Les utopies sont des "lieux" vers lesquels on tend sans jamais les atteindre pleinement et c'est en ce sens qu'elles sont des "non-lieux", propositions ou idées régulatrices orientant d'éventuelles pratiques communes, ailleurs devenant présent. L'utopie une fois mise en chantier se heurte à des réalités qui la transforment au point parfois de la rendre méconnaissable. La dynamique sociale qu'engendre sa réalisation surprend bien souvent même ses promoteurs. Toute utopie est porteuse d'un projet rénovateur et réformateur qui vient corriger les erreurs d'un système en place, un projet qui se veut plus juste. La justice sociale est ainsi par principe au coeur de toute utopie. Mais le cours de l'histoire comme celui des pratiques collectives viennent bien souvent "piéger" les idéaux initiaux (Paquot 1996).
Utopias are “places” towards which we strive without ever fully achieving them and it is in this sense that they are “non-places”, proposals or controlling ideas orienting possible common practices, “elsewhere” becoming “here.” Once a utopia is started, it comes up against realities that transform it, occasionally to the point where it is unrecognizable. The social dynamic engendering its creation often surprises even its promoters. Every utopia is the carrier of a plan for renewal and reformation intended to correct the errors of an established system; it is a plan intended to be more just. In principle, social justice is thus at the heart of all utopias. But the course of history and collective practices alike frequently end up “booby-trapping” the initial ideals (Paquot 1996).
L'utopie sioniste est née de la précaire condition existentielle des Juifs, particulièrement en Europe de l'est, soumis à la discrimination, à une déterritorialisation récurrente et subie, ainsi qu'à une violence chronique. Motivée par l'antisémitisme virulent et influencée par l'idée nationale, en pleine expansion dans l'Europe du 19ème siècle, cette utopie a envisagé un retour du peuple juif sur la terre d'Israël après plus de vingt siècles de dispersion. Alors qu'une première vague d'immigration prend racine dans la Palestine ottomane, dans les années 1880, grâce au soutien du philanthrope Rothschild, l'utopie sioniste trouve son promoteur en la personne de Théodore Herzl, fondateur de l'organisation sioniste mondiale qui tient son premier congrès en 1897. Herzl, humaniste libéral, a laissé une description tout à fait utopique de l'Etat juif auquel il aspire dans un roman qu'il publie en 1902. Les conflits inter-ethniques y sont absents ainsi que l'exploitation capitaliste qui produit la misère sociale de son temps.
The Zionist utopia was born of the precarious existential condition of the Jews, particularly in Eastern Europe, who were subjected to discrimination, and suffered recurrent deterritorialization, as well as chronic violence. Motivated by virulent anti-Semitism and influenced by the national imagination rapidly growing in 19th century Europe, this utopia envisioned the return of a Jewish people to the land of Israel after more than twenty centuries of dispersion. So, when the first wave of immigration took root in Ottoman Palestine in the 1880s thanks to the support of philanthropist [ Baron Edmond-James de] Rothschild, the Zionist utopia found its promoter in the person of Theodor Herzl, founder of the world Zionist organization that held its first congress in 1897. Herzl – a liberal humanist – left a totally utopian description of the Jewish state he aspired to in a novel he published in 1902. It lacked the ethnic conflicts as well as the capitalist exploitation that produced social hardship in his time.
L'utopie sioniste a donné naissance à une autre utopie plus spécifique, le kibboutz, qui s'est développé en Palestine comme réseau de communautés principalement agraires à partir de 1910. Influencé par les courants de pensée allant de l'anarchisme au socialisme sous toutes ses formes, les membres des premiers kibboutzim (kibboutz au pluriel, en hébreu) se sont institués en avant-garde d'une révolution socialiste d'un type nouveau. Les kibboutzim se sont multipliés : 7 en 1920, 32 localités en 1930, 85 en 1940 et près de 150 à la veille de la création de l'Etat en 1947 (Avrahami, 1998). Outil principal de la construction nationale sioniste, le kibboutz a également représenté un des plus francs succès parmi les expériences socialistes dans le monde (Curtis 1973), salué jusqu'il y a quelques décennies par de nombreux intellectuels, notamment en France (Friedman, Desroche, etc.). Aujourd'hui, après vingt ans de crise profonde, existent toujours 268 localités jouissant du statut juridique de kibboutz mais l'idéal de justice sociale des premiers pionniers n'est encore vivant que dans une petite minorité de kibboutzim.
The Zionist utopia gave birth to another more specific utopia – the kibbutz – that developed in Palestine as a network of primarily agricultural communities starting in 1910. Influenced by the ways of thinking ranging from anarchism to socialism in its every form, the members of the first kibbutzim (plural of kibbutz, in Hebrew) set themselves in the forefront of a new type of socialist revolution. The kibbutzim multiplied: 7 in 1920, 32 locations in 1930, 85 in 1940 and nearly 150 on the eve of the State’s birth in 1947 (Avrahami, 1998). The main tool of the Zionist national structure, the kibbutz was also one of the most downright successful socialist experiments in the world (Curtis 1973), hailed until a few decades ago by numerous intellectuals, notably in France (Friedman, Desroche, etc.). Today, after twenty years of profound crisis, there are still 268 localities with the legal status of kibbutz but the early pioneers’ ideal of social justice is still alive in only a small minority of kibbutzim.
Toute utopie à travers le projet qu'elle formule traduit une conception particulière de la justice sociale et cette justice s'exprime aussi en termes d'espace. La justice, dans la conception que le sionisme s'en fait, passe par une re-territorialisation socialement équitable du peuple juif, cela toutefois au prix d'un certain nombre d'iniquités collatérales, par ailleurs aux sources du conflit israélo-arabe et du problème palestinien. Cette conception est donc étroitement liée à une politique de l'espace. Celui-ci est déclaré ressource publique dès la naissance de l'Etat et fait l'objet de plans d'aménagement du territoire qui sont le cadre d'une redistribution de l'espace entre Arabes et Juifs mais aussi entre secteurs ruraux et urbains. Ainsi sont créées près de 400 localités rurales dans la première décennie de l'Etat.
All utopian plans are the translation of a particular concept of social justice and this justice is expressed in part in terms of space. Justice, in its Zionist conception, is arrived at through a socially equitable re-territorialization of the Jewish people, at the cost, however of a certain number of collateral inequities which are, moreover, sources of the Israeli-Arab conflict and the Palestinian problem. This conception is therefore closely tied to a spatial policy. Space was declared a public resource upon creation of the State and has been subject to territorial development plans forming the framework for the redistribution of space among Arabs and Jews but also between rural and urban areas. Thus nearly 400 rural localities were created in the country’s first decade of existence.
Dans l'utopie kibboutzique, l'espace joue également un rôle central. D'abord comme instrument du projet sioniste, le kibboutz s'est attelé à la conquête de la terre d'Israël jusque dans les régions les plus reculées et hostiles de la Palestine "dounam[1] après dounam". Puis en tant que moyen de production agricole, plus tard, à la suite du bouleversement démographique provoqué par la guerre d'indépendance et l'immigration massive de rescapés de la Shoah et de réfugiés des pays arabes et/ou musulmans, l'espace est devenu l'objet de plans nationaux d'aménagement dans lesquels les fédérations de kibboutzim ont activement participé. Ces plans ont donné jour, dans les années 1950-60, à 28 villes nouvelles (ou "villes de développement", en hébreu "ayarat pitouah") à travers le pays qui se partagent, avec le secteur rural et les localités des différentes minorités ethniques et religieuses, l'espace en périphérie de l'Etat.
Space also plays a key role in the kibbutz utopia. First, as an instrument of the Zionist plan, the kibbutz got down to conquering the land of Israel even in the most remote and hostile regions of Palestine,“dunam[1] after dunam”. Then, as a means of agricultural production, and later, after the demographic upset caused by the war of independence and mass immigration of Holocaust survivors and refugees from Arab and/or Muslim countries, space became the focus of national development plans in which the kibbutz federations actively participated. In the 1950s and 60s these plans led to the creation of 28 new cities (or “development towns”, « ayarat pitouah” in Hebrew) across the country that share the space on the State’s periphery along with the rural sector and various ethnic and religious minorities.
En tant que concept de planification qui s'est imposé à partir des années 1930, le kibboutz, "ni ville, ni village" suivant la formule de Tabenkin (1887-1971), constitue une alternative urbanistique à la ville capitaliste au même titre que les cités-jardins de Howard ou l'urbanisme de la première décennie après la révolution en U.R.S.S. Elle représente une "mini-utopie" mêlant dans sa structure propriété collective et auto-gestion, communauté à dimension humaine et modernité urbaine (Kahana, 2011).
As a planning concept that became necessary starting in the 1930s, the kibbutz, “neither city nor village” based on Tabenkin’s (1887-1971) formula, is an urban planning alternative to the capitalist city similar to Howard’s garden cities, or town planning in the first decade after the revolution in the U.S.S.R. It is a “mini-utopia” structured to blend collective ownership and self-management, community on a human scale and urban modernity (Kahana, 2011).
L'espace à l'intérieur des kibboutzim a joui d'un traitement particulier qui témoignait des valeurs fondamentales d'égalité et de participation. Au cours des années s'est cristallisé un modèle d'aménagement fonctionnaliste et verdoyant qui a conféré à la plupart d'entre eux une physionomie commune : services communautaires et administratifs au centre de la localité et en particulier la salle à manger commune ; en périphérie les zones d'activités, élevage et/ou industrie ; et enfin les zones d'habitations aux logements répondant à des critères de modestie et d'unité, tout cela dans un espace ouvert.
The space inside kibbutzim received special treatment that bore witness to the fundamental values of equality and participation. Over the years, a functionalist, lush development model crystalized which imparted a common physiognomy to most of them: community and government services, and particularly a common dining room were located in the center of the locality; activities in the periphery: livestock production and/or industry; and finally, the residential areas with housing fulfilling the criteria of modesty and unity, all in an open space.
Les changements culturels des vingt dernières années ont conduit à un traitement nouveau de l'espace intérieur au kibboutz, traitement qui reflète les valeurs dominantes aujourd'hui et le vent de privatisation qui les accompagnent. Alors que le paysage kibboutzique exprimait une justice sociale fondée sur l'égalité et la propriété collective dans sa répartition de l'espace, ce paysage s'est progressivement transformé, consacrant dorénavant la propriété privée, ressemblant de plus en plus à une petite banlieue cossue où chaque parcelle est bien délimitée par ses barrières et ses deux places de stationnement.
