Introduction
Introduction
Depuis le milieu des années 2010, la ville de Sihanoukville au Cambodge, principal port du pays et petit centre de villégiature, fait l’objet d’un développement urbain éclair porté par la construction de nouvelles infrastructures de transport et de zones logistiques, de casinos (plus de 150 nouveaux casinos depuis 2015) et la mise en place de mégaprojets immobiliers à vocation touristique qui nourrissent une spéculation foncière galopante. Ces transformations territoriales sont notamment le fruit d’une coopération technique, politique et économique entre le Cambodge et la Chine au nom de la Belt and Road Initiative, la nouvelle politique étrangère globale chinoise lancée en 2013 par Xi Jinping. Pour le gouvernement cambodgien, Sihanoukville et sa région doivent devenir, au cours de la prochaine décennie, la seconde plateforme économique, logistique et industrielle du pays après Phnom Penh, la capitale (Royal Government of Cambodia, 2015). Ce développement urbain très rapide a entraîné une évolution concomitante des logiques d’échange et de valorisation des ressources foncières. Comme le relève régulièrement la presse internationale, il nourrit d’importants conflits fonciers, souvent violents, dont pâtissent en premier lieu les habitants les plus pauvres.
Since the mid-2010s, the city of Sihanoukville in Cambodia, the country’s main port and a small seaside resort, has undergone a process of rapid urban development, driven by the construction of new transport infrastructures and logistical zones, casinos (more than 150 new casinos since 2015), as well as the construction of mega real estate projects for tourists. An inevitable result of all of these activities is an increase in rampant land speculation. These territorial changes are notably the product of technical, political and economic cooperation between Cambodia and China, under the Belt and Road Initiative, China’s new global foreign policy launched in 2013 by Xi Jinping. For the Cambodian government, over the next decade Sihanoukville and its region are to become the country’s second largest economic, logistical and industrial platform, behind the capital Phnom Penh (Royal Government of Cambodia, 2015). This very rapid urban development has led to a concomitant change in the systems of land exchange and valorisation. As the international press frequently highlights, it leads to significant, often violent conflicts over land, of which the first victims are the poorest inhabitants.
Cette recherche veut comprendre la place et le rôle de la violence dans le déploiement des mécanismes d’exclusion foncière à Sihanoukville. Pour reprendre les mots de Fernand Braudel (2013 [1963]), alors que ces conflits fonciers semblent surgir de manière « précipitée », notre recherche montre qu’ils s’inscrivent aussi dans les « pas lents » des relations foncières et de la fabrique du territoire urbain. Dans ce contexte, le jaillissement des tensions foncières convoque des temporalités et des échelles variées dont la prise en compte permet de mieux penser le rôle de la violence dans la production de l’espace.
The aim of this research is to understand the position and role of violence in the spread of land exclusion mechanisms in Sihanoukville. To quote Fernand Braudel (2013 [1963]), while these land conflicts seem to occur “suddenly,” our research demonstrates that they are also among the “slow steps” involved in land relations and in the production of urban territories. Under these conditions, land tensions arise within different timeframes and scales, and this insight helps us to consider, with heightened clarity, the role of violence in the production of space.
Les processus d’exclusion foncière au Cambodge s’inscrivent dans une trajectoire historique particulière. Le génocide et l’urbicide[1] khmers rouges entre 1975 et 1979, l’abolition de la propriété privée entre 1975 et 1989 et la libéralisation très rapide de l’économie du pays à partir des années 1990 ont posé les jalons de rapports fonciers particulièrement conflictuels, tant dans les espaces ruraux qu’urbains (Blot, 2013 ; Fauveaud, 2015 ; Loughlin et Milne, 2021). Ainsi, l’appropriation, l’accaparement et la valorisation des ressources foncières au Cambodge, et en Asie du Sud-Est en général, s’accompagnent d’une importante « violence foncière » tant physique (évictions et répression) que sociale (précarisation des plus pauvres, exclusion sociale), politique (criminalisation et dépossession des droits juridiques) et économique (dépossession des biens fonciers et précarisation).
The processes of land exclusion in Cambodia belong to a particular historical trajectory. The genocide and urbicide[1] perpetrated by the Khmer Rouge between 1975 and 1979, the abolition of private ownership between 1975 and 1989, and the very rapid liberalisation of the country’s economy in the 1990s, set the scene for particularly conflictual land relations, both in the countryside and in the cities (Blot, 2013; Fauveaud, 2015; Loughlin and Milne, 2021). Thus, the appropriation, monopolisation and exploitation of land resources in Cambodia, and in Southeast Asia in general, coincide with significant “land violence,” whether physical (displacements and repression), social (marginalisation of the poorest populations, social exclusion), political (criminalisation and dispossession of legal rights), or economic (dispossession of land and marginalisation).
Cet article souhaite ainsi proposer une lecture transversale de la violence associée aux enjeux fonciers. Si la notion de violence traverse la littérature académique portant sur les logiques d’exclusion foncière en Asie du Sud-Est (Hall, Hirsch et Li, 2011 ; Harms, 2016) ou dans le Sud global plus généralement (Peluso et Lund, 2011 ; Zoomers, 2010), peu de recherches la placent au cœur de leurs analyses, malgré quelques exceptions (sur le Cambodge, voir notamment Springer, 2015). Par ailleurs, la violence est souvent étudiée en fonction d’ancrages théoriques fragmentés. Ceux-ci restent très divisés entre : 1) des travaux centrés sur le rôle de l’État et des systèmes de régulation (notamment économiques) dans le déploiement de la violence foncière (Hall, 2011 ; Springer, 2013) ; 2) des analyses politico-économiques des formes de dépossession liées aux modes de privatisation du foncier, à la propriété et à l’accumulation du capital, parfois resituées dans une lecture historique des sociétés coloniales et postcoloniales (voir par exemple Rhoads, 2018) ; 3) des approches considérant la violence comme stratégie ou outil mobilisés dans la réalisation de l’accaparement foncier et la répression des mouvements sociaux (voir par exemple Leitner and Sheppard, 2018) ; 4) des analyses plus ontologiques explorant les processus corporels, émotionnels et identitaires (comme le genre) qui découlent des violences foncières ou conditionnent les mobilisations sociales (voir par exemple Brickell, 2014 ; Schoenberger et Beban, 2018).
The aim of this article is therefore to provide a transversal evaluation of the violence associated with land issues. While the notion of violence is widely present in the academic literature on processes of land exclusion in Southeast Asia (Hall, Hirsch et Li, 2011; Harms, 2016) or, more generally, in the Global South (Peluso and Lund, 2011; Zoomers, 2010), apart from one or two exceptions (on Cambodia, see notably Springer, 2015) there are few studies that make it a central component to their analyses. Moreover, studies of violence often rest on fragmented theoretical foundations. They remain very divided between: 1) studies focusing on the role of the state and systems of regulation (notably economic regulation) in the spread of land violence (Hall, 2011; Springer, 2013); 2) politico-economic analyses of the forms of dispossession linked with modes of land privatisation, with capital ownership and accumulation, sometimes as part of a historical analysis of colonial and postcolonial societies (see, for example, Rhoads, 2018); 3) approaches in which violence is seen as a strategy or instrument used in the creation of land monopolies and the repression of social movements (see, for example, Leitner and Sheppard, 2018); 4) more ontological analyses that explore the bodily, emotional and identitarian (e.g. gender) processes that underpin land violence or lie at the root of social movements (see, for example, Brickell, 2014; Schoenberger and Beban, 2018).
Malgré la diversité de ces approches, la notion de violence reste principalement attachée au processus de dépossession foncière, tout en étant analysée à une échelle temporelle courte, centrée sur le moment de l’éviction proprement dit. Dans cet article et à la suite de Marina Kolovou Kouri et al. (2021), nous défendons au contraire une approche multidimensionnelle des violences foncières analysées à des échelles temporelles et spatiales variées. Une telle transversalité semble indispensable pour mieux saisir les différentes forces qui participent de la construction des violences et de l’exclusion foncières. En effet, si les conflits fonciers sont traversés par diverses formes de violences, celles-ci ne découlent pas automatiquement d’eux et sont également déterminées par le contexte social, économique et politique qui leur sert de moule. Ces violences restent ainsi attachées aux différents rapports de domination qui organisent les rapports sociaux en général (Bourdieu, 2018 [1972]), tout en représentant une forme d’oppression à part entière participant des inégalités et injustices sociales sur le temps long (Young, 2011).
Despite the diversity of these approaches, the notion of violence remains primarily associated with processes of land dispossession, and is analysed on a short timescale confined to the specific moment of eviction. In this article, by contrast, we follow Marina Kolovou Kouri et al. (2021) in advocating a multidimensional approach to land violence analysed within varied temporal and spatial scales. This kind of transversality seems essential to acquiring an improved understanding of the different forces that contribute to the construction of land violence and exclusion. Indeed, while land conflicts are characterised by different forms of violence, those conflicts are not necessarily the cause of it and are also determined by the social, economic and political conditions that shape them. These forms of violence are thus associated with the different relations of domination that structure social relationships in general (Bourdieu, 2018 [1972]), all while representing a form of oppression sui generis that contributes to long-term social inequalities and injustices (Young, 2011).
