Turkish context where most of his fieldwork is based.
Les travaux de terrain révèlent aussi que des espaces et des gens échappent aux changements ou en profitent. Les collègues du sud ont bien montré comment les populations de quartiers dits marginaux pouvaient aussi profiter des grands projets. Par exemple, les malls commerciaux sont souvent appropriés et pratiqués par une jeunesse qui vient de quartiers populaires. Ils ont également mis en évidence les formes de « négociations » et « d’arrangements », ou encore des représentations parfois positives d’un urbanisme « clinquant ». Par exemple, lorsque l’on discute du projet de la grande mosquée Hassan II à Casablanca, avec des habitants, y compris ceux des bidonvilles proches ou ceux de la médina qui est contigüe, ils sont très élogieux. Ils trouvent que c’est beau et que cette mosquée est la gloire de la ville, en dépit des luttes contre les expropriations qui ont eu lieu par le passé au même endroit. De même, le réaménagement Impressionnant de la corniche de Casablanca n'offre que des lieux de consommation coûteux et les dernières plages publiques disparaissent ou sont repoussées en périphérie. Pourtant les classes moyennes fréquentent cette corniche et semblent tout à fait l'apprécier… Nous devons prendre garde à ne pas plaquer nos propres représentations, voir nos positions idéologiques, sur cet urbanisme néolibéral qui ne trouve pas souvent grâce à nos yeux.
Field studies further reveal that spaces and people escape or benefit from change. Colleagues from the South have clearly shown how the populations of so-called marginal neighborhoods can also take advantage of major projects. For instance, shopping malls are often appropriated and practiced by youth from working-class districts. Forms of “negotiation” and “arrangement,” and sometimes positive representations of “flashy” urban planning, have also been highlighted. For instance, when we discuss the project of the great Hassan II mosque in Casablanca with local residents, including those of the nearby slums or the adjacent medina, they speak in glowing terms. They think it is beautiful and that this mosque was built to the glory of the city, despite the fact that struggles against expropriations occurred in that same place in the past. Similarly, the impressive redevelopment of the Casablanca corniche offers only expensive places of consumption, and the last public beaches are disappearing or being pushed to the outskirts. Yet the middle classes frequent this corniche and seem to fully appreciate it… We must be careful not to project our own representations, even our own ideological positions, on this neoliberal urbanism that finds little favor with us.
JSSJ : Mais, quand vous parlez des malls ou de la mosquée Hassan II, en quoi est-ce différent des Champs Élysées ou du grand centre commercial de La Défense ? Et ce sont des espaces qui ont été produits au 19e siècle ou dans les années 1960 et 1970. Donc, est-ce que le terme de néolibéral, au sens où on l’entend habituellement comme étant une série de politiques qui se développent sur la base des écrits des théoriciens économiques des années 1970, est bien le vocabulaire à utiliser si on se dit finalement, la production urbaine facteur d’inégalité, de différenciation, d’attractivité, de déviance, de détournement, depuis bien plus longtemps ?
JSSJ: But when you talk about the malls or the Hassan II mosque, how is this different from the Champs Elysées or the large shopping center of La Défense? And these are spaces that were produced in the nineteenth century or in the 1960s and 1970s. So should we really use the term neoliberal, in its common understanding as a series of policies developed based on the writings of economic theorists from the 1970s, when ultimately considering that urban production, as a factor of inequality, differentiation, attractiveness, deviance, and subversion has existed for much longer?
R. Au-delà de la terminologie, les formes d’accumulation capitaliste aujourd’hui produisent une autre forme de fragmentation. La ville capitaliste du début 20e était certes ségréguée mais fonctionnait avec des relations et une forme de cohérence, d’échange, notamment dans les espaces publics. Alors que là, on a basculé dans une fragmentation où on ne se croise plus, avec par exemple autour du Caire 120 gated communities… Et on retrouve ce cloisonnement aussi dans la ville centre. Donc pour nous c’est l’un des basculements, avec une tendance forte à la privatisation des espaces et au contrôle de leur accès, ce qui n’est pas le cas des Champs Élysées (pour l’instant ?) accessibles à tous, puisque la banlieue y vient.
A. Beyond terminology, the contemporary forms of capitalist accumulation produce a different form of fragmentation. The capitalist city of the early twentieth century was certainly segregated, but its functioning entailed relations and a form of coherence, of exchange, particularly in public spaces; whereas now we have shifted to a form of fragmentation in which people no longer cross paths—see, for instance, the 120 gated communities around Cairo… And this partitioning also exists in the city center. So for us this is one of the shifts, with a strong tendency to privatize spaces and to control access to them. This is not the case of the Champs Elysées (for now?), which is accessible to all, since it is frequented by residents of the suburbs.
La différence c’est aussi que l’espace est de plus en plus considéré comme exclusivement une ressource générant du profit, à exploiter en tant que telle. Le changement ne réside pas dans le projet d’aménagement en soi, mais dans ses logiques et ses finalités qui écartent toute portée sociale et toute perspective d’un espace urbain partagé, accessible à tous.
The difference is also that space is increasingly considered exclusively as a profit-generating resource that must be exploited as such. The change does not lie in the development project itself, but in its logic and its aims, which preclude any social significance and any perspective of a shared urban space accessible to all.
