Les grandes villes sont présentées dans la littérature géographique comme des territoires ressources pour les minorités. La concentration d’un grand nombre d’habitant·e·s, qui induit la rencontre de populations variées et permet en même temps une certaine forme d’anonymat, favoriserait l’intégration de populations marginalisées. La ville et ses espaces publics centraux permettent l’expression de l’identité collective de groupes marginalisés : migrant·e·s et dit·e·s « sans-papiers » trouvent dans la visibilité offerte par les métropoles des formes alternatives de citoyenneté (Erdi Lelandais, 2013). Le topos de la ville émancipatrice dans les parcours de vie des jeunes gay est par ailleurs éculé : on a montré la possibilité qu’offrent les métropoles aux minorités sexuelles, grâce à la combinaison d’un certain anonymat et d’une forme de visibilité minoritaire (Cattan et Leroy, 2010). La ville, permettant un accès effectif à des ressources matérielles et faisant l’objet d’une idéalisation des fonctions de sociabilité de ses espaces publics, est lue comme un territoire d’accueil pour les populations minoritaires.
Big cities are presented in the geographical literature as resource territories for minorities. The argument is that the presence of large numbers of people, which fosters interactions between diverse populations and at the same time allows a certain form of anonymity, facilitates the integration of marginalised populations. The city and its central public spaces allows marginalised groups to express a collective identity: migrants and so-called “illegal immigrants” find alternative forms of citizenship in the visibility that cities offer (Erdi Lelandais, 2013). Indeed, the topos of the emancipatory city in the life trajectories of young gay people is familiar: the possibilities that cities offer sexual minorities through a combination of anonymity and a form of minority visibility (Cattan and Leroy, 2010). By providing real access to material resources and public spaces that represent an idealised locus of social interaction, the city is perceived as a hospitable territory for minority populations.
Les géographes anglophones et francophones qui ont travaillé sur la notion de justice spatiale depuis les années 1970 ont principalement débattu l’idée de « l’égal accès de tous les citadins aux ressources urbaines » (Gervais-Lambony et Dufaux, 2009, p. 7). Des travaux sur la justice considèrent ainsi l’existence d’une dialectique entre des inégalités structurelles – répartition déséquilibrée des ressources – et la représentation ou la considération disparates des populations dominées dans les médias, les idées politiques, etc. Il est autant question de « redistribution » des ressources matérielles que de « reconnaissance » : cette dichotomie conceptualisée par Nancy Fraser (2011, p. 16-21) est en particulier adoptée et éprouvée par Marianne Blidon (2011) au prisme des vécus homosexuels en France. Elle montre en effet que la quête de reconnaissance des personnes homosexuelles en France passe avant tout par la recherche d’une distribution spatiale juste et équitable des ressources socialement valorisées et de leur accès.
Anglophone and Francophone geographers who have worked on the notion of spatial justice since the 1970s have mainly explored the idea of “equal access of all citizens to urban resources” (Gervais-Lambony and Dufaux, 2009, p. 7). Studies on justice thus explore the existence of a dialectic between structural inequalities—imbalances in resource distribution—and the contrasting representation or consideration of dominated populations in the media, political ideas, etc. The issue is both the “redistribution” of material resources and “recognition”: this dichotomy, conceptualised by Nancy Fraser (2011, p. 16-21), is adopted and tested in particular by Marianne Blidon (2011) through the prism of the homosexual experience in France. She shows that the quest for recognition by gay people in France involves above all the quest for a fair and equitable spatial distribution of and access to socially valued resources.
C’est dans ce cadre conceptuel que je propose de penser le recours des personnes trans aux ressources métropolitaines, résultant d’une dialectique entre un inégal accès aux ressources et aux services des territoires et la recherche – ou le besoin – de reconnaissance de leur « statut d’être humain[s] » (Blidon, 2011). Les ressources urbaines sont ainsi comprises comme l’ensemble des éléments matériels ou immatériels grâce auxquels les personnes trans compensent ou inversent les injustices dont elles sont victimes. En cohérence avec l’usage classique du terme en géographie, ces ressources, qui permettent de répondre à des besoins, sont créées par les pratiques des individus et de leurs communautés ; et leur raréfaction ou leur mise à disposition sont source de tensions (Géoconfluences, 2010). La position marginale des populations trans en France et au Royaume-Uni est à l’origine de ces besoins. La transphobie de la vie quotidienne – précarité administrative, difficultés d’accès aux soins, ruptures familiales et isolement social, difficultés à l’emploi (Beaubatie, 2017 ; Whittle, Turner, Al-Alami et al., 2007) – se conjugue dans les discours avec une très violente campagne anti-trans menée par les médias et encouragée par les conservateurs au pouvoir dans ces deux pays (Espineira et Thomas, 2014 ; Pearce Erikainen et Vincent, 2020). Dans ce contexte, le rôle des ressources urbaines dans les vécus trans est analysé sous le prisme de la justice, à la fois par l’étude de la réappropriation de ressources répondant à des besoins découlant de cette précarité systémique et par la prise en compte de la dimension symbolique de cette reconnaissance.
It is within this conceptual framework that I propose to explore how trans people use metropolitan resources, which is the outcome of a dialectic between unequal access to the resources and services of the territory and the quest—or need—for recognition of their “status of human being[s]” (Blidon, 2011). Urban resources are thus understood as all the material or nonmaterial elements that enable trans people to offset or reverse the injustices they suffer. Consistently with the conventional use of the term in geography, the resources employed to meet needs are created by the practices of individuals and their communities, and their scarcity or abundance are a source of tension (Géoconfluences, 2010). The marginal position of trans populations in France and in the United Kingdom is the cause of these needs. The transphobia of everyday life—precarious administrative status, difficulties of access to healthcare, family breakups and social isolation, employment difficulties (Beaubatie, 2017; Whittle, Turner, Al-Alami et al., 2007)—combine with a very violent anti-trans campaign conducted by the media and encouraged by the conservatives in power in both countries (Espineira and Thomas, 2014; Pearce Erikainen and Vincent, 2020). Against this background, we analyse the role of urban resources in the trans experience through the prism of justice, both by studying the take-up of resources that meet the needs arising from this systemic insecurity and by considering the symbolic dimension of this recognition.
Ainsi, l’objet de cet article est de questionner, à la lumière des expériences trans recueillies à Paris et à Londres dans le cadre de ma thèse de doctorat, le caractère émancipateur des ressources, communautaires ou non, matérielles et immatérielles, fournies par le contexte urbain. J’y montre que les ressources offertes aux personnes trans par et dans les villes permettent de compenser de fortes discriminations dans l’accès aux espaces et aux services ouverts au public. Elles sont de plusieurs types – administratives, médicales, festives et conviviales – et reposent notamment sur la mise à disposition d’espaces, de services et de droits par l’entraide entre les pairs. Ces ressources sont souvent négociées par les associations avec les représentant·e·s des collectivités locales qui partagent avec les militant·e·s trans un idéal de justice. Pourtant, j’ai constaté sur le terrain qu’il existait divers degrés d’appropriation de ces ressources. Après avoir montré comment les villes, comme espaces-ressources, participent à la redistribution ainsi qu’à la reconnaissance des communautés trans, j’utilise un cadre d’analyse intersectionnel pour nuancer ces résultats, en montrant l’inégal accès à ces ressources selon des critères de genre, de classe et de race.
The purpose of this article is therefore to explore, in the light of trans experiences recorded in Paris and in London for my doctoral thesis, the emancipatory nature of the resources—whether community or noncommunity, material or nonmaterial—provided by the urban environment. I show that the resources offered to trans people by and in cities have the capacity to offset sharp discrimination in access to the spaces and services open to the public. These resources are of several kinds—administrative, medical, festive and social—and rely in particular on spaces, services and rights made available through mutual peer support. They are often negotiated by local authority representatives who share an ideal of justice with trans activists. However, I observed in the field that there are different degrees of take-up of these resources. Having shown how cities, as resource-spaces, contribute to redistribution and to the recognition of trans communities, I employ an intersectional analytical framework to qualify these results, showing how access to these resources is unequally shared along gender, class and race lines.
Cet article est fondé sur trois types de matériaux complémentaires récoltés dans le cadre de ma thèse. Dans un premier temps, je mobilise un dispositif d’enquête ethnographique composée d’une série de journaux de bord des pratiques des espaces publics, tenus par des hommes (17), des femmes (10) et des personnes non binaires (4), trans, issues d’une large variété de milieux sociaux. Chacun-e des 31 participant·e·s parisien·ne·s (16) et londonien·ne·s (15) a noté, durant trois jours, l’ensemble de ses pratiques en dehors de son domicile, ses ressentis sur le moment et, à la relecture, son éventuel avis. La rédaction d’un journal était systématiquement précédée d’un entretien biographique visant à recueillir la trajectoire de vie des participant·e·s. Nous avons ensuite analysé ensemble le contenu de ces journaux de bord lors d’un entretien-bilan. Un financement de mon laboratoire a permis de rétribuer les participant·e·s en échange de la réalisation de la totalité du protocole, ce qui a aidé à toucher des publics divers, dont certains particulièrement précaires, souvent absents des espaces communautaires. En revanche, mon absence de connaissance des langues espagnole et portugaise m’a empêché d’enquêter auprès de personnes migrantes, pour la plupart d’origine sud-américaine. Ces éléments sont complétés, dans un second temps, par une observation participante d’interactions entre pouvoirs publics locaux et associations de défense des droits des trans à l’occasion de diverses réunions ayant pour objet la négociation de l’accès à un service et lors desquelles j’étais présenté en tant que chercheur par les associations parisiennes. Je tirais de ma propre proximité au milieu militant trans une certaine complicité avec les membres de ces associations. Très isolé, au contraire, dans le cadre du terrain londonien, surétudié et peu accessible aux jeunes chercheur·se·s (Bonté, 2021), j’ai observé les activités associatives et questionné les membres des structures de manière informelle, en tant que simple participant. Confrontée à cette géopolitique des revendications associatives, c’est bien l’attention aux pratiques effectives et quotidiennes des espaces publics des participant·e·s qui a permis de comparer cette offre urbaine avec le recours effectif aux ressources.
