Marie-Hélène Zérah
Quand l’Inde s’urbanise. Services essentiels et paradoxes d’un urbanisme bricolé
La Tour d’Aigues, l’aube, 2020, 319 p. | commenté par : Frédéric Landy
Comment expliquer l’absence de services urbains, ou du moins les très fortes inégalités d’accès sociospatiales, qui continuent de sévir dans ce « pays émergent » qu’est l’Inde ? Question essentielle, pour ce pays et pour les pays du Sud, mais aussi pour bien des espaces urbains du Nord. Afin d’y répondre, Marie-Hélène Zérah, directrice de recherche à l’Institut de recherche pour le développement (IRD) et membre du Centre d’études en sciences sociales sur les mondes africains, américains et asiatiques (CESSMA), analyse ces « services essentiels » que sont l’électricité, l’eau potable et l’assainissement. Elle aborde les politiques publiques par le haut, mais aussi par des études de terrain de première main à partir de cas d’études situés dans les mégapoles comme dans « l’urbanisation subalterne » des petites villes, afin de transporter le lecteur dans une urbanité du quotidien. La relative brièveté du livre, issu d’une Habilitation à diriger des recherches (HDR), ne permet pas de rendre compte dans le détail de ces passionnants cas d’étude. Mais c’est aussi l’intérêt de cet ouvrage que de proposer une synthèse aussi dense et globale, dans un volume de pages réduit : en français, et, sauf erreur, même en anglais, rien n’existait de tel jusque-là sur l’urbanisation indienne vue à travers la question des services. Pour leur éviter bien des bévues, on conseille à tous les consultants de garder ce livre dans leur bagage à main avant de prendre l’avion pour l’Inde !
On appréciera également le style de l’ouvrage, clair et autant que possible sans jargon, avec des résumés limpides à la fin de chaque chapitre. Les anglicismes ont été victorieusement combattus (« préfet » pour commissioner, « capitalisme des copains » pour crony capitalism…), ce qui rend plus facile la comparaison internationale. On pourra juste s’interroger sur le maintien de l’utilisation du terme d’« ONG » qui, en Inde, correspond plutôt à des associations, sur ces « classes moyennes » qui correspondent en fait aux couches sociales aisées, ou bien sur l’« urbanisme » du titre qui, de l’aveu même de l’autrice, est ici utilisé « dans son acceptation anglaise, à savoir une notion qui englobe les politiques publiques comparées, les modes de fabrique de la ville et les modes de vie urbains » (p. 20). Pourquoi ne pas parler d’« urbanisation » ?
Cette approche est multiscalaire à double sens : échelle urbaine de la grande à la petite ville et échelle spatiale de la nation au quartier, cheminant souvent jusqu’au ménage. Ceci permet de livrer des résultats fort nuancés, évitant les généralisations outrancières, à propos notamment de la libéralisation et de la place du marché : elles ne se révèlent être ni une panacée ni une catastrophe. Les villes indiennes apparaissent comme des « villes ordinaires » (l’autrice cite Jennifer Robinson, 2006), articulant comme celles du Sud ou du Nord « l’amarrage entre le local et le global, sans en faire une radicalité autre » (p. 21), et loin de la « grille de lecture hégémonique de la “ville néolibérale” » (p. 122). En fait, « l’urbanisme bricolé » de l’Inde « naît d’une tension créatrice entre des pratiques concrètes et quotidiennes, des principes énoncés et des règles tacites, héritées ou non, et le cadre structurant de l’action publique » (p. 22). Son moteur est « l’hybridation entre paradigme néolibéral, État développementaliste et héritage colonial » (p. 28). À l’arrivée : « une citoyenneté différenciée, ce qui rend difficile la construction d’un sentiment d’identité partagée dans une société urbaine en pleine mutation et traversée par de multiples conflits ».
Le premier chapitre porte sur les politiques de la ville et leur histoire : l’État indien se révèle encore très actif malgré le double processus de décentralisation et de libéralisation, et malgré une vision partagée par les hauts fonctionnaires comme par l’élite judiciaire sur son inévitable recul. Même l’actuel programme « Villes intelligentes » (Smart Cities), porteur de « fétichisme technologique », demeure marqué par « les acquis de l’économie néo-institutionnelle » (p. 51). L’État volontariste continue de défendre « un alliage possible entre une gestion urbaine efficace et la promesse d’une universalisation des services. Dans cette vision irénique, compétitivité et inclusion ne sont pas contradictoires et l’espoir est de combiner croissance et justice sociale », surtout dans le cas de l’assainissement « du fait de la surreprésentation des Dalits [Intouchables] dans ce secteur » (p. 72). Mais le biais productiviste néglige les petites villes et le secteur dit informel.