Ce qui change également c’est que les grands projets urbains transforment totalement la gouvernance. Ce sont souvent des structures ad hoc qui n’intègrent pas les acteurs politiques locaux, les municipalités, etc. et a fortiori les populations. Ces structures ad hoc, souvent initiées par les investisseurs eux-mêmes, mobilisent des experts particulièrement soucieux de la rentabilité des opérations urbaines. Dans le processus de privatisation des services urbains, même les quartiers non réglementaires, considérés comme hors normes par les pouvoirs publics, sont investis aujourd’hui par des grands groupes comme Véolia, etc., qui eux ne regardent pas si le territoire est illégal ou pas. Seulement, étant donné les coûts élevés d’accès à l’eau, par exemple, les populations les plus fragiles sont mises en difficulté. Dans tous les cas, les populations concernées par ces transformations urbaines sont de plus en plus écartées et donc, la seule possibilité d’intervenir, c’est, par exemple, quand elles bloquent une voie pour manifester leur mécontentement. Il ne faut pas non plus oublier le règne de l’expertise technocratique et/ou économiste. Il y a des changements de paradigme dans les logiques de ces actions de transformation de la ville qui font qu’on bascule dans autre chose.
Another change is that major urban projects have completely transformed governance. These are often ad hoc structures that fail to integrate local political actors, municipalities, etc. and a fortiori local populations. These ad hoc structures, often initiated by investors themselves, mobilize experts who are especially concerned with the profitability of urban operations. In the process of privatization of urban services, even informal neighborhoods regarded as nonstandard by the public authorities are now being penetrated by large groups such as Véolia, etc., which are unconcerned with whether or not the territory is illegal. Yet because of the high costs involved in, say, accessing water, the most fragile populations find themselves in difficulty. In any case, the populations concerned by these urban transformations are increasingly excluded. As a result, the only possibility of intervention lies in, say, blocking a road to express discontent. Nor should we forget the reign of technocratic and/or economic experts. There have been paradigm shifts in the logic of actions of urban transformation that have taken us into new territory.
JSSJ : On comprend bien l’intérêt de la notion de fragmentation mais qu’en est-il de celle de stigmatisation ? Est-elle encore utile s’il n’y a plus de fonctionnement démocratique et que les gens sont d’ores et déjà exclus des prises de décision ?
JSSJ: There is an understandable interest in the notion of fragmentation, but what about that of stigmatization? Is it still relevant if there is no longer any democratic functioning and if people are already excluded from decision-making?
R. La stigmatisation est une vision idéologique ancienne des quartiers populaires, laquelle, à l’occasion des transformations urbaines est remobilisée pour légitimer le déplacement, par exemple, d’un bidonville ou d’un quartier non réglementaire. Ce discours politique n’est pas nouveau : la stigmatisation est antérieure au néolibéralisme, mais sont venues s’y ajouter des politiques de « traitement » de la marge urbaine dont il est important de comprendre le sens. On assiste dans certains pays à l’encouragement à l’accès à la propriété des classes populaires et tout est organisé pour les inciter à acheter. Les débidonvillisations au Maroc, en Algérie ou ailleurs se soldent par l’accès à la propriété des populations concernées. Parmi les effets, leur fragilisation conduit souvent à la revente du logement qu’ils ne peuvent en fait payer. C'est-à-dire qu’on a une politique en direction de la pauvreté et des marges urbaines qui consiste, toujours dans cette vision néolibérale, à responsabiliser individuellement les pauvres de leur pauvreté. Et cela participe de leur stigmatisation. C’est aussi une façon de dépolitiser la question des marges urbaines et des inégalités socio-spatiales. La vision développée par la Banque mondiale et le Fonds monétaire international sur la question semble s’inspirer aussi de la pensée de De Soto qui considère qu’il faut mobiliser le « capital dormant » des pauvres. D’où les non-hésitations de Véolia à investir dans des quartiers non réglementaires : parce qu’il y a de l’argent. Il faut mettre en place les systèmes d’assainissement, l’alimentation en eau potable, parce que les gens sont capables de payer.
A. Stigmatization is an old ideological vision of low-income neighborhoods that has been remobilized in the context of urban transformations to legitimize the displacement of, say, a slum or an informal neighborhood. This political discourse is not new: Stigmatization predates neoliberalism, but it has been supplemented by policies aimed at “treating” the urban margins, the meaning of which ought to be understood. In some countries, access to property has been encouraged among the working classes, and everything is organized in such a way as to urge them to buy. “De-slumization” in Morocco, Algeria, or elsewhere has resulted in access to property for the populations concerned. A consequence of this is that the fragility of these populations often leads them to resell their property, which they cannot actually pay for. In other words, there is a policy concerning poverty and the urban margins that—still according to this neoliberal vision—consists in making the poor individually responsible for their own poverty. And this contributes to their stigmatization. This is also a way of depoliticizing the issue of urban margins and socio-spatial inequalities. Moreover, the vision developed by the World Bank and the International Monetary Fund regarding this issue seems to be inspired by De Soto’s thought whereby it is necessary to mobilize the “dormant capital” of the poor. This explains why Véolia does not hesitate to invest in informal neighborhoods: there is money. Sanitation and drinking water systems must be built because people are able to pay for them.
