Enrica Rigo

La straniera. Migrazioni, asilo, sfruttamento in una prospettiva di genere

Carocci editore, 2022, 144 p. | commenté par : Cristina Del Biaggio

Ce livre, écrit par une philosophe du droit, propose une lecture passionnante, y compris pour des chercheureuses en sciences sociales, puisqu’il lie droit, analyse des processus migratoires, de l’exploitation, de la (re)production sociale et du genre. C’est à partir d’un cas concret, celui d’un renvoi forcé, advenu en 2015, de 19 femmes nigérianes demandeuses d’asile depuis le centre de rétention de Ponte Galeria (Italie) vers Lagos qu’Enrica Rigo développe son argumentaire et sa discussion philosophique (voir aussi Rigo, 2019).

Le livre, structuré en quatre chapitres, met en avant le genre dans les questions des migrations et de l’asile (chapitres I et II), pour discuter ensuite les régimes de reproduction sociale – que l’autrice définit comme « l’ensemble des processus et des activités nécessaires à préserver la reproduction de la vie » (p. 7) – et d’exploitation des femmes migrantes (chapitre III), et proposer, enfin, une ouverture sur les concepts d’hospitalité et de liberté de mouvement (chapitre IV).

Enrica Rigo traite clairement de thématiques chères aux chercheureuses qui s’intéressent aux processus à l’intersection des justices spatiale et sociale, notamment dans la dernière partie de son ouvrage, consacrée à la liberté de mouvement, aujourd’hui entravée par des règles fixées par les législations nationales et internationales.

La liberté de mouvement est l’une de ces libertés qui, de nos jours, incarne la double lutte « des classes et des places », théorisée par Michel Lussault (2009). À travers le déplacement des corps, les personnes en migration défient l’une des injustices fondamentales, celle fondée sur le lieu de naissance, comme le rappelle le Groupe d’information et de soutien des immigrés (Gisti) : « La revendication de la liberté de mouvement et d’installation obéit à l’exigence d’appliquer le principe d’égalité et de refuser une discrimination dans l’accès aux droits fondée sur le lieu de naissance et son positionnement dans les rapports de domination économique et politique » (Gisti, 2018, p. 35). La dimension spatiale qui émerge dans la réflexion de Rigo se résume dans cette phrase, contenue dans le dernier chapitre du livre : ce sont les personnes en migration qui « contestent, avec leurs pratiques, les cartes de l’espace politique mondial »[1] (p. 119). En réfléchissant à partir de ces mouvements des corps féminins, l’autrice montre comment « les migrations réécrivent les frontières » (p. 124) et, par son prisme disciplinaire, elle soutient la thèse que c’est à travers cet acte de réécriture des frontières qu’il est possible de « modifier l’un des ordres globaux du droit » (p. 124-125), celui des migrations et des lois et normes qui les régissent.

C’est à partir de cette « revendication sur sa propre vie et sur le droit à la préserver et à la reproduire » que l’autrice défend la thèse selon laquelle « aujourd’hui il est nécessaire de repenser l’étranger en tant qu’étrangère, soit comme un étranger qui, potentiellement, reste » et qui « porte avec soi l’espace de sa propre reproduction sociale » à travers sa « revendication du choix du lieu et de la manière de préserver et reproduire sa propre vie » (p. 124). Elle s’éloigne ainsi de la perception des migrants (et surtout des migrantes) comme victimes, pour défendre au contraire une perspective autonomiste de sujets, dans le sillage de son engagement dans le réseau Frassanito qui, dans les années 2000, avait contribué à faire émerger le concept, aujourd’hui largement adopté dans les Migrations and Border Studies, d’« autonomie des migrations » (Frassanito Network, 2004), parallèlement à la défense de l’ouverture des frontières et de la liberté de mouvement (Rigo, 2020 ; 2023).

L’intérêt d’étudier les migrations à travers la perspective du genre est défendu par l’autrice dans la mesure où, selon elle, le genre est le facteur qui influe le plus sur les choix et les systèmes migratoires, surtout par rapport à l’éventualité (et à la possibilité) que la migration devienne définitive. La philosophe s’appuie ici sur les travaux de Georg Simmel et d’Abdelmalek Sayad. Pour ce dernier, la migration familiale rend les émigrés-immigrés plus semblables à la société d’arrivée, alors que les travailleurs hommes qui émigrent seuls représentent une « altérité radicale » qui rend impossible, aux yeux de la société d’accueil, leur « fixation » (Sayad, 1985). Cet élément permet à Rigo d’affirmer que « l’étranger qui potentiellement reste est, nécessairement, une étrangère » (p. 28).

