L’ouvrage publié en 2006 par Jennifer Robinson est à classer dans la catégorie des grands petits livres. Petit par sa dimension, il est grand, et plus que cela, par son ambition : jeter les bases d’études urbaines post coloniales. Ceci dans le but affiché dès la préface de rendre justice aux citadins des villes des pays du Sud (une des manières parmi d’autres de les désigner à juste titre contestées ici) qui ont été dépossédés par les sciences de la ville de leur urbanité même. Ce n’est donc pas rien, et c’est une œuvre utile que fait ici Jennifer Robinson, avec une très grande efficacité grâce à la clarté de ses objectifs et de son style.
Le livre est tout entier une critique des catégorisations : celles qui depuis le début du XXème siècle ont relégué les villes des pays pauvres dans la non-modernité par opposition aux villes « modernes » des pays riches ; celles plus récentes qui lisent les villes d’aujourd’hui à travers la grille des théories sur la « ville globale » et placent donc tout en bas d’une échelle qualitative les villes des Suds. Ces catégorisations sont jugées par l’auteur être élaborées à partir de modèles importés du Nord, et ce seul fait conduit à la mise en cause de l’ensemble des théories urbaines qui négligent les citadins du reste du monde (qui sont pourtant aujourd’hui numériquement dominants).
Il n’est pas inutile pour comprendre la position et la démarche de Jennifer Robinson de rappeler qu’elle est d’origine sud-africaine et a travaillé d’abord sur la ville de Port Elisabeth, c’est-à-dire une ville secondaire dans un pays périphérique[1]. Faut-il ajouter qu’elle est une femme et que c’est aussi dans la plupart des univers académiques une forme de marginalité ? Comme elle l’explique elle-même, l’origine de son livre est à chercher dans sa prise de fonction dans les années 1990 dans une université de Grande Bretagne. Se pensant comme spécialiste des villes, elle se trouve, en Angleterre, simplement parce que venant d’Afrique, rangée dans une autre catégorie, celle des « development studies », c’est-à-dire un domaine scientifique indépendant de la production des théories urbaines générales.
C’est donc un livre de protestation, parfois proche du pamphlet par sa véhémence, qui s’attaque à un pouvoir académique dominant. Le lecteur francophone y sera d’autant plus réceptif qu’il est lui-même périphérique par rapport à ce pouvoir qui s’exprime d’abord en langue anglaise. C’est d’ailleurs le principal défaut du livre : l’absence totale de références bibliographiques de langue française sur les villes du sud et notamment africaines alors même que l’on y trouverait un certain nombre d’auteurs partageant, et depuis longtemps, le point de vue de l’auteur.
L’ouvrage se déploie en six chapitres, tous orientés vers le même objectif. Le premier chapitre propose de « déplacer la modernité » (dislocating modernity) et constitue une attaque en règle de l’application des modèles élaborés par l’Ecole de Chicago aux villes du monde. Jennifer Robinson y dénonce la confusion entre la « modernité » attribuée aux sociétés urbaines du Nord par opposition au caractère « traditionnel » des sociétés des villes du Sud qui ne seraient donc pas urbaines ou simplement peu avancées sur le chemin de la citadinisation. Les caractères citadins définis par l’Ecole de Chicago, individualisme, anonymat, rationalité, implication dans des relations économiques abstraites et non plus dans les relations communautaires, ont servi de définition générale de l’habitant des villes, reléguant les autres manières d’être en ville à des survivances ou des archaïsmes. Or tout ceci est fondé sur des observations faites en Amérique du Nord. Pour sortir de ce modèle imposé il est tout d’abord nécessaire d’appliquer une méthode comparatiste qui accepte de placer sur un pied d’égalité les pratiques des citadins du monde entier. C’est ce qui est proposé dans les deuxième et troisième chapitres de l’ouvrage, qui s’appuient notamment sur les travaux de l’école dite de Manchester. Ces sociologues britanniques travaillant au milieu du XXème siècle en Afrique (et surtout en Afrique australe) ont observé des pratiques citadines au contraire caractérisées par l’importance des relations primaires et démontré le caractère profondément urbain des liens ethniques[2]. Ces citadins noirs d’Afrique australe inventaient la ville non pas en opposition aux relations sociales traditionnelles mais en les reformulant et en interaction avec elles : ils étaient donc bel et bien des citadins. La portée de cette affirmation était aussi politique puisqu’elle s’opposait à la vision coloniale de « l’Africain » comme avant tout rural (et figé dans un passé sans histoire comme a pu le dire récemment un certain chef d’Etat français), comme un « indigène » (native). Et Jennifer Robinson dénonce ici une double injustice : celle qui consiste à nier le caractère citadin des sociétés pourtant urbaines d’Afrique, celle qui a conduit au faible écho scientifique des recherches de l’école de Manchester par rapport à celles de l’école de Chicago.