The cultural changes in the last twenty years have resulted in a new treatment of the space inside the kibbutz, reflecting today’s predominant values and the accompanying trend toward privatization. While the kibbutz landscape used to express social justice founded on equality and collective ownership in its allocation of space, this landscape gradually transformed, consecrating private ownership, and from then on it increasingly resembled small, luxury suburbs where fences and two parking spaces clearly mark out every lot.
Cet article se propose de retracer l'évolution historique de l'utopie kibboutzique en accordant une attention particulière à sa conception de la justice sociale et de son expression dans l'espace. Il s'agira de comprendre comment la vision révolutionnaire de la justice sociale des débuts s'est adaptée aux réalités successives : l'évolution du sionisme, l'établissement de l'Etat d'Israël, la crise profonde qui l'a frappé dès le milieu des années 1980 et le virage néolibéral des années 1990-2000. Nous analyserons les réponses que le kibboutz a données à cette crise et interpréterons la signification de ces réponses en matière de justice sociale. Le parcours de l'utopie kibboutzique à travers la jeune histoire de l'Etat hébreu sera également mis en perspective avec celui d'une autre utopie sioniste, la "ville de développement", vite devenue dystopie et espace de relégation, surtout au regard de l'élitiste kibboutz.
This article proposes to retrace the historic evolution of the kibbutz utopia by closely examining its conception of social justice and its expression in space as well as understanding how the early revolutionary vision of social justice adapted to successive realities: the evolution of Zionism, the founding of the State of Israel, the profound crisis that has affected it since the mid-1980s and the neo-liberal shift of the years from 1990 to 2000. We will analyze the kibbutz’ responses to this crisis and will interpret their meaning in terms of social justice. The course of the kibbutz utopia throughout the young history of the Jewish State will also be compared to that of another Zionist utopia, the “development town”, which quickly became a dystopia and relegation space, especially relative to the elitist kibbutz.
Degania ou la genèse du kibboutz
Degania or the origin of the kibbutz
La colonisation fondée sur l'entreprise privée et la philanthropie qui caractérisait la première vague d'immigration sioniste (1881-1903) a abouti à la fondation d'une vingtaine de localités agricoles. Cependant les exploitations de ces localités accumulaient souvent des déficits, particulièrement durant les premières années, et survivaient grâce aux généreuses donations du baron de Rothschild. Les difficultés de subsistance en Palestine et la réorganisation de l'activité sioniste sur des critères économiques ont conduit les institutions à chercher un nouveau modèle d'installation (Shilo, 1986). Entre les années 1903 et 1914, une nouvelle vague d'immigration juive arrive en Palestine, venue principalement de Russie et composée essentiellement de jeunes gens souvent empreints d'idéal socialiste. Certains d'entre eux, ayant participé à la révolution manquée de 1905 en Russie, désiraient exporter leurs idéaux de justice sociale. A cette époque se multiplient les expériences communautaires ; d'abord des communautés de consommation où quelques ouvriers mettent en commun leurs maigres salaires pour survivre, puis la première communauté de production (à Sejera 1907-1908) liée par contrat à un employeur et qui servira de modèle. En 1914, une dizaine de communautés de ce type regroupe environ 200 ouvriers. Mais ces communautés sont temporaires, elles se font et se défont au gré des contrats d'emploi et les ouvriers se déplacent en fonction de l'offre. En 1912, après un contrat de deux ans, une communauté d'ouvriers agricoles décide de se fixer à Degania et de la sorte naquit le premier kibboutz. A Degania figurent les trois composantes qui caractériseront plus tard le mouvement kibboutzique et sa conception de la justice sociale : communauté de consommation, communauté de travail et production, permanence de la communauté (Near, 1983). Ainsi les terres achetées par les institutions du mouvement sioniste, confiées collectivement à des groupes d'ouvriers, deviennent le nouveau mode de développement du sionisme en Palestine.
Colonization based on private enterprise and philanthropy characterizing the first wave of Zionist immigration (1881-1902) culminated in the founding of some twenty agricultural settlements. However, these operations of these localities frequently accumulated deficits, particularly during the first years, and survived thanks to generous donations from Baron de Rothschild. The difficulties of subsistence in Palestine and the reorganization of Zionist activity based on economic criteria led the institutions to seek a new settlement model (Shilo, 1986). From 1903 to 1914, a new wave of Jewish immigration arrived in Palestine, primarily from Russia and composed mainly of young people embracing socialist ideals. Some of them, who had participated in the failed 1905 revolution in Russia, wished to export their ideals of social justice. At this time, community experiments were multiplying; first, there were consumer communities where a few workers would pool their meager wages to survive, then the first production community (in Sejera, 1907-1908) bound by contract to an employer and which would serve as a model. In 1914, a dozen of this type of community brought together roughly 200 workers. But these communities were temporary. They came and went at the mercy of employment contracts and the workers moved based on what was offered. In 1912, after a two-year contract, a community of farm workers decided to stay in Degania and thus the first kibbutz was born. The three components that would later characterize the kibbutz movement and its concept of social justice appeared in Dagania: community of consumption, community of work and production, and permanence of the community (Near, 1983). Thus the land purchased by the institutions of the Zionist movement, entrusted collectively to groups of workers, became the new development method of Zionism in Palestine.
Ces pionniers de la seconde vague d'immigration, à l'origine du kibboutz, ont forgé leurs convictions politiques dans la Russie de la fin du 19ème siècle, à une époque où le marxisme ne s'était pas encore imposé comme courant dominant du socialisme. Ils ont été influencés par les différents courants socialistes, utopiques et libertaires, par le populisme russe à travers l'idéalisation du paysan, de sa sagesse, du travail agricole. La troisième vague d'immigration (1919-1923), elle aussi composée d'une jeunesse socialiste, constitue néanmoins sociologiquement une nouvelle génération (Manheim, 1990). Nombreux parmi eux ont participé à la révolution de 1917 et l'influence marxiste est chez eux sensible. Ces différences idéologiques entre pionniers seront les bases du débat sur le profil idéal et l'essence d'un kibboutz durant les années 1920-30 : petite communauté rurale et intime mettant l'accent sur les valeurs humanistes d'amitié, de dialogue, de rédemption de soi par le travail physique de la terre, le lien à la terre et aux autres membres de la communauté, ou plutôt, grande communauté, sorte de "village urbain", ouverte aussi à d'autres activités économiques que l'agriculture, collectiviste et centralisée, outil d'une révolution socialiste à venir (Kashtan & Bar-Sinai, 2003). Ces différences se concrétiseront par la formation de plusieurs fédérations de kibboutzim (Landshaut, 1944/2000) et par diverses approches en termes de planification. Ce foisonnement de communautés ouvrières en Palestine renforce Sirkin (1868-1924), leader sioniste socialiste, dans la formulation de son utopie de "socialisme constructiviste" : construire en Palestine une société socialiste, non étatique (à la différence des kolkhozes), une société de communautés fondées sur le consensus découlant de l'identification de ses membres. Sirkin propose de "sauter l'étape du capitalisme". Il ne nie pas l'importance de la lutte des classes dans la dynamique historique, mais il pense qu'en Palestine elle prendra une autre forme qu'en Europe, moins violente et moins destructrice : il s'agit selon lui de construire le socialisme à l'endroit où il n'y a pas de capitalisme à détruire (Kanari, 1993).
These pioneers of the second wave of immigration, the originators of the kibbutz, forged their political convictions in late-19th century Russia at a time when Marxism had not yet been established as the dominant stream of socialism. Their influences were various socialist, utopian and libertarian currents, Russian populism through peasant idealism, its wisdom and farm work. The third wave of immigration (1919-1923), which was also made up of socialist youth, nonetheless constituted a new generation (Manheim, 1990). Many of them had participated in the 1917 revolution and Marxism’s influence on them was noticeable. From 1920 to 1930 these ideological differences between pioneers would form the basis of the debate on the ideal profile and the essence of a kibbutz as a small, rural, close-knit community, emphasizing the humanist values of friendship, dialogue, self-redemption through physically working the land, the connection to the land and other members of the community, or alternatively, a large community of the “urban village” type, open to economic activities other than farming, collectivist and centralized, the tool of a socialist revolution to come (Kashtan & Bar-Sinai, 2003). These differences would lead to the formation of a number of kibbutz federations (Landshaut, 1944/2000) and various planning approaches. This proliferation of working-class communities in Palestine strengthened Sirkin (1868-1924), a socialist Zionist leader, in the formulation of his “constructivist socialism” utopia: a non-state-controlled (unlike the kolkhozes) socialist society of communities in Palestine founded on the consensus arising from the identification of its members. Sirkin recommended “skipping the capitalism stage”. He did not deny the importance of class struggles in the historic dynamic but he believed that in Palestine this struggle would take a different, less violent and less destructive form than in Europe. In his opinion, it was a matter of building socialism in a place where there was no capitalism to be destroyed (Kanari, 1993).
Le kibboutz entre sionisme et socialisme (1936-1948)
The kibbutz between Zionism and socialism (1936-1948)
Tandis que le kibboutz s'interroge sur le modèle idéal de justice sociale, la réalité des événements politiques en Palestine va le détourner partiellement de son projet social et le réorienter vers l'axe national. Suite à la quatrième (1923-1929) et au début de la cinquième vague d'immigration (1929-1939), la population juive est passée de 10% à 35% de la population totale de Palestine en 1935. Elle va également changer de composition sociale. Ces deux dernières vagues d'immigration, bien supérieures numériquement aux deux précédentes, sont principalement constituées de membres de la classe moyenne : commerçants, artisans, professions libérales. Ainsi, la classe ouvrière va perdre la majorité au sein de la population juive de Palestine. Cette situation nouvelle va contribuer à éloigner la perspective de constitution d'une société socialiste d'une part et d'autre part à encourager le parti ouvrier dominant de Ben Gourion à se recentrer afin de ne pas perdre son hégémonie politique. Mais plus certainement encore, cet accroissement sensible de populations juives en Palestine va précipiter la cristallisation du nationalisme palestinien qui se traduira par la grande révolte arabe des années 1936-1939. Dès lors, il devient clair pour Ben Gourion que la Palestine est l'enjeu d'une concurrence entre deux nationalismes. En réponse à l'hostilité arabe, le mouvement sioniste accélère la fondation de nouvelles localités juives, surtout dans les régions périphériques où la population juive était encore clairsemée, et ceci, en vue d'un prochain plan de partage, tel celui proposé par la commission Peel (1937), refusé par les Arabes. Dans cette course à la multiplication des localités juives, le kibboutz sort largement vainqueur : sur 52 localités juives fondées à cette période, 37 sont des kibboutzim. Face à la situation d'insécurité qui régnait alors, le kibboutz, initialement communauté de jeunes célibataires, où la subsistance et la sécurité sont organisées collectivement, était mieux adapté que toute autre forme de localité fondée sur la cellule familiale.
