« Ça me donne envie de ne plus manger de fraises », déclarait la députée européenne Hélène Flautre, à l’issue d’une visite parlementaire, dans la province de Huelva en juin 2010[2]. Les critiques de la députée portaient non seulement sur un système d’agriculture intensive désastreux sur le plan de l’environnement, car consommateur de pesticide et destructeur des nappes phréatiques, mais aussi sur les conditions de travail des ouvriers et ouvrières étrangèr(e)s. Le journal El País emboîte le pas à la députée et consacre un article « aux victimes de l’or rouge », en décrivant l’exploitation des femmes marocaines embauchées pour travailler dans la production de fraises sous serre, dans le cadre des contrats en origine (El País, 13/06/2010). L'expression « en origine » qui accompagne le mot contrat signifie que le recrutement et la signature des contrats se font dans les pays pourvoyeurs de main d’œuvre et que les travailleurs rentrent chez eux, à la fin de leur travail (de 3 à 9 mois). Pour garantir ce retour, on recrute pour la province de Huelva en priorité des femmes mariées, et mères de jeunes enfants. Ce système de contrats courts débouche sur une forme d’exploitation économique (Burchianti, 2009) et de captivité des ouvrières qui ne peuvent faire valoir les mêmes droits que les autres ouvriers, étant donné leur statut précaire, qui les rend dépendantes de leur employeur (Moreno Nieto, 2009).
“It makes me want to stop eating strawberries”, said MEP Hélène Flautre after a parliamentary visit to Huelva province in June 2010[2]. Her target in these comments was not just the devastating environmental impact of intensive farming on the water table and the damage caused by pesticides, but foreign workers’ working conditions. The newspaper El País (13 June 2010) ran an article about the « victims of the red gold », the exploitation of Moroccan women workers in intensive greenhouse strawberry farming, hired on the basis of contracts in origin. The term ‘origin’ alongside ‘contract’ indicates that recruitment takes place in the workers’ country of origin on an understanding that they will return home once their work is done (within 3 to 9 months). To make sure that they will return, it is mostly married women and mothers of young children who are hired. This system of short-term contracts clearly reeks of economic exploitation (Burchianti, 2009) partly because workers are denied equals rights with Spanish citizens and remain dependent on their employers because their work status is precarious (Moreno Nieto, 2009).
Dans le cadre d’une enquête de terrain, menée au Maroc et en Espagne, j'ai rencontré des ouvrières agricoles marocaines et pu constater les traitements discriminatoires à leur égard sur les plans du travail et du logement. Mais cette enquête a aussi permis d’entendre les ouvrières énoncer de manière claire que le pire qui puisse leur arriver serait de ne plus pouvoir revenir travailler en Espagne. Les personnes auprès desquelles j'ai enquêté procèdent ainsi à une hiérarchie des injustices et la plus importante serait, à leurs yeux, spatiale, puisque ce serait celle qui mettrait un terme à leur expérience migratoire. Les autres, celles qu'elles vivent tant qu’elles travaillent sont alors surmontables. Les ouvrières expriment un attachement à cette expérience de travail en Espagne, parce qu’elles y adossent une identité, au sens de sentiment de soi, positive, de femme indépendante, de femme active. Malgré la situation de domination, ces ouvrières parviennent à tirer des avantages en termes de reconnaissance. De leur point de vue, ne pas être reconduite dans cette expérience, c'est se voir dénier ses qualités de travailleuse, c'est être disqualifiée, méprisée par leurs employeurs. Cette injustice-là, évoquée par le mot hogra qui, en arabe signifie à la fois mépris et injustice, leur est insupportable. On constate que l’expérience des injustices s’appuie sur un langage moral (mépris, manque de respect). On observe le rôle de la reconnaissance ou de sa forme négative comme curseur, qui permet d’opérer une hiérarchisation des injustices, un curseur à partir duquel s’observent, au sein des situations pourtant marquées par la domination socio-économique, des formes d’autonomie et des rapports positifs à soi. On observe enfin que la reconnaissance et sa forme négative le déni de reconnaissance, qui caractérisent les expériences des femmes, concernent l’espace.
During my fieldwork, carried out in both Morocco and Spain I met many seasonal migrant women workers and witnessed the type of discrimination they face both in terms of housing and employment. But this research also enabled me to hear firsthand how their greatest fear was to be denied the right to return to Spain. The women I interviewed distinguish forms of injustice: the worst sort they are likely to encounter is spatial, the denial of their migration. As long as they are allowed to travel to Spain, they feel that they can put up with anything. They told me their work experience in Spain is crucial because it gives them independence, self-esteem and a positive identity as a working, independent, woman. Despite what we might see as domination, they still value the recognition attached to their migration. From their point of view, if one does not gain the right to return to Spain, one’s qualifications as worker are questioned, which amounts to contempt on the part of employers. They refer to this situation with the Arabic word hogra which means both contempt and injustice, with an interesting overlap between moral spheres. Recognition or misrecognition are crucial to establish a hierarchy of what is more or less bearable, and to be shown contempt or disrespect seems paramount here. Even in situations of social and economic inequality, forms of autonomy, and a positive sense of self are likely to emerge, and space plays a role in the experience of recognition or misrecognition.
Ce texte pose la question des ressorts de l’injustice spatiale, en tentant de répondre à la question suivante : comment se réalise l’autonomie en situation de domination ? Pour répondre à cette question, j'ai choisi d’avoir recours aux théories de la reconnaissance qui accordent une place importance à l’auto-réalisation, et à la lecture de l’injustice à partir des effets produits sur les individus et les groupes. La définition de l'injustice inscrite dans cette théorie peut être féconde pour notre cas d’étude, car du point de vue de celle-ci, l'expérience de l'injustice est toujours une expérience de déni de reconnaissance, et la demande de respect peut être appréhendée comme une demande de justice (Honneth, 2000 ; Renault, 2004).
This paper looks at the levers of spatial injustice, and addresses the following question: how is autonomy asserted in the context of domination? I draw on theories of recognition which emphasize self-realization, and I analyze injustice in terms of its effects on groups and individuals. I subscribe to definitions in which the experience of injustice is the experience of misrecognition, and which construe the demand for respect as a demand for justice (Honneth, 2000; Renault, 2004).
Une première partie présente ce qui constitue le cadre général : le thème des contrats en origine, l'enquête de terrain, et la définition de l’injustice spatiale issue de la rencontre entre théorie de la reconnaissance et géographie. Dans un deuxième point est évoqué le thème des injustices surmontées dans les situations de domination. La dernière partie traitera de ce qui se présente comme l’injustice insurmontable : celle qui est liée à la fin de la possibilité de migrer en Espagne.
In the first section I look more closely at contracts in origin, I describe the fieldwork I conducted and suggest a working definition of spatial injustice that stems from the intersection of theories of recognition and geography literature. The second section examines the injustices regarded as bearable in a context of domination. The final section addresses the only unbearable injustice in women’s view, the denial of migration to Spain.
1- Contracts in origin and spatial injustice: context, concepts and fieldwork
1- Contrats en origine, injustice spatiale : contexte, concepts et cadre de l’enquête
Firstly, I want to focus on the temporary contracts that underly circular migration and which unashamedly serve the interests of employers rather than those of employees. Next I provide an account of my fieldwork and the insights it provides on spatial injustice, at the intersection of theories of recognition and space.
Il s’agit dans un premier point de caractériser le système qui constitue la pierre angulaire de la migration circulaire, le système des contrats en origine, dont la conception entière embrasse les intérêts des entrepreneurs au détriment des ceux des ouvrières. Dans un second temps, j'aborde le travail de terrain et ensuite l’approche de l’injustice spatiale adoptée à partir d’une grille de lecture croisant théories de la reconnaissance et espace.
Contracts in origin or injustice made legal
Contracts in origin which target female labour reflect the increasing feminization of cross-border migration. Whereas in the past women uprooted themselves to join their families, nowadays more and more women journey alone either through legal channels or illegally. Most migrant women are employed in the service industry, in catering or as domestic workers, or in global care (Falquet, 2010). This feminization of immigrant labour is particularly noticeable in Southern Europe where large numbers of women migrants from the Maghreb countries, the Philippines and Cape Verde Islands are employed (Campani, 2000).
