Collectif
Revue Z, n° 13 Rouen, « Fumées noires et gilets jaunes »
Mai 2020, 200 p. | commenté par : Marie-Anne Germaine
La revue Z, ou Revue itinérante d’enquête et de critique sociale, consacre une part importante de son 13e numéro à Rouen. « Fumées noires et gilets jaunes » propose ainsi un retour sur l’accident industriel de Lubrizol qui a touché l’agglomération le 26 septembre 2019. Sorti au printemps 2020, alors que la France et une grande partie du monde étaient confinées et expérimentaient des privations inédites pour tenter d’enrayer la progression de la COVID-19, ce numéro de 200 pages est l’occasion d’interroger nos comportements en contexte de crise et surtout les choix politiques en matière de prévention et de gestion des risques ainsi que leurs conséquences en termes de production ou de renforcement d’inégalités.
Ce dossier est le fruit du travail d’un comité de rédaction ad hoc composé pour ce numéro de huit personnes, dont on regrette de ne pas savoir qui elles sont plus précisément (aucune mention ne permet de connaître ces auteurs dont plusieurs sont chercheur·e·s en sciences sociales), et de contributions nombreuses aussi bien sous forme de photographies, de planches graphiques ou de « dialectograms »[1] (dessins mêlant cartographie, architecture et ethnologie) donnant à la revue un rendu visuel très agréable. Chaque numéro de la revue Z fournit un regard collectif sur un dossier thématique. Les enquêtes reposent sur le principe de l’itinérance : il s’agit de « s’immerger dans la réalité d’un territoire, pour un mois au moins, enquêter collectivement, s’égarer et nouer des liens, prendre part aux luttes »[2]. La revue vise une parution par an. Ainsi, depuis 2009, chaque numéro s’appuie sur un ensemble de reportages, de témoignages, d’entretiens et d’enquêtes consacré à un même sujet depuis un lieu cible (par exemple : luttes ouvrières et délocalisations à Amiens, Z 3 ; héritage des luttes des quartiers populaires à Vénissieux, Z 8 ; folie minière en Guyane, Z 12, etc.). Les auteurs accompagnent l’analyse critique qu’ils proposent dans la revue lors d’escales organisées dans des librairies, des maisons, des squats, qui prolongent ce travail militant par des débats et des rencontres.
Ce dossier s’articule autour de quatre parties distinctes. Il commence par une introduction percutante documentant le déni qui domine la gestion des risques industriels et environnementaux en France. Il inscrit l’accident de Lubrizol à Rouen dans la chronologie des grandes catastrophes liées à des accidents industriels (Bhopal, Fukushima, etc.) ou à la combustion du charbon (comme le Great Smog de Londres en 1952). L’ensemble du dossier témoigne de l’inaction face à ces risques dont la véracité et la gravité sont pourtant bien documentées et admises (changement climatique, maladies professionnelles, etc.). Une comparaison peut alors être établie avec les stratégies mises en œuvre par les gouvernements pour gérer la crise sanitaire contemporaine face à une pandémie dont les processus et caractéristiques sont encore largement inconnus du monde scientifique.
Sept contributions alimentent la partie intitulée « Quand le ciel s’obscurcit » qui offre un récit détaillé des événements intervenus en septembre 2019 à travers différents portraits (chauffeur de bus, pompier, habitants, élu, préfet, etc.), révélant un ressenti bien distinct des décisions prises au fil des minutes, des heures puis des jours qui ont suivi l’accident. L’insuffisance des informations, l’absence de consignes, le manque d’anticipation dans les décisions surgissent alors. Si les autorités communiquent sur un « désagrément olfactif », les scientifiques s’accordent de leur côté pour dire que « la seule chose sûre, c’est qu’ils ne savent pas grand-chose » (notamment sur l’effet cocktail des produits enflammés à moyen et long terme, sur les conséquences des dépôts de fumée sur les cultures de plein champ, etc.). La focalisation pendant cet épisode sur l’odeur des fumées rappelle le travail des industriels qui collaborent au quotidien avec les habitants pour atténuer ces nuisances olfactives (installation de biofiltres, aménagement d’écrans brise-odeur, nez bénévoles) et faire accepter la présence des usines. La retranscription minutieuse des événements révèle la différence entre l’accident, ponctuel, mais bien visible (par ses flammes, son panache de fumée, sa couverture médiatique), et les nuisances quotidiennes subies par les populations exposées (classes populaires résidant dans la vallée de la Seine, ouvriers, personnel et prisonniers de la prison Bonne-Nouvelle ou encore gens du voyage installés à proximité immédiate d’usines classées Seveso[3]). En septembre 2019, les vents inhabituels de nord-est ont véhiculé ces « odeurs » vers les villas des quartiers cossus (Mont-Saint-Aignan, Bihorel…) situés à l’écart de la vallée de la Seine, contribuant sans doute à une mobilisation nouvelle autour du risque industriel à Rouen.