While the kibbutz was investigating the ideal social justice model, the reality of political events in Palestine would be a partial diversion from its social project and redirect it towards the national focus. Following the fourth (1923-1929) and early in the fifth waves of immigration (1929-1939), the Jewish population of Palestine went from 10% to 35% of the total population in 1935. It would also change the social composition. These last two waves of immigration, which were numerically much larger than the previous two, consisted primarily of members of the middle class: merchants, artisans and professionals. This meant that the working class would no longer be the majority of Palestine’s Jewish population. On the one hand, this new situation would contribute to putting off the prospect of forming a socialist society, and on the other would encourage Ben Gurion’s dominant workers’ party to realign in order not to lose its political hegemony. But even more, this marked growth in the Jewish populations in Palestine would precipitate the crystallization of Palestinian nationalism, which would translate into the great Arab revolt of 1936 to 1939. From then on, it became clear to Ben Gurion that Palestine was caught in a tug-of-war between two nationalisms. In response to Arab hostility, the Zionist movement sped up the founding of new Jewish settlements, especially in the outlying regions where the Jewish population was still sparse, with a view to the next plan for partitioning, such as the one proposed by the Peel Commission (1937) and rejected by the Arabs. In this race to multiply Jewish localities, the kibbutz was the big winner: of the 52 Jewish settlements founded in that period, 37 were kibbutzim. Initially a community of young single people where subsistence and security were organized collectively, the kibbutz was better suited than all forms of locality founded on the family unit in the face of the reigning insecurity at the time.
Si au début de son histoire, le sionisme se pense comme un projet voué à corriger l'injustice sociale dont étaient frappés les Juifs d'Europe, les premiers kibboutzim du début du siècle s'engagent plus avant encore dans la recherche d'une société idéale qui corrigerait ce qui était considéré comme les aberrations de l'identité juive diasporique, notamment de son lot d'inégalités, cela par un modèle de développement rural, mettant en exergue le caractère socialiste de sa vision du monde et des rapports sociaux. Néanmoins, à partir de la fin des années 1930, le projet social s'estompe au profit du projet national. Le kibboutz, organisé en fédérations et en force politique, s'investit dans le conflit pour la création du futur Etat ; investissement fructueux qui lui permettra d'accumuler dans les années qui suivent diverses ressources : plus de terres à peupler et à exploiter lui seront confiées par les institutions du mouvement sioniste, plus de certificats d'immigration délivrés par les Anglais, dont le nombre est limité sous la pression arabe (le livre blanc de 1939), plus de pouvoir au sein des institutions sionistes ; et enfin le kibboutz gagne en prestige pour son engagement dans la lutte nationale aux yeux de la population juive de Palestine (Ben Rafael, 1992). Ainsi à la veille de l'indépendance en 1947, on compte 145 kibboutzim dans lesquels vivent 7.5% de la population juive, soit 54 000 personnes.
If Zionism was thought to be a plan for correcting the social injustice that the Jews in Europe had been hit with, the first kibbutzim at the start of the century were even further ahead in their commitment to seeking an ideal society that would correct the deemed aberrations of the diasporic Jewish identity, notably its lot of inequalities, through a model of rural development that underscored the socialist character of its world view and social relations. Nonetheless, starting in the late 1930s, the social project faded to the benefit of the national project. The kibbutz, with organized federations and political strength, became involved in the conflict for the creation of the future State; this investment was productive and in the years that followed would enable it to accumulate various resources: the institutions of the Zionist movement gave the kibbutzim more land to be populated and developed; the British provided more immigration certificates, which had been limited under pressure from the Arabs (1939 white book); Zionist institutions gained more power; and, finally, the kibbutz rose in prestige in the eyes of the Jewish population in Palestine (Ben Rafael, 1992). Thus, in 1947 on the eve of independence, 145 kibbutzim were home to 54,000 people, or 7.5% of the Jewish population.
Cette lutte entre nationalismes opposés causera de profonds bouleversements en termes de (re-)distribution de l'espace au Moyen-orient ainsi qu'en termes démographiques. Tout d'abord en 1922, le territoire confié aux Britanniques après la Première Guerre mondiale est partagé, prélude à la création du Royaume de Transjordanie. A partir de cette date, l'installation juive à l'est du Jourdain est interdite. Puis en 1937, une proposition de partition du territoire à l'ouest du Jourdain en deux Etats, arabe et juif, voit le jour, proposition qui n'aboutira pas. Le plan de partage de l'ONU de 1947 conduira au conflit israélo-arabe et au déplacement constant de la ligne de démarcation entre Juifs et Arabes au gré des guerres, des accords de cessez-le-feu ou de paix, et enfin de la colonisation rampante en Cisjordanie : 1949 accords de cessez-le-feu, 1967 guerre des Six jours et occupation de la Cisjordanie par Israël, 1979-1982 accords de paix avec l'Egypte et retrait du Sinaï, 1993 accords d'Oslo et zonage de la Cisjordanie, 1994 accord de paix avec la Jordanie, depuis 1993 accélération de la colonisation rampante en Cisjordanie, 2005 retrait de la bande de Gaza.
This struggle between opposing nationalisms would cause profound upheavals in terms of both (re-)distribution of the space in the Middle East and demographics. To begin with in 1922, the territory given to the British after the First World War was partitioned in the prelude to the creation of the kingdom of Transjordan. From then on, Jewish settlement east of the Jordan was prohibited. Then, in 1937, a proposal came about for partitioning the territory west of the Jordan into two states, one Arab and one Jewish, but this would fall through. The 1947 UNO partition plan would lead to the Israeli-Arab conflict and the continuous moving of the boundary between Jews and Arabs at the mercy of wars, cease-fires and peace agreements, and finally the rampant colonization on the West Bank: the 1949 cease-fire agreements; the 1967 Six-Day War and occupation of the West Bank by Israel; the 1979-1982 peace agreements with Egypt and withdrawal from the Sinai; the 1993 Oslo and West Bank zoning agreements, the 1994 peace agreement with Jordan, a quickening of the rampant colonization of the West Bank since 1993; and, the 2005 withdrawal from the Gaza Strip.
Pour en revenir au kibboutz, son engagement pour l'indépendance nationale se poursuit et s'intensifie durant les années 1940, mais, parallèlement se développent les dissensions politiques entre les fédérations kibboutziques et le parti ouvrier de Ben Gourion, leader du système politique juif de Palestine et du mouvement sioniste. Ces dissensions conduiront à diverses scissions et plus tard à la formation d'un parti politique concurrent de celui de Ben Gourion, parti soutenu par les deux plus grandes fédérations de kibboutzim. Cet affrontement politique au sein du mouvement ouvrier parvient à son paroxysme à la création de l'Etat d'Israël. Aux premières élections du parlement en 1949, le Mapam, identifié aux mouvements kibboutziques, devient le deuxième plus grand parti israélien après le parti de Ben Gourion, mais celui-ci ne l'intégra pas à sa coalition. Dans l'opposition politique, miné par les divisions concernant sa position envers l'Union soviétique et incapable de s'adapter à la révolution démographique de la première décennie d'Israël, le kibboutz entame un long processus de marginalisation politique et sociale.
Getting back to the kibbutz, its commitment to national independence continued and intensified during the 1940s but at the same time, political dissension developed among the kibbutz federations and the workers’ party of Ben Gurion, who was the leader of Palestine’s Jewish political system and the Zionist movement. These dissensions would lead to various splits and later to the formation of a political party that was supported by both major kibbutzim federations and would compete against that of Ben Gurion. This political clash would peak upon creation of the State of Israel. In the first parliamentary elections in 1949, the MAPAM, identified with the kibbutz movements, became the second largest party in Israel after Ben Gurion’s party, but the MAPAM would not make his party part of the coalition. In political opposition, undermined by the divisions concerning its position toward the Soviet Union, and unable to adapt to the demographic revolution of Israel’s first decade, the kibbutz began a long process of political and social marginalization.
La guerre de 1947-1949, nommée "catastrophe" ou "d'indépendance" suivant le camp concerné, provoquera d'immenses mouvements de populations : entre un demi-million et 750.000 Arabes seront chassés et/ou fuiront les territoires contrôlés par Israël (Morris, 2004) alors que 136.000 rescapés de la Shoah ainsi que près de 800.000 Juifs réfugiés de pays arabes ou musulmans, immigreront en Israël. Ainsi, les années 1950 se déroulent sous le signe d'un effort d'intégration de l'énorme vague d'immigrants consécutive à la guerre d'indépendance. Entre 1948 et 1952, la population juive double et la population totale du pays va même presque tripler à la fin de la décennie, passant de 750.000 habitants en 1949 à presque 2 millions en 1960. Dans le même temps, si seulement 7% des terres étaient en possession de Juifs en 1947, 80% des terres passent sous le contrôle de l'Etat hébreu après la guerre. Sous la direction de l'architecte Arieh Sharon est mis en chantier en 1950 le premier plan national d'aménagement du territoire dont les priorités sont : le logement de la masse d'immigrés et la correction de "l'anomalie" qui caractérisait la Palestine mandataire dans laquelle 2/3 de la population juive était concentrée dans les 3 grandes villes (Jérusalem, Tel-Aviv et Haifa) et 82% dans la plaine côtière entre Haifa et Tel-Aviv. Il s'agit donc pour Sharon de disperser la population dans un réseau d'agglomérations rurales et urbaines de petite et moyenne taille, en périphérie. Il souhaite ramener la population des grandes villes à 45% de la population totale. Plus de 400 agglomérations rurales sont créées dans le cadre de ce plan, mais la "perle" en est la "ville de développement", conçue comme un "lieu central" infrarégional très "christallerien" (voir infra) "accueillant" une population oscillant entre 20.000 et 50.000 habitants afin de ne pas perdre, selon l'imaginaire de ses bâtisseurs, la dimension communautaire de la petite ville et éviter ainsi certaines conséquences estimées néfastes, telle l'aliénation sensée caractériser les grandes villes (Efrat, 2010).