Les contrats en origine, quand la loi institue l’injustice
Another element of context is the development of circular migration, seen by wealthier nations as a « solution » to permanent migration, construed as « problem ». International organizations such as the ILO (International Labour Organization) or the OECD (Organization for Economic Co-operation and Develoment) extol the virtues of circular migration organized at state level as « win-win » for the countries and the migrants. The USA, Canada, Great Britain, Belgium, Ireland, Germany, Italy and Spain have followed suit by hiring a limited number of temporary migrant workers with specific skills to plug a labour gap. This selection of workers across borders leads to greater labour market segmentation according to gender, race and ethnicity. These recruitment policies frequently target women, which is justified in terms of the « promotion of women » or « co-development », but which mostly reflects the fact women are seen as « cheap submissive labour (in agriculture) to replace migrants in labour-intensive sectors in several industrialized countries” (Moreno-Fontes Chammartin, 2008). In Andalusia agricultural workers were, from the mid-90s onwards, mostly Moroccan or Sub-Saharan African men[3]. However, protest by these seasonal workers disgruntled with their working conditions prompted employers to start hiring women from Eastern Europe with contracts in origin. And in order to stem any permanent settlement on Spanish soil these employers opted to recruit solely women. But once their countries of origin joined the European Union these seasonal workers fled the greenhouses and fields of Huelva. The next tactic was to target Moroccan women, as part of a deal between Morocco and Spain to curb illegal immigration (Miret, 2009).
Les contrats en origine qui privilégient le recrutement des femmes émergent dans un contexte de féminisation croissante des migrations. Si par le passé, le mouvement des femmes se faisait via les regroupements familiaux, aujourd’hui, il concerne de plus en plus des femmes seules, qu’elles l’entreprennent de manière illégale ou légale. Les migrantes sont, de manière majoritaire, employées dans les services (hôtellerie, domesticité) ou le global care (Falquet, 2010). L’Europe du Sud est particulièrement concernée par cette féminisation des flux migratoires, en provenance du Maghreb mais aussi des Philippines et du Cap Vert (Campani, 2000).
Since 2001, according to figures provided by Cartaya council, a town of 18 000 inhabitants in south-western Spain, 38 000 Moroccan seasonal women workers have been employed in the Huelva province. In 2010 this figure dropped to 4500 owing to the economic downturn. Women who are offered these contracts in origin are selected according to two criteria[4]: physical strength enabling them to perform agricultural work (as stipulated by their Spanish bosses) and guarantees that they will return home. This explains why employers favour married women and mothers of young children, on the assumption that mothers will not abandon their offspring. Aged between 18 and 45 these women are from rural areas and must pledge to return to Morocco, a return clause that complies with EU directives and regulations (the EU sees these contracts as a way to stem illegal immigration). The Huelva province, which produces 90% of Spain’s strawberry crop and makes it the third biggest producer globally, the largest in Europe, is a pilot experiment in this attempt to control migratory flows (Plewa, 2009, p. 4).
Cette féminisation croissante s’articule à un autre élément contextuel : le développement des migrations circulaires, appuyé par la volonté des Etats riches d’en finir avec la migration permanente pensée comme un problème. Les grandes instances (Bureau International du Travail, Organisation de Coopération et de Développement Economiques) prônent la formule de la migration circulaire organisée par les Etats comme une formule gagnante pour les pays et les migrants. Il s’agit de suppléer au manque de main-d’œuvre existant dans certains secteurs économiques, en recrutant un nombre limité de migrants et selon des profils déterminés par les employeurs. Les USA, le Canada, La Grande-Bretagne, la Belgique, l’Irlande, l’Allemagne, l’Italie, et l’Espagne comptent parmi les pays qui ont opté pour cette migration de courte durée. Ce type de migration circulaire sélective a pour effet une plus grande segmentation du marché de l’emploi, selon des critères de genre, d’ethnie, voire de race. Ces politiques de recrutement de la main-d’œuvre s’accompagnent d’un ciblage des femmes que certains justifient au nom d’une politique « pro-femmes » et de « co-développement ». Mais ce ciblage s’explique surtout par « la recherche d’une main-d’oeuvre bon marché et docile (dans l’agriculture) pour remplacer les migrants pour des tâches à forte intensité de main-d’oeuvre dans plusieurs pays industrialisés » (Moreno-Fontes Chammartin, 2008). Ce fut le cas en Andalousie où la main-d’œuvre agricole était, à partir du milieu des années 90, essentiellement composée d’hommes marocains et de Subsahariens[3]. Suite à plusieurs événements où ces saisonniers se sont organisés pour protester contre leurs conditions de travail, les entrepreneurs ont opté pour les travailleuses de l’Est dans le cadre des contrats en origine. Pour éviter une immigration définitive sur le territoire espagnol, on n’a alors recruté que des femmes. Mais une fois leurs pays entrés dans l’Union Européenne, les saisonnières agricoles polonaises, roumaines, et bulgares ont massivement déserté les serres et les champs de Huelva. Les entrepreneurs se sont alors tournés vers les femmes marocaines. A noter que le pendant des accords de recrutement de main-d’œuvre entre le Maroc et l’Espagne réside dans des accords de coopération de lutte contre l’immigration clandestine (Miret, 2009).
Farmers hire workers with contracts in origin because they are willing to accept low wages (37 euros per day), unlike Spanish citizens (El País 4 September 2008). Employers want a cheap, flexible, expanding workforce which tolerates the hardships of agricultural labour and these Moroccan women[5] meet all of these criteria, not by nature, contrary to widely held beliefs among employers and institutions, but because the form of contracts leaves them no option.
Depuis 2001, 38 000 ouvrières agricoles marocaines, selon la mairie de Cartaya, commune de 18 000 habitants, située dans le sud-ouest de l’Espagne, sont venues travailler dans la province de Huelva. En 2010, seulement 4500 ouvrières ont été recrutées en raison de la crise économique. Les femmes qui relèvent des contrats en origine sont sélectionnées[4] selon deux critères, elles doivent avoir un physique adapté aux travaux agricoles selon les critères des entrepreneurs espagnols et offrir des garanties du retour. C’est pourquoi le choix se porte sur des femmes mariées et mères de jeunes enfants, les acteurs estimant que les mères n’abandonneront pas leurs enfants. Agées de 18 à 45 ans, elles sont issues du milieu rural. Elles doivent s'engager à rentrer à l'issue de leur contrat. La clause du retour est fondamentale, et cadre avec les directives et injonctions de l’Union Européenne. Celle-ci place dans ces contrats un espoir de solution contre la migration clandestine. Elle a fait de la province de Huelva, qui produit 90 % des fraises espagnoles, permettant à l’Espagne d’être le 3ème producteur mondial et premier au niveau européen, un laboratoire pour une expérience pilote en termes de contrôle de flux migratoires (Plewa, 2009, p. 4).
As hirers and firers the employers have the upper hand (Hellio, 2009) and women migrants are dependent on them to have their contracts renewed. The nine clauses in the contract (written in Spanish rather than Arabic) essentially uphold employers’ rights and make abuse possible, while the employees’ situation is highly precarious. Clause 2 for example, allows for overtime beyond the statutory 39-hour week by ‘mutual agreement.’ What hope is there for any sort of mutual agreement when we know how dependent these seasonal workers are on their employers to secure a new contract for the following year? Clause 3 allows for a temporary suspension of every clause in « exceptional circumstances », including bad weather, and the duration of « temporary » is left up to the employer’s discretion.
Les agriculteurs réclament des ouvrières des contrats en origine car elles ne rechignent pas à recevoir un salaire bas (37 euros la journée), contrairement aux Espagnols (El País, 04/09/2008). Les entrepreneurs agricoles veulent une main-d’œuvre abondante, flexible, peu coûteuse, qui supporte la pénibilité des tâches à exécuter. Toutes ces qualités, les Marocaines les ont, non par nature comme tendent à le faire croire les entrepreneurs et acteurs institutionnels qui vantent les qualités des ouvrières marocaines[5] mais parce que le système de la contractualisation en origine exige d’elles qu’elles se conforment à ces critères.
Another rule not specifically mentioned in the contract lies at the root of many perceived injustices and sheds light on processes which force women to accept this unfair employment regime. Recruiters for the strawberry farms entice women with the promise that after four consecutive work seasons, if they are offered a one-year employment contract, they will be entitled to a work permit and Spanish residency (according to the Ley de Extranjería du 11/ 01/2000). The hope of this golden prospect puts migrant women at the mercy of their employers. It is, however, more of a lure than a realistic aspiration, since one-year contracts are virtually non-existent in farming where the work is seasonal. Moreover, the procedure is well-nigh inapplicable because one necessary condition is residency via registration on the local city roll (empadronamiento), which these Moroccan women workers are not entitled to as they are mainly housed in lodgings that do not conform to the empadronamiento stipulation. This form of contractual employment ‘in origin’, sanctioned by law, in effect denies these seasonal workers basic rights.
Les entrepreneurs ont les pleins pouvoirs, en termes de recrutement, comme de licenciement (Hellio, 2009). De l’employeur dépend aussi la reconduite du contrat, qui fera des femmes des répétitrices (les ouvrières qui reviennent l’année suivante). Les neuf clauses qui composent le contrat saisonnier (en espagnol, non traduit en arabe) permettent de comprendre comment juridiquement les abus potentiels des employeurs sont couverts et combien la situation des ouvrières est précaire. La clause 2 par exemple permet la modulation du temps de travail réglementaire de 39 h, après "accord mutuel". Comment peut-il y avoir accord mutuel quand on sait que les ouvrières dépendent de l’employeur pour pouvoir revenir, et qu'il n’y a pas de symétrie entre l'employeur et son employé ? La clause 3 prévoit l’annulation temporaire des clauses dudit contrat en cas de force majeure, parmi lesquelles les intempéries. La notion de « temporaire » est laissée à l’appréciation de l’employeur.