Dans une seconde partie « Gouverner un monde toxique », l’histoire et la législation sont mises en avant pour rendre compte de la manière dont les nuisances puis la pollution sont traitées. Il s’agit d’analyser comment la cohabitation entre industrie et quartiers résidentiels est gérée et permise par l’urbanisme et les choix des élu·e·s politiques. Huit contributions de formats divers alimentent cette partie. Mobilisant beaucoup le droit, elles montrent notamment comment les ingénieurs « industrialistes » ont pris le pas sur les médecins, et les normes nationales sur la police locale pour traiter ces enjeux. Alors que les nuisances étaient appréciées par le droit et régulées par les processus sociaux locaux, la pollution tend aujourd’hui à être contrôlée par un jugement scientifique recourant à des critères biochimiques déclinés en normes, doses et seuils. Cette mutation conduit à « une acceptabilité renforcée des pollutions, puisqu’elles peuvent être considérées comme insignifiantes, donc non dangereuses, en tout cas “normales” » (p. 70). Parallèlement, la généralisation de l’industrialisation rend très difficiles l’estimation des dommages et l’identification de responsables. Plus généralement, la relation des villes à leur caractère industriel fait l’objet d’une analyse intéressante. Au Havre, le quartier des Neiges est totalement enclavé dans la zone industrialo-portuaire et entouré d’équipements collectifs (station d’épuration, centre d’incinération des ordures ménagères). Abandonnés par la mairie qui n’investit plus dans le quartier et qui a accepté son classement en zone de danger en 2020, les habitants luttent pourtant pour défendre leur quartier. À Rouen, la ville s’est lancée dans une politique de reconquête des bords de Seine (entrepôts et hangars réhabilités…) et la labellisation d’écoquartiers. Ces derniers, s’ils participent au changement d’image souhaité par la municipalité, ne modifient rien au passé industriel et à ses héritages concrets comme des sols pollués. L’enquête sur les cancers témoigne, quant à elle, de l’inadéquation des bases de données et des études menées pour rendre compte des inégalités face aux facteurs de risque : son auteure plaide pour que soit développée « une vraie “expologie”, une science de l’exposition aux polluants » (p. 99). Une analyse des difficultés de reconnaissance des cancers professionnels contribuant à un diagnostic tronqué des facteurs de cancers surestimant le rôle comportemental au détriment des responsabilités collectives prolonge ce travail.
La troisième partie « Qu’est-ce qu’on fabrique ? » se concentre sur le monde du travail et le domaine de l’usine à travers notamment des témoignages d’ouvriers, d’intérimaires, de contrôleurs d’usine, d’un inspecteur du travail et de syndicalistes. Droit de retrait, loi Travail, rapports de force inégaux, recours accru à la sous-traitance, libéralisation des organismes de contrôle et perte de confiance sont au cœur de cette partie qui fournit des éléments pour comprendre le contexte favorisant les accidents industriels.
Enfin, la quatrième partie « Aires d’accueil, terrains hostiles » porte son attention sur les gens du voyage qui résident au cœur de la zone industrielle rouennaise et figurent parmi les populations directement concernées par l’accident de Lubrizol. Les enquêtes restituées dans cette dernière partie sont l’occasion de rappeler que les gens du voyage, ou voyageur·euse·s, occupent les espaces dont personne ne veut. Ce sont le plus souvent des terrains à faible valeur foncière associés à des nuisances multiples rendant leurs habitants encore plus vulnérables. La description du fonctionnement de l’aire d’accueil de Petit-Quevilly, sous la responsabilité de la métropole Rouen Normandie, fait par ailleurs ressortir le souvenir des camps d’internement, puis de stationnement, témoignant de la soumission des voyageur·eus·es au régime de la surveillance.
Au final, la revue Z fournit un dossier complet et richement illustré qui apporte des éclairages utiles sur la question du risque industriel. La multiplication des angles de vue, notamment en donnant la parole à des gens qu’on entend peu tels que les ouvriers des usines ou les riverains, permet d’entrer en plein dans le cœur de cette problématique. L’exemple de Lubrizol est ainsi l’occasion de (re)dénoncer les recouvrements spatiaux entre les formes d’exclusion socio-économique, les pollutions industrielles et la vulnérabilité face aux risques. À l’échelle locale, ce dossier pourrait conduire à questionner plus en profondeur la fragilité et les contradictions de nombreux projets urbains qui, derrière un verdissement affiché, ne peuvent s’abstraire d’un passé encore bien présent dans l’espace (voir à ce propos les publications de géographes dans le « Libé des géographes » du 2 octobre 2019)[4]. Sans mobiliser les termes de « justice spatiale », ce dossier met en avant les inégalités et la dysmétrie des rapports de pouvoir associées à la question de l’exposition aux risques et à la pollution, que celle-ci soit ponctuelle ou quotidienne. Il invite plus fondamentalement à continuer de s’interroger sur l’inertie des pouvoirs publics, l’argument avancé de l’incertitude poussant au laisser-faire en matière décisionnelle tenant mal par rapport à des risques avérés comme dans le cas de Lubrizol.
[1] Voir le site de Mitch Miller.
[2] Voir le site de la revue Z.
[3] Une usine classée Seveso est un site industriel présentant des risques d’accidents majeurs et nécessitant un niveau de prévention élevé selon une série de directives européennes du même nom. La directive Seveso d’encadrement des risques industriels tire son nom d’un accident survenu le 10 juillet 1976 dans une usine chimique de la commune italienne de Seveso. La première directive a été adoptée en 1982 et a depuis été révisée deux fois.
[4] Sommaire accessible sur le site de Géoconfluences.