The war of 1947-1949, called “The Catastrophe” or “The War of Independence” depending on the perspective, would provoke immense movements of populations: between 500,000 and 750,000 Arabs were chased out and/or fled the territories controlled by Israel (Morris, 2004), while 136,000 Holocaust survivors and nearly 800,000 Jewish refugees from Arab or Muslim countries immigrated to Israel. Thus, the 1950s were marked by an effort to integrate the enormous wave of immigrants resulting from the war of independence. Between 1948 and 1952, the Jewish population doubled and the total population of the country in fact nearly tripled at the end of the decade, going from 750,000 inhabitants in 1949 to nearly 2 million in 1960. At the same time, if only 7% of the land was in Jewish possession in 1947, 80% of the land was controlled by the Jewish State after the war. Under the direction of the architect Arieh Sharon, the first national land development plan got started with the priorities of: housing for the mass of immigrants, and correction of the “anomaly” characterizing Palestinian authority in which 2/3 of the Jewish population was concentrated in the 3 large cities (Jerusalem, Tel-Aviv and Haifa) and 82% in the coastal plain between Haifa and Tel-Aviv. Sharon’s task therefore, was to disperse the population to a network of small and medium-size rural and urban agglomerations in the periphery. He hoped to bring the population of the large cities to 45% of the total population. Over 400 rural agglomerations were created as part of this plan, but the “gem” was the “development town”, which according to how it was imagined by its builders, was conceived as a sub-regional, very “Christallerian” (see infra) “central place”, “accommodating” a population that would range from 20,000 to 50,000 so as not to lose the community aspect of the small city and thus prevent certain consequences that were deemed harmful – such as alienation – and which supposedly characterized big cities (Efrat, 2010).
Le kibboutz : transformation d'un mouvement utopique révolutionnaire en une bourgeoisie de classe moyenne supérieure
The kibbutz: Transformation of a revolutionary utopian movement into an upper-middle class bourgeoisie
La guerre d'indépendance et les années qui suivront seront critiques pour l'utopie kibboutzique. Alors au sommet de sa puissance démographique et politique, le kibboutz, par son activité pionnière et militaire, est profondément engagé dans le projet d'indépendance nationale. Entre fin 1947 et fin 1952, le nombre de kibboutzim est passé de 145 à 217, soit 72 nouveaux kibboutzim en 5 ans, dont 41 nouveaux pour la seule année 1949. Ces kibboutzim sont fondés sur les terres qui leur sont octroyées par l'Etat. Ainsi l'outil productif des kibboutzim, la surface des sols, passe de moins d'un demi-million de dounams en 1947 à plus d'un million et demi de dounams en 1952. Toutefois, face à cet accroissement considérable des moyens de production, le kibboutz manque cruellement de main-d'oeuvre. Paradoxalement, de façon parallèle à cette pénurie, le pays est submergé par un flot considérable de nouveaux immigrants, entassés dans les camps de transit et en recherche d'emploi. Cette situation aurait dû conduire le kibboutz à s'engager dans le recrutement intensif de membres parmi les nouveaux arrivés d'autant que, conscient de l'importance de l'intégration pour son propre développement, le kibboutz est jusqu'à la création de l'Etat, un des principaux agents d'intégration des immigrés (Ben Rafael, 1992). En réalité il n'en fut rien. Pour des raisons multiples et complexes, le kibboutz a échoué dans la mission nationale d'intégration de l'immigration massive de la première décennie du jeune Etat. Au delà du manque d'attractivité du kibboutz aux yeux des nouveaux venus, l'échec est dû entre autres à plusieurs facteurs:
The war of independence and the years that followed would be critical for the kibbutz utopia. Then at the peak of its demographic and political power, through its pioneering and military action, the kibbutz was profoundly committed to the national independence project. Between late 1947 and late 1952, the number of kibbutzim went from 145 to 217, i.e. 72 new kibbutzim in 5 years, including 41 in 1949 alone. These kibbutzim were founded on the land allocated to them by the State. This meant that the kibbutzim’s production tool – the land surface – went from less than 500,000 dunams in 1947 to over 1.5 million in 1952. However, in the face of this considerable growth in production means, the kibbutz was sorely lacking in manpower. Paradoxically, alongside this shortage, the country was submerged under a considerable torrent of new immigrants, crammed into transit camps and looking for work. This situation should have led the kibbutz to engage in intensive recruitment of members from among the newcomers, particularly as due to awareness of the importance of integration for its own development, the kibbutz was, up until the time that the State was created, one of the main factors in the integration of immigrants (Ben Rafael, 1992). In reality, this was far from being the case. For a multitude of complex reasons, the kibbutz failed in its national mission to integrate the massive number of immigrants in the young State’s first decade. Beyond the unattractiveness of the kibbutz to the eyes of the newcomers, the failure was due to a number of factors, including:
- l'écart culturel existant entre la population du kibboutz, originaire de l'Europe de l'est d'avant-guerre, et la grande majorité des nouveaux immigrants originaires d'Afrique du nord et du Moyen-Orient ; écart culturel traduit souvent par un ethnocentrisme et des attitudes méprisantes vis-à-vis des nouveaux arrivés (Segev, 1984).
– The cultural gap existing between the kibbutz population of eastern European origin from before the war and the vast majority of new immigrants coming from northern Africa and the Middle East; this cultural gap often translated into ethnocentrism and disdain toward newcomers (Segev, 1984).
- l'incapacité du kibboutz à adapter les filières d'intégration de la période pré-étatique (mouvements de jeunesse pionniers chargés de la socialisation des futures recrues) à la situation nouvelle d'immigration de masse.
– The kibbutz’ inability to adapt the integration systems from the pre-state period (pioneer youth movements responsible for the socialization of future recruits) to the new mass immigration situation.
- l'essoufflement de l'esprit pionnier des débuts du kiboutz, notamment après une décennie de mobilisation intensive pour la création de l'Etat et une guerre d'indépendance particulièrement meurtrière. En effet, les années 50 sont marquées par un certain repli sur soi, une réticence du kibboutz à l'engagement dans le combat pour l'intégration, et par un fossé grandissant entre l'idéologie révolutionnaire déclarée et une pratique bien plus conservatrice (Shapira, 2008).
– The pioneer spirit of the early kibbutz lost steam, particularly after a decade of intensive mobilization for creating the State and an especially devastating war of independence. In fact, during the 1950s the kibbutz demonstrated a certain introversion and reluctance to engage in the integration battle, and there was a growing chasm between the declared revolutionary ideology and the considerably more conservative practices (Shapira, 2008).
- la maladresse politique de Ben Gourion qui d'une part tente d'arrimer le mouvement kibboutzique à la tâche d'intégration et de l'autre l'attaque pour la faiblesse de sa mobilisation. En un sens, la lutte politique entre les partis Mapam, soutenus par les kibboutzim, et Mapai de Ben Gourion, s'est faite sur le dos des nouveaux immigrants (Tzur, 2006).
– Ben Gurion’s political ineptitude. On the one hand, he attempted to hitch the kibbutz movement to the integration task, and on the other, attacked it for its feeble mobilization. In a sense, the political struggle between the MAPAM party, supported by the kibbutzim, and Ben Gurion’s MAPAI was waged on the back of new immigrants (Tzur, 2006).
Suite à l'échec relatif de l'intégration des immigrants des années 1950, échec auquel le kibboutz a largement contribué, se sont cristallisés dans la société juive israélienne des années 1960-70 deux secteurs de population, qui au lieu de se "fondre"[2] en une même culture suivant le modèle prôné alors par les élites, se sont constituées en alternatives culturelles qui déboucheront sur le post-sionisme (Kimmerling 2001). D'une part l'Israël des anciens de la période pré-étatique ("vatikim"), élite socio-économique ashkénaze, et d'autre part les nouveaux, pour la plupart Orientaux, prolétariats des régions périphériques. Dans ce clivage, le kibboutz n'est plus perçu comme un mouvement révolutionnaire, avant garde du socialisme, une utopie assoiffée de justice sociale, mais plutôt comme un des compartiments privilégiés de la société, utilisant à ses fins productivistes un prolétariat "fruste" d'origine orientale. En effet, bien qu'opposé idéologiquement au travail salarié, du fait de l'exploitation qui l'accompagne, le kibboutz devient en périphérie de l'espace (social) israélien un des principaux, sinon le principal employeur.
In response to the relative failure to integrate the immigrants who arrived during the 1950s, a failure to which the kibbutz greatly contributed, during the 1960s and 70s, two population sectors crystallized in Israeli Jewish society, which instead of “merging”[2] into one culture based on the model advocated then by the elites, formed cultural alternatives which would lead to post-Zionism (Kimmerling 2001). On the one hand was the Israel of the elders from the pre-State period (« vatikim« ), the Ashkenazi socio-economic elite; and on the other, the newcomers, primarily Middle Easterners, proletariats from peripheral regions. In this divide, the kibbutz was no longer perceived as a revolutionary, avant-garde socialist movement, a utopia thirsting for social justice, but rather as one of the privileged pockets of society, using an “uncouth” proletariat of middle-eastern origin for its own productivist purposes. As a matter of fact, while although ideologically opposed to salaried work due to the exploitation that goes with it, on the periphery of Israel’s (social) space, the kibbutz became one of the main, if not the main, employer.