Fieldwork read through the lens of spatial injustice
Une autre disposition, qui n’est pas spécifiée dans le contrat, est la source de situations vécues comme injustes, et permet de comprendre les ressorts de l’adhésion des Marocaines au système. Les acteurs chargés du recrutement annoncent aux ouvrières marocaines qu’elles pourront, à l’issue de quatre campagnes successives, avec une promesse d’un contrat d’embauche d’un an, obtenir un permis de travail et de séjour en Espagne (Disposition inscrite dans la Ley de Extranjería du 11/ 01/2000). Par l’espoir que cette parole crée, les femmes se retrouvent, de fait, sous la coupe de leur employeur. Il s’agit d’une disposition assez cynique dans la mesure où les acteurs qui font cette promesse savent qu’il est quasiment impossible d’obtenir un contrat de travail d’un an dans le secteur agricole où dominent les travaux saisonniers. Cette procédure est de plus inapplicable car pour obtenir ce permis, il faut faire valoir une domiciliation (empadronamiento), à laquelle les femmes marocaines ne peuvent prétendre, étant logées, selon la réglementation, dans des lieux jugés non conformes au titre de domiciliation. Le système de la contractualisation en origine produit un espace de déni de droits dans un cadre réglementé et balisé par la loi.
I carried out three fieldtrips to Morocco (Rabat, Casablanca, Kenitra and Kreda) and Spain (Cartaya). I met some key figures in Morocco, in the Spanish Embassy, and representatives from ANAPEC, the national agency for skills and employment development, which works with the Spaniards for contract in origin recruitment. I carried out thirty-four interviews, in dialectal Arabic, with Moroccan women workers. In Kenitra in the douar or hamlet of Kreda I spoke to former seasonal workers and carried out some observation work in their family settings. I also interviewed Moroccan women workers in Spain as well as key figures in Cartaya, a town that plays a crucial part in maintaining the local infrastructure through which contracts in origin are administered. It employs staff for this, among whom Moroccan go-betweens to supervise the workers[6].
The approach on injustice that I favour, in the light of this research, is inspired by thinkers who have questioned the understanding of social justice as distributive justice, and argued that it does not sufficiently take into account other negative experiences (Renault, 2004). They have criticized distributive justice theory for its emphasis on the quantitative, on goods owned, and for the implied opposition between affect and reason which forms its basis. According to Iris Young, who offers a thoughtful critique, what this theory lacks is an analysis of various forms that oppression and domination (Hancock, 2009, p. 63). She and others have suggested that a negative experience, a sense of injustice, are fruitful grounds from which one can analyze justice. This is where the idea of recognition offers a useful perspective.
Enquête et grille de lecture de l’injustice spatiale
One key social scientist whose work explores the concept of recognition is Axel Honneth. He argues that an individual’s sense of his or her own value depends on the image others have of him or her, of his or her actions and what he or she represents. A positive sense of self is intersubjectively constituted, and is therefore intersubjectively vulnerable and in need of confirmation (recognition). Honneth on this basis establishes an interpretative grid of varied expectations in an attempt to examine different levels of self-esteem. The experience of injustice is derived from a failure to meet fundamental normative expectations. Theories of recognition allow for a definition of social injustice which relies not on a definition of justice but from a wider perspective that takes the experience of misrecognition into account (Renault, 2004). For Honneth socio-economic inequalities are also enacted in an unequal access to social esteem.
Trois missions de terrain au Maroc (Rabat, Casablanca, Kenitra, Kreda) et en Espagne (Cartaya) ont été réalisées. Au Maroc, j'ai rencontré les acteurs institutionnels (Ambassade d’Espagne au Maroc, l’Anapec, l'Agence nationale de promotion de l’emploi et des compétences, agence marocaine partenaire des Espagnols dans la procédure de recrutement des contrats en origine). Trente-quatre entretiens, en arabe dialectal, ont été réalisés avec des ouvrières marocaines. A Kenitra et dans le douar (hameau) de Kreda, j'ai mené des entretiens auprès d’anciennes ouvrières et des observations dans leur famille. En Espagne, j'ai mené l'enquête auprès des ouvrières marocaines et des acteurs institutionnels à Cartaya car cette ville occupe un rôle essentiel dans l’encadrement de la procédure de la contractualisation en origine. Elle emploie à cet effet du personnel dont des médiateurs marocains pour gérer les ouvrières[6].
The challenge here is how to marry a geographic approach with this definition of injustice that draws on the theory of recognition. One starting point is to pay closer attention to the place of space in this theory, and to establish the relation between space and recognition, despite the fact Honneth did not initially consider material mediations in his theory (Deranty, 2005, p. 159). He has, however, reconsidered his very abstract stance and given a greater part to material aspects: « […] Giving due respect to material aspects of recognition is vital for any analysis of social relations that views society as a network of social relationships of recognition » (2006, p.165).
L’approche de l’injustice adoptée ici s’inscrit dans le débat mené par certains philosophes qui remettent en cause les théories de la justice sociale existantes, notamment la justice distributive, et considèrent que celle-ci n’est pas suffisante pour prendre en charge certaines expériences négatives (Renault, 2004). La théorie de la justice distributive est critiquée pour sa dimension quantitative contenue dans l’idée de biens à posséder, pour l’opposition entre affect et raison, sur laquelle elle est implicitement fondée. Iris Young offre une critique complète de cette théorie en démontrant qu’elle passe sous silence des formes d’oppression et de domination (Hancock, 2009, p. 63). Des auteurs proposent de penser l’expérience négative, notamment celle de l’injustice comme un moyen heuristique de penser la justice. Ce basculement de perspective est rendu possible grâce au concept de reconnaissance.
When it comes to this material dimension, it seems crucial to highlight just how significant space is when thinking about social relations. « Space is […] one of those material conditions to be taken into account if theories of recognition are to preserve their heuristic power » (Renault, Zeneidi, 2008). While Honneth (2006, p.166) makes it explicit that recognition is far more than a linguistic act or a set of behaviours, he acknowledges the place of space in relationships of recognition, but sees it as a mere container. However, in order to think of spatial injustice in a perspective that foregrounds the relation between space and recognition, space has to be seen as more than a container, and its « causal, transformative » quality has to be acknowledged (Dikeç, 2009, p.3). Space has to be thought of as moral and political, since the material outlay of space can play a major role in a sense of being treated with contempt or with due recognition: for instance, some homeless people feel that « homeless-proof » street furniture is a slight. Space that can convey misrecognition can also be claimed in a struggle for recognition: Gay Pride marches makes the issue of the invisibility of gay people manifest in public space, where sexual minorities are usually thwarted. Space plays a central role: « Space could be both a ‘good thing’ for politics or a ‘bad thing’; that is, it could as much hinder political possibilities as it could engender them » (Dikeç, 2009, p. 2). Space is indisputably a major dimension of social injustice (Marcuse, 2009). While we have to be careful not to imply an autonomy of the spatial with respect to the social, I would suggest to define the experience of spatial injustice as a form of injustice derived from fundamental normative expectations not being fulfilled, with space playing the part of vehicle.
Axel Honneth, est un de ceux qui ont contribué à renouveler en profondeur le concept de reconnaissance. Pour lui, la reconnaissance repose sur l’idée que la valeur de l’individu dépend de l’image que la société et autrui ont de lui, de ses actes, et de ce qu’il représente. L’élément central, c’est l’idée que le rapport positif à soi étant intersubjectivement constitué, il est intersubjectivement vulnérable et en attente de confirmation. À partir de cette assertion, il établit une grille interprétative des différentes formes d’attentes qui impliquent différents types de rapports positifs à soi. L’expérience de l’injustice naît du non-accomplissement des attentes normatives fondamentales. Les théories de la reconnaissance permettent de définir l’injustice sociale non en partant de la définition de la justice mais en la débordant en prenant en compte l’expérience du déni de reconnaissance (Renault, 2004). Ainsi pour Honneth les inégalités socio-économiques s’accomplissent aussi en termes d’inégalités d’accès à l’estime sociale.
2- Dominated but free, overcoming injustice through space
Comment cependant croiser une approche géographique et une définition de l’injustice selon l’approche de la théorie de la reconnaissance ? Cela nécessite d’abord d’interroger la place de l’espace dans cette théorie, et penser une relation espace-reconnaissance. Honneth n'avait pas au départ intégré les médiations matérielles dans sa réflexion (Deranty, 2005, p. 159). Il a depuis corrigé la lecture trop idéelle des rapports de reconnaissance en précisant combien la dimension matérielle est partie prenante dans l’expression et la structuration des rapports de reconnaissance. « […] Une attention particulière à la matérialité de la reconnaissance est nécessaire si j’entends analyser la société comme une organisation des formes sociales de reconnaissance (2006, p.165) ».