JSSJ : Cela nous ramène à la question de justice. Parce que toutes ces politiques sont porteuses d’un discours sur la justice sociale centré sur les formes de redistribution. Donc, les discours de la justice ne sont pas seulement une expression populaire de sentiments d’injustice. D’où la question des normes du juste. Qui les définit ? Et dans quelle mesure une expression d’injustice peut être instrumentalisée, manipulée pour défendre des intérêts particuliers de tel ou tel quartier. Est-ce que cette question se pose dans les mêmes termes quand on parle marginalisation ? Parce qu’en travaillant directement sur la justice, ça se pose toujours. Qu’est-ce que c’est que ce sentiment et qu’est-ce qu’il cache comme réalité sociale, comme volonté politique, comme intérêt particulier ? Prenons l’exemple de ce que vous nous dites sur la « débidonvillisation ». Est-ce une politique « juste » dans la mesure où elle efface de l’espace urbain un espace qui ne devrait pas y être, parce qu’il est informel, parce qu’il est sous-équipé, parce qu’il est habité par des pauvres ?
JSSJ: This brings us back to the question of justice. Because all these policies bear a discourse on social justice that is centered on forms of redistribution. This means that discourses on justice are not just the popular expression of feelings of injustice. Hence the question of the norms of justice. Who defines them? And to what extent can the expression of injustice be instrumentalized, manipulated to defend the particular interests of this or that neighborhood? Is this question posed in the same terms when the topic is marginalization? Because this question always arises when we work directly on justice. What is this feeling, and what social reality, political will, particular interest does it conceal? Let us take the example of “de-slumization” you discussed earlier. Is it a “just” policy in the sense that it erases from urban space a space that should not be there, because it is informal, because it is under-equipped, because it is inhabited by the poor?
R. Il y a deux visions des choses. D’un côté, les acteurs politiques considèrent ou affichent que supprimer l’habitat indigne — qui est en soi une forme d’injustice — relèverait de la justice. De l’autre côté, les habitants ont un discours différent sur la débidonvillisation et estiment qu’on les arrache du centre-ville, parce que souvent les bidonvilles sont centraux ou péri-centraux. Ils estiment qu’on est en train de les bannir vers l’extérieur, de les éloigner des bassins d’emplois et de grever leur budget avec des coûts de transport faramineux.
A. There are two outlooks. On the one side, political actors consider or claim that removing substandard housing—in itself a form of injustice—is a matter of justice. On the other side, residents develop another discourse on “de-slumization,” and feel that they are being pulled out of the city center insofar as slums are often central or pericentral. They feel that they are being banned to the outside, moved away from employment areas, and that their budgets are being burdened with huge transportation costs.
Mais depuis les mouvements sociaux dans le monde arabe, il y a aussi une sensibilité accrue des acteurs politiques aux revendications populaires. On ne peut nier une certaine ouverture à la parole acceptée pour préserver la cohésion ou la paix sociale. En même temps, dans de nombreux cas, comme en Égypte, au Maroc et en Turquie, on assiste au retour de l’autoritarisme et des répressions violentes. En Turquie, par exemple, les bidonvilles ne font plus l’objet d’aucune négociation entre les habitants et les acteurs publics. Une loi datée de 2004 stipule désormais que la construction d’un bidonville est un crime passible d’emprisonnement. Quoi qu'il en soit, pour nous qui travaillons en grande partie dans le monde arabe, le mot « justice », au moment des révolutions tunisienne et égyptienne, nous a éclaté aux oreilles ! Même si nous avions pu lire des travaux sur la justice spatiale, nous n'avions pas pris ce mot à bras le corps parce qu'il ne s'agissait pas d'une expression que l’on retrouvait telle quelle sur nos terrains, alors que, là, cela faisait sens, bien sûr de se pencher sur justice/injustice. La marginalisation se traduit alors fortement à travers le terme « Justice » qui est le moteur de la lutte ou de la résistance. C’est ce sentiment d’injustice, scandé au moment des révolutions qui est à l’origine des mobilisations. L’un des exemples les plus significatifs concerne les mobilisations à Istanbul quand le gouvernement turc a tenté de détruire le parc Gezi.
However, since the social movements in the Arab world, political actors have shown an increased sensitivity to popular demands. We cannot deny that there is now a certain openness to the expression of grievances, which is accepted to preserve social cohesion or peace. At the same time, in many cases, such as in Egypt, Morocco, or Turkey, authoritarianism and violent repression are returning. In Turkey, for instance, slums are no longer the subject of negotiations between residents and public actors. A law dated 2004 now stipulates that the construction of a slum is a crime punishable by imprisonment. In any case, for us who work mostly on the Arab world, the word “justice” burst our ears during the Tunisian and Egyptian revolutions! Even though we had read works on spatial justice, we had not fully tackled the term because it was not used as such in our fields; whereas at that time it obviously made sense to focus on justice/injustice. Marginalization was then strongly encapsulated in the term “justice,” which is the engine of struggle or resistance. This feeling of injustice that was chanted during the revolutions was at the origin of mobilizations. One of the most significant examples concerns the demonstrations in Istanbul that followed the Turkish government’s attempt to destroy Gezi Park.
Nous nous sommes particulièrement intéressées aux mobilisations et aux luttes discrètes… Nous les avions appelé au départ les « petites » luttes, ensuite parmi nous certains ont souligné que : « Lorsque les gens luttent comme ça, ce n’est pas petit pour eux. Ils risquent leur vie dans des contextes autoritaires et répressifs ». Nous parlons alors de luttes qui sont invisibilisées. En fait, les mouvements de 2011 nous ont obligés à réexaminer autrement des mobilisations auxquelles on s’était intéressé dans la décennie 1990 et surtout 2000 et à essayer de trouver s’il y avait un moment de basculement entre des mobilisations des années 1980-90 et puis les années 2000. Peut-être pouvons-nous relever un basculement dans les registres de ces luttes lié justement à ces formes d’urbanisme, aux grands projets urbain à logique néolibérale.