En fait, le kibboutz est depuis son origine partagé entre un ethos égalitariste témoignant de son engagement socialiste et un ethos productiviste, inscrit dans le projet sioniste de rédemption du juif diasporique par le travail productif et exprimé par sa volonté d'optimiser l'usage des moyens de production à sa disposition (Ben Rafael, 1992). Jusqu'à la création de l'Etat, il est parvenu à maintenir un équilibre entre ces deux polarités, mais dès les années 1950 cet équilibre est rompu. Les domaines dans lesquels il se distinguait jusque là (sécurité, développement rural, intégration de l'immigration) sont alors progressivement investis par l'Etat, le kibboutz perdant ainsi son statut d'élite au service de la cause nationale. Tandis que les moyens de production dépassent largement ses capacités à les exploiter, le kibboutz se considère alors non comme une avant garde luttant pour l'instauration du socialisme, mais comme une alternative concurrente à la société israélienne environnante. Dans cette compétition avec le milieu, il lui fallait prouver que son modèle économique socialiste pouvait concurrencer l'économie capitaliste du jeune Etat. C'est à ce moment historique que l'ethos productiviste est devenu dominant aux dépens de l'ethos égalitariste. Depuis la rupture de cet équilibre, le socialisme et l'égalité se sont limités à une affaire interne au kibboutz et celui-ci a renoncé de facto à son rôle révolutionnaire et à l'utopie du socialisme constructiviste. C'est à partir des années 1950 que ce qui est nommé au kibboutz "meshekism", idéologie privilégiant le productivisme et la dimension économique du kibboutz à sa dimension sociale et révolutionnaire, est devenu dominant. Ainsi l'économique (production, travail, bénéfices) n'est plus considéré comme un moyen de rédemption individuel et/ou collectif, ni comme une structure profonde sur laquelle reposerait un système de justice sociale fondé sur l'égalité et la participation, mais plutôt comme une fin en soi, ce que le sociologue américain Robert Merton (1965) considère comme une déviance de type "ritualiste" (Zamir 1985)[3]. Cette déviance s'accentuera encore avec la crise des années 1980. Alors que dans les années 1970 les écarts socio-spatiaux se creusent entre kibboutz et "villes de développement", l'alternance politique et la fin de l'hégémonie du parti travailliste à la suite des élections de 1977, remportées par le Likoud (parti politique de droite), marquent un tournant dans l'histoire du kibboutz et annoncent la crise. Jusque là secteur privilégié par le pouvoir en place qui lui facilite l'accès aux ressources nécessaires en tout genre (économiques, financières, territoriales et autres), il devient l'ennemi numéro un du nouveau pouvoir qui voit en lui la base de la puissance politique de son adversaire historique, le parti travailliste. Dans la mémoire collective israélienne est gravée la petite phrase du premier ministre Begin, qualifiant les habitants des kibboutzim de "millionnaires avec leur piscines", stigmatisant les écarts de niveaux de vie entre kibboutz et "villes de développement" voisines, attisant de la sorte le conflit socio-ethnique entre originaires d'Europe et originaires d'Orient, conflit qui caractérise la société israélienne depuis cette époque. Cette hostilité, à laquelle s'ajoute une politique gouvernementale très hasardeuse en matière monétaire, vont plonger l'économie israélienne, et le kibboutz en particulier, dans une profonde crise économique au milieu des années 1980. Cependant, contrairement aux précédentes crises de son histoire, l'Etat (ou les institutions pré-étatiques précédemment) ne renfloue pas le kibboutz, dont la dette va exploser jusqu'à la fin des années 1980. Cette crise économique s'est rapidement transformée en crise multidimensionnelle; démographique d'abord avec la désertion massive des jeunes et des familles à partir de la fin des années 1980 et également idéologique avec une perte de confiance dans les valeurs culturelles du kibboutz. Puis elle a amené le kibboutz à une vague de changements structurels touchant le social, l'économique et le politique. Cette vague a déferlé en deux temps.
In fact, from the time it began, the kibbutz has been shared between an egalitarian ethos testifying to its socialist commitment, and a productivist ethos, part of the Zionist project of redemption though productive work for the diasporic Jew and expressed through his willingness to optimize the use of the production means at his disposal (Ben Rafael, 1992). Up until statehood, the kibbutz managed to maintain a balance between these two polarities but starting in the 1950s, this balance was broken. The areas in which the kibbutz stood out to that point (safety, rural development, integration of immigrants) were then gradually absorbed by the state, with the kibbutz thus losing its elite status to the service of the national cause. While production means greatly exceeded its ability to exploit them, the kibbutz then considered itself not as an avant-garde struggling for the institution of socialism but as a competing alternative to the Israeli society surrounding it. In this competition with the milieu, the kibbutz had to prove that its socialist economic model could compete with the young state’s capitalist economy. It was in this historic moment that the productivist ethos became dominant at the expense of the egalitarian. Since the sudden change in this balance, socialism and equality were limited to being an internal issue on the kibbutz, which de facto renounced its revolutionary role and the constructivist socialist utopia. Starting in the 1950s productivism and the economic aspect (called “meshekism” on the kibbutz) of the kibbutz began to dominate the social and revolutionary dimension. Thus, the economic (production, work, benefits) was no longer considered a means of individual and/or collective redemption, nor as a profound structure on which a system of social justice founded on equality and participation was based, but rather as an end in itself, what the American sociologist Robert Merton (1965) deems a deviance of the “ritualistic” type (Zamir 1985)[3]. This deviance would become more pronounced with the crisis during the 1980s. Although the socio-spatial gaps appeared between the kibbutz and the “development towns” during the 1970s, the political changeover and the end of the workers’ party’s hegemony following the Likoud’s (right wing political party) victory in the 1977 elections marked a turning point in the history of the kibbutz and heralded the crisis. At that time, the kibbutz went from enjoying the favor of the power in place, which facilitated its access to the necessary resources of all kinds (economic, financial, territorial, etc.), to being the number one enemy of the new power, which saw in the institution the political power base of its historic adversary, the workers’ party. Prime Minister Begin’s remark describing the inhabitants of the kibbutzim as “millionaires with their swimming pools” is carved into Israel’s collective memory, condemning the differences in living standards between the kibbutz and neighboring “development towns”, fuelling the socio-ethnic conflict between those of European and Middle Eastern origins that has characterized Israeli society since that time. This hostility, together with a very risky government monetary policy, would plunge Israel’s economy, and the kibbutz in particular, into a deep economic crisis in the mid-1980s. However, unlike previous crises in its history, the state (or the previous pre-statehood institutions) did not bail out the kibbutz, whose debts would skyrocket through the1980s. This economic crisis rapidly transformed into a multi-dimensional crisis: it was initially demographic with the mass desertion by youth and families starting in the late 1980s, and it was also ideological with a loss of confidence in the cultural values of the kibbutz. This led to a wave of structural changes in the kibbutz that were social, economic and political. This wave spread in two stages.
Le premier, jusqu'au milieu des années 1990 était marqué par :
The first, which went until the mid-1990s, was marked by:
- la modification des méthodes de distribution des biens et des services (nourriture, électricité, éducation informelle par exemple). Les budgets, jusque là gérés collectivement, sont transférés directement dans ceux des familles ; les services et marchandises leur correspondant, distribués gratuitement auparavant, devant être désormais acquis par les familles elles-mêmes, avec leurs propres deniers.
– The modification of methods for distributing goods and services (e.g.: food, electricity, and informal education). Budgets, which until that time had been managed collectively, were transferred directly into those of the families; the corresponding services and goods, distributed for free previously, from then on had to be purchased by the families themselves with their own moneys.
- un changement des structures de gouvernance, avec souvent le remplacement de l'assemblée générale, symbole d'une démocratie participative directe, par un conseil élu (démocratie indirecte).
– A change in governance structures, often with the replacement of the general assembly – the symbol of a direct, participatory democracy – with an elected council (indirect democracy).
- le renforcement de la hiérarchie et de la domination des directeurs dans les entreprises au prix d'un repli de l'autogestion et de la participation des travailleurs (Rosolio, 2004). De façon générale, les exigences d'efficacité économique et organisationnelle nées de la crise des années 1980 ont conduit à l'abolition des mécanismes démocratiques du kibboutz classique, comme par exemple la rotation aux postes de direction, transformant ainsi le mode de gouvernance démocratique en mode directorial dans lequel le rôle de l'assemblée générale/conseil élu est souvent limité à l'élection de dirigeants, libres de prendre toute décision une fois élus (Pavin, 2002).
– Reinforcement of the pecking order and domination of senior managers in businesses at the expense of self-management and worker participation (Rosolio, 2004). Overall, the demands for economic and organizational efficiency born of the crisis in the 1980s led to the abolition of the traditional kibbutz’ democratic mechanisms such as the rotation of leadership positions, for example, thus transforming democratic governance into executive governance in which the role of the general assembly/elected council was often limited to the election of directors, free to make all decisions once elected (Pavin, 2002).
- la drastique réduction des activités politiques, sociales et culturelles des fédérations, dernier bastion de l'influence du kiboutz sur la société environnante.
– The drastic reduction of political, social and cultural activities of the federations, the last bastion of the kibbutz’ influence on the surrounding society.
La seconde phase de changement à partir de la fin des années 1990 comprend des transformations encore plus fondamentales comme :
The second phase of change started in the late 1990s and included transformations that were even more fundamental, such as:
- l'introduction massive du salariat tel qu'il est pratiqué sur le marché du travail, c'est-à-dire des salaires fixés en fonction du profil de l'emploi et/ou des performances du travailleur. Le salariat, reflétant la contribution du travailleur à l'entreprise, est révélateur du renoncement du kibboutz au système de justice distributive qui le caractérisait et le distinguait (Rosner et Getz, 1996). Ce passage au salariat symbolise plus encore le renoncement au principe de justice sociale en vigueur jusque là : l'abandon du "de chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins", principe souvent considéré par ses membres comme responsable de l'échec économique du kibboutz (Achouch, 2005).
– The mass introduction of the salariat system as practiced in the job market, i.e. salaries set based on the job description and/or worker’s performance. Reflecting the worker’s contribution to the business, the salariat system is indicative of the kibbutz’ renunciation of the distributive justice system which had characterized it and set it apart (Rosner et Getz, 1996). The move to this system even more greatly symbolized the renunciation of the principle of social justice in effect until that point: the abandonment of “from everyone based on his means, to everyone based on his needs”, often considered by its members as responsible for the kibbutz’ economic failure (Achouch, 2005).
- l'accession à la propriété foncière avec la privatisation du logement.
– Accession to land ownership with the privatization of housing.
- l'accession à la propriété des moyens de production à travers la mise en place d'un système d'actionnariat en fonction de l'ancienneté des membres.
– Accession to ownership of the means of production through implementation of share ownership based on member seniority.
Ces privatisations du mode de vie kibboutzique ont été analysées comme les moyens d'une transition du kibboutz d'un système social communautaire traditionnel à un système de marché muni de structures hiérarchiques (Rosner et Getz, 2006). Cette transition dure depuis plus de vingt ans. Elle constitue une période d'anomie sociale durant laquelle les anciennes normes de comportement ne sont plus légitimes mais les nouvelles pas toujours respectées (Achouch, 2000). Ainsi en devenant la base de la subsistance des familles, tout revenu provenant d'un travail est imposable mais parfois le travail n'est pas déclaré et donc pas imposé. Ce qui est vrai pour l'impôt l'est encore plus en ce qui concerne la distribution spatiale. La caractéristique principale du paysage kibboutzique classique est son ouverture : pelouses communes entre rangées de logements bordés de jardinets, absence totale de clôtures et rare circulation de véhicules. Avec le vent de privatisation des années 1990 et bien avant les plans de parcellisation qui permettront l'appropriation foncière légale dans les années 2000, sont apparues autant de signes d'appropriation sauvage de l'espace collectif que sont les clôtures ou les haies marquant un territoire préempté par certains, ou encore le signalement de places de stationnement privées et ceci sans le consentement des autorités locales.
These privatizations of the kibbutz lifestyle were analyzed as the means for the kibbutz’ transition from a traditional community social system to a market system with hierarchical structures (Rosner and Getz, 2006). This transition lasted for over 20 years. It was a period of social anomie during which the former standards of behavior were no longer legitimate but the new ones were not always respected (Achouch, 2000). This meant that by becoming the families’ means of livelihood, all income from a job was taxable but occasionally the job was not declared and thus, not taxed. If this was true concerning taxes, it was even more so with regard to spatial distribution. The main characteristic of the traditional kibbutz landscape was its openness: Common lawns between rows of houses edged with small gardens, with a total absence of fencing and little vehicular traffic. With the ripple of privatization in the 1990s and well before the plans for division that would allow legal land ownership in the 2000s, as many signs of illegal appropriation of collective space appeared, whether fences or hedges marking territory seized by individuals, or alternatively, the marking of private parking spaces without the consent of local authorities.