Let us return to the experience of seasonal women migrant workers: I want to examine their working conditions and how they endure them. I shall look at how they are treated, as second class citizens, in terms of housing and work, but also how they move beyond their sense of injustice by valuing their work and their personal mobility.
Dans ce champ des médiations matérielles, il nous semble important, du point de vue d’une approche géographique, de souligner que le rôle de l’espace peut être introduit comme un des paramètres du social. « L’espace est […] l’une des ces conditions matérielles dont il faut tenir compte si l’on veut conserver aux théories de la reconnaissance leur pouvoir heuristique » (Renault, Zeneidi, 2008). Si Honneth rappelle que la reconnaissance n’est pas seulement un acte de langage, ni des modes de comportements, en concédant une place plus importante à l’espace dans les rapports de reconnaissance, il a cependant une lecture a minima de l’espace, l’appréhendant simplement comme un contenant (Honneth, 2006, p.166). Pour envisager l’injustice spatiale à partir de la relation espace-reconnaissance, il semble essentiel d’envisager l’espace autrement que comme le réceptacle des actions et l'envisager comme actif (Dikeç, 2009, p. 3). Il peut être en effet pensé dans une double dimension à la fois morale et politique. Car la matérialité peut être vectrice du sentiment du mépris social ou de reconnaissance. Pour exemple, le mobilier urbain anti-SDF est perçu par certains SDF comme une façon de les mépriser. On relèvera aussi que l’espace vecteur de déni de reconnaissance est aussi l’instrument à travers lequel les groupes dominés portent la lutte contre le déni de reconnaissance : la marche des fiertés (Gay Pride) inscrit la problématique de l’invisibilisation des homosexuels dans l’espace public, là où se pose justement la question du déni de reconnaissance des minorités sexuelles. L'espace a un rôle essentiel, un « rôle causal, transformateur, (…) L’espace est à la fois un élément positif ou un élément négatif du politique, puisqu’il peut limiter les champs du possible en politique, autant qu’il peut les ouvrir » (Dikeç, 2009, p. 2). L’espace s’impose dès lors comme une dimension majeure de l’injustice sociale (Marcuse, 2009). En reprenant les théories de la reconnaissance, et en veillant à ne pas autonomiser le spatial vis-à-vis du social, on pourrait proposer de définir l’expérience de l’injustice spatiale, comme une catégorie d'injustice qui naîtrait du non-accomplissement des attentes normatives fondamentales, dont l’espace serait vecteur.
Injustice at work and at home: women as second class labourers
2- Dominées mais libres, le dépassement des injustices…par l’espace
The women I interviewed spoke eloquently about their poor working conditions and how this made them feel discriminated against as employees. They felt resentful about being so dependent on their employers and frustrated with the daily uncertainty they faced regarding their temporary contracts. In one farm employing 25 Moroccan female workers and twelve men from Sub-Saharan countries, two women I spoke to decried the fact that they had no idea when they would be allowed to return to Morocco. When I met them during my fieldwork (April and May 2010) they still had not been notified of a possible date even though they had arrived in October 2009.
Il s’agit ici de procéder à la description et analyse de ce que les femmes endurent et comment elles y résistent. Dans un premier point, nous analyserons comment, dans la sphère du travail comme celle du logement, les femmes sont des ouvrières de seconde zone, et dans un second temps comment elles dépassent le sentiment d’injustice par leur relation au travail et à la mobilité.
‘I thought I would go home in December, we worked so hard on the land and then the boss said, ‘stay’, and I don’t know when I’m going back. It’s not bad, I’m saving a lot of what I earn but it’s tough not knowing when I’ll see my two daughters again.’ When I asked this woman about why her employer was not more forthcoming with her about the end date of her contract she shrugged: ‘well, he’s more concerned with the harvest, that’s natural isn’t it, he’s the boss; the rest, the pickers, what does he care?’ The sense of being a ‘remainder’, part of ‘the rest’, can be interpreted as a lack of recognition.
Many women also worked for weeks on end without a single day off. On this same strawberry farm many had worked non-stop since February, in other words since the beginning of the harvest and one told me how exhausted she was, how her back ached from weeks of bending and fruit-picking without a day’s rest.
Injustices dans le travail et logement, des ouvrières de seconde zone.
What she was most indignant about was not even getting a day off to celebrate the religious festival of Eid: ‘so you see, we have to stop and take time off for their religious festivals yet they make us carry on working during Eid celebrations (…) We made a request, –Jefe- we said -tomorrow it’s a Muslim holy day, so no work, right?- He refused.’ This kind of incident reveals a sense of their Muslim culture being less well considered and inferior to Christian culture, which implies a slight to an individual who identifies with the former.
C’est d’abord sur le plan des conditions de travail que les femmes se sentent traitées de manière inégale. Elles constatent qu’elles sont soumises à l’arbitraire de l’employeur qui les plonge dans un régime d’incertitude. Dans une exploitation qui emploie 25 ouvrières marocaines et douze ouvriers subsahariens, deux des ouvrières interviewées déplorent le fait de ne pas savoir quand elles pourront rentrer au Maroc. Ainsi, alors qu’elles étaient arrivées au mois d’octobre 2009, la date de leur retour ne leur avait toujours pas été annoncée, au moment de l'enquête (avril et mai).
Having to comply with their employers’ will and the rules they establish, adds to their sense of injustice. A woman told me about how her boss would punish her by dismissing her early after a few hours work but did not pay her for the hours worked. Another told me of yet another incident when she was prevented from working for two days after she had received a phone call during working hours. Other women mentioned being told off for arriving a minute late at the start of their shift; others told us how their boss would deduct a percentage from their wages for the time it took to carry the fruit from the strawberry beds to the lorry because the boss deemed it necessary to pay them only for the picking.
« Je croyais repartir au mois de décembre, on a fait tout le travail de la plantation, et puis le patron nous a dit de rester, et je ne sais pas quand je repars. C’est bien, je gagne de l’argent que je mets de coté mais c’est dur de ne pas savoir quand je vais revoir mes deux filles. » Interrogée sur le pourquoi de la non-communication de l’employeur d’une date de fin de travail, elle lève les épaules, « lui son souci, c’est sa récolte, ça se comprend c’est un patron, le reste, les travailleuses pour lui c’est rien ». L’impression d’être reléguée à une question résiduelle, d’être « le reste », et « rien », peut s’interpréter comme une forme d’un déni de reconnaissance.
They suffer other spatial constraints as part of the housing conditions provided for in the contract procedure: they have to live on-site, on the farms or in nearby hostels managed by the local authority, and guarded day and night by security staff. Most women had accommodation on the farm, which meant they were often far from the town centre where they did their own grocery shopping (very few Moroccan women migrants had centrally located accommodation). For their shopping they relied on the weekly shuttle bus laid on by their employer, though some were not so lucky and had to walk into town.
C’est aussi l’incertitude dans le domaine des heures que les femmes enchaînent parfois plusieurs semaines sans un seul jour de repos. Dans cette même exploitation, une grande partie des femmes travaillent tous les jours depuis le mois de février, c'est-à-dire le début de la récolte des fraises. Une ouvrière nous explique qu’elle n’en peut plus, qu’elle a mal au dos car il faut être courbé pour récolter les fraises, et n’a pas eu un seul jour de repos.
‘It’s a struggle to get here (to the centre of Cartaya). It’s rough on our feet, we work standing up and then we have to keep walking to get our groceries.’ This meant a hike of an hour and a half, and other workers who lived even further away from the town were completely trapped there.
Elle souligne avec une pointe d’indignation que même le jour de la fête del Aïd, elles n’ont pas eu droit au repos. Elle a vécu cet événement comme injuste. « Alors que nous on est obligées de s’arrêter pour leurs fêtes, ils nous font travailler pendant la fête de l’Aïd (…) On a demandé : Jefe demain fête musulmane, pas de travail ? Il a refusé ». Ce témoignage porte l’expression d’un sentiment de dévalorisation de la culture musulmane, infériorisée par rapport à la culture chrétienne, et de fait devient une dévalorisation de l’individu pour qui cette culture est importante.
How did they experience and interpret these injustices? The women I interviewed were well aware of being treated like second class workers; it was obvious to them that they were treated more harshly than other strawberry pickers, Spaniards and migrants from other countries who had open ended residency permits. The only other social group worse off than the Moroccan migrants were illegal migrants. Unlike other employees, they were expected to report for work fifteen minutes before their shift and to await a signal from their boss to sign off. ‘The Spaniards, when it’s time to clock off, they stop, tap their watch with their finger in front of the boss, and off they go but we stay put, we’re the last to leave.’