We focused in particular on mobilizations and discreet struggles… We initially referred to them as “small” struggles, and then some of us pointed out that “when people struggle like this, it is not small to them. They risk their lives in authoritarian and repressive contexts.” And so now we speak of invisibilized struggles. In fact, the movements of 2011 forced us to revisit the mobilizations we had studied in the 1990s, and especially in the 2000s, and to try to determine whether there had been a shift between the 1980-1990 mobilizations and those of the 2000s. We could say that we found a shift in registers of struggles that is linked precisely to those forms of urban planning, to major urban projects driven by a neoliberal logic.
Bénédicte a travaillé avec Agnès Deboulet qui s’était intéressée aux luttes pour le droit au logement au Caire. Elles observent à partir des années 2000 que les gens qui se mobilisent ne sont pas les mêmes et que les lieux de mobilisation sont différents : avant les années 2000, il s'agit surtout de militants politiques ou syndicalistes. Un autre exemple, dans les années 1990 à Rabat, les étudiants diplômés-chômeurs défilaient quotidiennement devant le Parlement. Pendant ce temps, au sein des quartiers dits marginalisés, il y avait des résistances, mais qui étaient de l’ordre du quotidien et dans lesquelles la dimension politique n’était pas nettement exprimée. Spatialement ces mouvements restaient cantonnés dans les quartiers populaires, relativement invisibles et peu médiatisés.
Bénédicte worked with Agnès Deboulet, who had focused on struggles for housing rights in Cairo. Starting in the 2000s, they both noted that the people who mobilized and the places of mobilization had changed: Before the 2000s, those involved were mostly political activists or trade unionists. To take another example, in the 1990s, unemployed graduates marched daily in front of Parliament in Rabat. At the same time, resistances occurred in the so-called marginalized neighborhoods, but they were everyday resistances in which the political dimension was not clearly expressed. In spatial terms, these movements remained confined to the working-class districts; they were relatively invisible and little publicized.
Or, c’est dans cette dimension spatiale des luttes qu’il y a eu basculement : elles concernent la volonté de changer la morphologie du quartier, elles en sortent pour s’exprimer dans les espaces emblématiques de la ville et, en retour, elles ont des effets sur les marges urbaines. Par exemple, au Caire, il y a une ring road qui ne dessert pas certains quartiers populaires, mais les survole littéralement. Les habitants de l'un de ces quartiers ont construit eux-mêmes, en 2012, une bretelle d’accès à l’autoroute ! Les gens se sont cotisés, ont fait appel à des ingénieurs, des experts en construction de bretelle d’accès à l’autoroute… Ils ont mis en œuvre toute une stratégie qui demandait des moyens collectifs importants. Alors certes, il s’agit de gagner l’accès à une infrastructure, mais l’organisation n’a pu se déployer que parce qu’elle était sous-tendue par une demande de démocratie, de dignité ou de justice…
Nevertheless, it is in the spatial dimension of struggles that a shift occurred: the new struggles concern the desire to change the morphology of the neighborhood; they emerge from the latter to express themselves in the emblematic spaces of the city, and they in turn impact the urban margins. To take an example, there is a ring road in Cairo that does not serve certain working-class districts, but literally flies over them. In 2012, the residents of one of those districts took the initiative to build an access ramp to the motorway! People put together resources, solicited engineers, experts in building access ramps to motorways… They implemented an entire strategy that required substantial collective resources. So while it is true that this strategy was aimed at gaining access to an infrastructure, it could unfold only because it was underpinned by a demand for democracy, dignity, or justice…
En ce moment dans le Rif (ou pendant le mouvement du 20 février au Maroc), les populations des quartiers populaires en sortent pour manifester à proximité des lieux du pouvoir, quitte à se faire tirer dessus par les forces de l’ordre. Pour nous, les registres de l’action, sont alors autres. Ces citadins se battent bien sûr pour une meilleure redistribution des richesses, pour moins d’inégalités économiques, mais quand on entend les mots d’ordre de dignité, justice sociale, démocratie, qu’on fait appel, voire qu’on attaque, directement le Roi, il y a un basculement des registres de l’action, et donc des formes de l’action et des spatialités des mobilisations. Et ce processus est lié à une mémoire des mobilisations précédentes et notamment à une mémoire des luttes contre le colonisateur. La référence est explicite à 1926, à la République du Rif de Abdelkrim.
Right now, in the Rif (or during the movement of 20 February in Morocco), working-class populations are leaving their neighborhoods to protest near places of power, even at the risk of being shot by law enforcement forces. For us, these constitute different registers of action. Those city dwellers are of course fighting for better redistribution of wealth, for less economic inequality, but when they chant slogans of dignity, social justice, democracy, when they directly appeal to, or even attack, the King, there is a shift in the registers of action, and hence in the forms of action and the spatialities of mobilization. And this process is linked to the memory of previous mobilizations, in particular to the memory of struggles against the colonizer. There is an explicit reference to 1926, to the Republic of the Rif of Abdelkrim.
En tout cas, on ne peut pas mettre toutes les luttes sur le même plan, et c’est ce qui nous a aussi incités à travailler sur les fameux « courtiers de l’action », les passeurs, les militants, les syndicalistes, les avocats, les associations, etc.