C’est à partir de ce paradigme que l’autrice construit sa réflexion autour de la (re)production sociale, de la violence et de la protection, dans les chapitres consacrés au « genre des migrations et de l’asile ». Elle « démasque » ainsi la « nature sexuée des frontières » (p. 42) et « met à nu la violence du gouvernement des migrations, au-delà du visage bienveillant derrière lequel les frontières se cachent quand, parallèlement à la fonction de contrôle, elles exercent aussi une fonction de protection » (p. 42). En mettant les migrations féminines au centre de sa réflexion, Rigo interroge la dichotomie entre production et reproduction sociale d’un côté et celle entre migrations économiques et forcées de l’autre, ceci afin de montrer comment se construisent les hiérarchies contemporaines de la ségrégation et de l’exploitation (p. 42). Si, comme elle le suggère, la « distinction entre espace productif et espace reproductif émerge comme une clé d’interprétation fondamentale pour lire les régimes de mobilité » (p. 39), c’est notamment parce que l’espace reproductif, contrairement à l’espace productif, soit à l’espace du travail rémunéré et socialement valorisé, « ne vaut pas comme garantie à l’accès stable au territoire » (p. 39, les italiques sont de Rigo). Et ceci alors même que les migrations forcées, à la différence des représentations victimaires qu’elles véhiculent, produisent aussi de la force de travail (p. 39) et ne devraient donc pas être analysées uniquement à travers le prisme de la reproduction sociale.

C’est parce que les migrations féminines sont emprisonnées dans le paradigme de la reproduction sociale et dans les discours victimaires qu’il y a une sorte d’obsession politique et médiatique à identifier les coupables : soit chez les trafiquants d’êtres humains, soit dans les politiques qui ne sont pas en mesure d’empêcher ces activités criminelles (p. 45). La focalisation sur les trafiquants met en effet l’accent sur la relation entre victime et agresseur, « en masquant le contexte social et économique dans lequel la violence se produit » (p. 74). Or, comme le propose Rigo, interroger le genre de l’asile permet justement de s’interroger sur la façon dont les femmes arrivées en Europe pour demander l’asile contestent et re-signifient le politique (p. 49). Pour ce faire, l’autrice retrace la manière dont les problématiques spécifiques aux femmes ont été incluses (ou pas) dans les textes fondamentaux qui régissent le droit d’asile, et en particulier la Convention de Genève de 1951. Elle discute notamment la jurisprudence sur l’octroi du droit d’asile aux femmes victimes de violence, en reprenant la distinction proposée par Andrea Binder (2001) : la reconnaissance de la traite comme forme de violence dont les femmes sont l’objet en tant que femmes prime sur celle de la reconnaissance de la violence contre les femmes parce que femmes (p. 63). C’est à partir de là que Rigo s’interroge sur la tendance, de la justice italienne, à ne plus considérer le genre dans la définition du « groupe social » (art. 1, al. 2) mais plutôt dans celle des « femmes victimes de traite », effaçant ainsi les éléments structurants de la violence envers les femmes (p. 70-71).