Devoir se soumettre à la volonté du patron, qui a ses propres règles, alimente les discours d’injustice. Comme cette ouvrière qui témoigne des pratiques de sanction de son employeur. Certains jours, il la renvoie au bout de quelques heures de travail, qui ne lui sont pas payées. Une autre nous confie qu’elle a été privée de travail pendant deux jours pour avoir reçu un coup de téléphone pendant le travail. D’autres femmes nous ont fait part des sanctions pour une minute de retard à l’embauche. D’autres nous ont raconté comment le patron soustrayait le temps de trajet que les ouvrières font entre le rang de fraises et le camion qu’elles doivent charger des caisses de fraises, le patron estimant que seul le temps de la cueillette compte doit être rémunéré.
They emphasized they had little choice, coming from poor communities in Morocco: their greatest fear was to be dismissed, not be able to return and not to have their contract renewed the following year. They told me how hope of a better future helped them to endure the hardships, which they felt they had to put up with in order to return and obtain from their boss a residency permit, which would enable them to find different jobs. What they wish for is to be able to keep working in Spain, because it compensated for everything they had to endure.
Les femmes vivent d’autres contraintes d’ordre spatial qui sont liées à la politique du logement contenue dans la procédure de contractualisation. Les ouvrières sont obligées de résider dans l’exploitation, c'est-à-dire sur leur lieu de travail ou encore dans des foyers d’hébergement gérés par la mairie, gardés jour et nuit par des vigiles en uniforme. La majorité des femmes arrivant dans le cadre des contrats résident dans les exploitations. Le problème majeur concernant l’habitat réside dans l’éloignement du centre ville, où elles vont s’approvisionner (on ne parle pas des logements dans le centre qui concernent très peu de Marocaines). Pour faire leurs courses, certaines femmes ont la possibilité de prendre le bus affrété une fois par semaine par l’employeur. D’autres n’ont pas cette chance et doivent s’y rendre en marchant.
« On peine à venir jusqu’ici (dans le centre de Cartaya). Ce sont nos pieds qui en prennent un coup, toujours nos pieds au travail, sur la route pour aller acheter à manger ». Cette relégation signifie concrètement pour les femmes rencontrées un temps de déplacement de 1h30 à pied. Trop éloignées, certaines ouvrières sont captives du foyer ou de l’exploitation.
Overcoming injustice through work and mobility
Comment les femmes interprètent et vivent-elles ces injustices ? Les femmes rencontrées savent qu’elles sont considérées comme des ouvrières de seconde zone, en observant par exemple les exigences qui sont plus importantes vis-à-vis d’elles que des autres ouvriers et ouvrières espagnols ou étrangers qui ont des permis de séjour à durée indéterminée. Il n’y a guère que les sans-papiers qui soient plus mal lotis qu’elles. Certaines des femmes constatent que contrairement aux autres employés, elles doivent être un quart d’heure avant à leur poste de travail, et attendre que l’employeur leur indique la fin de la journée. « Les Espagnols, quand c’est l’heure, ils s’arrêtent, ils mettent le doigt sur la montre devant le chef, ils s’en vont et nous on reste les dernières».
Women who expected to return for work the following year expressed a sense of self-esteem, which bolsters them in their daily struggle. They are attached to their job, and their lives as migrant workers, not just for economic reasons, but also because they derive pleasure and a sense of fulfilment from them. They gain a form of recognition of their own value through work and mobility, which enables them to put up with other injustices.
Elles ne manquent pas de préciser qu’elles sont dans une situation de non choix. Elles sont tenues par la peur d’être renvoyées ou de ne pas revenir, de ne pas avoir de contrat pour l’année suivante, alors qu’elles sont dans des situations de pauvreté au Maroc. Elles sont aussi tenues par l'espoir d'une vie meilleure. Toutes ces souffrances endurées sont, de leur point de vue, comme un passage obligé pour revenir et obtenir du patron un permis de séjour qui leur permettra un jour de travailler dans un autre secteur que celui de la production des fraises. Elles ont l'espoir de continuer à venir en Espagne pour travailler, car cela leur procure une compensation qui permet de supporter ce qui a été décrit plus haut.
This positive sense of self comes in part from the fact they were selected, among thousands of applicants for these jobs, and managed to interest the bosses who carry out the recruitment procedure. They are also proud that they are able to make a valuable economic contribution to their families and children. In addition, they develop, along with work experience, a sense of being skilled for their work, and having specific qualities. For instance, one woman I spoke to for whom this was her sixth year working in this business was admired by her peers for her speed and dexterity, spoke of her sense of self-worth: ‘the bosses, they appreciate me, they never shout at me, I know I’m a good worker because I work fast… they’ve always renewed my contract.’
The mobility they have experienced also makes them feel more worthy, as though they had been through a personal adventure. They mentioned repeatedly the pleasure they have at moving around freely, despite the difficulties mentioned above. They also speak eloquently of the pleasure of not being under men’s scrutiny: one of them summarizes her stay as « no father, no brother, no husband ». They gain a sense of themselves as independent women working for their living. « There’s one good thing at least about Spaniards, they give you respect, they respect your rights. They pay you even though they try and diddle you, whereas us Arabs: well, you work hard and then when it comes to getting paid, the boss he pays you half what he should and then says, no, I’ve got no money. And if you look alright, if you’re not too badly dressed, he says well you’re doing alright aren’t you, you don’t need any extra. » Some women I spoke to found temporary relief in being able to escape their traditional roles at home. « Nowadays girls’ lives resemble boys’ lives: they have to fight, they travel to find work and earn a living ». These jobs mean some migrant women receive due recognition as the main breadwinners bringing home an income from Europe. Their menfolk are no longer the only ones who cross borders. They also gain a new sense of self from more material things associated with mobility, such as mobile phones, handbags and bank accounts. Acquired in Spain, these are part of a migrant’s essential kit.
Les injustices surmontées, grâce au travail et à la mobilité
Domination doesn’t necessarily prevent subjectivity formation. One of the workers captured this well, « strawberries are hard work, but freedom tastes sweet ». The importance of these employment opportunities and the mobility they allow is best measured when they are withdrawn, which causes a profound sense of injustice. Christophe Dejours (1998) shows just how central employment is as a source of self-worth, self-esteem and recognition as well as a means to overcome hardship; and conversely, it can make us feel vulnerable when it no longer conforms to one’s expectations. These women’s expectations are not just centred on employment, but also on their access to the spaces of migration. Access to Europe is part of a construction of their selves. Space intervenes here on two levels in the process of recognition. From a legal point of view, they gained a work visa, a contract which, though temporary, makes them fully-fledged migrant workers. They also gain a form of recognition from their employer, who will favour those among his employees who have the greatest skill. This is highly valued in Morocco where many people aspire to migrate to Europe, and it is spatial mobility, their access to European space, that grants them this recognition. This allows them to overlook the exploitation they suffer in Spain.
Les femmes qui travaillent et qui ont l’espoir de revenir l’année suivante témoignent d’expressions de valorisation de soi, qui permettent de supporter les souffrances liées au travail. Elles tiennent à cet emploi, et à cette vie de migrante économique, non seulement pour des raisons pécuniaires mais parce qu’il leur apporte le plaisir de la réalisation de soi. Elles parviennent à surmonter les injustices parce qu’elles trouvent une forme de reconnaissance de leur valeur dans le travail et dans cette expérience migratoire.
3- Closure of space and the unbearable misrecognition
Le rapport positif à elles-mêmes tient au fait qu'elles ont d’abord été sélectionnées, parmi des milliers de candidates à ces postes. C’est déjà là une première satisfaction par rapport à celles qui n’ont pas retenu l’attention des entrepreneurs qui composent le jury du recrutement. Elles sont, par ailleurs, fières d'être utiles à leur famille, à leurs enfants. De plus, se forge au fil du temps une conviction d’avoir des qualités dans les tâches requises, des qualités qui les distinguent des autres. Par exemple cette ouvrière qui vient depuis 6 ans, et qui est admirée par toutes les autres pour sa rapidité, sa dextérité. Elle en tire une valorisation d’elle-même. « Ils (les patrons) m’apprécient, ils ne me crient jamais dessus, je sais que je fais du bon travail car je fais les choses très vite… ils m’ont toujours redonné un contrat ».
The worst injustice for these women is spatial, it’s the denial of access to Spain. When they met this situation, women either broke down or became angry. In the following sections, I draw on two examples to illustrate cases of women sent home to Morocco, whose contracts were not renewed; and workers who suspected their contracts would not be renewed after their relationship with their employer turned sour. In each instance, space played a key role in their sense of injustice.