Aujourd'hui, les plans d'aménagement dessinés à la suite de la mutation des modes de vie, en vue de la privatisation des logements, légitimisent la transformation du paysage kibboutzique. Ils fixent les limites de chaque parcelle privée, ils prévoient la fermeture au public de certains chemins, de certains jardinets précédemment ouverts à tous/tes. Les plans et la réalisation des nouveaux quartiers d'habitations, qui se sont multipliés dans les kibboutzim de la périphérie du pays, témoignent également de cette évolution structurelle (irréversible), leurs résidents acquérant[4] une parcelle déjà délimitée et livrée barrières et clefs en main. Dans ces quartiers les espaces communs sont réduits au minimum.
Today, the development plans drawn up following the changes in lifestyle, with a view to the privatization of housing, legitimize the transformation of the kibbutz landscape. They set the boundaries for each private lot, and provide for certain roads and gardens that were previously open to everyone to be closed to the public. The plans and completion of new residential areas that have multiplied in the kibbutzim in the periphery of the country also testify to this (irreversible) structural evolution, their residents receiving the keys to their purchased[4] already demarcated and fenced lot. Common spaces are reduced to a minimum in these neighborhoods.
Ainsi en une seule génération, le paysage kibboutzique se transforme plus que durant les trois précédentes. De "ni ville, ni village" tel que rêvé par ses promoteurs, il revêt progressivement les attributs d'une banlieue urbaine et bourgeoise, ville et village à la fois. Du fait de sa fermeture, de la qualité de ses aménités paysagères et de l'origine sociale de ses nouveaux résidents, le kibboutz s'apparente chaque jour davantage aux gated communities. Cette évolution s'inscrit dans une société urbaine israélienne de plus en plus émiettée. Les strates successives d'urbanisation ont laissé en marge certaines composantes de cette société, ghettoïfiant durablement certains secteurs urbains, telles les "villes de développement".
Thus, in a single generation, the kibbutz landscape changed more than in the three previous ones. From “not a city, not a village” as conceived by its promoters, the kibbutz has increasingly taken on the characteristics of a middle-class suburb, simultaneously both city and village. Due to its closure, the quality of its landscaping amenities, and the social origin of its new residents, every day the kibbutz more and more resembles gated communities. This evolution is part of an urban Israeli society that is ever more fragmented. Successive layers of urbanization have left certain components on the edge of this society, enduringly ghettoizing some urban areas, such as the “development towns.”
Le naufrage annoncé des "villes de développement": une utopie viciée dans l'œuf
Failure announced of the “development towns”: A fundamentally flawed utopia
A l'ombre du maillage des espaces périphériques par les kiboutzim, les villes nouvelles des années 1950-60, ou "villes de développement", représentent une autre face de l'utopie sioniste. Compte tenu de leur période de création, elles sont d'emblée orientées vers l'axe national décrit plus haut. La visée de leur création répond à un double objectif : absorber la conséquente immigration, en particulier des Orientaux (en hébreu, Mizrahim) ; déconcentrer et disperser la population urbaine pour servir de remparts stratégiques dans les secteurs périphériques plus exposés au risque d'attaques en cas de guerre, ceci à l'instar des kibboutzim. Ce caractère utopique d'un aménagement régional "équilibré" et harmonieux s'est largement inspiré de la théorie des "lieux centraux" du très controversé géographe allemand Walter Christaller[5], sans que cependant ce dernier soit mentionné explicitement dans le plan de l'ancien élève du Bauhaus, Arieh Sharon (1951). Il s'agissait de générer administrativement, en général ex nihilo, un réseau de localités urbaines de dimension modeste destinées à servir de relais (services, commerces, etc.) à des arrière-pays ruraux, kibboutzim et moshavim (coopératives agricoles), eux-mêmes en pleine transformation. Le nouveau maillage urbain complète celui des entités rurales et participe de la volonté étatique de contrôle du territoire national. Urbanisme décrété, "les villes de développement" sont un pur produit du mouvement moderne, au niveau architectural comme urbain. Constitués d'une juxtaposition de blocs d'immeubles en béton de quatre à six étages à l'esthétique égalitariste, végétalisés selon le modèle des new towns anglaises, qui elles-mêmes s'inspiraient lointainement des cités jardins, les "villes de développement" sont construites d'après des plans tout autant sinon plus fonctionnalistes que ceux des kibboutzim. Toutefois, tandis que ces derniers ont été pendant longtemps une référence en termes de démocratie participative, les "villes de développement" sont dès leur origine des espaces de relégation et de marginalisation subies. L'un des meilleurs exemples de la violence symbolique accompagnant la création de ces villes nouvelles est relatée par André Chouraqui. Ainsi, des migrants marocains sont emmenés de force et de nuit vers la ville nouvelle de Dimona en plein désert du Néguev alors que l'agence juive leur avait promis Jérusalem. Ceux-ci refusent de descendre des camions les transportant et ce n'est qu'après la mise en scène d'une fausse attaque arabe qu'ils finirent par accepter de s'établir dans cette ville au milieu de nulle part (Chouraqui 1998). Intitulée "du bateau à la 'ville de développement'", cette politique visait à recevoir, dans un climat d'urgence relative, les vagues migratoires consécutives à l'indépendance d'Israël. Les villes nouvelles n'étant pour la plupart pas encore édifiées, bon nombre de migrants orientaux sont temporairement logés dans des camps de transit ("ma'abarot"), souvenir traumatique qui a laissé des traces indélébiles dans la mémoire collective des Mizrahim. Quelques années après, mieux conscients de l'injustice subie, des révoltes éclatent (à Wadi Salib (Haifa) en 1959, puis les "Black Panthers" dans les années 1970).
In the shadow of the grid of peripheral spaces created by the kibbutzim, the new cities of the 1950s and 1960s, or “development towns”, represent another face of the Zionist utopia. Considering the period when they were created, they were immediately turned toward the national focus described above. They were designed to fulfill a dual objective: absorbing the subsequent immigration, particularly of Middle Eastern Jews (Mizrahim in Hebrew); and, de-concentrating and spreading out the urban population to make use of strategic ramparts in the peripheral areas most exposed to risk of attack in the event of war, following the example of the kibbutzim. The utopian nature of this “balanced” and harmonious regional development was largely inspired by the “central places” theory of the highly controversial German geographer Walter Christaller[5], although he was never explicitly mentioned in the plan of former Bauhaus student Arieh Sharon (1951). This was administrative generation, generally ex nihilo, of a network of urban localities of modest dimensions intended to be used as a link (services, businesses, etc.) to rural back country areas, kibbutzim and moshavim (agricultural cooperatives), themselves in full transformation. The new urban network completed that of the rural entities and pertained to the state’s desire for control of national territory. As legislated urbanism, the “development towns” were a pure product of the modern movement from both an architectural and urban perspective. Made up of a juxtaposition of blocks of cement-block apartment buildings four to six storeys high with an egalitarian aesthetic and vegetation based on the English new town model – which itself was once upon a time inspired by the garden cities – the “development towns” were built according to plans that were just as functionalist, if not more so, as those of the kibbutzim. However, while the latter had long been a benchmark of participatory democracy, the “development towns” were spaces of relegation and marginalization from the outset. One of the best examples of symbolic violence accompanying the creation of these new cities is told by André Chouraqui: Moroccan migrants were sent by force at night to the new city of Dimona in the middle of the Negev Desert although the Jewish agency had promised them they would be going to Jerusalem. They refused to get off the trucks transporting them and it wasn’t until an attack by Arabs had been faked that they ended up agreeing to settle in this city in the middle of nowhere (Chouraqui 1998). Entitled “from the boat to the ‘development town’”, the purpose of this policy was the relatively urgent intake of the waves of migration that followed Israel’s independence. Because the new cities had not yet, for the most part, been built, many of the Middle Eastern migrants were temporarily housed in transit camps (« ma’abarot« ), a traumatic recollection that left indelible marks in the collective memory of the Mizrahim. A few years later, more aware of the injustice they had suffered, revolts broke out (in Wadi Salib (Haifa) in 1959, then the « Black Panthers » in the 1970s).
De nombreuses raisons éclairent l'échec de la plupart de ces villes nouvelles, dès le départ incapables de générer l'égalité sociale promue ou la justice spatiale planifiée, échec qui s'est trouvé aggravé par la nouvelle stratégie d'implantation en Cisjordanie suite à la guerre de 1967, puis par la perte d'influence économique de l'agriculture israélienne ainsi que, des décennies plus tard, par la désindustrialisation liée à la globalisation. La planification urbaine et l'aménagement régional marqués par le modernisme fonctionnaliste séparant les usages n'ont guère favorisé la mixité ou les éventuelles reconversions, rendant difficile une éventuelle rédemption socio-spatiale de ces territoires ségrégatifs. Néanmoins, la cause principale du naufrage de ces villes nouvelles réside dans la politique de peuplement "du bateau à la "ville de développement". En effet, on assiste à l'époque à un (dé)placement massif des Orientaux dans les zones de développement, surtout en comparaison des autres origines migratoires, comme en témoignent les tableaux et chiffres[6] rapportés par Shlomo Sitton (1963). Cette politique de peuplement a, dans une large mesure, été coercitive. Selon une enquête menée à la fin des années 1990, il s'agit d'une localisation subie pour plus de la moitié des personnes interrogées (Yiftachel 2006). Cela participe à la désintégration des structures communautaires ancestrales. Les communautés se retrouvent dispersées à travers le pays, les familles séparées, les chefs traditionnels démis de leurs fonctions. En ce qui concerne en particulier les Juifs marocains, ce sont principalement les plus pauvres qui sont venus, « un corps social amputé de ses élites » (Chouraqui 1998), en proie à l'acculturation face à l'identité sioniste promue. Paradoxal, pour un supposé retour d'exil...