Parmi ces éléments structurants qui créent violence et exploitation, notamment envers les femmes migrantes, Rigo pointe le droit international et le droit pénal. Ce sont les limitations à la liberté de mouvement que le droit impose qui se traduisent en situations de vulnérabilité pour les femmes, et qui rendent possible leur exploitation (p. 97). L’autrice conclut donc sur la nécessité d’intervenir politiquement sur le droit pour pouvoir agir sur les processus d’exploitation (p. 97). Elle construit sa défense de la liberté de mouvement (p. 103-104) en partant du constat que la possibilité de traverser les frontières se fonde sur la distinction entre « celleux qui comptent et celleux qui ne comptent pas », et en s’appuyant sur les écrits d’Achille Mbembe (Mbembe, 2019) et d’Étienne Balibar (Balibar, 2001). Elle développe son raisonnement à partir de la contradiction qui s’est construite entre droit à la protection (et à la vie) d’une part et politique des frontières de l’autre : « Dans un tribunal fuir la violence sexuelle et de genre, la violence de l’exploitation patriarcale, la traite, peut être reconnu [pour l’obtention d’une protection] ; dans la politique des frontières et du confinement des migrations “forcées”, cela justifie, au contraire, le blocage des frontières au nom de la lutte contre les trafiquants et de la défense des intérêts nationaux » (p. 106). Rigo analyse cette contradiction au prisme du concept, développé par Patricia Tuitt (2016), d’« a-légalité » : « Le fait que migrer […] ne corresponde pas à un droit d’accès au territoire n’est pas la conséquence d’un “vide” réglementaire, mais au contraire d’un plein qui actualise la possibilité d’exclure les migrants avant l’accès aux frontières nationales. […] Dans les paroles de Tuitt, les violences et les mort·es aux frontières montrent comment les politiques migratoires globales ont actualisé l’a-légalité du principe de non-refoulement, en la déplaçant de l’ordre du juridiquement relevant à celui du monstrueux, en laissant les réfugié·es sans endroit où aller sur Terre » (p. 106)[2]. Or l’autrice rappelle que tout projet migratoire, y compris celui qui est dicté par la nécessité de la fuite devant des situations de violence, est aussi une pratique qui « revendique une place différente dans le monde », « un lieu où vivre contre ou malgré les politiques institutionnelles de confinement, d’exploitation et de ghettoïsation » (p. 108).

Développant son argumentaire en empruntant les mots de Tendayi Achiume, Rigo soutient l’idée selon laquelle la mobilité, y compris celle qui n’est pas autorisée, doit être comprise comme une « puissante technologie pour créer, consolider et réformer la communauté politique » (Achiume, 2019). C’est donc en s’appuyant sur les approches décoloniales que Rigo nous permet de « boucler la boucle » et de revenir aux propos que j’ai cités en introduction : c’est à travers ces corps qui désobéissent aux règles de l’immobilité que l’injustice fondamentale fondée sur le lieu de naissance peut être défiée, et ce sont ces corps désobéissants qui obligent à « prendre au sérieux ce qui est exclu des ordres juridiques globaux […] en l’ouvrant à la possibilité de diverses mises en œuvre » (p. 109). Car ce sont ces corps, comme l’autrice le rappelle en reprenant Luigi Ferrajoli, qui fondent le « pouvoir constituant d’un nouvel ordre global » (Ferrajoli, 2018).

C’est, en quelque sorte, par la justice spatiale et la géographie dessinée par les corps en mouvement que l’on peut imaginer réformer le droit vers plus de justice sociale.

 

Bibliographie

Achiume Tendayi, 2019, « Migration As Decolonization », Stanford Law Review, 71, p. 1509-1574.

Balibar Étienne, 2001, Nous, citoyens d’Europe ? Les frontières, l’État, le peuple, Paris, La Découverte (https://www.cairn.info/nous-citoyens-d-europe–9782707134608.htm, consulté le 17/09/2024).

Binder Andrea, 2001, « Gender and the “Membership in a Particular Social Group” Category of the 1951 Refugee Convention », Columbia Journal of Gender and Law, 10(2) (https://doi.org/10.7916/cjgl.v10i2.2429).

Del Biaggio Cristina, Noûs Camille, 2020, « Migrer au travers des frontières », in Anne-Laure Amilhat Szary, Grégory Hamez, Frontières, Paris, Armand Colin, p. 238-245.

Ferrajoli Luigi, 2018, « La questione migranti: Italia incivile, Europe incivile », Critica marxista, 5, p. 9-15.

Frassanito Network, 2004, Movements of Migration. The Frassanito Network at the European Social Forum/London 2004 (www.noborder.org/files/movements_of_migration.pdf, consulté le 17/09/2024).

Gisti, 2018, « Finalement, la liberté de circulation », Plein droit, 116(1), p. 35.

Lussault Michel, 2009, De la lutte des classes à la lutte des places, Paris, Grasset.

Mbembe Achille, 2019, « Bodies as Borders », From the European South, 4, p. 5-18 (https://www.fesjournal.eu/wp-content/uploads/2021/08/2.Mbembe.pdf, consulté le 17/09/2024).

Rigo Enrica, 2019, « Re-Gendering the Border: Chronicles of Women’s Resistance and Unexpected Alliances from the Mediterranean Border », ACME: An International Journal for Critical Geographies, 18(1), p. 173-186 (https://acme-journal.org/index.php/acme/article/view/1436, consulté le 17/09/2024).