Associée au travail, la mobilité sous toutes ses formes participe aussi de la valorisation de l’individu, vécue ici comme une aventure individuelle. Elles évoquent le plaisir de circuler librement malgré les difficultés d'accessibilité des lieux pendant le séjour. De la plupart des propos tenus, il ressort un plaisir d’échapper à la tutelle des hommes. Voilà comment l’une d’entre elle présente son séjour « ni père, ni frère, ni mari ». Elles se construisent comme travailleuses, des femmes qui gagnent leur vie. « Il y a au moins une bonne chose avec les Espagnols, ils respectent tes droits. Ils te paient, même s’il y a peu d’entourloupe, alors que nous les Arabes : tu travailles dur et au moment de te payer, le monsieur (l’employeur) te paye la moitié et te dit non, je n’ai pas d’argent. Et si tu n’es pas trop mal habillée, il te dit ça a l’air d’aller pour toi, tu n’en as pas besoin ». Certaines femmes rencontrées ont le sentiment d’échapper au moins de manière transitoire aux positions qu’elles occupent habituellement chez elles. « De nos jours, la vie des filles est comme celle des garçons. Il faut qu’elles se battent, qu’elles voyagent pour trouver du travail et de quoi vivre ». En étant celles qui permettent à leur famille de subvenir à leurs besoins, grâce à leur travail, certaines saisonnières sont aussi valorisées dans un rôle de migrant breadwinner, qui apporte des revenus d’un travail en Europe. Les hommes ne sont désormais plus les seuls à franchir des frontières. La subjectivation de ces femmes prend aussi sur des éléments plus matériels liés à la mobilité comme le téléphone portable, le sac à main, et le compte bancaire. Ces éléments, dont les femmes se dotent une fois arrivées en Espagne, sont les indispensables de la migration.
Women sidelined: soul-searching and suffering
La domination n’anéantit pas forcément la construction du sujet. Une phrase d’une des ouvrières résume bien cet aspect : « la fraise est dure mais la liberté est douce ». On peut mesurer l’importance du travail et de la mobilité à partir de leur disparition, qui précipite les femmes dans une expérience d’injustice profonde. Christophe Dejours (1998) a démontré la centralité du travail en tant qu'opérateur de reconnaissance, qui peut dans une certaine mesure transcender la souffrance, et inversement peut être un instrument de fragilisation de l’individu lorsqu’il ne remplit plus les attentes que celui-ci a vis-à-vis de lui. Mais ce n’est pas seulement vis-à-vis du travail que les ouvrières entretiennent des attentes, elles en ont aussi vis à vis d’un accès à l’espace migratoire. L’inscription spatiale en Europe alimente un processus de qualification identitaire des ouvrières. L’espace représente un médium de la reconnaissance qui intervient à deux niveaux. Le premier niveau est celui du droit, par les lois qui leur octroient un visa et un contrat de travail, qui aussi précaire soit-il, fonctionne pour elles comme une marque de reconnaissance de leur statut de travailleuses migrantes. Le second type de reconnaissance provient de l’employeur, qui distingue parmi les ouvrières celles qui ont des compétences particulières. Cette reconnaissance a d’autant plus de valeur que beaucoup de Marocains souhaitent émigrer en Europe. L’accès au territoire européen entraîne la reconnaissance. Cette dernière obtenue à partir du statut de migrante économique permet le dépassement de l’exploitation socio-économique.
Some women I interviewed in Morocco had worked in Spain for a period lasting between one and three years, they hoped to continue to work in Spain and had become used to their existence as migrant workers. Their families appreciated their financial contribution, built houses and bought second-hand cars with their earnings. These women after many enquiries hoped to discover why they were not hired in subsequent years: rarely did they blame their former boss, instead they waited patiently wondering whether ‘poor performance’ was the reason why they were not hired again. Many found it difficult to question the employment regime because they retained a positive impression of their employer. Inevitably they tended to blame and torment themselves with a barrage of questions.
Some gradually developed a sense of injustice by assessing their own attitude and performance. Mostly they saw themselves as loyal employees because they met all their commitments, worked diligently and complied with the expectation to return to Morocco – they felt let down and unappreciated. One of them mentioned a worker she knew from the village they lived in who stayed on in Spain illegally, as illustrative of the unfairness: « well, you see, we met their demands, we came back, we worked really hard, we did everything expected of us and now, they won’t take us back, it’s unfair, it’s really unbearable. » This experience left many feeling sad and unworthy, their self-esteem dented.
3- Fermeture de l’espace ou l’insupportable déni de reconnaissance
There were worse cases in terms of damaged self-esteem among groups of women dismissed from the strawberry farms because they were pregnant or had given birth. Their employers had them escorted by Moroccan go-betweens off the farms to be handed over to a welfare organisation. Once removed from the workplace they are housed on a short-term basis prior to being formally dismissed, a procedure that closely resembles that of being deported: stripped of their official documents they are forbidden any visitors. I met four women in this situation during my fieldwork: they had no option, they told me, because in order to travel over to Spain, they had incurred heavy debts, to pay for their visas in particular. They felt humiliated, being reproached for their pregnancy, and felt their debts were not taken into account. « We get told off, so why do you come over here if you’re pregnant, they want to know; we’re not so fluent in Spanish but they really shout at us at social services. »
La pire des injustices serait spatiale, car c’est celle qui sonne la fin de la possibilité de la possibilité de travailler en Espagne. Les femmes oscillent dans cette configuration, entre effondrement de l’estime de soi et colère. On prendra appui ici sur deux cas de figures majeurs : le premier concerne les femmes qui ont été renvoyées ou qui n’ont pas eu leur contrat reconduit. Le second concerne les femmes qui, après une dégradation de leur relation avec leur employeur, sentent que celui-ci ne les rappellera pas pour l'année suivante. Dans chaque situation, l’espace joue un rôle important dans la production de l’injustice.
These two cases give some indication of how space plays a part in the injustice the women face and how much their damaged self-esteem and suffering stems from misrecognition. Their negative experiences are rooted in spatial reality, being excluded from the workplace and the space of mobility. If being denied access to these spaces hurts so badly, it’s because they are valued, not only as mere entry points to a much needed source of income and sense of independence, but as crucial to a sense of identity and autonomy. Space underlies relationships based on recognition, in this case between employers and their employees. Moreover, their employers’ approval of their performance has a spatial element to it as well. Being asked to return year after year for a migrant worker is bound to make her feel that her professional skills are recognized (to be denied this affects her perception of her own skills and identity). This spatial dimension mediates their experience of injustice and when their access to both the workplace and cross-border migration is compromised, it is clear how much recognition is tied up with space. For those who are not yet in the difficult situation of having migration prospects denied, but who fear they are threatened with it, misrecognition is met with anger.
Speaking out against spatial injustice
Les femmes écartées : de la remise en cause de soi à la souffrance profonde.
Several women I met were very critical of their situation, and one recurrent expression in the interviews was hogra. They talk about hogra to express their outrage at being exploited and betrayed and they criticize the whole system of migration. This often comes about once their relationship with their employer has broken down, and they feel they will not be hired for another season. Many of them spoke about the diminishing numbers of migrants recruited: the official reason given by the Spanish officials was the economic downturn. They felt they had been fed lies to make them more compliant with the demands of the industry:
Des femmes rencontrées au Maroc ont eu des expériences de 1 à 3 ans. Elles avaient l’espoir de revenir en Espagne, s’étaient attachées à cette vie de migrantes économiques. Leur famille appréciait l’apport économique, qui leur a permis de faire construire des logements, d’acheter une voiture d’occasion pour l’une. Ces femmes ont fait de multiples démarches auprès des instances, pour savoir pourquoi elles ne recevaient pas de convocation pour repartir. Ces femmes dans leur majorité ne remettent pas en cause leur ancien patron, elles sont dans l’attente et se demandent si cela ne vient pas d’elles, si elles n’ont pas « mal travaillé ». Cela était d’autant plus difficile pour certaines que leur bonne image du patron ne leur permettait pas de poser le problème au niveau du système. Elles retournent donc le problème contre elles, en un ensemble de questions qui les torturent.
« Four years of work and then a residency permit. It’s all a pack of lies, there’s no respect, they were just toying with us », one woman told me after she fell out with her boss. « The boss called me in, asked me if I’d been considering ‘hrgue‘ » (Arabic word meaning literally to burn and a metaphor for staying on within EU borders as an illegal immigrant). This woman felt certain that her employer would not renew her contract leaving her especially bitter as she had worked in Spain for five years.
Le sentiment d’injustice se développe chez certaines à partir d’un bilan qu’elles tirent de leur attitude, qu’elles estiment loyale parce qu’elles ont tenu tous les engagements, bien travaillé, respecté l’engagement du retour et n’en ont pas, pour autant, été récompensées. L’une d'entre elle évoque le cas d’une femme de leur village qui est restée illégalement en Espagne. La femme qui raconte ce fait se dit affligée par la situation: « nous, on a respecté leurs exigences, on est revenues, on a bien travaillé, on a tout fait comme il fallait, et on ne peut pas revenir, c’est injuste, ça me fait mal au cœur ». Ces femmes sont profondément attristées, se sentent dévalorisées, et font l’expérience d’un déni de leur valeur. Leur estime d’elles-mêmes est atteinte.