Nous voyons, dans cet article, comment des formes de violence variées structurent les rapports de pouvoir qui se jouent dans l’appropriation et la valorisation des ressources foncières, ainsi que dans la régulation des rapports fonciers. Nous montrons que ces violences servent non seulement d’instrument d’oppression envers certains groupes de populations considérés comme « indésirables », mais aussi qu’elles les maintiennent dans ce que nous nommons une « subalternité foncière ». En prenant appui sur Chakravorty Spivak Gayatri (2005) et Ananya Roy (2011), nous définissons cette dernière comme la mise en place, sur le temps long et par la violence, d’une oppression systémique des citadins les plus pauvres par leur invisibilisation, leur criminalisation et l’informalisation constante de leurs modes d’occupations de l’espace. La subalternité foncière représente en ce sens une forme d’oppression dont la violence est l’un des dispositifs centraux.
In this article, therefore, we see how varied forms of violence lend structure to the power relations instantiated in the appropriation and exploitation of land resources, as well as in the regulation of land relations. We demonstrate that this violence acts not only as an instrument of oppression against certain social groups deemed to be “undesirable,” but also that it maintains them in a state of what we call “land subalternity.” Drawing inspiration on the writings of Chakravorty Spivak Gayatri (2005) and Ananya Roy (2011), we define this state as the establishment, over a long period and through violence, of systemic oppression perpetrated against the poorest city-dwellers by constant invisibilization, criminalization and informalization of the ways in which they occupy space. In this sense, land subalternity represents a form of oppression within which violence is one of the central mechanisms.
Cet article s’appuie sur des recherches ethnographiques menées à Phnom Penh et à Sihanoukville, entre 2019 et 2021. Elles comprennent un important travail d’observation, la collecte et l’analyse de documents officiels, de rapports techniques, d’articles de presse et de discours politiques, ainsi que la réalisation de près de soixante-dix entretiens semi-directifs (effectués en khmer principalement, parfois en mandarin, et retranscrits en anglais) auprès d’habitants de Sihanoukville, de représentants territoriaux locaux, d’experts et de membres de groupes criminels. Dans ce texte, le codage des entretiens suit la dénomination suivante : « OF » désigne les employés publics, « EX » des experts ayant une connaissance privilégiée du sujet, « RE » les résidents des zones d’habitat précaire et « F » les acteurs de la criminalité ; le numéro qui suit la lettre est aléatoire et sert à distinguer les personnes ayant répondu à l’enquête ; vient ensuite l’année de réalisation de l’entretien. De nombreux entretiens avec les habitants ont été conduits en groupe.
This article is based on ethnographic research conducted in Phnom Penh and Sihanoukville between 2019 and 2021. The research involved significant periods of observation, collection and analysis of official documents, drafting of technical reports, press articles and political speeches, as well as nearly 70 semi-structured interviews (mainly conducted in Khmer, sometimes in Mandarin, and transcribed into English) with inhabitants of Sihanoukville, local territorial representatives, experts and members of criminal groups. In this text, the interviews are coded as follows: “OF” refers to public employees, “EX” to experts with special knowledge of the subject, “RE” to residents in precarious housing zones, and “F” to members of criminal groups. The number that follows the letter is random and is used to identify the people who responded to the survey; it is followed by the year in which the interview was conducted. Many interviews with local people were group interviews.
Figure 1 : Dynamiques du développement urbain de Sihanoukville et zones d’enquête. Source du fond cartographique : Google Earth (images 2022 : TerraMetrics, CNES/Airbus, Maxar Technologies). Conception et réalisation : Gabriel Fauveaud et Robin Laillé, 2022
Figure 1: Dynamics of urban development in Sihanoukville and survey areas. Base map: Google Earth (2022 images: TerraMetrics, CNES/Airbus, Maxar Technologies). Design and production: Gabriel Fauveaud and Robin Laillé, 2022
Institutionnalisation et normalisation de l’exclusion foncière
Institutionalisation and normalisation of land exclusion
Aux jalons de la violence foncière : une réappropriation foncière au coup par coup entre les années 1980 et 2000
Stages of land violence: step-by-step reappropriation of land between the 1980s and 2000s
Les exclusions foncières à Sihanoukville se sont déroulées sur le temps long et restent tributaires d’un contexte urbain caractérisé par une forte violence sociale, à l’image des activités qui s’y sont développées. Comme l’ensemble des villes du Cambodge, Sihanoukville est vidée de ses habitants en 1975. À la chute du régime khmer rouge à la suite de l’intervention de l’armée vietnamienne, la repopulation de la ville est notamment dictée, comme à Phnom Penh (voir Carrier, 2019), par des raisons de sécurité. En effet, la présence de poches de résistance khmère rouge aux alentours de la ville conditionne la localisation des habitants dans des zones sécurisées à l’intérieur de la ville et sur les espaces côtiers proches du centre-ville, où se pratique la pêche (RE10_2021).
Land exclusion in Sihanoukville is a long-term process and is conditional on urban conditions characterised by a high level of social violence, reflecting the development of activities in the city. Like all Cambodia’s cities, Sihanoukville was emptied of its population in 1975. With the fall of the Khmer Rouge after the intervention of the Vietnamese army, the repopulation of the city was largely dictated, as in Phnom Penh (see Carrier, 2019), by matters of security. Indeed, the presence of pockets of Khmer Rouge resistance around the city obliged people to move into safe areas within the city and to coastal fishing zones near the city centre (RE10_2021).
De la réouverture de la ville en 1979 jusqu’au cours des années 1980, les appropriations foncières se font selon quatre modalités principales. Tout d’abord, entre 1979 et le début des années 1980, une partie des habitants s’installent de manière spontanée : « nous pouvions prendre autant de terres que nous voulions » (RE18_2021). Pour ces nouveaux venus, la plupart des anciens habitants sont morts sous les Khmers rouges et leurs maisons sont donc abandonnées (RE18_2021 ; RE20_2021). Les habitants tendent ainsi à se rassembler dans des secteurs spécifiques de la ville et à se partager des terrains par peur des fantômes et afin de rester proche les uns des autres (RE18_2021 ; RE20_2021). Par la suite, une partie des administrations cèdent des terrains à leurs employés et à des militaires démobilisés sans certifier officiellement les transferts de propriété. Peu à peu, ces premières installations entraînent de nouvelles migrations de membres de la famille, d’amis ou de personnes du même village. Dans bien des cas, les terrains initiaux sont divisés et loués ou échangés avec les nouveaux arrivants (OF7_2021). Enfin, et dans un contexte où la propriété privée n’est toujours pas réintroduite, un petit commerce foncier se développe peu à peu ; il est ainsi possible d’acheter des terrains contre quelques grammes d’or, des bijoux ou de la monnaie étrangère, notamment des bahts thaïlandais (RE2_2021). Dans les années 1980, la ville se repeuple donc lentement. Les migrations sont principalement motivées par les activités administratives – celles du port –, la présence de quelques usines, la pêcherie et le développement du secteur agricole. Le processus de repopulation densifie petit à petit le centre-ville autour des administrations ainsi que quelques noyaux d’habitations sur la côte et autour du port (OF7_2021).
Since the reopening of the city in 1979 until into the 1980s, the process of land acquisition has followed four logics. First, between 1979 and the beginning of the 1980s, many inhabitants established spontaneous settlements: “we could take land as much as we wanted to” (RE18_2021). These newcomers assumed that most of the former inhabitants had died under the Khmer Rouge and that their houses were abandoned (RE18_2021; RE20_2021). As a result, people tended to cluster in specific parts of the city, in order to stay close together, sharing land plots in fear of ghosts (RE18_2021; RE20_2021). Subsequently, a number of administrations provided land to their employees and former soldiers without officially certifying the change in ownership. Slowly but surely, these initial settlements generated subsequent arrivals by family members, friends or people from the same village. In many cases, the original plots were divided and rented or exchanged with the newcomers (OF7_2021). Finally, at a time when private property had not yet been reintroduced, a small-scale real estate market gradually developed. It was possible, for example, to buy plots of land for a few grams of gold, jewellery or foreign currency, in particular, Thai baht (RE2_2021). During the 1980s, therefore, the city was slowly repopulated. People’s movements were mainly motivated by administrative activities related to the port, the presence of a few factories, fisheries and the development of the farming sector. The repopulation process gradually densified the downtown area around government offices and a few centres of population along the coast and around the port (OF7_2021).
L’accueil de contingents australiens, belges et français de l’Autorité provisoire des Nations unies au Cambodge (Apronuc)[2] entre 1992 et 1993 sont propices au redémarrage d’activités de services comme les hôtels, les restaurants et les karaokés (qui sont aussi d’importants lieux de prostitution). À partir de la deuxième moitié des années 1990, les activités de villégiature progressent et la ville accueille un nombre croissant de touristes internationaux. Elle se spécialise peu à peu en tant que station balnéaire. L’industrie touristique engendre également une accélération des migrations provinciales, notamment de paysans et de travailleurs pauvres qui espèrent tirer parti de l’essor économique local. Ces nouvelles installations favorisent l’expansion des espaces d’habitat précaires.