Intitulé « Les mutations du cadre institutionnel et la montée de régimes urbains pro-croissance », le chapitre 2 dessine « l’essoufflement du modèle d’administration directe centralisée » (p. 81). Un processus qui n’a rien d’original dans le monde, dira-t-on ; et pourtant, il se greffe en Inde sur un héritage colonial spécifique encore vivant : « le réseau pour les quartiers où résident les Anglais et les élites locales, le puits pour les autres » (p. 81). Or, la réalité de la politique de décentralisation relancée en 1992 est une faible délégation fonctionnelle. « Une logique imparable se met en place : puisque les municipalités sont faibles, on ne peut pas leur déléguer des responsabilités importantes, et donc elles restent faibles » (p. 120). La réalité est aussi une faible coordination territoriale, avec trop peu de conseils métropolitains crées au profit des espaces périurbains et le maintien du pouvoir de l’État face aux élus locaux (voir le décalage culturel entre le maire et le préfet dans certaines petites villes). Ces « régimes urbains développementalistes » (p. 100) apparaissent au final loin de l’agenda néolibéral. Les projets d’infrastructures continuent, en dépit de leur pérennité insuffisante parfois, et la « consultocratie » (p. 107) règne, souvent aux dépens des populations déplacées, pauvres (cas de Delhi) ou des minorités religieuses (Ahmedabad). Dopée par des coalitions de croissance, la spéculation foncière (détournement du système des transferts de droits à construire – TDR – à Mumbai) dégrade l’environnement et rend particulièrement difficile l’accès aux services pour les communes urbanisées, mais non officiellement classées comme « villes »Celles-ci souffrent par ailleurs de flou juridictionnel et d’une maîtrise technique parfois inexistante, sauf dans les quartiers aisés planifiés.
« Les profonds paradoxes de la modernisation publique » sont l’objet du troisième chapitre, qui illustre la « bureaucratisation néolibérale » analysée par Béatrice Hibou (2013), au moins pour les grandes villes alors que les petites agglomérations sont plutôt caractérisées par un « dépérissement des appareils d’État » (p. 31). Les gestionnaires de la ville utilisent souvent les savoirs des ingénieurs de manière inadaptée, l’e-gouvernance montre ses limites, surtout pour les populations pauvres, et la tarification des services permet mal des dispositifs de péréquation. Ainsi, une grille tarifaire progressive peut avoir des effets pervers si « l’utilisation conjointe par plusieurs familles d’un même raccordement […] provoque le passage dans les tranches supérieures » (p. 136). Et comment demander aux quartiers périphériques de payer les connexions quand les quartiers historiques ont jadis pu les obtenir par des financements publics ? « La marchandisation redéfinit implicitement les termes d’un contrat social fondé sur la promesse d’un service de qualité et sur la réciprocité entre paiement et reconnaissance d’une citoyenneté urbaine » (p. 137). Même le Right To Information Act de 2005 peut avoir des effets pernicieux, comme encourager l’administration à prudemment engager des consultants extérieurs qui ne seront pas soumis à cette loi ; la réduction des recrutements dans le secteur public y incite également. D’heureuses exceptions existent (métro de Delhi), mais la règle est plutôt une « articulation complexe entre les échelles macro et micro ainsi que dans la relation [entre] élus et fonctionnaires », engendrant « le kaléidoscope des inégalités sociospatiales » (p. 154), l’essor du « clientélisme fondé sur les affinités identitaires » (p. 155) y compris dans les quartiers aisés, l’invention de « solutions bricolées et efficaces » par les « bureaucrates du milieu » (p. 171) ainsi que, au nom de la réduction des coûts, la multiplication de la sous-traitance et des intermédiaires, depuis les travailleurs sociaux jusqu’aux mafieux.
Le chapitre 4 analyse « la variété des formes de capitalisme urbain » (p. 175), en considérant le marché comme « un objet social et politique » (p. 176). L’Inde n’est pas le pays des grands partenariats public-privé : de la première vague de ces « espaces-vitrines » (p. 32), seule Véolia a survécu. Un exemple majeur de privatisation est la distribution électrique de Delhi ; elle a permis une amélioration de l’offre, mais a aussi engendré un problème de solvabilité des usagers (y compris des ménages riches qui peuvent s’opposer à la tarification) ainsi qu’une forte politisation du sujet, et ce, sans pour autant assurer d’équilibre économique. En Inde, la « privatisation » prend de toute façon des visages très différents : elle peut bénéficier à des entreprises locales, ou à des associations qui vont obtenir une délégation, ou à un « capitalisme de basse intensité » (p. 211) qui s’appuie sur une certaine économie morale, comme dans le cas du recyclage des déchets par les basses castes ou celui des propriétaires de camions-citernes plus ou moins criminels. « Face à la réalité de services défaillants, certaines expérimentations démontrent une inventivité locale qui permet d’amener des services et de contribuer, sous certaines conditions, à une baisse des disparités territoriales » (p. 225).