When these women realized that they had reached the end of the road, they desperately wanted to tell me their stories and saw me, the researcher, as someone who could report on the injustice of their situation. They reinterpreted their entire trajectories in terms of broken promises and this gradually gave them a more critical viewpoint on their collective situation as groups of exploited women migrant workers. Some of their complaints were aimed at their employers: « He yells at us when we don’t work hard enough… He says: I’m helping you out of dire poverty, you arrived in rags scraping the barrel and I get you over here and you don’t work. » This interviewee also talked about employers who sexually harassed younger women migrants.
Il est un autre cas de figure autrement plus grave en termes d’atteinte d’estime de soi. Il concerne les femmes qui ont été renvoyées de leur travail parce qu’elles sont enceintes ou viennent d’accoucher. Ces femmes sont, sur la demande de l’employeur, écartées du dispositif. Elles quittent l’exploitation, escortées par les médiateurs marocains qui les confient à une association qui les place dans un appartement prévu à cet effet. Ces femmes extraites du circuit du travail sont maintenues dans un appartement en vue d’une expulsion. La procédure qui consiste à les maintenir dans un autre lieu ressemble à celle de la rétention. Elles se voient retirer leurs papiers, et n'ont droit à aucune visite. Au moment de l’enquête, elles étaient quatre. Elles n’avaient pas le choix, disent-elles, car pour pouvoir venir, elles se sont endettées, notamment pour payer le visa. Ces femmes se sentent humiliées, parce qu’on leur reproche leur grossesse, qu’on ne prend pas en compte leurs arguments d’endettement lié au contrat. « On se fait engueuler, pourquoi vous êtes venues enceintes, nous dit-on, nous on ne comprend pas bien l’espagnol mais on nous crie dessus au service social. ».
Their anger is also directed at the Moroccan officials; one woman explained: « Morocco is sending over women like trainloads of cattle. » She felt furious with the way political authorities does nothing to defend Moroccans’ rights, and assist migrants:
Les deux exemples évoqués ci-dessus montrent la dimension spatiale des injustices dont les effets varient ici entre l’atteinte à l’estime de soi et la souffrance produite par le déni de reconnaissance. Les expériences négatives des femmes prennent appui sur une réalité spatiale, qui dans les deux cas se résume à l’exclusion de l’espace de travail et de circulation. Si l’atteinte à cet espace produit des effets sur l’estime de soi voire de la souffrance, c’est bien que cet espace a une valeur. L’espace se présente non seulement comme un accès à des revenus nécessaires mais aussi à la construction d’une identité positive basée sur l’autonomie. Il joue un rôle important parce qu’il étaye les relations de reconnaissance, en particulier celle qui se tisse entre l’employeur et les ouvrières. La satisfaction de leur employeur à leur égard a une traduction spatiale. Etre rappelée chaque année par son employeur fonctionne pour une ouvrière comme une reconnaissance de ses qualités professionnelles. Ne plus l’être entraîne un déni de reconnaissance de ses qualités et donc de sa personne. Dans les deux cas, cela se concrétise spatialement. C’est lorsqu’il est menacé que l’on mesure le rôle de l’espace en tant que vecteur de reconnaissance. On mesure alors les lourds effets sur des femmes, qui voient leur horizon des possibles se rétracter. Pour celles pour qui la fermeture de l’espace migratoire n’est encore qu’une crainte, le déni de reconnaissance prend un autre visage, et se manifeste par la colère.
« Thanks to M6 (Mohammed VI) who granted women equal rights and who allows women these days to emigrate to seek work (…) but what I don’t understand is why don’t they follow through with this measure and give us our full rights? Why don’t they ensure we are issued with the official paperwork? Why don’t they back us so we can get the permits? Why do they hand us over to those bosses, who make us beg for the chance to go back, to get all the legal documents we need? Why do they let us lose all dignity? »
Some women I interviewed felt not only exploited because they had adhered to the employment contract, trusted the terms and conditions, giving their all in their work; but they felt let down by the Spanish authorities who by refusing to grant them leave to stay and work in Spain, confronted them with an unbearable dilemma: to ‘hrgue‘, go underground and live in the shadows to earn a living as an illegal immigrant, or to go home to their former existence in Morocco. Staying in Spain means abandoning dependants, but going home would make it harder to secure a brighter future for their children and better care for elderly parents. For women with no kin this was all the more cruel because they had no relatives to ask for support and help in their responsibilities as carers: this reminds us of how torn many women still are between the ethic of care and the ethic of emancipation (Gilligan, 1986).
Quand l’injustice spatiale est dénoncée
All of these injustices are experienced as wrongs, which Lyotard defines as being deprived of the means to testify to injustice (cited in Renault, 2004, p. 40). The main challenge for these women was how to find a place where they could voice their grievances, raise awareness, organise as a group and resist, which is unlikely. Their precarious status as disposable workers made any effort to organise a protest or to resist unfeasible. Employers and the Spanish authorities opted for this type of contract, for circular migration, precisely because they did not want to be faced with any form of protest from foreign workers. These contracts, which migrant workers in many parts of the world are subjected to, are amongst the most deplorable for precisely this reason, that they silence workers and allow abuse, by making it impossible for them to uphold their rights (Basok, Carasco, 2010).
Contrairement aux précédentes, d’autres contestent et tiennent un discours critique, en adoptant un langage critique. Un terme revient dans les récits de ces femmes : le terme hogra qui sert à dire combien elles se sentent spoliées et trahies et passent alors au crible le système. Cette dynamique de remise en cause s’engage suite à une détérioration des relations avec leur employeur, une détérioration à partir de laquelle elles pressentent qu’elles ne pourront pas revenir. Ces ouvrières observent alors qu’elles sont de moins en moins nombreuses à revenir, que le contingent baisse, et que les autorités ne cessent d’invoquer la crise économique comme explication à tous ces changements. Ces femmes prennent conscience de ce qu’elles identifient comme des mensonges, qui leur ont été raconté pour obtenir leur adhésion au système :
Conclusion: social and spatial justice
« Quatre années de campagne, et les papiers au bout. Tout ça ce sont des mensonges, il n'y a aucun respect, on s’est moqué de nous », raconte cette ouvrière qui a vécu un événement négatif avec son employeur : « J’ai été convoquée par le patron qui m’a demandé si j’avais des idées de « hrgue » (mot arabe qui signifie littéralement brûler et symboliquement l'entrée dans l’illégalité en restant sur le territoire européen sans autorisation) ». Cette femme a l’intime conviction que son patron ne reconduira pas son contrat et elle est d’autant plus amère qu’elle en est à sa cinquième année.
The main debate in the literature on female migration has to do with disagreements about the extent to which it is a source of emancipation or of domination (Moujoud, 2008, Schmoll, 2007). My study of Moroccan seasonal workers experiencing domination and yet at the same time given access to some measure of emancipation, and self-esteem through recognition is a case in point and calls for new thinking on how oppression functions in practice. The concept of injustice rooted in recognition theories proved useful for exploring discrimination as something that does not necessarily crush individuals, who demonstrate the ability to construct themselves as subjects notwithstanding. This does not mean that these Moroccan workers submit to domination but they are involved in an on-going project to develop a positive sense of self-esteem in their employment and migration journeys. We have seen how they evolve as active mobile agents despite the restrictions they live and work under. However the employment regime and bureaucracy may thwart them they continue to circulate. In her study of maquiladoras work in Nicaragua, Natacha Borgeaud-Garciandía offers a sharp analysis of how subjectivity is constrained yet reinforced through relations of oppression. « The problem, for domination, is less to subdue individuals than to subdue their will and desire. And this is precisely what springs eternal with the construction of subjects: an obstinate desire to be » (2009, p. 138).
Quand les femmes comprennent qu’il n’y a plus d’espoir, elles veulent vraiment témoigner, et sont dans la dénonciation de ce qu’elles ont vu et interpellent l’enquêtrice pour être relais de cette parole. Elles réinterprètent toute leur expérience à la lumière des promesses non tenues, pour dégager un discours critique qui concerne l’ensemble des femmes. Les critiques portent sur l’employeur. « Il engueule des femmes, quand elles ne travaillent pas assez…Il leur dit : je vous sors de votre misère, vous étiez en haillons, vous êtes des crève-la-faim, et je vous fais venir et vous ne travaillez pas ». Notre interlocutrice dénonce aussi les pratiques de harcèlement sexuel de l’employeur vis-à-vis des plus jeunes ouvrières.