The arrival of the Australian, Belgian and French contingents of the United Nations Transitional Authority in Cambodia (UNTAC)[2] between 1992 and 1993 stimulated the resumption of hospitality activities and services, including hotels, restaurants and karaoke bars (which were also important centres of prostitution). Beginning in the second half of the 1990s, resort activities grew and the city began to attract a growing number of international tourists and to gradually evolve into a seaside resort. The tourism industry also prompted an acceleration in migrations from the provinces, notably peasants and poor workers hoping to take advantage of the local economic boom. These new settlements led to the expansion of informal housing areas.
En parallèle, Sihanoukville devient un espace de développement des activités illégales au Cambodge. La présence de touristes internationaux, la porosité des frontières nationales et la corruption en font une plateforme de relais et de développement du commerce de drogue et du blanchiment d’argent. Ces activités illégales sont organisées par un large éventail d’individus souvent sulfureux (parfois recherchés dans leur pays ou par Interpol) et de groupes mafieux régionaux ou internationaux, notamment russes et chinois. Bien que cette réalité dépasse le cadrage thématique du présent article, il est important de noter que ce contexte exacerbe la violence sociale à l’échelle locale depuis les années 1990 jusqu’à nos jours et conditionne en partie les modalités de l’épanouissement plus récent des secteurs du jeu et des investissements immobiliers internationaux (voir notamment Franceschini, 2020).
Meanwhile, Sihanoukville also became a centre for illegal activities in Cambodia. The presence of international tourists, the porosity of national borders, as well as corruption combined to create an ideal environment for the growth and development of drug trade and money-laundering. These illegal activities were run by a wide range of often very unsavoury individuals (sometimes wanted criminals in their countries of origin or sought by Interpol), as well as by regional or international mafia groups, in particular Russian and Chinese. Although these factors lie outside the ambit of this article, it is important to note that these conditions exacerbated social violence at a local level from the 1990s to the present day and are partly responsible for the recent flourishing of gambling and international real estate investment sectors (see, in particular, Franceschini, 2020).
L’arrivée des contingents de l’Apronuc en 1992 permet également un redémarrage de l’immobilier. Les enregistrements fonciers sont alors presque inexistants, malgré la réintroduction de la propriété privée en 1989 et le vote d’une première loi foncière en 1992 qui précise les modalités d’enregistrement (par exemple : arpentage, cadastre, actes de vente). Sous l’autorité du gouverneur Ith Chethola (1998-2003), les dynamiques du développement urbain se font ainsi au « coup par coup ». Les autorités provinciales, les représentants territoriaux locaux et l’armée (qui contrôle une partie importante du foncier depuis 1979) organisent les installations et les échanges fonciers au gré des va-et-vient des habitants en attribuant, moyennant paiement, des « accords de résidence » qui n’ont pas de valeur juridique (RE10_2021).
The arrival of the UNTAC contingents in 1992 also jumpstarted the real estate market. At the time, land registration was almost non-existent, despite the reintroduction of private land ownership in 1989, and the passing of a first law on land in 1992, which specified the methods of registering land (e.g. surveying, land registry, deeds of transfer). Under the authority of governor Ith Chethola (1998-2003), the dynamics of urban development operated on an ad hoc basis. The provincial authorities, the local regional representatives and the army (which has controlled a significant portion of land since 1979) organised land settlements and transfers to match the comings and goings of individuals, providing—for a fee—“residence agreements” that had no legal value (RE10_2021).
Nous avons vu que, entre la deuxième moitié des années 1980 et les années 2000, le développement touristique et l’accélération de la croissance urbaine entraînent l’extension des zones de logements spontanées situées principalement sur la côte, dans les zones périurbaines et sur des terrains publics. Les habitants de ces espaces sont alors victimes, de manière répétée, d’accaparements fonciers, d’évictions et de déguerpissements ainsi que de relocalisations forcées.
Between the second half of the 1980s and the 2000s, we have observed the ways in which the development of tourism and the acceleration in urban growth led to the expansion of spontaneous housing areas located primarily along the coast, in the outskirts of the city, and on public land. The inhabitants of these areas then repeatedly became victims of land grabs, expulsions and displacements, as well as forced relocation.
Une systématisation de la violence foncière envers les résidents pauvres
Systematisation of land violence against poor residents
À partir du départ de l’armée vietnamienne en 1986 et pendant les années 1990, quelques opérations de relocalisation sont menées par les autorités locales. Bien que les raisons n’en soient pas claires, il s’agirait principalement de libérer des terrains considérés stratégiques tels que les espaces côtiers proches du centre-ville (par exemple : Tomnop Rolok, Rathanak, Kampenh Jas) et de la zone portuaire, des terrains publics ou encore des espaces bordant le chemin de fer (OF7_2021 ; RE31_2021). Les habitants concernés sont déplacés et ballottés entre différents lieux de relocalisation ou tout simplement évincés de leurs terres. Certains terrains prévus pour les accueillir se situent parfois dans des endroits impossibles à habiter, comme des espaces forestiers situés à une quinzaine de kilomètres de la ville et qui ne disposent ni d’eau ni d’électricité (RE10_2021) et où les attaques de tigres et d’éléphants sont fréquentes (OF7_2021). Dans d’autres cas, les terrains prévus pour les relocalisations sont eux-mêmes accaparés par des membres de l’administration territoriale ou des militaires.
From the departure of the Vietnamese army in 1986 and into the 1990s, several relocation operations were conducted by the local authorities. Although the reasons for these actions remain unclear, the aim was essentially to release land that was considered strategic, such as the coastal areas near downtown (for example, Tomnop Rolok, Rathanak, Kampenh Jas) and the harbour zone, public land or land lying along the railway (OF7_2021; RE31_2021). The people impacted by these removals were shunted between different relocation sites or simply stripped of their land. Some plots set aside for them were located in places where it was impossible to live, such as forest areas 10 miles from the city, without water or electricity (RE10_2021) or exposed to frequent tiger and elephant attacks (OF7_2021). In other cases, the plots set aside for relocation were themselves seized by members of the territorial administration or by the military.
Tout ceci force bien souvent les familles déplacées à revenir dans leur quartier initial. Ces retours se produisent bien souvent moyennant l’accord du représentant territorial local et le paiement d’une somme d’argent (OF7_2021). Certains ménages, principalement ceux qui occupent les zones côtières, font donc l’objet d’évictions à répétition (RE31_2021). Celles-ci deviennent, pour une partie de la population, un horizon probable, voire certain de leur installation : « Nous avons acheté cette terre en sachant que le risque de nous faire expulser était très élevé. Nous le savions avant d’acheter la terre » (RE4_2021). La précarité et la violence foncières deviennent ainsi, au fil des ans, des caractéristiques inhérentes à la vulnérabilité de la situation sociale et économique d’une partie des habitants de Sihanoukville. Elles deviennent, ce faisant, des déterminants majeurs de la condition sociale des habitants les plus pauvres.
All this often forced the displaced families to return to their original communities. These moves often occurred with the agreement of the local territorial representative and a transfer of money (OF7_2021). Some households, mainly those living in the coastal areas, were therefore exposed to repeated expulsions (RE31_2021). Such experiences became, for a portion of the population, a probable or even certain outcome of settlement: “We bought this land with the knowledge that this land is at high risk for expulsion. We knew this before we bought the land” (RE4_2021). Over the years, therefore, land insecurity and violence became inherent features of the vulnerable social and economic situation experienced by a section of the Sihanoukville population. As a result, they became major determinants of the social condition of the poorest inhabitants.
L’arrivée au pouvoir du gouverneur Say Hak en 2003 marque une accélération de la violence foncière à grande échelle. Dès son entrée en fonction, il annule la majorité des autorisations de résidence délivrées aux citadins pauvres (RE10_2021). Son premier discours officiel est clair : « la police arrêtera les villageois impliqués dans les litiges fonciers ». Say Hak ordonne de nombreuses affaires en justice et organise des expulsions dans l’ensemble de la ville. Rien qu’entre 2004 et 2006, près de 1 400 ménages sont violemment expulsés de leurs logements (OF5_2021 ; RE10_2021 ; RE12_2021 ; RE13_2021 ; RE25_2021). Six ans après le début de son mandat, il est démis de ses fonctions et ouvertement critiqué par le Premier ministre Hun Sen, qui lui reproche la montée des contestations sociales, ce qui effraie le pouvoir en place. Malgré ce désaveu, l’ère Say Hak légitime et institutionnalise les accaparements fonciers et les évictions, systématisant ainsi les violences foncières envers les habitants pauvres.
When Say Hak became governor in 2003, large-scale land violence accelerated. Immediately upon assuming his new position, he annulled the majority of the residence permits issued to poor city-dwellers (RE10_2021). His first official speech was clear: “The police will arrest villagers involved in land disputes.” Say Hak instituted numerous legal proceedings and organised expulsions city-wide. Between 2004 and 2006 alone, almost 1,400 households were violently expelled from their homes (OF5_2021; RE10_2021; RE12_2021; RE13_2021; RE25_2021). Six years after the start of his term, he was removed from his position and openly criticised by Prime Minister Hun Sen, who blamed him for the rise in social protest, which the authorities saw as a threat. Despite this rejection, the Say Hak era legitimised and institutionalised land seizures and expulsions, thereby systematising land violence inflicted on the city’s poorest inhabitants.