This article is founded on three complementary types of material collected for my thesis. First, I employ a method of ethnographic enquiry in which participants—a cohort of 31 people, 17 men, 10 women and 4 non-binary trans people from a wide variety of social backgrounds—maintain a log of their practices in public space. For three days, each of the 31 participants, 16 in Paris and 15 in London, noted down everything they did outside the home, their feelings on the moment and, on rereading, any comments on these records. In each case, before the log entries began, a biographical interview was conducted with each participant in order to record their life trajectories. We then analysed the contents of these logs together in a summing-up interview. I was able to use funding from my laboratory to pay the participants to complete the full protocol, which made it possible to work with a variety of people, some in particularly precarious circumstances, many of them absent from community spaces. However, my inability to speak Spanish and Portuguese prevented me from working with migrant participants, most of whom are of South American origin. In the next phase, I carried out participant observation of interactions between local authorities and trans rights groups in a number of meetings held to negotiate access to a service, in which I was introduced as a researcher by the Parisian groups. Because of my own closeness to the trans activist milieu, there was a certain sympathy between myself and the members of these groups. By contrast, I was very isolated in the fieldwork in London, which has been extensively studied and is difficult for young researchers to access (Bonté, 2021). Here I observed events and questioned activists informally, as a simple participant. Given this geopolitics of activist claims, it was by looking at how the participants in reality use public spaces on a day-to-day basis that I was able to compare the resources available in the city with actual use of those resources.
Des villes identifiées comme pourvoyeuses de ressources pour les personnes trans
Cities identified as providing resources for trans people
Les participant·e·s qui ne sont pas originaires des capitales enquêtées sont unanimes sur ce point : leur départ de leur région natale est définitif et émancipateur. « This is like moving on » (« C’est comme aller de l’avant »), résume Daren, 25 ans, ingénieure d’étude dans un laboratoire londonien. Ces migrations vers Paris ou Londres sont motivées par l’identification de ressources répondant aux besoins spécifiques des personnes trans : une présence trans d’abord, que je qualifie de « communautaire », car ses apports matériels reposent sur des solidarités et un autosupport[1] caractéristique des organisations trans, associatives ou non, et un relatif anonymat ensuite, propre à l’expérience du citadin (Simmel, 2013), qui facilite la transition de genre en réduisant la proximité sociale et émotionnelle des autres usager·e·s des espaces fréquentés.
The participants who were not originally from the two capitals where I conducted my survey were unanimous on one question: their departure from their native regions is final and emancipatory. “This is like moving on,” asserts Daren, a 25-year-old trans woman who works as a design engineer in a London laboratory. These moves to Paris or London are motivated by the identification of resources that meet the specific needs of trans people: first, a trans presence, which I describe as a “community”, because its material contributions rely on the solidarities and self-support characteristic of trans groups,[1] whether formally structured or not, and in addition the relative anonymity typical of city life (Simmel, 2013), which facilitates gender transition by reducing the social and emotional proximity to other users of urban space.
Des trans geographies (géographies trans) questionnant l’inclusion des personnes trans dans les espaces gay et lesbiens
Trans geographies that explore the inclusion of trans people in gay and lesbian spaces
Les travaux de géographie portant sur les vécus trans, principalement centrés sur des contextes urbains à quelques exceptions près (voir par exemple Abelson, 2016), se sont intéressés aux rapports des communautés trans aux quartiers gay et lesbiens, eux-mêmes particulièrement enquêtés par la géographie des sexualités. Petra Doan (2007) montre que le caractère genré et normatif des espaces communautaires gay et lesbiens, en particulier concernant l’offre commerciale et les logiques de regroupement résidentiel, exclut les personnes de genre non conforme. Elle signale qu’en réponse à cette exclusion des logiques de concentration spatiale, les communautés trans développent d’autres espaces discursifs plus inclusifs et moins ancrés spatialement : événements en ligne, ponctuels, itinérants, etc., à l’image des spatialités lesbiennes parisiennes décrites par Nadine Cattan et Anne Clerval (2011). Bien que cette notion soit mise en question (Brown, 2012), Cha Prieur a bien montré l’« homonormativité » des milieux LGBTI parisiens et montréalais, dont les logiques de reproduction de normes de genre propres aux sociabilités gay et lesbiennes excluent les personnes qui s’extraient de cette binarité. Toutefois le systématique appel à la non-conformité de genre pour décrire les vécus trans a été critiqué (Browne et Nash, 2010, p. 8). Ainsi d’autres géographes s’emparent des études trans en interrogeant d’autres dimensions matérielles des vies trans, notamment leurs besoins spécifiques en matière de soin et de parcours administratif. Kath Browne et Jason Lim (2010) complètent ces connaissances par une étude de cas approfondie de la « capitale gay du Royaume-Uni », Brighton and Hove, s’intéressant à une expérience « large » de l’espace urbain. Si les représentations collectives d’une ville tolérante et accueillante imprègnent les habitant·e·s trans et contribuent à améliorer leur qualité de vie, les discriminations connues à Brighton, notamment un très difficile accès aux soins de transition de genre, complexifient leur vécu. Catherine Nash (2010), à partir d’une enquête menée auprès d’habitant·e·s LGBTI de Toronto, montre enfin l’existence de logiques d’(auto-)exclusion des personnes trans des milieux militants, en particulier féministes, après la transition de genre. Par respect pour les luttes féministes ou en raison d’une exclusion concertée, le changement de genre implique souvent un départ des milieux militants fréquentés avant la transition. Le caractère genré des espaces communautaires est désigné comme facteur d’exclusion, en raison d’un changement de groupe social de genre plutôt que d’une inadéquation à des normes de genre binaires. Cela donne lieu notamment à une exclusion des espaces de socialisation d’origine des personnes trans. Dans ce contexte, les travaux les plus récents dénoncent « une fausse dichotomie entre l’espace et la subjectivité, dans laquelle l’espace est passif et les sujets sont acteurs et contrôlent leur monde » (Crawford, 2015, p. 20, cité par Todd, 2021, p. 5). La ville n’est ainsi que peu interrogée pour son influence sur les vies trans. Dans l’ensemble de ces travaux, le milieu urbain est considéré à la fois comme vecteur de ressources et d’exclusion.
Geographical research on trans experiences, mainly focusing on urban contexts with just a few exceptions (e.g., Abelson, 2016), has explored the relations between trans communities and gay and lesbian neighbourhoods, which themselves have been extensively studied in the geography of sexualities. Petra Doan (2007) shows that the gendered and normative character of gay and lesbian community spaces, especially with regard to shopping facilities and residential clustering, excludes gender nonconforming people. She argues that in response to this exclusion from spatial concentration systems, trans communities develop other spaces that are discursive, more inclusive and less spatially anchored: online, occasional, itinerant events, etc., similar to the lesbian spatialities in Paris described by Nadine Cattan and Anne Clerval (2011). Although the notion has been questioned (Brown, 2012), Cha Prieur clearly showed the “homonormativity” of the LGBTI milieux in Paris and Montreal, where the reproduction of gender norms specific to gay and lesbian sociabilities excludes people who have escaped this binary. However, the constant reference to gender nonconformity in describing trans experiences has been criticised (Browne and Nash, 2010, p. 8). For example, other geographers draw on trans studies to explore other material dimensions of trans lives, in particular their specific healthcare and administrative needs. Kath Browne and Jason Lim (2010) contributed to this field with an in-depth case study of “the gay capital of the UK”, Brighton and Hove, exploring a “broad” experience of urban space. While trans residents share collective representations of a tolerant and welcoming city that helps to enhance their quality of life, the discriminations experienced in Brighton, notably great difficulty in accessing healthcare for gender transition, make their lives complex. And finally, drawing on a survey conducted with LGBTI people living in Toronto, Catherine Nash (2010) shows the existence of (self-)exclusion processes whereby trans people avoid activist circles, in particular feminist circles, after gender transition. Out of respect for feminist struggles or because of deliberate exclusion, changing gender often leads to the departure from activist circles frequented before transition. The gendered nature of community spaces is identified as a factor of exclusion because of the change in social gender group brought about by transition, rather than a mismatch with binary gender norms. This leads in particular to the exclusion of trans people from their original spaces of socialisation. In this context, the most recent studies criticise “a false dichotomy between space and subjectivity, in which space is passive and subjects are agents who control their world” (Crawford, 2015, p. 20, cited by Todd, 2021, p. 5). So the city’s influence on trans lives is rarely questioned. In all these works, the urban environment is considered as a vehicle of both resources and exclusion.