The experiences of injustice reported by migrant workers make their deep-seated desire for mobility obvious. « Part here, part there, what we want is a residency permit », this is the phrasing of these women’s claim for justice. We have heard them discuss recognition as central to their experience of migration, and how situations of abuse and harassment are overcome by forms of recognition, gained through spatial mobility. Access to the space of migration is essential not only in terms of economic resources, but also in terms of identity construction. Being a worker and part of migratory flows add value to their sense of self. When they are denied access, the whole process of recognition is called into question. This case study allowed for a discussion of space in its manifold aspects, and recognition in its most material form. This is how geography may gain from engaging with theories of recognition, in terms of gaining conceptual tools, elaborating a critical perspective on certain situations, and seeing space as a means to establish more social justice.
La colère s’adresse aussi aux autorités marocaines : une autre femme déclare « l’Etat Marocain livre ses femmes comme il livrerait des vaches ». Elle critique la déficience du politique à défendre les droits de ses ressortissantes. Une autre sur la même ligne, déplore le manque de soutien des autorités marocaines :
« Grâce à M6 (Mohammed VI), qui a donné aux femmes l’égalité des droits, et qui permet aujourd’hui aux femmes d’émigrer pour aller travailler (...) mais ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi ils ne vont pas jusqu’au bout de l’attribution des droits ? Pourquoi ils ne nous permettent pas d’avoir des papiers ? Pourquoi ils ne sont pas debout avec nous pour réclamer des papiers ? Pourquoi ils nous laissent entre les mains des patrons, à mendier la possibilité de pouvoir revenir, d’avoir des papiers ? Pourquoi ils nous laissent perdre notre dignité » ?
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Certaines des femmes rencontrées ont non seulement l’impression d’avoir été spoliées, parce qu’elles ont respecté l’engagement en ayant eu confiance, en donnant le maximum d’elles mêmes, mais que les autorités espagnoles, en leur refusant cette possibilité de rester travailler en Espagne, les poussent dans des situations de dilemmes insupportables. La question c’est « hrgue » ou pas, c'est-à-dire faire le choix de la clandestinité, et donc construire son autonomie en gagnant de l'argent, ou rentrer au Maroc dans leur ancienne vie. Rester en Espagne c'est abandonner ses enfants, ou un parent malade, mais en même temps, rentrer, c'est ne pas offrir d'avenir aux enfants, et de soin aux parents faibles. C’est d’autant plus cruel pour les femmes qui n'ont pas de famille sur qui compter et à qui elles pourraient confier cette tâche. On peut lire ce conflit entre deux choix à la lumière d’un dilemme entre éthique du care et une éthique d’émancipation (Gilligan, 1986).
Djemila Zeneidi
L’ensemble de ces injustices sont vécues sur le registre du tort, défini par Lyotard comme une privation de moyens de témoigner de l’injustice subie (cité in Renault, 2004, p. 40). Ce qu’il manque cruellement aux femmes, c’est un lieu pour dire, pour conscientiser ce qui est subi, s’organiser et résister. Cette éventualité est quasiment impossible. La précarité de leur statut d’ouvrière jetable empêche toute protestation ou résistance. Le choix fait par les entrepreneurs et les autorités espagnoles de ce type de contrats, pour une migration circulaire plutôt que permanente, est fondée sur leur volonté de ne plus avoir de mouvements de protestation de la part des ouvriers étrangers. Les contrats de la migration circulaire, en vigueur dans de nombreuses régions du monde, sont considérés par de nombreux experts comme ne permettant pas aux travailleurs de témoigner des exactions subies, rendant quasiment impossible une défense de leurs droits (Basok, Carasco, 2010).
To quote this article
Conclusion : Quand la justice sociale équivaut à la justice spatiale
Djemila Zeneidi, “Circular migration and misrecognition”, [«Migrations circulaires et déni de reconnaissance»], justice spatiale | spatial justice | n° 03 mars | march 2011 | http://www.jssj.org/
Le débat qui prévaut dans la littérature scientifique, concernant les femmes immigrées pose la question de savoir si la migration est source d’émancipation, ou source de domination (Moujoud, 2008, Schmoll, 2007). Le cas de ces saisonnières marocaines vivant des situations de domination et en même temps une émancipation dont le support est la réalisation de soi, rendue possible à travers la reconnaissance, fait voler en éclat cette dualité et appelle à repenser les processus de domination. Le concept d’injustice tiré des théories de la reconnaissance permet d’envisager l’expérience de domination comme une expérience qui n’écrase pas implacablement le sujet, qui se construit envers et contre tout. Cela ne signifie pas que les ouvrières agricoles marocaines adhèrent à la domination. Mais qu’elles construisent un rapport à soi positif dans l’expérience du travail et de la migration. Malgré les contraintes, elles arrivent pourtant à exister, en tant que sujets d’action et de mobilité. Au système, qui ne les prend pas en considération, elles opposent le désir, la volonté farouche de continuer à circuler. Natacha Borgeaud-Garciandía, analyse cela parfaitement dans son ouvrage consacré aux ouvrières des maquiladoras au Nicaragua, en rendant compte de processus de subjectivation dans et à travers la domination. « Le problème, pour la domination, consisterait alors moins à assujettir les individus qu’à assujettir leur volonté et leur désir. Or c’est précisément ce qui surgit avec la construction des sujets : ce désir obstiné d’être » (2009, p. 138).
[NOTES]
Les expériences d’injustice vécues par les saisonnières donnent une visibilité à ce désir puissant de mobilité. « Un peu ici, un peu au Maroc, ce que l’on veut c’est les papiers » pourrait être au cœur des revendications de justice des femmes. Les discours des femmes montrent combien la reconnaissance est une dimension essentielle de leur expérience migratoire. Le dépassement de certaines situations caractérisées par l’abus est rendu possible par la reconnaissance obtenue notamment par l’espace. L’accès à l’espace de la migration detravail est fondamental en termes de ressources matérielles, mais aussi en termes identitaires. L’inscription des ouvrières dans un espace-temps de la migration de travail apporte une qualification à leur identité personnelle. Lorsque cet accès à l’espace est menacé, c’est tout le processus de reconnaissance qui s’en trouve fragilisé. Ce cas d’étude permet d’approcher la fonction de l’espace de manière plus complexe et la reconnaissance dans sa dimension plus matérielle. La rencontre entre géographie et théorie de la reconnaissance peut donner des outils féconds pour penser certaines situations et réarmer la géographie comme une science critique, qui envisage l'espace comme un moyen de produire la justice sociale.
[1] This research was funded by the ANR Terrferme programme coordinated by Bénédicte Michalon (Les dispositifs de l’enfermement, approche territoriale du contrôle politique et social contemporain).
A propos de l'auteur
Djemila Zeneidi, «Migrations circulaires et déni de reconnaissance», [“Circular migration and misrecognition”], justice spatiale | spatial justice | n° 03 mars | march 2011 | http://www.jssj.org/
[1] Cette recherche est financée par le programme de l’Anr Terrferme (Les dispositifs de l'enfermement, approche territoriale du contrôle politique et social contemporain), piloté par Bénédicte Michalon.
[4] On the ground the preferred term is “selection” rather than “recruitment”.
[2] Site Europe écologie
[5] “Experience has shown that Moroccan women are sensitive and hard-working and with their slender hands that is something the strawberries really appreciate”, the mayor of Cartaya told the Moroccan press who took this comment as worthy of great national pride (Infosbaldi.com 18/04/2008 see http://www.infosbladi.com/articles).
[3] Avant la mutation de la production de la fraise, en une production intensive, la main-d’œuvre chargée de la récolte était composée des femmes des agriculteurs. Puis, au milieu des années 80, le besoin de main-d’œuvre conduisit les entrepreneurs à se tourner vers les ouvriers agricoles marocains et subsahariens.
[6] In 2004 the town received 1,196 000 Euros as part of European funding of the Aeneas programme (Programme of assistance to third countries directly related to migration management) to help supervise Moroccan women migrant workers, ‘an integrated ethical management system for labour migratory flows’. This programme has been extended until 2013 with a new EU grant.
[/NOTES]
[4] Plutôt que recrutement, c’est le mot sélection qui est employé par les acteurs.
[5] «L’expérience nous a montré que les femmes marocaines sont plus sensibles et plus travailleuses. En plus, elles ont des mains délicates et les fraises les apprécient bien» déclare le maire de Cartaya à la presse marocaine qui en tire une fierté nationale (Infosbaldi.com 18/04/2008 sur http://www.infosbladi.com/articles.
[6] La ville a obtenu en 2004, un financement européen de 1 196 000 Euros, dans le cadre du programme Aeneas (Programme of assistance to third countries directed related to migration management) pour mettre en place un outil d'encadrement des ouvrières marocaines : « système de gestion intégrale et éthique des flux migratoires de travail ». Ce programme est prolongé jusqu’en 2013 par un nouveau financement attribué par l’Union Européenne.