« L’occupant illégal » comme catégorie de l’action publique pour l’aménagement urbain
The “illegal occupant” as a category of public policy for urban development
La normalisation du droit de propriété privée au Cambodge au tournant des années 2000 a entraîné, en retour, une croissance du nombre d’évictions foncières justifiées par la criminalisation accrue des habitants ne possédant pas de titres de propriété formels (Springer, 2013). À Sihanoukville, cette dynamique d’exclusion foncière a été accentuée par des politiques d’aménagement portées par l’État et des agences de développement international.
The normalisation of private property rights in Cambodia at the turn of the century led, in return, to an increase in the number of land expulsions justified by the increasing criminalisation of inhabitants who lacked formal property titles (Springer, 2013). In Sihanoukville, this dynamic of land exclusion was accentuated by planning policies supported by central government and international development agencies.
À partir de la fin des années 1990, le gouvernement cambodgien, avec l’aide financière de la Banque asiatique de développement (BAD) et l’appui technique d’agences internationales de développement, met en œuvre différents projets de réhabilitation des infrastructures (port, routes, chemin de fer et construction d’une zone économique spéciale). Ces projets sont prolongés par la réalisation d’un plan d’aménagement stratégique par l’Agence japonaise de coopération internationale (Jica) en 2010, laquelle émet des recommandations pour la gestion des « communautés pauvres » installées spontanément à proximité du port et du chemin de fer, notamment à Tomnop Rolok. Pour les habitants affectés par ces projets d’aménagement et que nous avons pu interroger, le schéma directeur de la Jica a été perçu au début comme la promesse d’un renouveau du développement de leur ville (RE1_2021) ; tel est également le discours soutenu et porté par les autorités publiques pour justifier les impacts des projets (RE1_2021 ; OF7_2021). Bien reçu au départ par la population locale, le plan de la Jica a pour conséquence, au tournant des années 2000, un engouement pour le Japon. Chacun s’essaie à l’apprentissage du japonais, les jeunes regardent des séries japonaises, les plus âgés soulignent l’adaptation des plus jeunes et les encouragent à apprendre la langue et les coutumes au plus vite.
From the end of the 1990s, the Cambodian government, with financial aid from the Asian Development Bank (ADB) and technical support from international development agencies, initiated a range of infrastructure regeneration projects (concerning roadways, the port, the railway, and construction of a special economic zone). These projects led to the implementation of a strategic development plan by the Japanese International Cooperation Agency (Jica) in 2010, which made recommendations for dealing with “poor communities” that had spontaneously settled near the port and the railway, in particular at Tomnop Rolok. For the inhabitants affected by these development projects, with whom we were able to conduct interviews, Jica’s masterplan was initially perceived as promising a renewal of urban development (RE1_2021). That was also the claim made to justify the impacts of the projects (RE1_2021; OF7_2021). Initially well received by the local population, Jica’s plan generated a wave of enthusiasm for Japan at the start of the new millennium. All sorts of individuals started to learn Japanese, young people watched Japanese TV shows, older generations praised the versatility of the young and encouraged them to learn the language and the customs as quickly as possible.
Néanmoins, le travail de la Jica a conforté les politiques publiques répressives menées contre les populations précaires, malgré le respect de « bonnes pratiques sociales » en matière de réhabilitation urbaine affiché par cette organisation[3]. Le schéma directeur réalisé par cette dernière emploie ainsi le terme « d’occupants illégaux » et précise que des « mesures drastiques » doivent être entreprises pour évincer les « communautés illégales » vivant à proximité de la zone portuaire, car elles mettraient en danger les activités qui s’y déroulent (Jica et MLMUPC, 2010). Entre 1998 et 2011, la réhabilitation des infrastructures a entraîné l’éviction et le déplacement de 140 familles environ. Une partie des habitants est relocalisée à l’est de Tomnop Rolok (Kasia village et Svay Chanthy) et dans la zone naturelle protégée de Kbay Chay, où vit par ailleurs une centaine de familles dont la moitié est évincée pour faire place aux nouveaux venus. Cependant, les promesses de la Jica, de la BAD et du gouvernement ne sont pas tenues. L’aménagement des nouveaux terrains fait défaut et la plupart des ménages n’accèdent pas à la propriété formelle, car les autorités locales ne délivrent finalement pas de papiers de propriété contrairement à ce qui a été promis initialement, tout en proférant des menaces contre ceux qui en font la demande : « lorsque nous avons demandé ce papier [le certificat de propriété], nous avons été accusés d’être du parti d’opposition. Comment vous sentirez-vous si vous étiez accusé de cette manière ? » (RE12_2021). Pour notre interlocuteur, le constat est ainsi amer : « ils sont tous inutiles » (RE12_2021). De nombreux ménages interrogés se sont ainsi sentis floués et trahis par la Jica et la BAD.
Nonetheless, Jica’s involvement bolstered the repressive public policies pursued against vulnerable populations, despite the commitment to “good social practices” in urban regeneration touted by the organisation.[3] The Japanese agency’s masterplan thus used the term “illegal occupants” and specified that “drastic measures” needed to be taken to evict the “illegal communities” living near the harbour zone, because they would endanger activities in that area (Jica and MLMUPC, 2010). Between 1998 and 2011, renovation of the infrastructures led to the eviction and displacement of some 140 families. Some of these inhabitants were relocated to the east of Tomnop Rolok (Kasia village and Svay Chanthy) and to the environmentally protected zone of Kbay Chay. In the latter half of the one hundred or so families that were already living there were removed to make place for the newcomers. The promises made by Jica, by the ADB and the government were not kept. No new land was developed and most of the households did not obtain formal ownership, because in the end the local authorities failed to provide property titles as originally promised, and even made threats against those who requested them: “When we asked for that paper, we were accused of being from the opposition party. How would you feel if you got accused like that?” (RE12_2021). For this interviewee, the reality was bitter: “They’re all useless” (RE12_2021). Many households we spoke to felt swindled and profoundly betrayed by Jica and the ADB.
Cet exemple montre comment les politiques d’aménagement menées en partenariat avec des organisations internationales ont contribué à stigmatiser les populations subalternes. Afin de justifier leur intervention, les acteurs institutionnels ont mis en œuvre des politiques publiques qui participent à un changement de la catégorisation des habitants occupant des espaces convoités pour le développement des équipements les plus stratégiques de la ville portuaire. Ces résidents ne sont plus seulement considérés comme « pauvres » par les autorités locales, dans les discours ou dans la documentation institutionnelle, ils sont désormais devenus des habitants « illégaux », identifiables par leurs modes d’occupation de l’espace (habitats considérés comme précaires) et leurs « statuts fonciers » (occupation sans titre officiel de propriété). Dans ce contexte, la subalternité foncière est également le produit de l’action publique dont l’entreprise de catégorisation nourrit une « politique de peuplement » (Desage, Morel Journel et Pala, 2019) normalisant les violences foncières commises envers les groupes subalternes.
This example demonstrates how public policies conducted in partnership with international organisations have contributed to the stigmatisation of subaltern populations. In order to justify their actions, the institutional players implemented public policies that altered the classification of people living in areas coveted for the development of the harbour city’s most strategic infrastructures. In speeches and official documentation, these residents were no longer described by the local authorities as “poor.” Rather, they became “illegal” occupants, identified by the way they occupied space (housing deemed makeshift) and by their “land occupancy status” (lack of official property title). This reality also serves to reveal how land subalternity is a consequence of public action in which classification forms part of a “population policy” (Desage, Morel Journel and Pala, 2019) that has normalised land violence perpetrated against subaltern groups.
Une violence foncière fruit de rapports de pouvoir multiformes
Land violence as the product of multifaceted power relations
Une importante violence foncière entre les habitants
Significant land violence against inhabitants
La subalternité foncière et la violence sociale qui la constitue sont aussi tributaires de rapports fonciers conflictuels qui s’établissent au sein même des quartiers précaires, parfois sur le temps long. Le cas des évictions successives des habitants de Kaksekam, un espace villageois occupé depuis le début des années 1980 et situé en périphérie de la ville-centre, aux abords du ministère de l’Agriculture, en témoigne. Les résidents font l’objet d’une première éviction en 1987, lorsque le gouvernement décide de construire des granges à riz autour du ministère. Ils sont alors relocalisés aux alentours du marché Kab Ko, un espace peu éloigné de Kaksekam et proche du ministère de la Justice de l’époque. L’endroit est déjà occupé partiellement par des travailleurs du ministère. En 1997, le gouvernement annonce la création d’un nouveau centre commercial dans cette zone, ce qui suppose l’éviction d’une grande partie des habitants.