Des ressources communautaires identifiées, fondées sur la mise en accessibilité des villes
Identified community resources, founded on making cities accessible
Peu de participant·e·s rencontré·e·s sont originaires des terrains étudiés. La grande majorité a vécu une migration résidentielle vers la métropole enquêtée. Sur les seize participant·e·s vivant dans le grand Londres, seul·e·s six sont né·e·s et ont grandi sur place, parmi lesquel·le·s cinq vivent actuellement dans un quartier différent de celui de leur naissance. Parmi les seize Francilien·ne·s, seul·e·s trois ont grandi en région parisienne. Ces installations récentes à Paris et Londres coïncident, comme c’est le cas dans la plupart des travaux de géographie des sexualités portant sur les métropoles européennes, avec une migration résidentielle due à l’entrée dans les études supérieures ou à l’occupation d’un premier emploi (Blidon et Guérin-Pace, 2013). Dans les récits des participant·e·s à cette enquête, en plus des raisons professionnelles, la connaissance a priori d’une présence communautaire active et clairement identifiée apparaît comme un élément décisif dans le choix de la destination de la migration. La visibilité trans et gay dans les grandes villes a par exemple motivé les choix d’installation de Tobias, un étudiant trans et gay, lorsqu’il a commencé ses études supérieures.
Few of the participants in the survey came from the cities studied. Most had moved there from elsewhere. Of the 16 participants living in Greater London, only 6 were born and grew up there, and 5 of them currently live in a different part of the city from where they were born. Of the 16 in Île-de-France, only 3 had grown up in the Paris region. These recent moves to Paris and London coincide, as is the case for most of the geography of sexualities studies focusing on European cities, with a move associated with entering higher education or a first job (Blidon and Guérin-Pace, 2013). In the narratives of the participants in this survey, in addition to professional reasons, preliminary knowledge of the presence of an active and clearly identified community emerges as a decisive factor in the choice of destination. Visibility in the big cities was, for example, the motive behind his move to the city for Tobias, a trans and gay student, when he began higher education.
« Je ne cherchais pas seulement des fac à Londres, j’ai postulé à beaucoup d’endroits, mais il s’agissait de grandes villes ou du moins de grandes agglomérations. […] J’aime particulièrement être à Londres parce que c’est là que se déroulent les grandes marches des fiertés, il y a la Trans Pride… Pendant la semaine d’accueil des nouveaux étudiants à la fac, j’ai passé beaucoup de temps dans plusieurs bars gay de Soho, qui étaient tous très accueillants. […] C’est comme ça que j’ai choisi Londres. » (Tobias, 20 ans, étudiant, Whitechapel, Londres, 2019)
“I wasn’t specifically just looking at unis in London, I applied to a lot of places, but they were all quite big cities or at least large towns. […] I particularly like being in London because it is where the big Pride parades are, they have the Trans Pride Parade… During freshers’ week at uni, I spent a lot of time in quite a few of the gay bars in Soho, which were all really accepting. […] That’s why I chose London.” (Tobias, 20, student, Whitechapel, London, 2019)
La présence gay et trans a ainsi rendu les grandes villes et Londres en particulier attractives pour Tobias. Il a fondé ces représentations à la fois sur les marches des fiertés et sur son expérience des bars gay du quartier de Soho. Pourtant, depuis son arrivée à Londres un an et demi avant l’entretien, Tobias ne s’est rendu que de très rares fois dans un espace LGBTI : ce sont bien les marques visibles de la présence communautaire qui ont motivé sa migration.
So the gay and trans presence attracted Tobias to big cities, and to London in particular. He based these representations both on the Pride marches and on his experience of gay bars in the Soho District. Yet since his arrival in London, 18 months before the interview, Tobias had very rarely entered a LGBTI space: it was actually the visible marks of the community presence that were the motive for his move.
L’identification et le recensement des ressources mises à disposition des personnes trans en Île-de-France et dans le Greater London laissent à voir une géographie contrastée. Ces ressources, recensées en entretien, sur les réseaux sociaux et dans le cadre des observations participantes, se déclinent en quatre thèmes : ressources administratives – aide pour le changement d’état civil, médiation avec les administrations –, ressources médicales et touchant au bien-être – formation de personnels de soin, mise à disposition de listes de soignant·e·s formé·e·s aux questions trans, permanences de soins gratuits, créneaux piscines réservés, clubs sportifs –, ressources sociales et festives – bars, restaurants, soirées –, thèmes auxquels vient s’ajouter la question du travail du sexe, qui constitue pour certaines femmes une ressource économique, nécessitant souvent une initiation par les paires. C’est bien la conjugaison d’une présence trans et de services (administratifs, de santé, infrastructurels, etc.) qui est à l’origine du caractère urbain de ces ressources : présentes en ville, elles nécessitent d’être mises à disposition. À Paris et à Londres, c’est l’organisation collective, associative ou non, qui le permet.
A survey of the resources available to trans people in Île-de-France and in Greater London reveals a contrasting geography. These resources, identified in interviews, on social media and during participant observations, are divided into four categories: administrative resources—change of civil status, mediation with government departments; medical and well-being resources—training for healthcare personnel, availability of lists of care staff trained in trans issues, free drop-in clinics, reserved swim sessions, sports clubs; social and hospitality resources—bars, restaurants, party scenes. And in addition, the question of sex work, which for certain women is an economic resource that often requires peer initiation. It is the combination of trans presence and of services (administrative, health, infrastructural, etc.), which makes these resources urban in nature: they are present in the city, but need to be made available. In Paris and in London, it is community organisation, whether through formal or informal structures, that makes this possible.
Les participant·e·s ne s’approprient pas toujours ces ressources, mais elles sont toutefois bien identifiées : des lieux communautaires névralgiques comme La Mutinerie (bar « festif, culturel et politique, […] par et pour les meufs, gouines, bis, trans', queers »[2]) ou les activités sportives de l’association Acceptess-T sont systématiquement cités en entretien. Quelques collectifs et clubs sportifs bien identifiés coexistent dans le centre londonien, néanmoins la tendance des espaces et ressources trans dans cette ville est davantage à la dispersion. La profusion d’espaces queer et trans est citée par la quasi-totalité des participant·e·s comme un élément déterminant de leur qualité de vie à Londres, mais ces ressources sont perçues comme précaires et dispersées. Les participant·e·s originaires d’ailleurs indiquent toutefois bien avoir choisi de s’installer dans la capitale anglaise pour la présence trans.
Not all of the participants in the survey use these resources, but they are nevertheless clearly identified: key community spaces such as La Mutinerie (a “bar for fun, culture and politics, […] by and for women, dykes, bis, trans, queers”[2]) or the sports activities run by the Acceptess-T Association are invariably mentioned in the interviews. In London, a few clearly identified groups and sports clubs coexist in the centre of the city, but the tendency is for trans spaces and resources to be more dispersed. Almost all the participants mention the abundance of queer and trans spaces as an essential factor of their quality of life in London, but they perceive these resources as precarious and scattered. Nonetheless, the survey participants who were not native Londoners all said that they had moved to the capital because of the trans presence.
La présence et l’identification des ressources communautaires permettent de rendre accessibles des espaces et des services peu accessibles aux personnes trans : lieux festifs LGBTI habituellement « homonormatifs » (Prieur, 2015a ; 2015b), piscines et équipements sportifs dans lesquels les corps sont exposés au regard des autres (Phipps, 2021), soins médicaux (Beaubatie, 2017), etc. En ce sens, rendre accessibles des ressources déjà présentes en ville est un élément clé d’une justice redistributive, caractéristique des stratégies déployées par les associations enquêtées.
The presence and identification of community resources provide access to spaces and services that are not easily accessible to trans people: generally “homonormative” LGBTI bars and clubs (Prieur, 2015a; 2015b), swimming pools and sports facilities where bodies are exposed to other people’s gaze (Phipps, 2021), healthcare facilities (Beaubatie, 2017), etc. In this respect, providing access to resources already present in the city is a key element of redistributive justice, typical of the strategies employed by the groups and organisations we studied.
Les ressources métropolitaines comme idéal de justice
Metropolitan resources as an ideal of justice
Les ressources recensées sur les deux terrains sont principalement mises à disposition des communautés par des associations de défense des droits des personnes trans. Ces dernières, dans le cas français que j’ai davantage enquêté, justifient leurs activités selon des idéaux de justice. Pour Giovanna Rincon, présidente de l’association Acceptess-T, à l’origine d’un grand nombre d’activités d’entraide destinées à une grande diversité de publics trans, l’accès aux espaces et aux services publics est une condition à la citoyenneté et au statut d’être humain. La justice redistributive, présentée comme une étape nécessaire vers la reconnaissance, est donc un élément fondamental justifiant l’offre de ressources de la part des associations trans.
The resources identified in both cities are mainly brought to the communities by trans rights organisations. These organisations, in the French case that I explored in greater depth, justify their activities in terms of ideals of justice. For Giovanna Rincon, president of the Acceptess-T Association, which is behind a large number of mutual support activities aimed at a wide variety of trans populations, access to public spaces and services is a condition of citizenship and of human status. Redistributive justice, presented as a necessary step towards recognition, is therefore a fundamental factor motivating the provision of resources by trans organisations.
