Iris Marion YOUNG
Responsibility for Justice
Oxford, Oxford University Press, 2011 | commenté par : Claire HANCOCK
Iris Marion Young, dont l’ouvrage paru en 1991, Justice and the Politics of Difference, demeure une référence majeure pour tous ceux qui s’intéressent aux enjeux sociaux concrets de l’idée de justice, est décédée en 2006. Elle laissait les notes destinées à former un nouvel ouvrage, qui ont été revues par un de ses anciens assistants pour produire ce livre posthume : l’auteure se promettait d’y consacrer encore des semaines de travail dont elle n’a pu, finalement, disposer, et sans doute n’est-il pas à la hauteur de ce qu’elle aurait souhaité en faire. On y retrouve néanmoins l’inspiration qui faisait d’elle une des grandes figures de la philosophie politique, et on y devine, en filigrane, la personnalité exceptionnelle à laquelle rend hommage Martha Nussbaum dans sa préface, saluant ses qualités d’empathie, sa chaleur humaine et son courage, le soutien dispensé à ses étudiants : « Iris was a mother in the best sense, fostering development toward high ideals while conveying a sense of ultimate safety and support » (p. X de la préface).
Au cœur de ce livre se trouve une opposition familière au public français, mais qui n’a pas la même histoire dans le contexte nord-américain d’où écrivait I. M. Young, celle entre culpabilité (guilt) et responsabilité (responsibility). En France ces deux mots évoquent la défense de ministres qui ont cherché à se disculper dans l’affaire du sang contaminé dans les années 1990 en se déclarant « responsables mais pas coupables ». Mais sous la plume d’IMY, il s’agit de réfuter les arguments de ceux qui, aux Etats-Unis, rendent les pauvres personnellement responsables de leur pauvreté, et absolvent les structures sociales et le reste de la population de toute responsabilité. En effet, pour elle, nous portons tous une part de responsabilité dans l’existence d’injustices « structurelles », dont aucune personne en particulier n’est coupable, mais à la reproduction desquelles nous participons tous à des degrés divers, par nos habitudes de consommation, nos stratégies résidentielles, nos choix de fréquentation… Cette responsabilité est une responsabilité politique, et en l’appuyant sur une idée de « connexion sociale » (social connexion), IMY montre comment elle ne s’arrête nullement aux frontières de nos Etats-nations ou de nos zones de libre-échange, mais fonctionne bien à une échelle mondiale. La théorisation de la responsabilité qu’elle propose évite de faire de l’injustice un processus « naturel », sans acteurs, mais évite également d’en faire une « faute » imputable à certains acteurs en particulier, en exonérant totalement les victimes et le reste de la société ; c’est un appel à chacun d’entre nous à participer à des actions collectives pour réformer les structures qui produisent de l’injustice.
Une partie du propos d’IMY est ancrée dans la culture et le vocabulaire juridique anglophone, et de ce fait certaines nuances de ses analyses risquent d’échapper au lectorat francophone (notamment les termes très importants de liability et d’accountability, que le français ne peut rendre que par… responsabilité, ou des périphrases qui n’en rendent pas tout le poids dans le raisonnement). Mais elle s’appuie sur un grand nombre d’auteurs qui ne sont pas anglophones, ou pas seulement, et notamment sur la distinction opérée par Hannah Arendt entre culpabilité et responsabilité dans son travail sur le procès Eichmann et l’époque nazie en général. IMY en tire plusieurs conclusions sur les différences entre la culpabilité, qui ne peut être qu’individuelle, et la responsabilité, qui est collective ; et sur le fait que la première renvoie à des faits passés, tandis que la seconde est tournée vers l’avenir, et la conduite future à tenir. Désigner des coupables, c’est conduire les gens à se replier de manière défensive ; désigner des responsables, c’est appeler les gens à se mobiliser de manière positive. Elle converge avec Rawls pour dire que c’est la « structure » qui est le sujet de la justice, mais critique sa conception trop restrictive de la structure et la façon dont il l’isole de tout un ensemble de processus sociaux et d’acteurs dont il lui semble indispensable d’étudier les relations ; le chapitre 2, « Structure as the Subject of Justice », explique bien que « the structural processes that tend to produce injustice do not necessarily refer to a small set of institutions, and they do not exclude everyday habits and chosen actions » (p. 70).