Many reasons explain the failure of most of these new cities that were unable from the outset to generate the social equality promoted or the spatial justice planned; and this failure was aggravated by the new West Bank settlement strategy following the 1967 war and then by the loss of economic impact of Israeli agriculture as well as decades later, the de-industrialization tied to globalization. Urban planning and regional development marked by functionalist modernism separating uses were hardly favorable to integration and potential reconversions, making future socio-spatial redemption of the segregational territories difficult. Nonetheless, the main cause of these new cities’ failure lies in the “from the boat to the ‘development town’” policy. As a matter of fact, at that time a mass movement/displacement of Middle Eastern Jews was occurring in the development areas, especially in comparison with other migratory origins, as testified to in the tables and figures[6] reported by Shlomo Sitton (1963). This population policy was, in great part, coercive. Based on a survey carried out in the late 1990s, over half of those questioned stated that their location was forced on them (Yiftachel 2006). This contributed to the disintegration of ancestral community structures. Communities found themselves dispersed across the country, families separated, and traditional chiefs dismissed from their duties. Moroccan Jews in particular were mainly the poorest to come, “a social body cut off from its elites” (Chouraqui 1998), and prey to acculturation in the face of the promised Zionist identity. Surprising for a supposed return from exile.
Avec les vagues migratoires ultérieures, le sentiment d'inégalité va se trouver ravivé. C'est le cas notamment avec l'arrivée des migrants d'ex-U.R.S.S. au cours des années 1990. Les Orientaux estiment que ces derniers bénéficient de davantage d'aides qu'ils n'en ont reçues eux-mêmes. Dans les "villes de développement", la majorité relative, à l'échelle locale, des Mizrahim va être remise en cause. Ce basculement intervient alors que les Orientaux ont à peine réussi à se constituer en force politique via le parti Shas, religieux "séfarade", en particulier portée par les originaires du Maroc et leurs descendants, bien que sa base électorale soit plus large. L'émergence d'Israel Beitenou, le parti (russophone) mené par Avigdor Liberman, porte ombrage au poids politique récemment acquis par le Shas. Les Orientaux voient ainsi les ex-Soviétiques comme des concurrents déloyaux ; les "inégalités socio-spatiales s'ethnicisent" et on assiste alors à une "dialectique des différences" (Berthomière 2005). Cette dialectique se reproduit d'ailleurs à l'intérieur des groupes, parmi les Orientaux entre Levantins et originaires d'Afrique du nord et au sein des ex-Soviétiques, bien loin d'être un groupe homogène, entre originaires de Russie ou d'Ukraine et les Caucasiens ou originaires d'Asie centrale.
The feeling of inequality was rekindled with subsequent waves of migration. This was particularly the case with the arrival of migrants from the former Soviet Union during the 1990s. The Middle Easterners felt that the latter had the benefit of more assistance than they had received themselves. Locally, the relative majority of the Mizrahim would be challenged in the “development towns”. This swing occurred when the Middle Easterners had scarcely managed to become a political force through the Shas party; this party was connected to the Sephardic Jews and supported in particular by those of Moroccan origin and their descendants although its voter base was broader. The emergence of the (Russian-speaking) party led by Avigdor Liberman, Israel Beitenou, made the Shas party fear having its recently acquired political weight eclipsed. The Mizrahim thus saw the former Soviets as underhanded competitors; the “socio-spatial inequalities were drawn along ethnic lines” and a “dialectic of differences” was noted (Berthomière 2005). Moreover, this dialectic was repeated within groups, among the Middle Easterners between the Levantines and those of North African origin, and among those from the former Soviet Union – far from being a homogeneous group – between those of Russian or Ukrainian origin and those from the Caucasus, or Central Asia.
Face à ces injustices criantes vécues par les habitants des "villes de développement", hormis les révoltes ou le parti Shas évoqués plus haut, de rares groupes de pression trouvent voix au chapitre, telle l'ONG "Hakeshet ha Mizrahit" ("Democratic Mizrahi Rainbow"), désirant promouvoir davantage de justice sociale à l'égard des Orientaux. Au début des années 2000, cette ONG s'est ainsi élevée contre un projet de loi destiné à un transfert de propriétés agricoles "publiques", une privatisation rampante favorisant les kibboutzim et moshavim, cela désavantageant une fois de plus les "villes de développement". Néanmoins, même si d'origine ethnique assez similaire, les membres de Keshet comprennent bon nombre d'intellectuels, et sont par conséquent sociologiquement assez éloignés des populations vivant dans les "villes de développement". En outre, à vouloir défendre ces habitants, ils s'exposent au scepticisme des Arabes israéliens, encore plus désavantagés par le système foncier sioniste (Yiftachel 2006). Pris en étau dans la "dialectique des différences", les Orientaux des "villes de développement" illustrent la complexité de la superposition des injustices socio-spatiales à l'heure du post-sionisme. Au sein de la sphère universitaire critique, les interprétations des causes et des conséquences de l'échec des "villes de développement" ont elles-mêmes évolué, passant d'explications (néo-)marxistes en termes de classes sociales (Smooha, Swirsky) à des approches marquées par la pensée post-coloniale (Yiftachel, Tzfadia) (Tzfadia 2007), ou les cultural studies (Shohat), notamment sous l'influence nord-américaine. Une telle évolution témoigne, non seulement du passage au post-sionisme, mais également d'une forme de déclin de la pensée utopique chez les intellectuels israéliens de gauche.
In the face of these glaring injustices experienced by the inhabitants of the “development towns”, with the exception of the revolts and the Shas party mentioned above, few pressure groups, like the NGO « Hakeshet ha Mizrahit » (« Democratic Mizrahi Rainbow » or Keshet), wishing to promote greater social justice in the Middle Easterners’ regard, found a voice in the matter. In the early 2000s, this NGO rose up against a bill intended to transfer “public” agricultural properties in an act of rampant privatization favoring the kibbutzim and moshavim, once again penalizing the “development towns”. Nonetheless, the members of the Keshet – even if they were of fairly similar ethnic origin – included a good many intellectuals who were accordingly, sociologically rather remote from the populations living in the “development towns”. Moreover, by defending these inhabitants, they exposed themselves to the skepticism of the Israeli Arabs, who were even more disadvantaged by the Zionist land system (Yiftachel 2006). Caught in a stranglehold in the “dialectic of differences”, the Middle Easterners in the “development towns” illustrate the complexity of the stacking of post-Zionism socio-spatial injustices. Within the critical academic sphere, the interpretations of the causes and consequences of the “development towns’” failure have themselves evolved, moving from the (neo-) Marxist in terms of social classes (Smooha, Swirsky) to approaches marked by post-colonial thought (Yiftachel, Tzfadia) (Tzfadia 2007), or cultural studies (Shohat), particularly under North American influence. An evolution of this type is evidence not only of the passage to post-Zionism, but also a form of decline of utopian thought among Israeli intellectuals of the left.
Les "villes de développement" sont un espace de "stockage" des immigrations successives. Tandis que certains parviennent à s'en extirper par une mobilité sociale et résidentielle ascendante, d'autres se retrouvent captifs de ce maillage urbain économiquement inutile. En effet, prévues pour servir d'échelon intermédiaire en termes de services urbains, les "villes de développement" n'ont quasiment jamais réussi à tenir ce rôle, les populations des localités environnantes (kibboutz, moshav, etc.) préférant se rendre directement dans des centres urbains de plus grande envergure, notamment en raison de l'image très répulsive que ces villes nouvelles véhiculent.
The “development towns” were a sort of “warehouse” for successive waves of immigration. While some of their inhabitants managed to pull themselves out through growing social and residential mobility, others found themselves captives in this economically useless urban grid. Planned to be an intermediate level in terms of urban services, the “development towns” almost never succeeded in this role, the populations of the surrounding localities (kibbutz, moshave, etc.) preferring to go directly to the larger urban centers, particularly due to the very repulsive image these new cities conveyed.
Le cas de Kiryat Gat
Kiryat Gat
Afin de mieux prendre la mesure du devenir de ces "villes de développement", appréhendons le cas de Kiryat Gat, aux portes du désert du Néguev, au centre sud d'Israël, à une quarantaine de kilomètres de Beer Sheva, une cinquantaine de Tel Aviv et une soixantaine de Jérusalem. Il s'agit d'un cas typique du relatif échec du maillage urbain planifié par la politique de création des "villes de développement".
To better gauge the evolution of these “development towns”, we need to understand the case of Kiryat Gat at the edge of the Negev Desert in south central Israel, some 40 kilometers from Beer Sheva, about 50 kilometers from Tel Aviv and roughly 60 from Jerusalem. This is a typical case of the relative failure of the “development towns’” creation policy plan for an urban network.
Fondée en 1954, la ville nouvelle est d'abord un camp de réfugié (ma'abara) "accueillant" de nombreux Juifs marocains, mais aussi indiens, etc. Avec 17 000 habitants en 1969, elle obtient un statut de ville en 1972. De nombreux immigrants d'ex-Union Soviétique s'y installent au cours des années 1990, représentant aujourd'hui quasiment un tiers de la population. Elle compte à présent environ 50 000 habitants et tente par de multiples moyens de transformer son image négative. Avec le retrait des instances publiques lié au déclin de l'Etat providence, dont les conséquences se font aussi ressentir à l'échelle communale, se met en place un marketing urbain polymorphe, destiné à drainer investisseurs et/ou nouveaux habitants. Symboliquement, l'ancienne mairie a été cédée à une banque et s'est relocalisée au dernier étage du nouveau centre commercial adjacent, sans que plus rien n'indique sa présence. Cette mise en commerce ne modifie néanmoins pas les conditions de vie des plus démunis. En multipliant les désirs de consommer, la perception de la faiblesse du pouvoir d'achat s'accentue. Le nouvel Israël consumériste paraît bien loin du mythe égalitariste qui avait prévalu à ses débuts.
Founded in 1954, the new city was first a refugee camp (ma’abara) « welcoming » many Moroccan Jews but also Indian Jews and more. With 17,000 inhabitants in 1969, it obtained city status in 1972. Numerous immigrants from the former Soviet Union settled there during the 1990s and today they represent nearly one-third of the population. The population is currently approximately 50,000 and has tried countless ways to transform its negative image. With the withdrawal of government resources related to the decline of the welfare state, the effects of which were also felt at the communal scale, a polymorphic urban marketing scheme was put in place, intended to draw investors and/or new inhabitants. Symbolically, the old city hall was sold to a bank and has relocated to the top floor of an adjacent new shopping center with no indication of its new location. Marketing nevertheless has not changed the living conditions of the poorest. By increasing consumer desire, there is keener awareness of how little buying power they have. The new consumeristic Israel seems far indeed from the egalitarian myth that prevailed in its early days.