« [L’argument] majeur de [notre] travail, [c’est] de démontrer comment la transphobie se cristallise dans les services publics, et que ces personnes qui sont des citoyens comme les autres, enfin devraient, n’ont pas accès à ces services. Voilà comment la transphobie s’intériorise dans la vie des gens et devient normale, et comment, dans les services publics et les institutions, personne ne s’en soucie. […] C’est là qu’on a commencé à démontrer que notre démarche était au-delà de la transphobie, que c’était une question d’inclure tout le monde, tout le temps, de laisser personne de côté de la société. » (Giovanna Rincon, présidente de l’association de défense des droits des personnes trans Acceptess-T, 2019)
“The major [argument] of [our] work, [is] to demonstrate how transphobia is crystallised in public services, and that these people who are citizens like any other should not be denied access to these services. That is how transphobia is internalised and normalised in people’s lives, and how, in public services and institutions, nobody sees it as a problem. […] It is here that we began to demonstrate that our approach was about more than transphobia, that it was about including everyone, all the time, not leaving anyone outside society.” (Giovanna Rincon, President of the trans rights organisation Acceptess-T, 2019)
La question de la justice est centrale dans le discours de la présidente de l’association, même si le mot n’est jamais cité. Le fait de rendre les services et les équipements publics accessibles aux personnes trans est lié au statut de citoyen-ne : Giovanna Rincon considère qu’une personne qui n’a pas accès aux espaces et aux ressources ouverts au public est « [laissée] de côté de la société » et n’est pas traitée comme un « citoyen comme les autres ». Devenir citoyen-ne, c’est devenir membre de la société à part entière et c’est ainsi qu’Acceptess-T entend redonner aux personnes trans leur statut d’être humain. Cette question de citoyenneté est d’autant plus centrale pour l’association que le public non exclusif, mais principal, de ses actions est celui de personnes trans migrantes – en France majoritairement des femmes, primo-arrivantes, sud-américaines, en situation de grande précarité économique, administrative et sanitaire (Gonzalez, 2018). Giovanna Rincon entend « partir du vécu de ces femmes » pour « en faire profiter tout le monde, c’est-à-dire lutter de manière large […] contre toute forme de transphobie ». Elle présente ainsi les actions de l’association comme des moyens de rétablir les injustices causées par une transphobie sociale et institutionnelle.
The issue of justice is at the heart of Giovanna Rincon’s speech, even if the word is never mentioned. Making public services and amenities available to trans people is linked to their status as citizens: she believes that a person who does not have access to spaces and resources that are open to the public is “[left] outside society” and is not treated as a “citizen like any other”. To become a citizen is to become a full member of society and this is how Acceptess-T tries to restore trans people’s status as human beings. This question of citizenship is all the more central to the Association in that the population at which its actions are mainly, though not exclusively, directed is trans migrants, in France primarily first-generation South American women, who live in circumstances of great insecurity, whether economic, administrative or health-related (Gonzalez, 2018). Giovanna Rincon seeks to “draw on the experience of these women” so that “everyone can benefit from it, in other words, to fight on a broad front […] against all forms of transphobia”. She thus describes the activities of the organisation as a means to remedy the injustices caused by social and institutional transphobia.
C’est d’ailleurs autour d’un débat sur ce qui constitue la justice que s’opposent associations et pouvoirs publics sur la question de l’accès des personnes trans aux piscines publiques. Si les associations considèrent que les grandes difficultés rencontrées par les personnes trans à l’accès à ces équipements constituent en soi une injustice, les représentant·e·s des pouvoirs publics locaux français considèrent, au contraire, que la privatisation d’un équipement public pour une catégorie de population constituerait une rupture d’égalité. Une élue en charge de la lutte contre les discriminations d’une ville moyenne française a ainsi refusé d’octroyer un créneau à une association locale. Ayant accepté de m’expliquer sa démarche, elle formule les choses ainsi : « La piscine, c’est un espace public, et les espaces publics exclusivement réservés, c’est problématique ! Car, nous, on est garants dans l’espace public de la possibilité du croisement, de la possibilité de la diversité, du pluralisme, et non pas du compartimentage ». Cette justice universaliste prône l’accès de tou·te·s à tout instant. S’y opposent la réappropriation et la redistribution des ressources par et pour les trans, qui est pensée par les associations et les collectifs comme une justice à la fois de redistribution et de reconnaissance : il s’agit, en regagnant l’accès aux services et aux équipements publics, de regagner le statut d’être humain. Pourtant, l’étude du rapport des personnes trans à ces ressources laisse voir des degrés d’appropriation contrastés selon des critères de classe, de genre et de race.
Indeed, it is a debate about what constitutes justice that underlies the conflict between trans groups and the public authorities over the question of trans access to public swimming pools. While the trans rights organisations believe that the difficulties encountered by trans people in accessing these facilities is itself an injustice, the representatives of France’s local authorities take the view that allowing a specific population category private access to a public facility would constitute a violation of equality. One elected official responsible for preventing discrimination in a mid-size French town thus refused to grant a private session to a local trans organisation. Having agreed to explain her actions, she described her thinking as follows: “A swimming pool is a public space, and reserving a public space exclusively for a particular population is problematic! Because it is our job to guarantee the possibility of encounter, diversity and pluralism in public space, not compartmentalisation.” This universalist concept of justice argues for access for all at all times. Aligned against it stands the reappropriation and redistribution of resources by and for trans people, which is perceived by trans organisations and groups as a justice of both redistribution and recognition: by regaining access to public services and facilities, the aim is to recover the status of human beings. However, a study of the relations of trans people to these resources reveals differing degrees of take-up based on criteria of class, gender and race.
Des ressources à l’accessibilité contrastée selon des critères de classe, de genre et de race
Contrasting access to resources along class, gender and race lines
Un écart saisissant entre le contenu des entretiens biographiques, qui ont été réalisés avant la rédaction du journal de bord, et le contenu du journal a pu être observé sur les terrains parisien et londonien. Tandis que les ressources présentées ci-dessus sont abondamment citées dans les entretiens biographiques, au cours desquels je posais des questions sur la relation des participant·e·s aux communautés trans, elles sont totalement absentes des journaux de bord – à une seule exception près. C’est en creusant les raisons de ces absences que s’est dessiné le rôle d’importants obstacles à l’accès des personnes trans aux milieux communautaires, mêlant classe, genre et race.
In the Paris and London surveys, we observed a striking difference between the content of the biographical interviews conducted before the writing of the daily log, and the content of those logs. While the resources described above are extensively cited in the biographical interviews, in which I asked questions about the participants’ relations with trans communities, they are totally absent from the daily logs, with just one exception. In exploring the reasons for these absences, it became apparent that significant obstacles, combining factors of class, gender and race, were preventing trans access to community spaces.
Des milieux militants et festifs socialement situés
Socially situated milieux of activism and sociability
D’abord ressortent des difficultés liées au coût d’accès aux espaces festifs. En Île-de-France, le prix limité des transports semble expliquer la relative accessibilité des ressources en journée : à titre de comparaison, un abonnement mensuel permettant de se déplacer sur tout le réseau francilien coûte 75,20 € par mois, contre 370,60 £ pour le grand Londres, c’est-à-dire environ 429 € en 2021[3]. Certain·e·s participant·e·s francilien·ne·s font part de difficultés financières pour accéder aux soirées queers, gay et lesbiennes, fortement centralisées. Les habitant·e·s de moyenne et grande couronne n’envisagent jamais de retour après le dernier train de banlieue, le taxi étant trop onéreux. Toutefois, le phénomène est exacerbé dans le Greater London. Les habitant·e·s dénoncent des coûts de déplacement qui ne leur permettent pas de rejoindre les ressources en journée, malgré leur meilleure répartition sur le territoire. L’influence de la précarité économique des participant·e·s sur leur accès aux ressources est alors amplifiée : l’état du marché du logement en Île-de-France et dans le Greater London ne leur laisse qu’une petite marge de manœuvre dans leurs choix résidentiels, ce qui contribue à reléguer les plus précaires à des espaces périphériques et isolés. Pour certain·e·s, comme Harry qui enchaîne les petits boulots et passe régulièrement plusieurs semaines d’affilée sans emploi, le coût de déplacement est totalement rédhibitoire. Il vit pourtant dans le quartier de Brixton, central, comparativement aux périphéries de la vaste région métropolitaine de Londres, puisque situé sur le réseau de métro.
The first difficulties that emerged were associated with the cost of access to party spaces. In Île-de-France, the low cost of transport seems to explain the relative ease of access to daytime resources: by way of comparison, a monthly travel pass on the whole Paris region transport network in 2021 cost €75.20 per month, as compared with £370.60 (approximately €429) in Greater London.[3] Some of the participants in Paris shared their financial difficulties in gaining access to highly centralised queer, gay and lesbian festive events. People living in the middle and outer suburbs would never think of going home after the last suburban train, since taxis are too expensive. However, the situation is tougher in Greater London. Residents complain about the cost of travel, which prevents them from accessing resources during the day, despite the fact that they are better distributed across the territory. The influence of economic insecurity on their access to resources is exacerbated by the state of the housing market in Île-de-France and in Greater London, which gives them only a small degree of leeway in their residential choices, a factor that further confines the poorest of them to peripheral and isolated areas. For some, like Harry who has worked a series of small jobs and is often without work for several weeks in succession, the cost of travel is totally crippling. Yet he lives in Brixton, a fairly central district served by the underground rail network, not in the outskirts of London’s huge metropolitan area.