Rigo Enrica, 2020, « Struggles for Freedom within and against the Legal Order at the Borders of Europe », South Atlantic Quarterly, 119, p. 182-192 (https://doi.org/10.1215/00382876-8007877).

Rigo Enrica, 2023, « Mobility, Social Reproduction and Exploitation: A Critical Legal Perspective on the Tension between Capitalism and Freedom of Movement », Feminists@law, 12(2) (https://doi.org/10.22024/UniKent/03/fal.1218).

Sayad, Abdelmalek, 1985, « L’immigration algérienne. Une immigration exemplaire », in Jacqueline Costa-Lascoux, Émile Temime, Les Algériens en France : genèse et devenir d’une migration, Paris, Publisud, p. 19-49.

Tuitt Patricia, 2016, « A-Legality and the Death of the Refugee », Law and Critique, 27, p. 5-8 (https://doi.org/10.1007/s10978-015-9172-x).

[1] Toutes les traductions du livre sont de l’autrice de la recension.

[2] Voir aussi Del Biaggio et Noûs, 2020.

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Clémence Léobal

Ville noire, pays blanc. Habiter et lutter en Guyane française

Presses universitaires de Lyon, 2022, 194 p. | commenté par : Sophie Didier

Avec Ville noire, pays blanc. Habiter et lutter en Guyane française, Clémence Léobal entreprend de raconter l’expérience des populations bushinenguées confrontées aux modèles d’habitat et d’habiter produits dans le cadre des politiques de logement social en Guyane, plus particulièrement dans la ville de Saint-Laurent-du-Maroni. Cet ouvrage est d’autant plus précieux que les publications sur ces enjeux dans les France d’outre-mer sont bien peu nombreuses et dépassent rarement le constat de l’inadaptation des modèles métropolitains aux contextes locaux (mais n’est-ce pas le cas pour beaucoup de territoires ?). Le texte, complété par un cahier photographique réalisé en partenariat avec un photographe, est tiré d’une thèse de doctorat en sociologie effectuée en immersion à Saint-Laurent auprès de résident·e·s bushinengué·e·s[1] pris·e·s dans des trajectoires résidentielles complexes. Il revient sur la transition dans cette ville entre les mécanismes de destruction de l’habitat précaire lors des opérations chroniques de résorption de l’habitat insalubre (issues de la loi Vivien de 1970) et les dispositifs de production de logement social associé à une procédure de ZAC (Saint-Maurice) à partir du début des années 2010.

Mais ce n’est pas un ouvrage sur les procédures en urbanisme, ni même sur leur mise en œuvre, quand bien même le chapitre III (« Délogement et contestation ») qui revient très à propos sur cette histoire récente des moyens d’intervention sur « l’habitat précaire » aurait pleinement sa place dans un cours en urbanisme opérationnel. Le point de vue adopté ici est résolument celui des administré·e·s bushinengué·e·s dans l’affaire, pour comprendre comment se construisent et se consolident dans ce contexte changeant les attentes en matière d’habitat et d’habiter de ces résident·e·s. Clémence Léobal avance très précautionneusement en méthode et en techniques de restitution, offrant de ce fait une vraie proposition de travail autant que des résultats. Cette précaution tout à la fois éthique et épistémologique laisse une place dans l’ouvrage à la restitution fort intéressante des tâtonnements sur le terrain (chapitre I « Une ethnographe bakaa dans la ville »), dans la nécessaire connaissance et relative intimité partagée avec les enquêté·e·s. Cette précaution va jusqu’à la production des cartes d’appui aux histoires résidentielles décrites, dont l’orientation nord et sud a été inversée par rapport aux représentations courantes pour mieux rendre compte des pratiques des bushinengué·e·s structurées par le rapport au fleuve Maroni et à sa navigation. C’est un effort tout à fait louable, mais dans ce cas précis, la plus-value pour le lectorat n’est peut-être pas si nette au vu de l’impossibilité de rendre à plat, en deux dimensions, la pratique du fleuve…