Land subalternity and the social violence that shapes it are also governed by conflicts over land that have developed within precarious neighbourhoods, sometimes over a long period. The successive expulsions of the inhabitants of Kaksekam, a village area occupied since the early 1980s and located on the outskirts of the main city, near the Ministry of Agriculture, is an example of one such case. The inhabitants experienced a first expulsion in 1987, when the government decided to build rice barns around the Ministry. They were relocated in proximity to the Kab Ko market, an area not far from Kaksekam and near the Ministry of Justice at that time, hence already partially occupied by ministry employees. In 1997, the government announced the creation of a new shopping centre in this zone, which required the displacement of a large proportion of the inhabitants.
Au début, les résidents se sentent en relative sécurité face au projet d’éviction. Le statut de fonctionnaire de leurs voisins du ministère de la Justice, également ciblés par le programme de relocalisation, les rassure. Parmi ces fonctionnaires, un juge, lui aussi concerné par la menace d’éviction, décide de mener l’affaire en justice à Phnom Penh avec une centaine d’habitants. Le tribunal de la capitale déboute la demande d’annulation du projet d’éviction. Cependant, il octroie une compensation de 400 USD par famille et leur cède de nouveaux terrains aux alentours de l’ancien village de Kaksekam pour leur relocalisation. Cependant, après l’éviction, seules trois familles reçoivent la compensation financière et les terrains alloués aux habitants s’avèrent très petits (6 x 10 mètres). En outre, leur attribution s’est faite de manière floue. Certains ont pu choisir leurs nouveaux terrains, lorsque d’autres se sont vu attribuer le leur par tirage au sort. Cette situation a attisé les conflits entre les habitants eux-mêmes, les uns accusant les autres de profiter de la situation pour s’enrichir personnellement. Par ailleurs, les nouveaux terrains ne se trouvent pas aux abords de l’ancien ministère de l’Agriculture, situé sur une colline, mais dans des zones inondables en contrebas. À la saison des pluies notamment, les résidents doivent ainsi utiliser des bateaux pour se déplacer (RE27_2021, RE28_2021). L’accès à l’eau potable et à l’électricité y est aussi très difficile. (RE28_2021). Environ la moitié des familles quitte la zone de relocalisation de Kaksekam dès la première année, et seulement une cinquantaine de familles y construit leur maison.
Initially, the residents felt relatively unconcerned about the eviction plan. The civil service status of their neighbours delegated by the Ministry of Justice, which were also targets of the resettlement programme, reassured them. One of these civil servants, a judge also impacted by the threat of eviction, decided to take the matter to court in Phnom Penh along with some hundred other residents. The court in the capital dismissed the request for the eviction plan to be cancelled. Instead, it awarded compensation of $ USD 400 to each family and allocated new land where they could re-settle, in the vicinity of the former village of Kaksekam. However, after the expulsion, only three families received financial compensation and the plots allocated to the inhabitants proved to be very small (6 m × 10 m). In addition, the allocation process was vague. Some people were allowed choose their new plots, while others had them assigned by lottery. This situation stirred up conflicts between the inhabitants themselves, sparking accusations that some were taking advantage of this situation to enrich themselves personally. Moreover, the new plots were not located near the former Ministry of Agriculture, which stood on a hill, but rather on floodplains below. As a result, particularly in the rainy season, the residents were obliged to move around by boat (RE27_2021, RE28_2021). In addition, access to drinking water and electricity was very difficult (RE28_2021). Around half the families left the relocation area in Kaksekam within the first year, and only some 50 families built houses there.
De surcroît, les habitants réalisent que le centre commercial, encore en construction, qui justifiait leur éviction, ne couvre finalement pas l’ensemble des terrains réquisitionnés et qu’une partie des terrains aurait ainsi été attribuée à des officiels proches d’un haut placé du gouvernement provincial. En même temps, ils constatent que le juge qui avait porté l’affaire en justice a en fin de compte gardé son terrain. Ils tentent alors de protester en l’accusant d’avoir accaparé une grande part des compensations qui leur étaient destinées et d’avoir été « payé » par les autorités (RE28_2021). À la suite de ces protestations, chaque famille obtient 40 tôles en fer, ce qui permet à chacune de construire un toit.
Moreover, the inhabitants realised that the shopping centre responsible for their displacement, and which was still under construction, did not, in fact, cover all the requisitioned plots. Furthermore, some of these plots had been allocated to officials with high-placed friends in the provincial government. They also discovered that the judge who had taken the case to court had ultimately kept his land. They therefore protested, accusing him of having pocketed much of the compensation intended for them and of having been “paid off” by the authorities (RE28_2021). Following these protests, each family was compensated 40 sheets of corrugated iron, enough to build a roof.
Dans d’autres cas, la violence foncière sert les intérêts d’habitants opportunistes qui tirent parti de la criminalisation des ménages sans ressources. Ainsi dans la ville-centre, un habitant avec des moyens financiers relatifs s’approprie informellement un terrain à Kbay Chhay, proche d’une des zones de relocalisation d’habitants affectés par le projet de réhabilitation du chemin de fer. Il engage par la suite des ouvriers y résidant pour construire sa maison. La police arrête et emprisonne les ouvriers qui sont accusés d’édifier une maison sur un terrain approprié illégalement. Le propriétaire, connu de tous, n’est pas inquiété. Les ouvriers sortent de prison après deux ans, car leur famille a payé le montant exigé par la police locale : « si tu ne peux pas payer, tu ne peux pas sortir [de prison] » (RE12_2021).
In other cases, land violence served the interests of opportunistic inhabitants who took advantage of the criminalisation of impoverished households. In the city centre, for example, a resident with some financial resources informally occupied a plot of land at Kbay Chhay, near one of the relocation zones for people affected by the railway renovation plan. He then employed workers living there to build his house. The police arrested and jailed these workers, accusing them of building a house on illegally appropriated land, whereas the owner, whom everyone knew, was not bothered. The workers got out of prison after two years, once their family had paid the amount demanded by the local police: “If you cannot pay, you cannot leave” (RE12_2021).
Ces exemples illustrent comment la violence foncière est le produit de relations de pouvoirs complexes impliquant des traitements différenciés en fonction des statuts sociaux, des rapports de force en présence et de l’évaluation des situations particulières par les autorités locales. Dans ce contexte, le rôle des élites et l’organisation néopatrimoniale des institutions publiques[4] sont également des déterminants centraux de la violence foncière.
These examples illustrate how land violence arises from complex power relations, in which people receive different treatment according to their social status, the existing balances of power and the assessment of specific situations by local authorities. Under these circumstances, the role of elites and the neo-patrimonial organisation of public institutions[4] are also central determining factors in the emergence of land violence.
Un partage du territoire au profit des élites politico-économiques
Land sharing for the benefit of politico-economic elites
À l’échelle de l’ensemble de la ville, la subalternité foncière est aussi le produit de stratégies mises en œuvre par les élites politico-économiques qui se partagent les ressources foncières afin de tirer parti de la croissance des prix fonciers et de la spéculation. Le coup d’État de 1997 et le recentrage des forces politiques cambodgiennes autour du Parti du peuple cambodgien accentuent la mainmise sur les ressources foncières des magnats politiques et économiques cambodgiens. La période de Say Hak démontre le rôle structurant de l’organisation néopatrimoniale de l’appareil d’État cambodgien dans ces processus. Si les accaparements fonciers menés par les élites polico-économiques restent obscurs car difficiles à documenter, leur ampleur se fait jour au fur et à mesure des évictions et des conflits. Dès le début des années 1990, des chefs de villages et des habitants notent la possession de terres par de « puissants Oknhas[5] qui sont restés silencieux pendant longtemps » (OF8_2021). Nous pouvons poser l’hypothèse que certaines élites économiques et institutionnelles ont perçu assez tôt le caractère stratégique de l’appropriation de terres dans la principale ville portuaire du pays, alors même que son développement restait somme toute embryonnaire. De plus, l’importance des possessions de l’armée à Sihanoukville favorise un transfert du contrôle foncier des élites militaires vers les élites économiques ou institutionnelles, comme cela a été le cas dans de nombreux territoires cambodgiens[6].
With respect to the city as a whole, land subalternity was also the product of strategies employed by politico-economic elites, who shared land resources among themselves to profit from rising land prices and speculation. The 1997 coup d’état and the re-centring of Cambodia’s political forces around the Cambodian People’s Party accentuated the grasp on land resources exercised by Cambodian political and economic elites. The Say Hak period epitomises the key role played by the neo-patrimonial organisation of the Cambodian state apparatus in these processes. Although land grabs perpetrated by the politico-economic elites remain obscure because there is rarely documentary proof, their scope was gradually revealed through the expulsions and conflicts they provoked. Beginning in the early 1990s, village chiefs and inhabitants observed how land was held by “powerful Oknhas[5] who remained silent for a long time” (OF8_2021). We can hypothesise that certain economic and institutional elites were quick to perceive the strategic nature land appropriation in the country’s main port city, even at a time when development remained merely embryonic. Moreover, the scale of the army’s land holdings in Sihanoukville facilitated the transfer of land control from the military elites to the economic or institutional elites, as was the case in many other parts of Cambodia.[6]
Les conflits qui émergent dans la partie sud-est de la Municipalité, autour des terres de Spean Ches Otres Jas et de la zone de Koki, illustrent la manière dont la territorialisation de la violence foncière est structurée, sur le temps long et à des échelles spatiales variées, par un important néopatrimonialisme. Cette vaste portion de territoire composé d’espaces côtiers, forestiers et collinéens accueille un nombre croissant de ménages à partir de la fin des années 1980. Des membres de l’armée et des représentants territoriaux locaux cèdent ou monnayent des parcelles à des habitants. Parmi ces derniers, certains achètent des autorisations d’installations dans la zone auprès des autorités locales, lorsque d’autres s’y installent sans accord formel. Si quelques évictions ont lieu à la fin des années 1980, de nouvelles installations se produisent dans les années 1990, notamment alimentées par les évictions qui se déroulent dans le centre-ville. De manière générale, les habitants s’installent avec un relatif sentiment de sécurité favorisé par l’autorisation tacite de leur venue par des représentants territoriaux locaux et des militaires.