Le chapitre 4 montre comment un nouveau paradigme scientifique est venu renforcer la relégation des villes et des citadins du sud, celui de la World City. Ce sont bien sûr d’abord les généralisations faites à partir de travaux de Saskia Sassen qui sont pointées du doigt. Elles conduisent en effet à placer les villes du monde dans une hiérarchie au sommet de laquelle se trouvent les villes globales (Londres, New York, Tokyo) et donc une fois encore à reléguer dans une position d’échec les villes des pays pauvres. Elles conduisent aussi à négliger (ce que ne fait pas Saskia Sassen elle-même) les différences internes aux villes. Et on sera d’accord avec l’auteur pour souligner les conséquences politiques d’une telle approche : les villes semblent n’avoir pas d’autre choix que de tenter de s’élever sur cette échelle mondiale, de devenir donc plus compétitives, plus « mondiales », plus modernes à nouveau, plus développées. Les approches développementalistes sont supposées les « aider » à suivre cette voie pendant que les chercheurs travaillant sur les villes des pays riches élaborent les théories générales. A l’injustice globale faite alors aux villes des Suds s’en ajoutent deux autres, celle faite aux citadins des quartiers négligés partout dans le monde parce que ne participant pas de la ville globale (injustice spatiale en l’occurrence), celle faite aux chercheurs des Suds et travaillant sur le Sud, qui restent inaudibles et exclus des débats théoriques.
D’où la proposition de l’auteur de dépasser les catégorisations quelles qu’elles soient et de considérer toutes les villes comme « ordinaires », comme des villes, tout simplement, peuplées de citadins eux-mêmes divers mais tous citadins à part entière. Dès lors on peut considérer chaque ensemble urbain dans toute sa complexité interne et déceler à chaque fois leur caractère original et surtout ensuite produire des politiques urbaines non pas calquées sur des modèles importés mais adaptées aux réalités locales. Cette proposition est développée dans le chapitre 5, puis l’auteur tente dans le chapitre 6 de démontrer que les politiques urbaines conduites depuis 1994 à Johannesburg répondent à cet objectif. On reste moins convaincu par ce dernier chapitre qui rend compte d’une vision bien optimiste et positive des politiques mises en œuvre dans la capitale économique d’Afrique du Sud, qui est pourtant, plus qu’il n’est dit ici, dans un décalque de modèles importés avec les conséquences logiques pour les plus pauvres et les espaces où ils résident[3].
On a dit le manque de références francophones qui démontre aussi un cloisonnement regrettable des études urbaines, on pourra aussi reprocher à l’auteur de ne pas compléter sa critique en mettant aussi en question d’autres théories, notamment celles articulées autour de la notion de fragmentation urbaine. Mais insistons plutôt pour finir sur le plaisir que l’on trouve à lire ce livre, son ton libre et parfois iconoclaste, son caractère réellement postcolonial dans le meilleur sens du terme, c’est-à-dire visant à rendre la parole aux silencieux et parmi eux, ici, les citadins des pays pauvres « inventeurs » de la ville au même titre que d’autres, envers et contre tout. On en conseillera donc la lecture, urgente à ceux qui travaillent dans le champ des études urbaines, et que ce soit au nord, au sud, à l’est ou à l’ouest…
A propos de l’auteur : Philippe Gervais-Lambony, Laboratoire Gecko, Université Paris Ouest-Nanterre-La Défense
Pour citer cet article : Philippe Gervais-Lambony, « Jennifer Robinson, Ordinary Cities: Between Modernity and Development »,
justice spatiale | spatial justice | n° 01 septembre | september 2009 | http://www.jssj.org/
[2]Voir notamment Mitchell J. C., 1956, The Kalela Dance, Manchester, Manchester University Press.