Quoi qu’il en soit, l’approche ethnographique est entendue ici pleinement, ce qui apporte une grande finesse aux analyses et une richesse en détails d’autant plus remarquable que le format de l’ouvrage est relativement court (194 pages). Outre la plongée dans l’univers bushinengué de Saint-Laurent et des territoires du fleuve (et au-delà) qui lui sont associés dans l’habiter de ces populations, le volume rend particulièrement bien la complexité des rapports ethno-sociaux dans ce monde post-colonial ci. Le terrain guyanais offre en effet à l’analyse un écheveau de positions sociales multiples et essentialisées (les « Bushis », les « Métros », les Créoles…), fruit de la colonisation et de l’esclavage, mais aussi des relations à géométrie variable de la France avec les États-nations voisins (Suriname notamment, mais également Brésil, Guyana, Haïti…). Cet écheveau est toujours finement détricoté par l’autrice : le rôle des jeux de positions est en effet crucial dans la compréhension des occasions comme des obstacles à l’exercice, par les populations concernées, de leur droit au logement à Saint-Laurent et de leur capacité à interpeller l’État sur cette question. Tout le monde, des agents aux habitant·e·s, joue de ces positions et les subit tout en même temps. Le titre très fanonien de l’ouvrage renvoie à ces usages multiples et situés de l’identité dans les interactions pour l’accès au logement, et met ainsi l’accent sur une interprétation de la production de logement comme effet de la domination coloniale. Les analyses appuyées sur la linguistique de la langue ndjuka portant sur la catégorie bakaa (les dominants, pas toujours forcément blancs, mais inscrits dans un système de valeur pyramidal issu de la colonisation) sont de ce point de vue très parlantes et nuancées.

Autre méthode éprouvée dans le cadre du travail de thèse de l’autrice et reprise dans l’ouvrage, l’usage de l’archive administrative est tout autant justifiée, son intérêt étant bien de casser le présentisme qui prévaut dans l’analyse de ces marges du territoire français et qui renvoie, là encore, à des formes d’essentialisation des groupes et de leurs supposés comportements. L’attention portée aux différences de perception des offres de logement social en fonction des générations depuis les années 1980 est, de ce point de vue, bienvenue. Au-delà de cet enjeu, la Guyane est aussi comprise comme perpétuellement au bord du précipice : précipice démographique et précipice migratoire, notamment avec l’affirmation de la frontière depuis la fin de la guerre civile des années 1980 au Suriname voisin, qui justifie un tri social entre Français et Surinamais tout en ignorant les appartenances multiples des gens du fleuve. Par ricochet, ces enjeux de peuplement légitiment en retour le diagnostic local de crise du logement. Historiciser le problème du logement revient donc dans ces conditions à considérer également la grande variété des trajectoires résidentielles à l’intersection entre migration et offre de logement, ce que l’enquête parvient parfaitement à rendre, en particulier dans la reprise des trajectoires de vie extrêmement différenciées des individus, chefs de famille, dont le témoignage a été retenu finalement. Dans ces conditions, l’accès au logement social et la sortie des « maisons de bois » autoconstruites (habitat catégorisé par les pouvoirs publics comme étant à éliminer) peuvent apparaître comme un ascenseur social autant que comme une punition, et Clémence Léobal fait preuve de beaucoup de finesse d’analyse en montrant l’ambivalence des positions des ménages, et notamment des femmes cheffes de famille.

Au-delà au-delà de ces points de positionnement et de méthode, l’ouvrage est très pertinent dans son analyse du processus de production de logement et de l’adaptation ou de l’inadaptation de ce dernier aux attentes des ménages. Le chapitre « S’approprier les logements sociaux », en particulier, éclaire bien des problématiques finalement assez classiques, et déjà montrées ailleurs, dans l’accès au logement social : s’habituer au nouveau logement (les étages…), mais aussi adapter d’anciennes pratiques aux nouveaux lieux (par exemple la vente de nourriture sur des petits stands installés dans les parties communes) avec tous les conflits que cela peut engendrer avec les bailleurs.

On aurait évidemment envie d’avoir un peu plus de détails sur le point de vue de l’État dans l’affaire, pour mieux caractériser les interactions des résident·e·s avec les street level bureaucrats des administrations locales (par une ethnographie jumelle peut-être, car en l’état c’est bien sûr le point de vue des résident·e·s qui est mis en valeur). Il serait peut-être également intéressant de mieux caractériser l’ambivalence et les éventuelles évolutions dans la position d’agents de l’État plus haut placés dans la hiérarchie, pour comprendre davantage aussi comment et au nom de quelles valeurs (et avec quels instruments) ils agissent, là encore dans toute leur diversité. Ce n’est pas l’entrée choisie par l’autrice, mais une histoire fine des interventions dans le logement social reste à faire pour ces territoires tout à la fois en attente forte d’État, étroitement surveillés par la métropole, et mis en situation d’improvisation perpétuelle…

Monographie très réussie et très utile pour comprendre les situations de ce morceau de Guyane, Ville noire, pays blanc appelle beaucoup de comparaisons et de remontées en généralités possibles (avec les Antilles et Mayotte bien sûr, mais aussi avec le Brésil voisin, voire avec d’autres villes des Suds…), et l’on termine cette lecture passionnante en souhaitant que l’autrice puisse continuer dans cette voie.