In any case, all struggles cannot be put on the same level, which is also what prompted us to work on these famous “action brokers”: smugglers, activists, trade unionists, lawyers, associations, etc.
JSSJ : Et ces courtiers sont nécessaires ? Par eux se fait le passage de la revendication à des ressources à celles qui portent sur la justice en général ?
JSSJ: And are these brokers necessary? Is it through them that the transition is made from demands for resources to ones centered on justice in general?
R. On peut donner l’exemple des récupérateurs de déchets du Caire. Ces gens travaillent depuis les années 1930 au Caire, à récolter 5 000 tonnes de déchets par jour alors qu’il n’y a pas de service public de collecte à proprement parler. Depuis les années 1930, ils font leur « job », ne demandent rien à personne et ne sont pas payés ni par la municipalité ni par les gouvernements ; ils gagnent quelques piécettes des habitants quand ceux-ci veulent bien les leur donner. Ils vivent et travaillent dans les quartiers les plus marginaux du Caire, avec une superposition de stigmates liés aux déchets, à la présence des cochons, au fait qu’ils soient coptes, etc. C’est comme s’ils n’existaient pas alors qu'ils sont 100 000 et qu’ils récupèrent les 2/3 des déchets des Cairotes. C’est une invisibilisation absolument incroyable !
A. One example is the rag pickers of Cairo. These people have been working in Cairo since the 1930s, collecting 5,000 tons of waste a day, as there are no public collection services as such. Since the 1930s they have been doing their “job,” without asking for anything from anyone, and without receiving payment from the municipality or the government; they earn a few coins from the residents who are willing to give them some. They live and work in the most marginal neighborhoods of Cairo, with the added stigma linked to waste, the presence of pigs, the fact that they are Copts, etc. It is as if they did not exist, when in fact there are 100,000 of them and they collect 2/3 of Cairo residents’ waste. This invisibility is absolutely incredible!
En 2003, le gouvernement décide de faire appel à des sociétés de collecte européennes pour signer des contrats juteux avec des dessous de table encore plus juteux. Les chiffonniers sortent alors de leur quartier pour se rendre visibles, ils manifestent et bloquent une autoroute. Ils se font quand même tirer dessus et se replient dans leur quartier. Mais à partir de ce moment-là, ils vont se mettre à parler publiquement, via les médias. Que disent-ils ? : « On n’a jamais rien demandé à personne, on a toujours fait ce travail sans se faire payer, mais là, vous nous confisquez l’accès à la ressource ». Ce qu’ils veulent, ce n’est donc pas de l’argent, c’est l’accès à la ressource qui est le déchet. C’est vraiment un droit à la ville qui leur est dénié. Ensuite, ils adoptent toutes sortes de stratégies, de tactiques pour gêner à la fois les multinationales européennes et les autorités. Finalement, dix ans après, ils ont (presque) gain de cause contre une situation qu'ils ont vécue comme une grande injustice.
In 2003, the government solicited European collection companies to sign juicy contracts with even juicier bribes. At that point, the rag pickers left their neighborhoods to make themselves visible; they demonstrated and blocked a highway. But they were shot at, and they retreated to their neighborhoods. However, from that moment on, they began speaking publicly via the media. What have they been saying? “We’ve never asked for anything from anyone, we’ve always done this for no pay, but now you are restricting our access to this resource.” What they want, then, is not money, but access to the resource of waste. It is truly a right to the city that is being denied to them. Afterwards, they adopted all sorts of strategies and tactics to hamper both the European multinationals and the authorities. Finally, ten years later, they (almost) prevailed in a situation that they experienced as a great injustice.
Concernant l’emploi du mot « justice » lui-même, il revient tout de même souvent dans les entretiens. Il n’est pas dominant, mais apparaît régulièrement. Des fois publiquement, par exemple à Alger, lors du blocage d’un axe routier pour du relogement, sur une banderole était écrit « justice », en grand !
As for the word “justice” itself, it often comes up in interviews. It is not dominant, but it is stated regularly. Sometimes it is stated publicly—for instance, in Algiers, when a road was blocked by protesters demanding rehousing, “justice” was written on a banner in large letters!
JSSJ : Le mot est d’ailleurs, dans le vocabulaire des partis islamistes…
JSSJ: Besides, the word belongs to the vocabulary of Islamist parties…
R. Oui, c’est exact, l’idée de justice fait l’objet d’instrumentalisation, notamment par l’Islamisme au Maroc, en Turquie…
A. Yes, that is true, the idea of justice has been instrumentalized, notably by Islamists in Morocco, in Turkey…
JSSJ : Est-ce que ça vous est utile de distinguer du coup ce qui relèverait du distributif ? Par exemple, ces chiffonniers du Caire ne réclament en rien une justice redistributive, mais une reconnaissance de leur existence. C'est-à-dire, la stigmatisation du quartier populaire au fond, porte sur leur non reconnaissance parce qu’ils ne correspondent pas aux normes de la ville voulue par le pouvoir autant que sur le niveau d’équipement ? Est-ce que ça, c’est une bonne ligne de partage, pour vous, entre ce qui est marginalisé et ce qui ne l’est pas ?