« Milan : Pourquoi est-ce que tu préfères [les groupes en ligne] plutôt que d’aller dans un groupe de parole habituel ?
“Milan: Why do you prefer [online groups] than going to an actual group?
Harry : Voyons mec, c’est genre sept livres pour aller de Brixton à n’importe quel endroit au centre de Londres ! Puis sept livres pour revenir, et tu peux ajouter quinze livres pour le dîner et au moins six pour un verre… Je ne suis pas si riche, mec ! » (Harry, 38 ans, emplois administratifs précaires, Brixton, Londres, 2019)
Harry: Come on man, it’s like seven pounds to go from Brixton to anywhere in central London! Then seven pounds to come back, and you can add fifteen pounds for dinner and at least six for a drink… I’m not that rich man!” (Harry, age 38, insecure clerical jobs, Brixton, London, 2019)
Harry fréquente des groupes de parole en ligne, car se déplacer et se restaurer lui reviendrait trop cher. Cela est d’autant plus vrai que les locaux associatifs sont rares à Londres : certaines associations demandent une participation financière aux frais de location de la salle après les groupes de parole, comme c’est le cas de l’association London Friend, tandis que d’autres sont contraintes d’organiser leurs rencontres dans des établissements commerciaux où la consommation fait titre de droit d’entrée, comme pour certains événements de l’association FTM London. La sous-dotation du secteur associatif, la privatisation du système de transports en commun qui engendre des tarifs rédhibitoires, ainsi qu’une forte ségrégation sociospatiale compliquent ainsi considérablement l’accès aux ressources communautaires pour les personnes les plus précaires, en particulier sans emploi. Toutefois, d’autres obstacles peuvent être mis en lumière.
Harry attends online groups because it would cost him too much in travel and food if he attended a physical group. This is particularly a problem in London, where there are few premises available to voluntary structures: some organisations require support groups to pay towards the cost of hiring the room, as happens with the London Friend Charity, while others are forced to hold of their meetings in commercial premises where the entry fee takes the form of consumption, as is the case with some events run by FTM London. Shortfalls in voluntary sector funding, the privatisation of the public transport system, which leads to crippling fares, and sharp sociospatial segregation, together significantly complicate access to community resources for those with the greatest needs, in particular the unemployed. However, other obstacles can be identified.
Certain·e·s participant·e·s à l’enquête, qui connaissent l’existence des ressources associatives et ne rencontrent pas de problème particulier pour se déplacer jusqu’à elles, n’ont jamais tenté d’y recourir ou y recourent très peu. Pourtant, ces dernièr·e·s déplorent parfois leur isolement des communautés trans et plus largement LGBTI. C’est par exemple le cas de Ludo, lycéen de 18 ans qui est isolé des autres jeunes de sa ville de banlieue depuis sa transition. Il cherche donc à rencontrer d’autres personnes trans à Paris pour sortir de son isolement. Plutôt que d’aller dans une association spécialisée dans la lutte contre l’isolement des jeunes LGBTI, dont il confirme qu’il a connaissance, il préfère « traîner vers Gare du Nord ou vers Châtelet » avec des inconnu·e·s rencontré·e·s sur Facebook, « de tous les âges, de 15 à 60 ans ». Intrigué et un peu inquiété par ces pratiques, je décide d’en discuter informellement avec lui après l’entretien.
Some of the participants in the survey, who are aware of the existence of voluntary sector resources and have no particular problem travelling to them, have never or rarely used them. Yet they sometimes complain about their isolation from the trans—and more broadly the LGBTI—communities. One such is Ludo, an 18-year-old high school pupil, who has been isolated from other young people in his suburban town since transitioning. He wants to meet other trans people in Paris in order to feel less isolated. Rather than attending a group that specialises in preventing isolation among young LGBTI people, which he admits he knows about, he prefers to “hang out near Gare du Nord or near Châtelet” with strangers he has met on Facebook, “of all ages, from 15 to 60”. Intrigued and slightly concerned about these practices, I decided to talk to him about them informally after the interview.
« À la fin de l’entretien, nous avons regagné ensemble la gare du Nord avec Ludo. J’ai discuté un peu avec lui des personnes qu’il rencontre grâce aux groupes Facebook. […] J’ai essayé de comprendre pourquoi il n’était jamais allé dans une asso alors qu’il connaît leur existence. […] Ludo a évoqué sa timidité. Il m’a expliqué être “très impressionné” par les personnes LGBT militantes dont il lit les discours sur les réseaux sociaux. Il a peur de “dire quelque chose de travers” ou de ne pas dire “la bonne chose”, de ne pas avoir un avis construit sur les questions politiques ou encore “d’avoir l’air nul” face à ces militant·e·s. » (extrait de carnet de terrain, Paris, 25/08/2019)
“At the end of the interview, Ludo and I go back to Gare du Nord together. I chat a little with him about the people he meets through the Facebook group. […] I try to understand why he has never been to a support group, though he is aware of them. […] Ludo says that he is shy. He explains that he is ‘very intimidated’ by LGBT activists writing on social media. He is afraid of ‘saying something wrong’ or of ‘not saying the right thing’, of not having a coherent view on political issues or else ‘looking like a nobody’ to these activists.” (extract from field notebook, Paris, 25/08/2019)
Plusieurs participant·e·s ont rapporté, comme Ludo, faire face à de grandes difficultés pour comprendre les attentes des milieux trans et queer parisiens, notamment quant au positionnement politique. La peur de ne pas savoir se positionner dans un débat politique est prégnante. C’est par exemple le cas de Tom, agent d’entretien en intérim, qui préfère « aller dans un bar hétéro avec [ses] ami·e·s queers » à se rendre dans des lieux spécifiquement trans, même non festifs. En effet, les débats sur les réseaux sociaux « sur la place des mecs trans dans le féminisme », dans lesquels est questionnée la légitimité des hommes trans à fréquenter des espaces féministes, lui font penser qu’il serait « mal à l’aise » voire « à côté de la plaque » dans une association trans (Tom, 22 ans, technicien de surface intérimaire, Rennes). Dans le cadre de sa thèse, Cha Prieur (2015b) a largement documenté les normes de classe des milieux queer. Malgré la promotion d’un certain « ascétisme militant » dans les espaces politiques queers (promotion de la vie en squat, de la récupération alimentaire, mise en valeur d’origines sociales populaires parfois lointaines), les personnes fréquentant les milieux queers parisiens sont majoritairement bourgeoises ou du moins fortement dotées en capital culturel (ibid., p. 165). Les idées politiques promues, y compris anticapitalistes, produisent paradoxalement de nouvelles normes sociales propres au milieu queer et particulièrement discriminantes du point de vue de la dotation en capital culturel. Un ensemble de « règles du savoir-vivre Trans Pédé Gouine » perçues comme subversives vient légitimer dans les faits la reproduction de rapports de classe dans les espaces queers (ibid., p. 330). Parmi les participant·e·s à mon enquête, Ella perçoit bien, à propos de La Mutinerie, lieu queer et trans parisien névralgique abondamment cité dans les travaux de Cha Prieur, la présence de « codes du lieu » qui rendent sa fréquentation inconfortable. En tant que passionnée de musiques électroniques, cette dernière est pourtant une grande habituée des milieux festifs qu’elle qualifie d’« underground ».
Several participants, like Ludo, reported that they found it very hard to grasp the expectations of trans and queer groups in Paris, especially over political views. The fear of not knowing what position to take on a political issue is significant. Tom, for example, a cleaner in an employment agency, prefers to “go to a straight bar with [his] queer friends” rather than going to specifically trans places, even non-leisure places. Indeed, social media discussions “on the role of trans men in feminism”, which raise questions about the legitimacy of the presence of trans men in feminist spaces, make him think that he would be “uncomfortable”, or even “completely out of place” in a trans group (Tom, age 22, cleaner in an employment agency, Rennes). In their thesis, Cha Prieur (2015b) extensively documented the class norms of queer milieux. Despite the promotion of a kind of “activist asceticism” in queer political spaces (living in squats, food recuperation, emphasis on sometimes distant working-class roots), the people who take part in Paris’s queer scene are mainly middle-class or at least well endowed with cultural capital (ibid., p. 165). The political ideas advanced in these circles, including anticapitalist ideas, paradoxically generate new social norms specific to the queer community, norms that are particularly discriminatory in terms of the possession of cultural capital. A set of purportedly subversive “règles du savoir-vivre Trans Pédé Gouine”—Trans Queer Dyke life rules—in reality legitimise the reproduction of class relations in queer spaces (ibid., p. 330). Among the participants in my survey, Ella clearly perceives at La Mutinerie, Paris’s ultimate queer and trans destination, frequently mentioned in the writings of Cha Prieur, the presence of “local codes” that make it an uncomfortable place to be. As a fan of electronic music, however, she is a regular at what she calls “underground” party venues.