The conflicts that emerged in the south-eastern part of the Municipality, in the area of Spean Ches Otres Jas and the Koki zone, illustrate how the territorialisation of land violence was constructed over lengthy periods and at varying spatial scales, through high levels of neo-patrimonialism. This large area of land, consisting of coastal, forested and hilly zones, became home to a growing number of households from the late 1980s onwards. Members of the military and local territorial representatives transferred or sold plots to inhabitants. Among these land recipients, some bought permits from the local authorities to settle in the area, whereas others settled without formal agreement. While there were some expulsions in the late 1980s, new settlements took place in the 1990s, driven to a large extent by evictions in the city centre. Broadly speaking, people settled here with a relative sense of security because of the tacit authorisation of their presence by local territorial representatives and army members.
Entre 1992 et 2000, cependant, de nombreux terrains de la zone sont cédés à des magnats politiques et économiques cambodgiens à la fois par de hauts gradés de l’armée et par les autorités provinciales. Bien souvent, ces transferts de possession, réalisés par concession ou par acquisition de propriétés, ne pas mènent pas à une délimitation claire des nouvelles propriétés. Les habitants de la zone sont principalement informés de ces transactions par le bouche-à-oreille ou par l’installation de gardes privés sur les parcelles chargés de les protéger contre d’éventuelles installations spontanées. Un important flou sur la nature de la possession foncière dans la zone s’instaure donc peu à peu, entre possession de fait des habitants, mais peu certifiée formellement ; propriété publique, gérée par les autorités provinciales et l’armée ; et propriétés ou possessions (dans le cas de concessions) certifiées des élites politiques et économiques.
Between 1992 and 2000, however, numerous plots in the area were transferred to Cambodian political and economic bigwigs both by senior army officers and by the provincial authorities. Very often, the properties transferred in this way, either through leases or title acquisition, were not clearly delimited. Local people primarily discovered the existence of these transactions by word of mouth or from the presence of private guards on the plots, tasked with protecting them against spontaneous settlement. Thus, over time, the nature of landholding in the area became increasingly vague: de facto possession, with little formal certification; public ownership, managed by provincial authorities and the army; certified ownership or holdings (in the case of leases) by political and economic elites.
Des évictions dans le centre-ville favorisent de nouvelles installations dans cette zone en 2004. Cependant, la croissance de l’activité touristique et celle du développement urbain en font un espace de plus en plus convoité pour sa situation côtière et la beauté de ses paysages. Le gouvernement et les magnats augmentent leurs pressions sur les résidents en multipliant les poursuites juridiques auprès des tribunaux. Une première éviction massive de 95 familles a lieu en 2005, à la suite de la concession par le gouverneur d’une partie des terres d’Otres à un général de l’armée. L’installation de clôtures sépare le village de pêcheurs situé à Otres en deux et ferme l’accès au littoral. De plus, en 2007, 105 familles sont évincées par plus de 150 hommes de l’armée et de la police. Les maisons sont brûlées avec les effets personnels des familles (et, avec eux, d’éventuels documents de possession)[7]. Des expulsions sporadiques se multiplient au cours des années suivantes, jusqu’à l’éviction des dernières familles du village de pêcheurs d’Otres en 2016, ce qui n’empêche pas le repeuplement spontané de certaines zones à partir des mois suivants. En effet, ce dernier est toléré par les autorités locales dans le but de gagner les faveurs des électeurs pour les élections nationales de 2016 et communales de 2017. Cependant, une grande partie de ces familles est de nouveau expulsée violemment en 2019.
Expulsions in the city centre prompted further settlements in this area in 2004. However, the rising tourist activity and urban development made this an increasingly desirable place because of its coastal location and the beauty of its landscapes. The government and bigwigs upped the pressure applied to residents by initiating increasing legal action in the courts. A first mass eviction of 95 families took place in 2005, after the governor leased part of the land in Otres to an army general. Fences were built, dividing the fishing village in Otres in two, and preventing access to the sea. In addition, in 2007, 105 families were expelled by more than 150 men from the army and police. Houses were burned, along with families’ personal belongings (and with them any documents attesting to proof of ownership).[7] Sporadic expulsions proliferated over the subsequent years, until the displacement of the last families in the fishing village of Otres in 2016, though this did not prevent the resumption of spontaneous repopulation of certain areas a few months later. Indeed, this process was tolerated by the local authorities in order to gain favour with the voters for the 2016 national elections and the 2017 municipal elections. Nonetheless, a large proportion of these families were once again violently expelled in 2019.
Si tous les habitants de la zone Koki-Otres n’ont pas été concernés par les évictions, ceux qui en ont pâti sont les plus pauvres, les moins informés et les moins bien connectés aux autorités locales (EX1_2019). Au total, dans cette zone, la trentaine de grands propriétaires de terres ou de concessions que nous avons pu identifier nommément à partir des entretiens menés et de la documentation disponible comprend les principaux hommes politiques du pays et leurs enfants, de très hauts gradés de l’armée, les plus grands hommes d’affaires du Cambodge, des ministres ou d’anciens gouverneurs provinciaux, des professionnels de l’immobilier, des personnes occupant des positions administratives stratégiques dans l’administration provinciale et, depuis plus récemment, de nouvelles élites économiques et politiques cambodgiennes qui se sont enrichies au cours de la dernière décennie.
While these evictions did not affect all the inhabitants of the Koki-Otres area, those who were evicted were the poorest, the least well-informed and the least well connected with the local authorities (EX1_2019). In sum, for this area, the thirty or so big landowners or leaseholders that we were able to identify by name from the interviews, and the available documentation, include: the country’s leading politicians and their children, high-ranking army officers, Cambodia’s leading businessmen, ministers or former provincial governors, real estate professionals, people in strategic administrative positions in the provincial administration as well as, more recently, new Cambodian economic and political elites, who successfully enriched themselves over the last decade.
Rapports de domination et violence ontologique
Relationships based on domination and ontological violence
Ces accaparements fonciers à grande échelle s’accompagnent de la normalisation d’une violence sociale du quotidien, qui maintient les habitants des zones d’habitat spontané dans une position subalterne par rapport à des propriétaires puissants :
These large-scale land grabs have gone hand-in-hand with the normalisation of day-to-day social violence. This in turn has served to maintain the subaltern position of the inhabitants of informal housing areas relative to powerful landowners:
« Lorsque des hommes sont venus et ont détruit nos maisons, ils étaient employés par des gens riches ou puissants. Ils nous ont dit que quand ils partiront, on pourra reprendre toutes nos affaires et reconstruire nos maisons, et qu’ils sont venus seulement parce que quelqu’un leur a ordonné de le faire. » (RE14_2021)
“When some men came and destroyed our homes, they were hired by powerful or rich people. They told us when they leave, we can pick everything up and rebuild our homes and that he came just because somebody commanded him to do so […] but for people like us, when you don’t earn a lot of money it is very difficult to rebuild your house every six month.” (RE14_2021)
Dans ce contexte, la violence foncière se traduit par l’exercice d’une violence physique et psychologique permanente s’apparentant à des stratégies de « domicide » (Porteous et Smith, 2001). Ces mécanismes d’oppression pérennisent le caractère temporaire des installations précaires et maintiennent les populations marginalisées dans une peur constante. Cette violence du quotidien attachée à la propriété des puissants est d’ailleurs susceptible d’éclater à n’importe quel moment. En 2018, des gardiens postés sur un terrain appartenant à l’un des plus hauts gradés de l’armée cambodgienne attaquent violemment et sans raison un motocycliste qui passait près de la propriété et menacent de mort un témoin de l’incident[8].