JSSJ: Is it useful for you then to distinguish what counts as distributive? For instance, those rag pickers in Cairo are not demanding distributive justice at all, but recognition of their existence. In other words, can we say that the stigmatization of working-class districts essentially concerns their non-recognition—which stems from the fact that they do not correspond to the city norms set by the authorities—as much as it does their insufficient facilities? Do you consider this to be a good dividing line between what is marginalized and what is not?
R. Nous sommes complètement d'accord. Parce qu’en fait, les récupérateurs finalement en Turquie ou au Maroc et puis en Egypte, ne demandent pas, par exemple, d’entrer dans le secteur formel. Ils revendiquent des droits au travail et des droits sociaux, mais refusent de formaliser leur activité car cela suppose des normes, des contrôles et surtout payer des impôts. Certes, leur demande récurrente concerne aussi un minimum d’équipements, l’accès aux soins, à l’école, etc., mais ils réclament surtout qu’on les laisse faire leur travail et que, effectivement, on les reconnaisse.
A. We are in complete agreement. Because ultimately, the waste pickers of Turkey, Morocco, and also Egypt, are not demanding things like access to the formal sector. They claim social rights and the right to work, but they refuse to formalize their activity, because this would imply norms, controls, and, above all, the payment of taxes. Admittedly, their recurrent demands also concern minimal facilities, access to healthcare, schooling, etc., but above all they want to be allowed to do their work, and, indeed, to be recognized.
En fait, il y a à la fois une demande de reconnaissance et une volonté d’être associé, ce qui converge vers une revendication de démocratie. On ne peut pas les dissocier. Nous inscrivons notre travail dans une histoire de recherche sur les inégalités socio-spatiales qui pose toujours de façon sous-jacente la question de la redistribution. Or, la redistribution pose la question de l’association de ces populations et de leur reconnaissance. Alors, même si on ne l’exprime pas comme vous, on touche toujours à la distribution et la reconnaissance.
In fact, there is both a claim for recognition and a desire to be involved, which converges towards a demand for democracy. These cannot be dissociated. Our work is meant to contribute to a history of research on socio-spatial inequalities that has always posed, in an implicit fashion, the question of redistribution. But redistribution raises the issue of the involvement and recognition of those populations. And so we still touch on distribution and recognition, even though we do not express things the way you do.
Il y a cependant une question de fond qui n’a pas été débattue dans le groupe de recherche du programme ANR Marges. Est-ce qu’en redistribuant et en associant les populations aux prises de décision, on remet en cause l’organisation structurelle de la société et l’ordre social qui est générateur d’inégalités ? Beaucoup d’entre nous sont mal à l’aise avec l’idée qu’il suffirait de redistribuer les équipements, de mettre de l’argent là où les carences sont importantes et de faire de la géographie prioritaire (comme en France) en développant la participation, pour que la question de la marginalisation soit plus ou moins résolue. Les rapports de force, de pouvoir et les rapports de domination sont présents dans l’analyse, mais nous ne posons pas le problème des classes sociales. Les perspectives de transformation sociale dans lesquelles s’inscrirait ce travail ne sont pas évoquées. Est-ce que nos travaux interpellent aussi la question des transformations des rapports de production des sociétés étudiées ou est-ce qu’on est finalement dans une vision réformiste ?
There is, however, one substantive issue that has not been discussed in the ANR Marges research program. Do redistribution and the involvement of populations in decision-making challenge the structural organization of society and the social order that generates inequality? Many of us are uncomfortable with the idea that redistributing facilities, putting money where shortages are severe, and conducting “priority geography” (as in France) through developing participation would be enough for the problem of marginalization to be more or less resolved. Relations of power and domination are present in the analysis, but the issue of social classes is not raised. The prospects for social transformation to which this research might contribute are not mentioned. Does our work also address the question of the transformation of relations of production in the societies studied, or is this ultimately a reformist vision?
JSSJ : A un certain moment, en échangeant sur notre chemin pour venir à cet entretien, nous avons essayé d’exprimer ça en disant qu’il serait possible de mettre en cause l’usage de la notion de justice si on la comprend comme « le prêtre qui suit le conquistador ». Est-ce que la formule vous parle ou non ? C’est-à-dire, peut-on considérer que la justice ne servirait qu’à réguler un système fondé sur des rapports de production créateurs d’inégalités ?
JSSJ: At some point during the discussion we were having on our way to the interview, we tried to convey this by saying that the notion of justice could be challenged if it were construed as “the priest who comes after the conquistador.” Does the expression speak to you or not? In other words, can we consider that justice serves merely to regulate a system based on relations of production that produce inequalities?
R. Pour être claires, c’est la position marxiste. Beaucoup de nos collègues sont marxistes sans le dire ou défendent des positions qui s’en approchent. La seule fois où, au sein de notre groupe, nous avons abordé cette question de notre positionnement politique, c’est justement quand il y a eu des débats sur le néolibéralisme. Les collègues disaient : « Oui, mais il y a beaucoup de régulations sociales ». Or le néolibéralisme c’est aussi de la régulation sociale ! Et l’Etat est très présent dans le néolibéralisme. Il se recompose, il a un autre rôle, mais il reste un acteur essentiel. Toujours est-il que cette recherche a incontestablement permis au groupe de mener ce débat.
A. To be clear, this is the Marxist position. Many of our colleagues are Marxists without saying it or defend positions that approach Marxism. The only time we addressed the question of our political positioning in our group was precisely when debates arose over neoliberalism. Our colleagues said: “Yes, but there are many social regulations.” But neoliberalism also entails social regulation! And the state is very present in neoliberalism. It is being reconfigured, it is playing another role, but it is still an essential actor. The fact remains that this research has clearly enabled the group to conduct this debate.