A quelques mètres du centre « d'absorption » où vivent entassés de nombreux Ethiopiens, un nouveau projet immobilier entend attirer les classes moyennes, locales et non locales. L'idée est de (re)donner une image positive du coeur de la ville nouvelle, secteur le plus déprimé économiquement de la petite agglomération, les nouveaux développements urbains de standing un peu supérieur s'effectuant tous à sa périphérie. Cela est pour partie dû à la promotion immobilière locale, celle-ci souhaitant séduire les employés des nouvelles entreprises récemment installées dans la zone industrielle à quelques kilomètres de Kiryat Gat. Celle-ci était initialement dévolue aux transformations des produits agricoles et à l'industrie traditionnelle, mais ces activités en nette perte de vitesse (l'usine textile de Polgat ferme dans les années 1990) ont été complétées/remplacées par des implantations d'entreprises informatiques, domaine dans lequel Israël excelle, mais qui, hormis pour les emplois peu qualifiés, s'insère mal dans une économie urbaine d'une "ville de développement" comme Kiryat Gat. Avec une aide de plus de 500 millions de dollars du gouvernement israélien, une première usine Intel ouvre en 1999 (fabrication du Pentium 4), suivie d'une seconde en 2006/2008. Ces industries high tech ne s'articulent à la ville que par une consommation en passant. Malgré la présence de ces entreprises prestigieuses (Intel, HP) et leur indéniable apport financier au budget communal, les endémiques problèmes socio-économiques de la localité (Aymard, Benko 1998) ne sont pas enrayés, le taux de chômage à Kiryat Gat reste l'un des plus élevés d'Israël, ces firmes ne correspondant pas au marché local du travail. L'unique point d'intersection est le centre commercial en bordure de la ville du côté de la zone industrielle. La co-présence des salariés du high tech et des habitants de la "ville de développement" n'y fait qu'accentuer le sentiment de pauvreté chez ces derniers. La promotion immobilière locale ne parvient qu'à attirer certaines couches de populations internes en ascension sociale, l'écrasante majorité des personnels des entreprises de haute technologie évitant soigneusement de résider à Kiryat Gat. La bonne accessibilité autoroutière (en particulier du fait de la nouvelle autoroute n°6) de la zone d'activité économique contribue paradoxalement à desservir la "ville de développement". Celle-ci reste comme figée vis-à-vis de mobilités dont elle peine à bénéficier.
A few meters away from the “absorption” center where large numbers of Ethiopians live cheek-by-jowl, there is a new real estate project intended to attract both local and non-local middle-class residents. The idea is to (again) give a positive image of the heart of the new city, the most economically depressed area of the small agglomeration, with new urban developments of slightly higher status all being built in its periphery. This is in part due to local real estate promotion aimed at seducing the employees of the new businesses that have recently moved into the industrial area a few kilometers away from Kiryat Gat. Initially, agricultural products were processed in this area and there was traditional industry, but these activities were clearly losing ground (the Polgat textile plant closed in the 1990s) and were either complemented or replaced by high tech businesses, a field Israel excels in, but which with the exception of unskilled jobs, is a poor fit in the urban economy of a “development town” like Kiryat Gat. With over $500 million in assistance from the Israeli government, the first Intel plant opened in 1999 (manufacturing the Pentium 4 processor), followed by a second in 2006/2008. Nothing but casual consumption connects these high tech industries to the city. Despite the presence of these prestigious companies (Intel, HP) and their unquestionable financial contribution to the communal budget, the locality’s endemic socio-economic problems have not been halted. The unemployment rate in Kiryat Gat remains one of the highest in Israel, as these firms are not a match for the local labor market. The only point of intersection is the shopping center at the edge of the city beside the industrial area. The high-tech employees’ presence along with the “development town’s” inhabitants only serves to accentuate the feelings of poverty of the latter. The local promotion of real estate has only managed to attract certain segments of internal populations on their way up the social ladder, with the overwhelming majority of high tech companies’ personnel carefully avoiding living in Kiryat Gat. The good highway access (particularly due to the new Highway 6) to the business zone is paradoxically detrimental to the “development town”, which remains at a standstill in the face of the mobility it struggles to benefit from.
Conclusion
Conclusion
Le sionisme est une idéologie comportant une dimension utopique, en particulier dans la mesure où il s'inscrit en rupture avec une histoire juive diasporique faite de migrations et de déterritorialisations. La Palestine fantasmée devient le lieu possible mais assez abstrait d'une nouvelle identité se fondant sur la conception d'une société juive plus juste. Les "produits dérivés" de cette idéologie que sont le kibboutz et la "ville de développement" comportent de ce fait un caractère a-spatial, ou à tout le moins décontextualisant, leur conférant une affinité structurelle avec la notion d'utopie. Cependant, au fil des décennies et de la mise en oeuvre du jeune Etat, les idéaux initiaux d'une justice socio-spatiale vont se trouver affectés par la dimension nationaliste de l'idéologie sioniste, cela au détriment de la dimension sociale. Les idéaux utopiques ainsi piégés sont alors mis au service d'une société urbaine à plusieurs vitesses. L'un des indicateurs de ces injustices générées par les utopies devenues dystopiques peut être fourmi par la théorie des "capabilités" d'Amartya Sen (2010). En effet, tandis que les membres des kibboutzim, malgré leur manque de liquidités monétaires jusqu'à il y a peu, conservent, certes moins qu'avant, un accès privilégié au centre de la société juive israélienne, les résidents malgré eux des "villes de développement" peinent à accéder équitablement à la "capabilité" leur permettant de sortir de leur condition de relégués, socialement et spatialement.
Zionism is an ideology with a utopian component, particularly to the extent that it is at odds with a diasporic Jewish history of migrations and deterritorializations. The Palestine fantasized about becoming a place that was possible but fairly abstract, with a new identity based on the conception of a more just Jewish society. The “by-products” of this ideology – the kibbutz and the “development town” – are accordingly aspatial, or at the very least decontextualizing, in nature which gives them a structural affinity with the concept of utopia. However, over the decades and the establishment of the young State, the initial ideals of socio-spatial justice would find themselves impacted by the nationalistic aspect of Zionist ideology, to the detriment of the social aspect. The thus ensnared utopian ideals were put into the service of a multi-tier urban society. One of the indicators of these injustices generated by the utopias that had become dystopian can be provided by Amartya Sen’s theory of “capabilities” (2010). In fact, despite the financial liquidity they lacked until just recently, the members of the kibbutzim continue to have, if to a lesser degree, privileged access to the center of Israeli Jewish society; meanwhile, the reluctant residents of the “development towns” struggle to have equal access to the “capability” enabling them to get out of their condition of social and spatial relegation.
Les auteurs tiennent à remercier l'architecte Fredy Kahana pour son aide dans la recherche d'illustrations pour cet article.
The authors wish to thank the architect Fredy Kahana for his help in finding illustrations for this article.
A propos des auteurs : Yuval ACHOUCH, Docteur en Sociologie - Collège d'enseignement supérieur de St Jean d'Acre - Institut de recherche sur le kibboutz et l'idée coopérative – Université de Haifa.
About the Authors: Yuval ACHOUCH, PhD in Sociology, Western Galilee College, Institute for the Research on the Kibbutz & the Cooperative Idea, University of Haifa.
Yoann MORVAN, Docteur en Études urbaines, chercheur au Centre de Recherches Français à Jérusalem (CNRS – USR 3132), et chercheur associé au Gerphau (UMR Lavue).
Yoann MORVAN, PhD in Urban Studies, Researcher at the French Research Center in Jerusalem (CNRS – USR 3132) and associate researcher at the Gerphau (UMR Lavue).
Pour citer cet article : Yuval Achouch, Yoann Morvan, « Kibboutz et "villes de développement" en Israël : Les utopies sionistes, des idéaux piégés par une histoire tourmentée » (“The Kibbutz and “Development Towns” in Israel: Zionist utopias: Ideals ensnared in a tormented history” [translation: Sharon Moren]), justice spatiale | spatial justice, n° 5 déc. 2012-déc. 2013 | dec. 2012-dec. 2013, http://www.jssj.org/
To quote this article: Yuval Achouch, Yoann Morvan, « Kibboutz et « villes de développement » en Israël : Les utopies sionistes, des idéaux piégés par une histoire tourmentée » (“The Kibbutz and “Development Towns” in Israel: Zionist utopias: Ideals ensnared in a tormented history” [translation: Sharon Moren]), justice spatiale | spatial justice, n° 5 déc. 2012-déc. 2013 | dec. 2012-dec. 2013, http://www.jssj.org/
[3] Bien que destiné à expliquer la déviance de l'individu et non du groupe, le modèle de Merton semble ici pertinent. Merton définit le ritualisme comme un mode d'adaptation de ceux qui cherchent une échappatoire aux frustrations liées à l'ambition. Ils renoncent aux buts sociaux mais se raccrochent avec force aux routines rassurantes et aux normes coutumières. Ainsi le kiboutz renonce à l'instauration d'une société socialiste en Israël mais se raccroche au culte du travail, de la productivité et du bénéfice.
[3] Although Merton’s model is intended to explain individual rather than group deviance, it seems relevant here. Merton defines ritualism as a means of adaptation of those who are looking for a way out of the frustrations related to ambition. They renounce the social goals but they hang on tight to reassuring routines and usual standards. Thus, the kibbutz renounced the institution of a socialist society in Israel but hung on to the cult of work, productivity and profit.
[4] Parallèlement à l'arrivée de nouveaux résidents, on note ces dernières années une tendance au retour au kibboutz parmi les jeunes qui y sont nés et l'avait quitté. Au moment de fonder un foyer, ils préfèrent la structure plus communautaire, la qualité de vie et l'environnement "rural" du kibboutz plutôt que celui de la ville. Pour ces jeunes, le kibboutz, une fois débarrassé de son égalitarisme, redevient attractif, en tant que propriétaires ....
[4] At the same time as new residents are arriving, a trend is noted in recent years for young people who were born on the kibbutz and left, to return. When making their own homes, they prefer the more community-style structure, quality of life, and “rural” environment of the kibbutz to the city. For these young people, once the kibbutz had got rid of its egalitarianism, it was once again attractive to them as property owners…
[5] Voir sur ce point les travaux de Marie-Claire ROBIC, dont « Cent ans avant Christaller : une théorie des lieux centraux », L'Espace géographique, vol. XI, 1982, pp. 5-12. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si "l'ancêtre" de Christaller est un saint-simonien, cela fait ressortir encore un peu plus la dimension prescriptive et assez utopique de la théorie du géographe allemand.
[5] See on this point the research of Marie-Claire ROBIC, including “Cent ans avant Christaller : une théorie des lieux centraux”, L’Espace géographique, vol. XI, 1982, pp. 5-12. Moreover, it is not by chance that Christaller’s “ancestor” is a follower of Saint-Simon, this highlights even more the prescriptive and rather utopian aspect of German geographer’s theory.