[1] Terme désignant un ensemble de six groupes issus du marronnage au XVIIe siècle au Suriname pour certains (ndujka notamment) installés sur le Maroni, et plus récemment en ville à la suite de la guerre civile au Suriname dans les années 1980.

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Vincent Dussart, Florence Lerique (dir.)

Justice spatiale et politiques publiques territoriales

Mare et Martin, 2023, 299 p. | commenté par : Estelle Evrard

Si la notion de justice spatiale s’est progressivement établie en géographie depuis les années 1980, elle ne l’est pas, ou peu, en droit. Pourtant, elle est singulièrement familière aux juristes. Le droit n’est-il pas l’art du bon et de l’équitable (Jus est ars boni et aequi) ? D’une part, les principes d’égalité devant la loi et d’égalité des territoires traversent le droit français. D’autre part, le législateur met en place des politiques publiques adaptant ces principes d’égalité afin d’atténuer les inégalités que le contexte social tend à reproduire. Si elle n’est pas explicitement mobilisée en droit, la notion de justice spatiale transpire de la pratique du droit et des politiques publiques. En parallèle, elle permet en géographie et en urbanisme de penser les mécanismes de production des inégalités dans l’espace et entre groupes sociaux. Ce faisant, elle invite à penser l’effectivité des normes juridiques.

Pourtant, l’articulation entre droit et géographie dans la perspective de la justice spatiale reste peu explorée. L’ampleur de la tâche est considérable. Quels outils épistémologiques (en particulier conceptuels et méthodologiques) mobiliser pour penser la justice spatiale en droit ? Sous quelles conditions les fondements ancrés dans d’autres disciplines (philosophie politique, géographie, urbanisme) peuvent-ils constituer des outils mobilisables en droit ? Dans quelle mesure et sous quelles conditions droit et géographie/urbanisme peuvent-ils informer les mécanismes et outils visant à réduire des inégalités ? Au-delà de ces questions de maniement scientifique de la pluridisciplinarité, d’autres, liées à la méthodologie du droit, s’imposent : quel matériau convoquer, comment opérationnaliser l’analyse de la justice spatiale ?

La parution de l’ouvrage Justice spatiale et politiques publiques territoriales contribue à répondre à ces questions. Dirigé par Vincent Dussart et Florence Lerique, ce livre est ancré en droit public, avec un tropisme en droit des collectivités et en aménagement. Il est issu d’une collaboration entre le Centre Maurice Hauriou de l’université Toulouse et le Groupement de recherche sur l’administration locale en Europe de l’université Panthéon Sorbonne et réunit des contributions de 17 auteurs et autrices spécialistes en droit public, en économie, en géographie et en histoire contemporaine.

L’ouvrage part du constat que la justice spatiale est une notion née de et investie par la géographie sociale, alors que les juristes y participent activement en la « fai[sant] » (p. 11). Pour démontrer comment, ce livre se structure en trois parties, ponctuées de contributions fondées tantôt en droit public, tantôt en géographie/urbanisme. Elles suivent deux chapitres introductifs qui cadrent conceptuellement la notion de justice spatiale.