JSSJ : On revient à la question de tout à l’heure sur le système ou les acteurs. C'est-à-dire est-ce que si on changeait les acteurs et qu’on avait des acteurs généreux et redistributeurs, tout irait bien dans le même système économique ? Ce sont aussi des débats que nous avons, en interne, au sein du comité de rédaction de JSSJ.
JSSJ: This brings us back to the question raised earlier about system vs. actors. In other words, if we changed actors and if we had generous and redistributive actors, would everything be fine in that same economic system? We are also having these debates, internally, on the JSSJ editorial board.
R. Ce sont des questions difficiles. Mais les notions de justice spatiale ou de marges urbaines, quelles que soient leurs insuffisances, permettent d’ouvrir des débats.
A. These are difficult questions. But the notions of spatial justice and urban margins, whatever their inadequacies, help to open up debates.
JSSJ : Quand nous avons créé la revue, beaucoup d’entre nous se sont engagés dans le projet avec le sentiment qu’ils travaillaient en fait depuis longtemps sur des questions de justice mais s’ans utiliser la notion directement. Mais, quand on creuse la notion elle-même, on se rend compte qu’elle est polysémique et qu’elle pose aussi des problèmes. Sur quoi exactement travaillons-nous si on ne travaille pas que sur les quartiers populaires ? Sur des gens, des groupes ? Des collectivités territoriales qui se disent marginalisées ?
JSSJ: When we created the journal, many of us got involved in the project with the feeling that we had in fact long been working on issues of justice, but without using the notion directly. However, when you unpack the notion itself, you realize that it is polysemic and that it also poses problems. What exactly is our work about, if it does not strictly focus on working-class districts? People, groups? Local and regional authorities that claim to be marginalized?
R. À un moment donné, on a présenté dans un séminaire aux étudiants de master notre travail. On a présenté la recherche de façon très didactique, en expliquant que marges sont envisagées comme des représentations, notamment celles des acteurs dominants ; ensuite qu'est-ce que c’est que les représentations ? Ils ont eu du mal à comprendre. Évidemment, quand on commence à expliquer les choses par les terrains, ça va mieux, mais, au départ, notre approche notionnelle n’a pas été convaincante pour les étudiants.
A. At one point, we presented our work to master students in a seminar. We presented the research in a very didactic manner, explaining that we constructed margins as representations, especially those of dominant actors. We then addressed what constitutes representations. They had trouble understanding this. Obviously, when we started explaining the notion with field data, it got easier. But our conceptual approach did not convince the students at first.
JSSJ : Parce que ce n’est pas facile à comprendre. Il y a les représentations, mais il y a une matérialité de la marginalité quand même, qui est le sous-équipement, qui est le…
JSSJ: Because it is not easy to understand. There are representations, but there is also a materiality of marginality: namely, a shortage of facilities, etc.
R. Oui, la mise à l’écart, oui.
A. Yes, exclusion, yes.
JSSJ : Est-ce qu’on pourrait imaginer un quartier parfaitement équipé, parfaitement doté, c'est-à-dire qui aurait bénéficié de la politique de redistribution la plus massive possible, mais qui serait néanmoins marginalisé…
JSSJ: Could we imagine a perfectly equipped, perfectly endowed neighborhood, in short, a neighborhood that would have benefited from the most massive redistribution possible but that would still be marginalized…
R. Par la stigmatisation.
A. By stigmatization.
JSSJ : … par la stigmatisation ? Est-ce que ça pourrait être culturel, par exemple ? Ça serait un quartier copte ?
JSSJ: …by stigmatization? Could it be cultural, for instance? Would that be a Coptic neighborhood?
R. Ou le quartier Rom d’Istanbul. Mais le quartier Rom de Sulukule est aussi sous-équipé, abandonné et paupérisé. C’est difficile de trouver un quartier stigmatisé sans réalité matérielle du manque, de la carence de biens sociaux.
A. Or the Romani quarter in Istanbul. But the Romani quarter of Sulukule is also poorly equipped, abandoned, and impoverished. It is difficult to find a stigmatized neighborhood without the material reality of lack, of the shortage of social goods.
JSSJ : Donc, il y a toujours une dimension matérielle ?
JSSJ: So there is always a material dimension?
R. Oui toujours.
A. Yes, always.
JSSJ : Mais alors à l’inverse, est-ce que vous pourriez imaginer un quartier qui serait victime d’inégalités extrêmement fortes dans un espace urbain et qui ne serait pas stigmatisé ? C'est-à-dire où tout le monde irait se promener avec bonheur et qui serait un quartier agréable, qui aurait de la musique…
JSSJ: But, conversely, can you imagine a neighborhood that is not stigmatized but is plagued by extreme inequalities in urban space? That is, a pleasant neighborhood, with music, where everyone can go for a leisurely walk…
R. C’est possible. Nous avons à nouveau en tête les Roms de Sulukule qui était un quartier que fréquentaient les touristes. Mais quand il a été décidé de raser le quartier, là, la stigmatisation a été remise en marche. Il y avait aussi de nombreux bidonvilles dans toutes les métropoles de Turquie, notamment à Ankara, Istanbul et Izmir qui étaient victimes de fortes inégalités mais qui n’étaient pas stigmatisés du tout pendant les années 1980-1990. On ne s’y promenait pas avec bonheur mais ce n’était pas des coupe-gorges non plus. Des quartiers informels certes mais néanmoins assez paisibles.