In this scenario, land violence takes the form of continuous physical and psychological violence, akin to strategies of “domicide” (Porteous and Smith, 2001). These mechanisms of oppression act as a reminder of the temporary nature of precarious settlements and maintain marginalised populations in a state of constant fear. The kind of everyday violence associated with the property of the powerful is also liable to explode at any moment. For example, in 2018, guards posted on a piece of land belonging to one of the most senior officers in the Cambodian army, launched a violent and unprovoked attack on a motorcyclist riding past the property and threatened to kill a witness to the incident.[8]
Cette violence peut aussi s’exprimer de manière extrême. À Koki, que nous avons mentionné dans la section précédente, le gouvernement nie le meurtre d’un villageois par la police lors d’une éviction en 2019 et soutient qu’il est « seulement » handicapé malgré les preuves de son décès apportées par les habitants et des organisations internationales (EX1_2019). La mort d’un membre de la communauté a finalement permis aux habitants qui ont pu rester dans la zone de pérenniser, du moins temporairement, leur installation : « si personne n’était mort, nous n’aurions pas pu vivre ici. […] Il est mort pour notre bien. » (RE14_2021). La mort, cet horizon ultime de la violence que les autorités politiques ont dans ce cas précis choisi de nier, peut donc représenter un déterminant des processus d’installation des habitants paupérisés. Comme démontre l’extrait d’entretien précédent, ces derniers en ont bien conscience : obtenir une plus grande stabilité d’installation, quoique sûrement temporaire, passe par l’expérience d’une violence extrême, voire sacrificielle.
This violence can also assume even more extreme forms. In Koki, mentioned in the previous section, the government denied the murder of a villager by the police during an eviction in 2019 and claims that he still alive and merely disabled, despite the evidence of his death provided by the inhabitants and international organisations (EX1_2019). In the end, it was this death of a member of their community that allowed the inhabitants to continue to live there, at least temporarily: “If no one died we wouldn’t be able to live here. […] He died for our sake” (RE14_2021). In other words, the ultimate horizon of violence, which in this specific case the political authorities chose to deny, can become a decisive factor in the settlement processes of impoverished inhabitants. As the interview extract above demonstrates, they are well aware of this: in order to obtain more stable—though undoubtedly temporary—housing conditions, it is necessary to experience extreme—even sacrificial—violence.
D’un côté, ces rapports de domination sont partiellement dépersonnifiés et opaques. Le gouvernement, les puissants et les compagnies privées forment un tout dont il faut se méfier :
On the one hand, these interactions based on dominance are partially depersonalised and opaque. The government, the powerful and private companies form a single entity that cannot be trusted:
« Ils développent quelque chose. Ils sont tous riches et n’ont pas le temps de nous parler […]. Tout ce que j’ai entendu c’est que cette terre appartient à telle ou telle compagnie […]. Une fois il y avait une voiture du gouvernement. Ils disaient qu’ils étaient du ministère de la Forêt, et que nous devions partir. Mais le village ne les a pas crus. La plupart du temps, les compagnies nous trompent. » (RE14_2021)
“They are developing something. They all belong to rich people and they don’t have time to talk to us […]. All I heard was this land belongs to this and that company […]. Once there was a car from the government. They said that they are from the Ministry of forestry, and we must leave. But the village did not believe them. Most of the time the company tricked us.” (RE14_2021)
D’un autre côté, les habitants sont souvent capables de nommer les propriétaires ou les membres du gouvernement qui ordonnent les processus d’éviction, ainsi que les membres de leurs familles impliqués dans les accaparements. Entre anonymisation de la violence et personnification du pouvoir se dessine une analyse sociale des logiques de domination par les habitants précarisés qui dépasse de loin les enjeux fonciers et démontre le poids de la violence ontologique dans la structuration des inégalités sociales au Cambodge :
On the other hand, the inhabitants are often able to name the owners or government representatives who order the eviction process, as well as the members of their families involved in land grabs. Between the anonymisation of violence and the personification of power, marginalised inhabitants arrive at a social analysis of the processes of domination that goes far beyond land issues alone and demonstrates the role of ontological violence in shaping social inequalities in Cambodia:
« C’est l’habitude des Khmers. Ne pas être respectueux avec ceux qui travaillent à des positions inférieures. Ils peuvent dire que nous ne sommes pas très éduqués […] et que nous sommes tous inutiles. Mais ceux qui sont arrivés à des positions élevées dans différents ministères et départements, même s’ils ne travaillent pas beaucoup et ne sont pas éduqués, ils obtiennent quand même beaucoup de respect. » (OF7_2021)
“It is the habit of Khmer people. Not being respectful to those who work in inferior positions. They might say that we are not very highly educated […] and that we are useless. But those who landed on high position in various ministries or departments even though they don’t work much or have much education they still get so much respect.” (OF7_2021)
Une violence foncière exacerbée par le boom du développement urbain
Land violence exacerbated by booming urban development
L’afflux massif de capitaux chinois et le boom immobilier qui en a résulté exacerbent finalement les violences foncières qui se sont instituées sur le temps long. À partir de la deuxième moitié des années 2010 en effet, les terrains centraux sont rachetés par des promoteurs privés pour la construction d’hôtels et de casinos. Les espaces périurbains, principalement à l’est, se situent de plus en plus stratégiquement au cœur d’un corridor de développement touristique côtier reliant Koh Kong, Sihanoukville, Ream, Kampot et Kep. De très vastes concessions foncières sont ainsi accordées à des promoteurs privés pour le développement de grands projets touristiques. Ce développement urbain éclair entraîne une forte croissance des migrations provinciales, interprovinciales et internationales, mais aussi de la demande résidentielle. Les installations spontanées de nouveaux habitants continuent à la faveur de l’augmentation des migrations de travailleurs précaires employés dans la construction et l’économie touristique. Ces derniers ont de moins en moins la possibilité de loger dans le centre-ville devenu trop dispendieux.
Finally, the massive inflow of Chinese capital and the resulting real estate boom, exacerbated long established practices of land violence. In the second half of the 2010s, central plots in the city were bought by private developers to build hotels and casinos. Peri-urban areas, mainly to the east, therefore occupied an increasingly strategic position at the heart of a development corridor for coastal tourism linking Koh Kong, Sihanoukville, Ream, Kampot and Kep. As a result, huge land leases have been granted to private developers for large tourism projects. This rapid urban development has led to sharp growth in provincial, interprovincial and international migration, but also in residential demand. Spontaneous settlement by new inhabitants continues to happen as a result of the growing influx of precarious workers employed in construction and the tourist economy. It is less and less possible for these workers to find a place to live in the city centre, which has become too expensive.
1 552 autorisations de construction sont ainsi délivrées entre juillet 2017 et décembre 2020, tandis que les prix fonciers nominaux augmentent de 117 % en moyenne entre 2017 et 2020 au sein des espaces centraux, et de 53 % en moyenne dans les espaces résidentiels péricentraux (CBRE, 2020). Entre 2015 et 2019, les employés listés au ministère du Travail passent de 38 000 à 95 000, tandis que la population d’origine chinoise passe de 60 000 à 180 000 (F1_2021). Une partie des propriétaires cambodgiens mettent en place une offre de logements destinée à cette population ouvrière croissante. Des constructions précaires sont édifiées à la hâte, tandis que, dans les maisons, de nombreuses chambres sont transformées en dortoirs. L’offre ne suit cependant pas la demande. Par ailleurs, de nombreux propriétaires cambodgiens réservent leurs locations aux travailleurs chinois, car cela « rapporte plus » ; certains casinos et hôtels sécurisent des logements pour leurs employés en louant des bâtiments entiers (OF8_2021). Enfin, de nombreux représentants territoriaux cambodgiens profitent de cette manne financière chinoise en imposant des taxes informelles élevées aux locataires chinois (RE3_2021). La combinaison de ces facteurs entraîne ainsi une augmentation généralisée des loyers résidentiels, qui triplent ou quadruplent à partir de 2017 (RE11_2021), tandis que le prix des baux commerciaux explose véritablement, poussant les commerces les plus précaires à fermer ou à déménager (RE17_2021). Dans ce contexte, Sihanoukville connaît une croissance des inégalités de revenus entre ceux qui possèdent des terrains ou des logements, et qui peuvent profiter de l’augmentation des prix, et ceux qui peinent à se loger ou à payer leur loyer (OF7_2021). L’accès au logement pour la population précaire cambodgienne devient ainsi plus onéreux et difficile. Cette situation pousse les moins nantis à s’installer au sein de zones d’habitat spontané, notamment dans le périurbain et les espaces naturels protégés (RE14_2021). Il est à attendre que cette pression du marché immobilier, conjuguée à l’accélération du développement de grands projets urbains, exacerbe les formes de violences foncières analysées, bien que la pandémie de COVID-19 ait entraîné une baisse drastique de la présence chinoise à Sihanoukville.
Between July 2017 and December 2020, 1,552 construction permits were issued, while nominal land prices increased by an average of 117% between 2017 and 2020 in the central areas, and by an average of 53% in residential areas around the centre (CBRE, 2020). Between 2015 and 2019, the number of employees registered at the Ministry of Employment rose from 38,000 to 95,000, while the population of Chinese origin grew from 60,000 to 180,000 (F1_2021). Some Cambodian landlords have been creating homes for this growing working population. Precarious buildings are hastily erected, while many rooms in houses are being converted to dormitories. However, supply has not kept pace with demand. Moreover, many Cambodian landlords reserve their rental properties for Chinese workers, because “it’s more profitable.” Some casinos and hotels secure accommodation for their employees by renting entire buildings (OF8_2021). Finally, many Cambodian territorial representatives have taken advantage of this Chinese financial manna by imposing high informal taxes on Chinese tenants (RE3_2021). The combination of these factors is therefore driving a general rise in residential rents, which have tripled or quadrupled since 2017 (RE11_2021), while the price of business leases has positively exploded, forcing less solid businesses to close or move (RE17_2021). As a result, Sihanoukville is experiencing a growth in income inequalities between people who own land or housing accommodation, and can take advantage of the increase in prices, and those who find it hard to put a roof over their heads or to pay their rent (OF7_2021). Access to housing for those among the most insecure of Cambodia’s population is thus becoming increasingly expensive and challenging. This situation forces those with the fewest resources to settle in spontaneous housing zones, especially in the outskirts and protected natural areas (RE14_2021). It can be expected that this pressure in the real estate market, combined with the acceleration in the development of large urban projects, will exacerbate the forms of land violence analysed here, although the COVID-19 pandemic led to a drastic fall in the Chinese presence in Sihanoukville.