« Je déteste la Mut’. J’arrive pas à me sentir bien là-bas, j’y suis allée deux, trois fois, mais j’aime pas, malaise total à chaque fois. […] Il suffit pas que le lieu soit queer […], c’est aussi un lieu qui, quand tu ne connais pas les gens, est extrêmement hostile et désagréable, parce que tu sens qu’il y a des codes qu’il faut respecter et qui vont au-delà de simplement les codes de la communauté trans pédé gouine, qui sont aussi les codes de la Mut’. » (Ella, 27 ans, cadre dans un parti politique, 18e arrondissement, Paris, 2019)
“I hate la Mut’. I never feel good when I’m there. I’ve been two or three times, but I don’t like it, total discomfort every time. […] It’s not enough that the place is queer […], it’s also a place which, when you don’t know people, is extremely hostile and unpleasant, because you feel that there are codes that you’re supposed to follow, which are more than the basic codes of the trans/queer/dyke community, and really the codes of la Mut’.” (Ella, age 27, official in a political party, 18th arrondissement, Paris, 2019)
À l’importance du capital culturel dans l’expérience des lieux queer s’ajoute ainsi celle du capital social : Ella voit un lien direct entre son malaise à La Mutinerie et le fait de n’y connaître personne. Les « codes de la Mut’ », qu’elle peine à s’approprier, rendent le lieu inhospitalier à ses yeux. Issue d’un milieu populaire, Ella se définit elle-même comme « transfuge de classe ». Si ses appréhensions ne l’ont pas empêchée d’accéder au lieu, le sentiment de décalage avec les normes sociales des client·e·s du bar l’a dissuadée d’y retourner. La classe sociale apparaît ainsi comme un élément déterminant de l’accès aux lieux trans, festifs d’une part, mais également associatifs, comme le montrent les expériences de Ludo et de Tom. La dotation en capital social et culturel est particulièrement discriminante, notamment en raison du report des débats militants sur les réseaux sociaux dont la radicalité impressionne les personnes qui n’ont jamais fréquenté d’association. En approfondissant la question, on se rend compte que les enjeux liés à la classe sociale sont fortement liés à des enjeux de genre, structurants dans les expériences trans.
In addition to the importance of cultural capital in the experience of queer spaces, there is social capital: she sees a direct link between her unease at La Mutinerie and the fact of not knowing anyone there. The “codes of la Mut’” which she finds difficult to decipher make the place unwelcoming to her eyes. Working-class by origin, Ella defines herself as a “class transfuge”. While her fears did not stop her going to the venue, the feeling of being out of step with the social norms of the bar’s customers prevented her from going back. Social class thus seems to be a decisive factor in access to trans places, not just bars and clubs but also support groups, as the experiences of Ludo and Tom show. The possession of social and cultural capital is particularly discriminatory, notably because the radicalness of the debates among activists that play out on social media is intimidating to people who have never attended a support group. Looking further into the matter, one realises that questions of social class are closely linked with issues of gender, which are fundamental in trans experiences.
Une exclusion des espaces communautaires au croisement des enjeux de genre, de classe et de race
Exclusion from community spaces at the interface between issues of gender, class and race
Tout au long de l’enquête ont émergé, en filigrane des entretiens, un certain nombre de débats contemporains sur les personnes trans, issus des réseaux sociaux ou de la sphère médiatique. En France comme au Royaume-Uni, les médias et les militant·e·s débattent, d’une part, de la place des hommes trans dans les espaces féministes et, d’autre part, de la place des femmes trans dans l’ensemble des espaces réservés aux femmes (Morinom, 2013). Ces débats, auxquels les participant·e·s ont été confronté·e·s sur les réseaux sociaux, se fondent sur la question de la socialisation masculine : dans les deux cas, la socialisation masculine secondaire des hommes trans ou primaire des femmes trans est vue comme un élément remettant potentiellement en cause leur légitimité – pour les uns au sein des espaces militants, pour les autres au sein du groupe des femmes. Cela donne lieu à des discussions prolifiques auxquelles il ne s’agit pas de prendre part ici, mais dont l’influence sur l’accès des personnes trans aux espaces et ressources communautaires nous intéresse.
Throughout the survey, there emerged between the lines of the interviews a number of contemporary debates about trans people originating in social or the mainstream media. In both France and the UK, there were discussions in the media and among activists about, on the one hand, the place of trans men in feminist spaces and, on the other hand, the place of trans women in all the spaces restricted to women (Morinom, 2013). These debates, which the survey participants had come across on social media, centre on the question of male socialisation: in both cases, the secondary male socialisation of trans men or the primary male socialisation of trans women is seen as a factor that potentially undermines their legitimacy—in the first case in activist circles, in the second case among women. This question generates multiple discussions that are not the subject of this paper, but which interest us in terms of their influence on the access of trans people to community spaces and resources.
Ces débats touchent les participant·e·s de façons diverses selon leur classe sociale. D’un côté, les plus doté·e·s en capital culturel et social – qui sont aussi les plus subversif·ve·s au regard des normes de genre (Beaubatie, 2020) – parviennent à s’en détacher, voire à s’en accommoder : certain·e·s rejettent « la binarité de genre et tout ce qui va avec » (Thelma, 20 ans, étudiant-e en arts, Rennes), d’autres composent avec « une masculinité plus policée, bourgeoise et silencieuse » (Duran, 24 ans, élève d’une grande école, Paris). De l’autre, les moins doté·e·s en capital culturel et social témoignent d’obstacles à l’accès à ces espaces ressources. Ces obstacles prennent la forme de difficultés à s’intégrer dans les espaces trans, voire d’appréhensions, qui poussent parfois à renoncer a priori à l’accès à certains lieux festifs et associatifs. Lorsque je demande à Ella d’approfondir son propos au sujet du malaise qu’elle ressent à La Mutinerie, sa réponse montre bien la manière dont ces enjeux liés au genre s’entremêlent avec les normes de classe.
These debates affect the participants in different ways, depending on their social class. On the one hand, those best endowed with cultural and social capital—who are also the ones who are most subversive with respect to gender norms (Beaubatie, 2020)—are able to detach themselves from the debates, or even adjust to them: some reject “the gender binary and everything that goes with it” (Thelma, age 20, art student, Rennes), others reconcile themselves to “a more policed, bourgeois and silent masculinity” (Duran, age 24, student at a grande école [an elite institution of higher education], Paris). On the other hand, those with less cultural and social capital report obstacles in their access to these resource spaces. These obstacles take the form of difficulties in joining trans spaces, or even fears about doing so, which sometimes prompt them to abandon the idea of entering certain bars and clubs or support groups. When I asked Ella to say more about the discomfort she feels at La Mutinerie, her answer shows clearly how these gender-related issues are interwoven with class norms.
« La deuxième fois que j’y suis allée, j’étais en début de transition. […] Mais même quand tu es perçue comme une meuf trans, […] y a notamment tout ce débat sur la place de la socialisation masculine dans l’expérience et la vie des meufs trans. J’ai fait un truc qui arrive […], j’ai renversé le verre d’une meuf, et je me suis sentie hyper mal ! […] Je me disais “[…] tout le monde va penser : ce mec prend de la place, bouscule, etc.” […] Du coup, avec ces débats, encore plus dans les milieux queers que dans un espace lambda, t’es en permanence dans le contrôle de l’espace que tu prends pour pas qu’il y ait des meufs qui pensent “ah, au fond c’est un mec parce qu’elle prend de l’espace.” » (Ella, 27 ans, cadre dans un parti politique, 18e arrondissement, Paris, 2019)
“The second time I went there, I was just starting to transition. […] But even when you are perceived as a trans woman, […] there is still all this debate about the role of male socialisation in the experience and lives of trans women. I did one of those things that happens […], I knocked over some woman’s glass, and I felt really bad! […] I thought, ‘[…] everybody’s going to think: that guy is manspreading, pushing people around, etc.’. […] So, with these debates, even more in queer places than in a straight environment, you’re constantly checking on how much space you are taking up, because there are girls who will be thinking ‘ah, when it comes down to it, she’s a guy because she takes up so much space.’” (Ella, age 27, official in a political party, 18th arrondissement, Paris, 2019)
Les « codes de la Mut’ » et, de manière générale, les normes sociales des milieux festifs queers sont des normes de classe fortement genrées. L’adresse et la discrétion en font partie : elles sont des éléments de distinction de genre, discriminant les masculinités « acceptables » des autres. Cette attention constante à l’espace sonore et matériel occupé avec la voix, le corps et les gestes est partagée par la majorité des femmes trans ayant participé à l’enquête, dans l’ensemble des espaces publics fréquentés. En effet, le fait d’occuper trop d’espace sonore et matériel menace, dans la plupart des cas, la féminité des protagonistes : il s’agit de pratiques socialement masculines qui mettent en péril le passing des femmes trans, c’est-à-dire leur capacité à passer pour cis dans le genre revendiqué (Beaubatie, 2019). Toutefois, le stress lié au fait de se révéler trop masculine en parlant trop fort ou en prenant trop de place semble particulièrement accru dans les espaces féministes. Paradoxalement, plusieurs femmes trans témoignent s’inquiéter davantage de leur passing dans les espaces trans qu’ailleurs : la peur qu’on leur reproche une supposée socialisation masculine ne leur permet pas de se détendre dans ces espaces censés être protégés. C’est par exemple le cas de Ruth : elle fréquente régulièrement des groupes d’autosupport trans dans l’Est londonien et rapporte une certaine fatigue à devoir surveiller son ton de parole, même dans les espaces spécifiquement trans qui devraient lui permettre de s’exprimer sans s’inquiéter de son passing.