A. It is possible. Once again, we have in mind the Roma of Sulukule, a district that was formerly frequented by tourists. But when the decision was made to raze the district, the stigmatization was reactivated. Moreover, during the 1980s and 1990s, there were many slums in every large Turkish city—including Ankara, Istanbul, and Izmir—that suffered from important inequalities yet were not at all stigmatized. You did not go there for a leisurely walk, but they were not deathtraps either. They were informal neighborhoods, of course, but they were nevertheless quite peaceful.
JSSJ : Puisque le projet était Nord-Sud, qu’est-ce que la dimension comparative a apporté ?
JSSJ: Considering that this was a North-South project, what did the comparative dimension bring to your work?
R. Il y a véritablement une circulation des modèles, notamment en matière de gouvernance : les grands projets, la façon dont on les gère, l’impact sur les quartiers populaires… Circulent aussi des modèles de stigmatisation et des modèles en matière de résistance. C’est intéressant de voir par exemple que les habitants de quartiers à Cagliari ont manifesté dans la rue avec le nom du préfet de région et la formule « x tu dégages » sur les banderoles. Les réseaux sociaux jouent un rôle important dans ces circulations. En revanche les réactions des autorités à ce type de mouvement diffèrent entre le Nord et le Sud ! Même si, dans le Sud aujourd'hui, il y a quand même une relative ouverture à la parole, peut-être « utilitariste », les pouvoirs en place ne veulent pas que ce qui s’est passé en Égypte ou en Tunisie, se renouvelle, donc, ils s’efforcent absolument de travailler pour la paix sociale quitte à renouer avec l’autoritarisme.
A. We found a real circulation of models, especially in terms of governance: major projects, the way they are managed, their impact on working-class districts… Also circulating are models of stigmatization and models of resistance. It is interesting to note, for instance, that the residents of some neighborhoods in Cagliari marched in the streets with the name of the regional prefect and the slogan “X Get Out!” on their banners. Social networks play an important role in these flows. However, there is a difference between the North and the South in terms of how the authorities respond to this type of movement! Even though in the South today there is a relative—perhaps “utilitarian”—openness to the expression of grievances, the powers that be do not want what happened in Egypt or Tunisia to repeat itself. And so they definitely strive for social peace, even if it means a return to authoritarianism.
JSSJ : Même en Algérie ?
JSSJ: Even in Algeria?
R. Ah oui, même en Algérie. Il y a un tel rapport avec la France que c’est présenté dans les médias français comme « le pays le plus mystérieux » du Maghreb aujourd'hui. Les médias et les chercheurs américains sont très présents dans le pays. Contrairement à l’Europe qui évidemment s’appuie beaucoup sur la perception de la France par rapport à l’Algérie puisque c’est censé être le pays qui connaît le mieux l’Algérie.
A. Oh yes, even in Algeria. There is such a connection with France that it is presented in the French media as “the most mysterious country” in the Maghreb today. American media and researchers are very present in the country—unlike Europeans, who evidently rely heavily on France’s perception of Algeria, since it is supposed to be the country that knows Algeria best.
JSSJ : Donc pour vous, il y a eu un printemps Algérien en fait en 2011 ?
JSSJ: So for you, there was indeed an Algerian spring in 2011?
R. Pas du tout. Il y a eu des manifestations organisées par des personnes qui ont essayé de voir si ça pouvait prendre. Ça n’a pas marché. Ça n’a pas marché parce que l’Algérie sort d’une guerre civile de 10 ans. La population est absolument épuisée et meurtrie dans sa chair. Et du coup, les gens disent très clairement : « Nous, on ne veut pas recommencer ».
A. Not at all. There were demonstrations organized by individuals who wanted to see if things could pick up. They did not. They did not because Algeria was emerging from a 10-year civil war. The population was absolutely exhausted and wounded to the core. And so the people said very clearly: “We don’t want to start all over again.”
Mais au Maroc, nous pensons qu’il y a eu la même peur. Il y a eu des manifestations et le mouvement du 20 février, cependant la plupart des gens disent « surtout pas comme l’Algérie des années 1990 ». Et aujourd'hui, ils disent : « surtout pas comme l’Égypte, la Lybie ou la Syrie ». L’exemple libyen est vraiment une leçon politique. On voit bien comment ces mouvements sont instrumentalisés pour détruire des États. Enfin bref, c’est une autre histoire.
But we think there was the same fear in Morocco. There were demonstrations and there was the 20 February movement, but most people said “especially not like Algeria in the 1990s.” And today, they are saying: “especially not like Egypt, Libya, or Syria.” The Libyan case is a real political lesson. It is clear that these movements have been instrumentalized to destroy states. Anyway, that is another story.
JSSJ : Pas vraiment, parce que ce sont bien des instrumentalisations de revendications de justice. Mais je pense qu’il est temps, hélas, de clore cet entretien, surtout en vous remerciant beaucoup !
JSSJ: Not really, because these are clearly forms of instrumentalization of justice claims. But I think it is time, alas, to end this interview. Thank you very much!
R. On a juste envie de vous renvoyer toutes vos questions à vous…
A. We just want to throw your questions back at you…
JSSJ : Surtout pas !
JSSJ: Don’t even think about it!