Enfin, le dernier chapitre, au plus près des pratiques et des mobilisations des usagers, porte sur les solidarités et les conflits dans la société urbaine. Celle-ci est très fragmentée, socialement comme spatialement, ce qui empêche une identité partagée, dans les quartiers informels aussi bien qu’aisés. Dès lors, la participation si glorifiée apparaît trop comme un cheval de Troie permettant une confiscation par les élites urbaines et une « mise à distance symbolique et matérielle des pauvres en ville » (p. 243). Même lorsque le dispositif participatif intègre une puissante association locale, comme dans le cas de la Society for the Promotion of Area Resource Centers (SPARC) pour un vaste projet d’assainissement à Mumbai, la capacité d’action des habitants n’en sort pas toujours renforcée. « Dans les quartiers considérés comme “illégaux”, l’accès est une faveur alors que c’est un droit pour les classes moyennes légalement raccordées » (p. 32). La tendance à la sécession des quartiers aisés crée des « biens de club » (p. 268), surtout pour l’eau. L’action en justice est loin d’être le seul apanage de ces classes favorisées, comme le montre l’action du syndicat national des vidangeurs manuels, mais les bidonvilles ne sont pas exempts de lignes de fracture internes qui réduisent les revendications collectives. Il existe, cependant, « des prémisses de solidarités horizontales » (p. 258), comme celles qui ont permis la victoire du Parti de l’homme ordinaire aux élections régionales de Delhi, ou qui peuvent inverser les hiérarchies traditionnelles dans certaines petites villes. Mais, finalement, les discours de la société civile semblent souvent contradictoires, dénonçant les appareils étatiques et leur corruption, tout en réclamant leur action : les services urbains sont assurément les « témoins du désaveu et du désir d’État » (p. 266).
L’autrice conclut en insistant sur les limites du cadre interprétatif fondé sur le seul urbanisme néolibéral : d’une part, « l’État indien reste un État développeur » (p. 280), même s’il souffre d’une pression fiscale très faible, d’autre part, le « bricolage de solutions déviantes » illustre l’« inventivité du terrain » (p. 281), clientélisme ne voulant pas systématiquement dire corruption. Mais « l’État crée les conditions de l’émergence d’opérateurs privés qui minent in fine sa légitimité » : le contrat social à l’indienne en est bouleversé et l’autrice propose alors la notion de « contrats sociaux territorialisés », en reprenant les « systèmes sociaux territorialisés » de Sunil Khilnani (2003). Aurait-elle pu aussi utiliser la différentiation jadis proposée par Alain Dubresson et Sylvie Jaglin (2005) entre « spatialisation » et « territorialisation », cette dernière correspondant à des systèmes locaux de plus en plus autonomes, avec leurs propres systèmes de gouvernance fondés sur des valeurs locales ? Le résultat est clair en tous cas : « la faculté des classes moyennes et des acteurs économiques à s’autonomiser (traitement de l’eau […] batteries) affaiblit le potentiel de toute politique redistributive » (p. 286). « Cet urbanisme indien de la négociation et du bricolage est résilient mais il n’est pas suffisant pour construire un urbanisme inclusif pérenne » (p. 286).
La bibliographie est très riche, depuis les références plutôt théoriques (P. Rosanvallon, A. Appadurai…) jusqu’aux chercheurs de terrain, indiens comme français (L. Kennedy, R. de Bercegol, S. Benjamin, K. Coelho…) en passant par les études urbaines comparatives (S. Jaglin, D. Lorrain, N. Brenner…). Une remarque – qui n’est pas forcément un regret : il n’est cité aucun auteur phare sur la question de la justice, spatiale en particulier, pas même Iris Marion Young qui aurait pourtant pu, par son approche d’essence communautarienne, apporter un éclairage pertinent sur l’hétérogénéité identitaire des villes. Pourtant, il est clair que « l’accès aux services urbains renvoie directement aux enjeux de justice sociale et d’équité territoriale » (p. 17). Marie-Hélène Zérah présente en effet une double (in)justice spatiale, que l’on pourrait qualifier d’horizontale et de verticale. L’horizontale, ce sont les iniquités entre espaces d’une même agglomération ; la verticale, ce sont les injustices entre les différents degrés de la hiérarchie urbaine, de la mégapole à la bourgade. Oserait-on rapprocher cela, dans un tout autre secteur, de la révolution verte en Inde ? En matière agricole, comme en matière urbaine, c’est un peu la même leçon. La révolution verte était présentée comme scale neutral ; elle était censée ne pas favoriser les grandes exploitations, tout en accélérant la croissance économique. Mais, plaquée sur un substrat socio-économique très hiérarchisé, elle a eu des résultats inégalitaires. Il en va de même des politiques urbaines en Inde depuis la fin des années 1980. « La participation n’est pas intrinsèquement bénéfique si elle ne s’inscrit pas dans une logique profonde de démocratisation et de remise en cause des rapports de pouvoir sociaux » (p. 251). Les usagers, pourrait-on dire, sont parfois devenus des « clients », mais au sens de clientélisme au moins autant que du marché. Même déformé, bricolé, perverti, un agenda d’inspiration néolibérale ne peut à lui seul engendrer à la fois justice et croissance si de profondes réformes sociales n’ont pas été préalablement mises en œuvre pour atténuer les contrastes sociaux et spatiaux qui préexistaient. Une leçon qui peut concerner bien d’autres pays que l’Inde… Le problème de celle-ci étant renforcé du fait que les réformes sont loin d’avoir engendré la croissance économique et encore moins les emplois espérés.