The “codes of la Mut” and, more generally, the social norms of queer bars and clubs, are highly gendered class norms. These include dexterity and discretion, distinctive features of gender which distinguish “acceptable” masculinities from other forms. This constant alertness to the aural and physical space occupied by their voices, bodies and gestures was shared by most of the trans women who took part in the survey, in all the public spaces where they spent time. Indeed, in most cases, taking up too much aural and physical space threatens the femininity of the protagonists: they are socially male practices that imperil the “passing” of trans women, that is their capacity to pass as cis in the gender they identify with (Beaubatie, 2019). However, the stress associated with appearing too masculine by talking too loudly or taking up too much room seems particularly acute in feminist spaces. Paradoxically, several trans women reported being more worried about passing in trans spaces than elsewhere: the fear of being taxed with male socialisation prevents them relaxing in these supposedly protected spaces. Ruth, for example, who regularly attends trans support groups in East London, admits to a degree of weariness about having to monitor her speech tone, even in specifically trans spaces where she ought to be able to express herself without worrying about passing.
« Parfois, je me sens encore à cran, même dans ce genre d’espaces. […] J’ai parfois l’impression de devoir me surveiller en présence de certains hommes trans et de personnes non binaires. […] D’après mon expérience, c’est souvent un type de personne très spécifique qui domine ces espaces, comme les hommes trans ou les personnes non binaires qui appartiennent généralement à la classe moyenne, qui sont blanc·he·s, qui se réfèrent à une sorte d’esthétique douce uniformisée et tout le reste. […] Et quand je me détends, tu sais, je suis assez bruyante. J’ai une voix grave et je prends beaucoup de place, ce qui est mon droit dans ce genre d’espace. Mais ensuite, je commence à ressentir un peu de transmisogynie, comme si on me regardait comme si je me comportais comme un homme, tu sais, on me regarde bizarrement, comme si j’étais objectivée et fétichisée, mais aussi mal aimée. Et parfois je trouve cette “esthétique douce” assez difficile à gérer parce qu’elle est très passive. Et elle peut être assez passive agressive. » (Ruth, 23 ans, étudiante, serveuse et travailleuse du sexe, Tottenham – Londres, 2019)
“Sometimes I still feel on edge, even in those kinds of spaces. […] Sometimes I do still feel like I have to watch myself around some trans men and non-binary people. […] In my experience, it tends to be a very specific type of person who dominates those spaces, like, trans men or non-binary people who usually are like middle class, white, who have a similar kind of soft aesthetic and everything. […] And when I relax, you know, I’m pretty loud. And I have a deep voice and I do take up a lot of space, which I think I have a right to in those kinds of spaces. But then I start to feel a little bit of transmisogyny, like I’m being looked at like I’m behaving like a man, you know, I’m looked at so weirdly, sort of objectified and fetishized but also disliked. And sometimes I find that ‘soft aesthetic’ quite hard to deal with because it’s very passive. And it can be quite passive aggressive.” (Ruth, age 23, waitress and sex worker, Tottenham, London, 2019)
Ruth, issue de classe populaire, a grandi dans les quartiers est de Londres auprès de parents alcooliques et violents. Elle m’a expliqué avoir appris très jeune à « prendre et occuper sa place pour affronter cette putain de vie » (« taking up [her] space to confront this fucking life »). On comprend à la lecture de son témoignage combien cette socialisation liée à ses origines sociales se confronte avec des normes de genre propres aux groupes de parole trans – mettant ainsi en avant l’aspect fortement situé de ces dernières. Les normes comportementales majoritaires de ces milieux sont, selon son expérience, apportées par des hommes et des personnes non binaires qui représentent, en effet, les trois quarts en moyenne des personnes participant aux groupes d’autosupport à Londres, comme j’ai pu le remarquer lors de douze sessions d’observation participante dans différents groupes entre octobre et décembre 2019. Au-delà des éléments que Ruth relève elle-même – ces personnes sont blanches, issues de classe moyenne et partagent des valeurs communes –, cette manière de rejeter la virilité par la performance d’une masculinité « douce » (qu’elle nomme « soft aesthetic », littéralement « esthétique douce ») est connue pour être un outil de domination patriarcale utilisé par certains hommes de classe supérieure. Les valeurs associées à la masculinité et à la virilité variant selon les milieux sociaux, certains hommes se distinguent d’une masculinité jugée archaïque en adoptant une apparence et une attitude androgyne, désarmant ainsi la critique féministe de la domination masculine (Beaubatie, 2020). Ruth semble observer le même phénomène chez les hommes trans et les personnes transmasculines, par ailleurs les plus nombreuses à se déclarer non binaires (Beaubatie, 2017). Ce rejet des hommes blancs de classe supérieure de leur propre masculinité, qui fait norme dans les groupes de parole que Ruth fréquente, la met dans une position particulièrement délicate : alors que ces espaces communautaires devraient lui permettre de ne pas se préoccuper de son passing, elle y est paradoxalement beaucoup plus vigilante. Cette surveillance constante de ses actes et de ses paroles cause une grande fatigue chez Ruth, ce qui la pousse parfois à renoncer à fréquenter les espaces communautaires trans.
Ruth has working-class roots, growing up in East London with alcoholic and violent parents. She explains that she learned very young the necessity of “taking up [her] space to confirm this fucking life”. Her story shows how the socialisation linked with her social background differs from the gender norms typical of trans support groups, and hence highlights the highly situated aspects of these groups. The majority behavioural norms in these environments are, in her experience, driven by men and non-binary people, who indeed account for an average of three-quarters of participants in support groups in London, as I was able to see in 12 sessions of participant observation in different groups between October and December 2019. Beyond the factors that Ruth identifies herself—these people are white, from a middle-class background and share common values—this way of rejecting maleness by performing a “soft” masculinity (what she calls a “soft aesthetic”) is known to be a tool of patriarchal domination employed by certain upper-class men. Since the values associated with masculinity and maleness vary between social milieux, some men distinguish themselves from a masculinity that is deemed archaic by adopting an androgynous appearance and attitude, thereby disarming the feminist critique of male domination (Beaubatie, 2020). Ruth seems to observe the same phenomenon among trans men and transmasculine people, who are also a majority of those who define themselves as non-binary (Beaubatie, 2017). This rejection of their own masculinity by upper-class white men, which is typical of the support groups that Ruth attends, places her in a particularly tricky situation: although these community spaces should allow her not to worry about passing, in fact, they paradoxically make her much more alert. Constantly monitoring her actions and words in this way is very tiring, and sometimes prompts Ruth to avoid trans community spaces.
Ces obstacles de classe et de genre à l’accès aux espaces trans sont partagés par l’ensemble des femmes trans issues de classe populaire qui ont participé à l’enquête. Cette expérience des lieux trans et féministes est partagée par les hommes de classe populaire rencontrés pendant l’enquête, souvent mal à l’aise avec les masculinités qui y sont mises en valeur. Cela se croise parfois avec l’expérience du racisme. Duran, élève d’une grande école parisienne d’origine franco-kurde, confie ainsi être « plus à l’aise à Saint-Denis ou dans les villes comme ça, avec de la diversité, que [dans son école] et dans les assos comme [l’association féministe et queer de son école]. » Il explique pouvoir y exprimer une masculinité « plus bourrue », « plus proche de [son] éducation », qu’il pense être « très très mal vu[e] » dans les cercles féministes et LGBTI de son école. C’est également le cas d’Ethan, un homme trans noir issu de classe populaire vivant dans l’Est londonien. Ce dernier se moque lui-même des attitudes « typiquement féminines » (« typically feminine ») qu’il doit adopter « pour passer pour un mec décent » (« in order to pass for a decent guy »), ayant remarqué, depuis qu’il se présente en tant qu’homme, une forme de méfiance et des attitudes parfois agressives à son égard, y compris dans les milieux trans. Enfin, d’autres participant·e·s non blanc·he·s font l’expérience d’un double rejet : à la fois des espaces trans en raison du racisme et de leurs communautés d’origine en raison de la transphobie. Jamie, dont les parents sont d’origine pakistanaise, explique ainsi ressentir un malaise à la fois dans les espaces LGBTI de son université et dans les commerces pakistanais londoniens.
These class and gender obstacles to access to trans spaces are common to all the trans women of working-class background who took part in the survey. The same experience of trans and feminist spaces is shared by the working-class men who participated in the survey, who are often uncomfortable with the masculinities emphasised there. This sometimes goes hand in hand with the experience of racism. Duran, for example, a Franco-Kurdish student in a Parisian grande école, confesses that he is “more comfortable in Saint-Denis or in towns like that, with their diversity, than [at his school] and in groups like [his school’s feminist and queer organisation]”. He explains that in those places he can express a “surlier” masculinity, “closer to [his] upbringing”, which he thinks is “heavily frowned upon” in his school’s feminist and LGBTI circles. The same is true of Ethan, a working-class black trans man living in East London. He makes fun of the “typically feminine” attitudes that he is supposed to adopt “in order to pass for a decent guy”, having noticed, since he has presented as a man, a form of mistrust and sometimes aggressive attitudes directed at him, even in trans circles. Finally, other nonwhite participants experience a dual rejection: from trans spaces because of racism and from their original communities because of transphobia. Jamie, whose parents are of Pakistani origin, thus explains that they feel uncomfortable both in their university’s LGBTI spaces and in Pakistani shops in London.