Conclusion
Conclusion
Dans cet article, nous nous sommes demandé comment la violence conditionne les processus d’exclusion attachés aux modes d’appropriation et de valorisation des ressources foncières à Sihanoukville, une ville secondaire d’Asie du Sud-Est en transformation rapide. Pour ce faire, nous avons proposé une analyse historique, multiscalaire (de l’échelle d’une ville secondaire à celles de quartiers ou de situations spécifiques) et intercatégorielle (en considérant différentes catégories de violence) des dynamiques d’exclusions foncières. En centrant notre étude sur les violences subies par des ménages occupant des terrains convoités pour le développement de projets immobiliers et d’infrastructures stratégiques, nous avons montré que les injustices sociales et spatiales subies par de nombreux habitants ne sont pas la conséquence automatique de « l’informalité » de leurs modes d’occupation de l’espace, de la pauvreté ou des inégalités socio-économiques. Elles sont, au contraire, plutôt conditionnées par l’articulation de différentes formes de violence, résultat de rapports de pouvoir multiformes, de politiques d’aménagement, de modes de gouvernement et de politiques économiques spécifiques. La violence n’est alors pas que le résultat ou l’instrument de l’exclusion d’habitants paupérisés : elle correspond à un dispositif central des stratégies d’appropriation, d’accaparement et de contrôle des ressources foncières menées tant par l’État et ses représentants, que par des spéculateurs fonciers privés.
In this article, our aim has been to explore how violence influences the processes of exclusion associated with the modes of acquiring and exploiting land resources in Sihanoukville, a fast-changing secondary city in Southeast Asia. To do this, we endeavoured to perform a historical, multi-scalar (from city-level to neighbourhoods or specific locations), inter-category (considering different types of violence) study of the dynamics of land exclusion. By focusing on the violence visited on households occupying land coveted for the development of real estate projects and strategic infrastructures, we demonstrated that the social and spatial injustices experienced by many inhabitants are not the automatic consequence of the “informal” occupation of land, of poverty, or of socio-economic inequalities. They are, in fact, much more likely to be determined by a combination of different forms of violence, a result of multifaceted power relations, planning policies, modes of government and specific economic policies. Thus, violence is not simply an outcome or instrument of the exclusion of impoverished inhabitants: it is a central tenet to the strategies of appropriation, monopolisation and control of land resources implemented both by the state and its representatives, as well as by private land speculators.
Dans ce contexte, nous avons montré que la violence se construit à l’interface de temporalités multiples, tant sur le temps long que dans le quotidien. Cette articulation des temporalités de la violence et de l’exclusion foncières détermine la construction et l’exercice des mécanismes d’oppression subis par les populations paupérisées. Œuvrant simultanément, ceux-ci sont au cœur de la constitution de ce que nous avons nommé la « subalternité foncière » qui désigne pour nous une condition citadine partagée par les habitants les plus pauvres faisant face à une violence foncière aussi multiforme que pérenne. Cette perspective sur le temps long dessine les contours d’une « histoire de la violence foncière » qu’il nous semble indispensable d’intégrer aux analyses portant sur les processus contemporains d’exclusion foncière.
In this context, we have revealed that violence is constructed across multiple overlapping timeframes, both over the long term and in the day-to-day. This connection, between land violence and exclusion timelines, determines the construction and exercise of the mechanisms of oppression experienced by impoverished populations. Working together, these mechanisms are central to the formation of what we have called “land subalternity,” which we define as an urban condition common to the poorest inhabitants, within which they are victims of sustained and multifaceted land violence. This long-term perspective established the outlines of a “history of land violence” that we believe must be incorporated into analyses that explore contemporary processes of land exclusion.
Remerciements
Acknowledgements
Nous tenons à remercier les deux évaluateurs ou évaluatrices anonymes pour leurs commentaires et conseils, aussi précis que pertinents, qui nous ont permis d’améliorer sensiblement le rendu final. Nous souhaitons également remercier le Fonds de recherche du Québec – Société et culture et l’ANR VinoRosa qui ont participé financièrement à la réalisation de cette recherche. Enfin, je tiens à remercier Joseph Lukacs, nom d’emprunt visant à conserver l’anonymat qu’il a requis au regard de la sensibilité des données présentées ici, pour son appui dans la collecte des données et leur analyse. L’emploi du « nous » dans cet article désigne ce travail de coproduction.
We would like to thank the two anonymous reviewers for their very precise and relevant comments and advice, which have enabled us to significantly improve the final version of this paper. We would also like to thank the Fonds de recherche du Québec—Société et culture and ANR VinoRosa, which contributed financially to the conduct of this research. Finally, I wish to thank Joseph Lukacs (an assumed name intended to maintain the anonymity that he requested, given the sensitivity of the data presented here), for his support in the collection and analysis of the data. The use of “we” is a reference to this process of joint production.
Pour citer cet article
To quote this article
Fauveaud Gabriel, 2023, « Violences et fabrique de la subalternité foncière à Sihanoukville, Cambodge » [“Violence and the making of land subalternity in Sihanoukville, Cambodia”], Justice spatiale | Spatial Justice, 18 (http://www.jssj.org/article/violences-et-fabrique-de-la-subalternite-fonciere/).
Fauveaud Gabriel, 2023, « Violences et fabrique de la subalternité foncière à Sihanoukville, Cambodge » [“Violence and the making of land subalternity in Sihanoukville, Cambodia”], Justice spatiale | Spatial Justice, 18 (http://www.jssj.org/article/violences-et-fabrique-de-la-subalternite-fonciere/).
[1] Rappelons que dès leur prise du pouvoir, les Khmers rouges vident les villes cambodgiennes de leurs habitants et les déportent dans des camps de travaux forcés. Le terme d’« urbicide » désigne cette tentative d’annihilation de la ville et des citadins.
[1] It should be recalled that the Khmer Rouge, when they came to power, emptied Cambodia’s cities of their inhabitants and deported them to forced labour camps. The term “urbicide” refers to this attempt to eradicate cities and city-dwellers.
[2] L’Apronuc est l’autorité internationale de transition, sous supervision des Nations unies, chargée de l’organisation des premières élections libres depuis la prise de pouvoir des Khmers rouges.
[2] UNTAC was the international transition authority attached to the United Nations responsible for organising the first free elections since the Khmer Rouge takeover.
[3] Ce n’est pas la première fois que la Jica participe à des projets de développement territorial impliquant des évictions forcées de population en Asie du Sud-Est (voir Fauveaud, 2022).
[3] This was not the first time that Jica had taken part in territorial development projects in Southeast Asia that entailed the forced eviction of populations (see Fauveaud, 2022).
[4] La notion de néopatrimonialisme est entendue ici comme un processus de privatisation de l’État, de ses institutions et de ses ressources par des individus, des clans et des familles à des fins d’enrichissement personnel.
[4] The notion of neo-patrimonialism is understood here as a process of state privatisation in which the institutions and resources of the state are usurped by individuals, clans and families for purposes of personal enrichment.
[5] Les « Okhnas » sont des individus qui ont contribué de manière significative au développement du pays et auxquels le gouvernement cambodgien a délivré officiellement un titre honorifique. Le terme désigne, dans le langage courant, des personnages politiques et économiques puissants qui ont un pouvoir très important.
[5] “Okhnas” is the term for individuals who have contributed significantly to the country’s development, and on whom the Cambodian government has officially bestowed an honorific title. In everyday language, the term refers to political and economic figures who wield a great deal of power.
[6] Voir notamment le rapport Cambodia’s Dirty Dozen, A Long History of Rights Abuses by Hun Sen’s Generals de Human Rights Watch du 27 juin 2018 (consulté le 25 novembre 2022).
[6] See in particular the report of 27 June 2018 Cambodia’s Dirty Dozen, A Long History of Rights Abuses by Hun Sen’s Generals by Human Rights Watch (accessed on 25 November 2022).
[7] Voir la fiche d’information Illegal Forced Eviction of 105 Families in Sihanoukville Fact Sheet, de la Cambodian League for the Promotion and Defense of Human Rights, consulté le 28 novembre 2022.
[7] See Illegal Forced Eviction of 105 Families in Sihanoukville Fact Sheet, by the Cambodian League for the Promotion and Defense of Human Rights (accessed on 28 November 2022).