Comme elle en a l’habitude, IMY illustre ses propos de manière très concrète, notamment dans son chapitre 2, par l’exemple fictif d’une mère de famille, Sandy, qui se retrouve à la rue avec ses enfants alors même qu’elle a un travail à temps plein. Cet exemple est déployé en détail, avec de nombreux éléments concrets sur le fonctionnement du marché du travail et du marché du logement dans les villes états-uniennes, leur organisation socio-spatiale, pour montrer comment aucun des acteurs que rencontre Sandy ne commet de tort ou de faute morale à son endroit, et comment aucune politique spécifique ne conduit à la priver de logement, pas plus qu’elle n’est elle-même en faute : on ne peut incriminer personne nommément dans la situation de Sandy, et pourtant, elle est victime d’une injustice structurelle pour laquelle, montre IMY, chaque membre de la société porte une part de responsabilité.
C’est avec le même souci d’illustration concrète qu’IMY réfléchit, dans son chapitre 5, « Responsibility without Borders » sur les sweatshops, usines de production (notamment textile) souvent situées dans les pays du Sud et faisant travailler leurs ouvriers dans des conditions indignes, souvent au service de grandes marques de prêt-à-porter internationalement diffusées. Les mobilisations de consommateurs de pays riches, appelant au boycott des marques n’imposant pas à leurs fournisseurs des conditions de travail acceptables, sont un exemple de prise de responsabilité transnationale, et qui appuie ce modèle de « connexion sociale » proposé dans le livre. On pourrait trouver la « connexion » ténue, puisque le consommateur se contente d’acheter, ou non, des habits provenant des sweatshops, mais IMY démontre clairement que ni les directeurs d’usine, ni les autorités publiques des pays où se fait la production, ni même les multinationales commanditaires, ne sont en faute. La responsabilité est partagée, selon elle, entre tous les acteurs du système, et elle propose une formule qui permette d’identifier des degrés de responsabilité, corrélés à l’aptitude à changer la situation : sont responsables en premier lieu ceux qui détiennent du pouvoir, c’est-à-dire la capacité de modifier les structures produisant de l’injustice ; en second lieu ceux qui sont privilégiés, et détiennent des ressources économiques qui leur permettent, par exemple, de refuser d’acheter des produits dont le bas coût est lié à l’exploitation de travailleurs, pour se reporter sur d’autres, fabriqués dans des conditions éthiques ; en troisième lieu, ceux qui ont un intérêt à ce que cesse l’injustice, donc, les victimes de cette injustice (dans le mode de pensée qui consiste à désigner des coupables, les victimes sont dé-responsabilisées, souligne-t-elle, alors qu’elles ont aussi une part de responsabilité : « It is up to them, though not them alone, to broadcast their situation and call it injustice », p. 146) ; enfin, portent également une part de responsabilité ceux qui ont une aptitude à se mobiliser collectivement, syndicats ou organisations qui détiennent les moyens de se mobiliser autour d’une cause donnée (elle cite par exemple les syndicats étudiants états-uniens qui ont appelé leurs universités à ne plus avoir recours aux sweatshops pour produire les maillots de sport de leurs équipes).
Dans son chapitre 6, « Avoiding Responsibility », IMY analyse les différentes stratégies dont nous usons tous pour ne pas faire face à nos responsabilités, dont l’une, en particulier, semble pertinente dans le contexte français : la tendance à considérer que lutter contre les injustices structurelles est du ressort des autorités, des gouvernements ou des organisations internationales, et non des citoyens ou de leurs organisations. A cet argument, IMY rétorque que « what is missing from the ‘It’s not my job—it’s the government’s job’ position is the recognition that the state’s power to promote justice depends on a significant extent on the active support of its citizens in that endeavor » (p. 169).
Le chapitre 7, sur la responsabilité au regard des injustices historiques, comme l’esclavage ou le traitement des Amérindiens aux Etats-Unis, reste malheureusement très peu développé. Mais on retrouve au fil de ce volume moins abouti que les précédents, et pour cause, l’aptitude d’IMY à mobiliser les références philosophiques pour tenir un propos accessible aux lecteurs des sciences sociales et humaines, jamais simpliste dans son analyse de la psychologie des acteurs, toujours argumenté et étayé de faits. Son appel à la mobilisation citoyenne pour la justice a de ce point de vue toute la force d’un « Indignez-vous » en version états-unienne. C’est un beau message posthume qui mérite d’être entendu.