« Quand je porte un bindi ou une tenue traditionnelle, comme une robe ou autre, je fais toujours très attention aux autres, où que j’aille. Dans mon école, il y a un groupe LGBT, mais ils font des commentaires sur ma tenue, je veux dire que ce ne sont pas toujours de mauvais commentaires, mais je ne sais jamais s’ils sont honnêtes ou s’ils essaient juste de me donner un air spécial ou différent. […] Je vais parfois dans des magasins pakistanais, mais j’ai peur que l’on me découvre en tant que hijra, car nous sommes assez bas dans l’échelle sociale. […] J’ai aussi peur que les Pakistanais britanniques rejettent les identités non occidentales en raison d’un racisme intériorisé ou autre. […] Où que j’aille, il y a quelque chose qui ne va pas chez moi. » (Jamie, 25 ans, étudiant·e, Bethnal Green, Londres, 2019)
“When I’m wearing a bindi or any traditional outfit like a dress or whatever, I’m always hyper aware of others wherever I go. In my school there is an LGBT group but they will make comments on my outfit, I mean it’s not always bad comments but I never know if they are honest or just trying to make me special and different. […] I sometimes go to Pakistanian shops but I feel afraid of being discovered as a hijra as we are pretty low on the social ladder. […] Also I’m afraid that British Pakistanians reject non-western identities as a result of internalised racism or something. […] Wherever I go there is something wrong about me.” (Jamie, age 25, student, Bethnal Green, London, 2019)
La conjugaison de la transphobie à d’autres mécanismes d’exclusion comme le racisme semble écarter les personnes concernées de l’ensemble des ressources mises à dispositions par leurs communautés respectives. Jamie n’a ni totalement accès aux ressources LGBTI, ni vraiment aux ressources mises à disposition par la communauté pakistanienne de Londres. C’est bien la conjugaison de ces deux stigmates qui l’exclut des espaces LGBTI en raison du racisme et des espaces pakistanais en raison de la transphobie.
The combination of transphobia and other mechanisms of exclusion such as racism seems to exclude the people affected from all the resources made available by their respective communities. Jamie neither has full access to LGBTI resources, nor really to the resources provided by the Pakistani community in London. In fact, it is the combination of these two stigmas that exclude them from LGBTI spaces because of racism and from Pakistani spaces because of transphobia.
Dans ces exemples, c’est l’intersection entre la position minoritaire de personne trans et une discrimination de classe, de genre ou de race qui produit une double exclusion : des villes et de leurs ressources d’abord, en tant que personne trans, et des ressources trans ensuite, en raison d’une masculinité trop intériorisée (genre), trop bruyante ou trop peu sophistiquée (classe et race), ou encore à la suite d’un processus d’exotisation (race). Cette double exclusion pousse certain·e·s, comme Ella, à préférer le risque de transphobie des lieux généralistes au sentiment de malaise qu’elle ressent dans les lieux communautaires, mais en pousse d’autres, comme Ludo ou Ruth, à s’isoler davantage. Le cadre d’analyse de l’intersectionnalité permet de saisir ce phénomène de double exclusion. Les espaces festifs et associatifs trans, qui constituent de fait une grande partie des ressources métropolitaines créées par et pour les personnes trans, apparaissent ainsi fortement situés dans les rapports sociaux de genre, de classe et de race. Une normativité bourgeoise, à la fois fondée sur un rapport aux savoirs militants et des normes de sociabilité et de comportement genrées, fortement ancrées dans un habitus blanc et bourgeois, limite l’accès à ces espaces ressources. À Paris, où la population trans migrante est la plus visible, des espaces festifs avant tout destinés aux femmes migrantes et travailleuses du sexe, comme la fête mensuelle (fiesta mensual) de l’association Acceptess-T, coexistent avec les lieux trans a priori destinés à tou·te·s : est-ce à lire comme le résultat d’une trop grande normativité des espaces trans généralistes ?
In these examples, it is the intersection between the minority position of the trans person and class, gender or race discrimination that generates a twofold exclusion: first from cities and their resources, as a trans person, and then from trans resources because of a masculinity that is excessively internalised (gender), too loud or too unsophisticated (class and race), or else because of a process of exoticisation (race). This dual exclusion prompts some people, like Ella, to choose the risk of spending time in non-protected spaces over the feeling of discomfort she experiences in community spaces, but pushes others, like Ludo or Ruth, to further isolate themselves. Intersectionality provides an analytical framework through which this phenomenon of dual exclusion can be understood. Trans bars and clubs and trans group spaces, which in fact account for a large proportion of the metropolitan resources created by and for trans people, thus appear highly situated in social relations of gender, class and race. A bourgeois normativity, founded simultaneously on possession of activist knowledge and gendered norms of sociability and behaviour, deeply embedded in a white and bourgeois habitus, restricts access to these resource spaces. In Paris, where the migrant trans population is more visible, festive spaces primarily intended for migrant women sex workers, like Acceptess-T’s monthly festival (fiesta mensual), coexist with trans spaces that are in principle intended for everyone: should this be interpreted as being caused by the excessive normativity of generalist trans spaces?
Conclusion
Conclusion
Les métropoles sont, par l’accès privilégié à de nombreuses ressources utiles qu’elles permettent tout au long des parcours de transition, des espaces prisés par les personnes trans. La concentration spatiale de cette population, minoritaire socialement et numériquement, permet la construction d’espaces protégés et la mise à disposition de ressources associatives, festives, culturelles, sportives et médicales. Ces ressources rendent les grandes villes attractives pour les personnes trans qui les identifient comme les marqueurs d’une potentielle tolérance. Elles sont en outre pensées par les acteur·rice·s des luttes des droits des trans comme parties prenantes d’une justice redistributive, condition d’une reconnaissance sociale. Pourtant, la population s’approprie inégalement ces ressources, laissant penser que ce sont avant tout celles et ceux qui en ont les moyens qui s’en saisissent. Ces ressources métropolitaines semblent rendre les villes attractives pour tou·te·s, mais elles ne le sont pas pour tou·te·s.
Because of the access they offer to many useful resources throughout the transition process, cities are places that are prized by trans people. The spatial concentration of this population, a social and numerical minority, allows the construction of protected spaces and the provision of resources for group activities, leisure, culture, sports and healthcare. These resources make big cities attractive to trans people, who identify them as markers of potential tolerance. Moreover, they are seen by trans rights activists as stakeholders in redistributive justice, a condition of social recognition. However, the trans population differs in its take-up of these resources, suggesting that they are primarily enjoyed by people with the necessary means. These metropolitan resources seem to make cities attractive for all, but in reality do not appeal to everyone.
Pour citer cet article
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Bonté Milan, « Ressources et accessibilité des espaces urbains pour les personnes trans : un idéal de justice à l’épreuve des discriminations à Paris et à Londres » [“Resources and trans access to urban spaces: an ideal of justice diluted by discrimination in Paris and London”], Justice spatiale | Spatial Justice, no 17, 2022 (http://www.jssj.org/article/ressources-et-accessibilite-des-espaces-urbains-pour-les-personnes-trans-un-ideal-de-justice-a-lepreuve-des-discriminations-a-paris-et-a-londres).
Bonté Milan, « Ressources et accessibilité des espaces urbains pour les personnes trans : un idéal de justice à l’épreuve des discriminations à Paris et à Londres » [“Resources and trans access to urban spaces: an ideal of justice diluted by discrimination in Paris and London”], Justice spatiale | Spatial Justice, no 17, 2022 (http://www.jssj.org/article/ressources-et-accessibilite-des-espaces-urbains-pour-les-personnes-trans-un-ideal-de-justice-a-lepreuve-des-discriminations-a-paris-et-a-londres).
[1] Ce terme est utilisé par les groupes d’entraide, notamment d’usager·ère·s de drogues, pour appuyer sur la dimension de pair-à-pair de l’aide apportée. Les associations trans l’utilisent pour décrire leurs activités qui reposent principalement sur l’entraide entre pairs.
[1] This term is used by mutual support groups, notably drug users, to emphasise the peer-to-peer dimension of the help provided. Trans organisations use it to describe their activities, which rely primarily on mutual support.
[2] Extrait du site internet de la Mutinerie, consulté le 23/09/2021.
[2] Taken from the website of la Mutinerie, accessed on 23/09/2021.
[3] Prix du mois d’abonnement Navigo en 2021, source : iledefrance-mobilites.fr, consulté le 20/05/2021. Prix d’une carte d’abonnement mensuel couvrant les zones 1 à 9 du réseau du Greater London, source : tfl.gov.uk, consulté le 20/05/2021.
[3] Cost of a monthly Navigo travel card in 2021, source: iledefrance-mobilites.fr, accessed on 20/05/2021. Cost of a monthly travel card covering zones 1 to 9 of the Greater London network, source: tfl.gov.uk, accessed on 20/05/2021.