Dans sa préface, le géographe Jacques Levy rappelle quelques textes fondateurs de la notion de justice spatiale (Rawls, 1971 ; Sen, 2009) et introduit certains enjeux du passage de la justice (normative) à la justice spatiale. Il propose de comprendre la justice comme « une manière cohérente de décrire l’horizon du mouvement vers le mieux que les acteurs politiques dessinent et cherchent à atteindre ». Ainsi, pour lui, la justice n’est effective dans la société contemporaine que depuis que les citoyens sont devenus des « réels acteurs politiques dans le cadre d’une société d’individus » (p. 16-17). Les trois chapitres qui suivent indiquent les fondements historiques et idéaux de principes juridiques ancrés dans la culture sociale française (principes d’égalité devant la loi, d’égalité des territoires). Nathalie Gaussier, Claude Lacour, Florence Lerique, Jean-Marie Pontier et Géraldine Chavrier montrent comment, suivant un principe de réalité, le législateur a progressivement reconnu que ces idéaux constituent des « fictions juridiques ». En mobilisant le principe du maximin de John Rawls, le droit peut adopter des mécanismes visant à faire que les territoires les plus fragiles, du fait de leurs spécificités géographiques, sociales ou spatiales, se voient attribuer certaines possibilités. La société reste « inégale mais d’une inégalité plus juste puisque on aura fait le plus possible pour les plus modestes » (Rivière et Gervay-Lambony, citant Bernard Bret, 2016, p.  218). Au nom d’une plus grande égalité ou d’une lutte contre les disparités injustes, la République met donc progressivement en place des domaines d’exception. Si les auteurs reconnaissent avec nuance les limites des mécanismes étudiés et les risques qui y sont associés (comme le communautarisme), une mobilisation de la notion de capability (Sen, 1999) aurait par exemple permis d’interroger l’effet de ces mesures « par le bas ».

La partie suivante est dédiée à la territorialisation de la justice et se compose de six chapitres. Les implications en matière de justice spatiale de réformes territoriales (partie sur la rationalisation des intercommunalités par Nadine Dantonel-Cor) sont introduites avant l’exploration du rôle structurant pour l’équilibre territorial de politiques sectorielles (mobilité, santé, environnement, Aurore Granero et Gérard-François Dumont) et de la fiscalité (mécanismes des péréquation, Vincent Dussart). Cette analyse de la mise en œuvre de la justice spatiale en droit, depuis l’Union européenne (UE), jusqu’à l’échelle nationale et régionale met en lumière la complexité des transformations dans l’organisation des territoires. Par exemple, Francette Fines et Barbara Thibault mettent en évidence les limites, au niveau EUropéen[1], des instruments des fonds structurels pour contrebalancer effectivement les déséquilibres du marché intérieur. Au-delà de la « nouvelle spatialisation » produite par ces fonds, les conditions d’accès et les mécanismes de gouvernance sont corsetés de sorte qu’ils favorisent les régions ayant des capacités d’administration et de gestion. À l’échelle infranationale, la lecture ancrée en géographie régionale de Gérard-François Dumont s’appuie sur la pensée d’Alexis de Tocqueville et plaide pour un meilleur usage du principe de subsidiarité, contribuant à renforcer la démocratie locale puisqu’il est source d’autonomie et de liberté locale.

La troisième partie de Justice spatiale et politiques publiques territoriales se concentre sur les politiques sectorielles : environnement (Anne Rainaud), action sociale (Robert Lafore), logement (Didier Desponds, Thibault Tellier) et fiscalité locale (Léo Garcia). Tout en rappelant, depuis l’ancrage disciplinaire qui leur est propre, que ces politiques sectorielles ne sont pas explicitement articulées par rapport à la notion de justice spatiale, les auteurs et autrices explorent dans quelle mesure elles y contribuent, par quels mécanismes, et quelles sont leurs limites.

Ce livre met en lumière les dispositifs normatifs – d’équilibre, de répartition, de péréquation, de distribution, de compensation, d’échange, de réciprocité et de solidarité – que certaines politiques publiques en France ou au sein de l’UE conçoivent et appliquent dans un souci de réduire les disparités territoriales et d’accès plus équitable aux chances. Il montre comment, sans explicitement ambitionner de contribuer à une plus grande justice spatiale, certains mécanismes de la force publique normatifs (législatifs, réglementaires, fiscaux) contribuent à la réduction des inégalités territoriales, tout en explorant leurs limites. Les politiques publiques sectorielles (mobilité, santé, environnement) ressortent comme structurantes et complémentaires de l’aménagement du territoire. Ce livre rend explicites les enjeux transversaux de la justice spatiale pour les politiques publiques.

Le socle théorique mobilisé pour analyser les capacités compensatrices de ces mécanismes est essentiellement celui de John Rawls, ce qui conduit une large partie des contributions à se concentrer sur les mécanismes redistributifs des politiques publiques. Une mobilisation plus capacitaire de la justice spatiale informée par Amartya Sen notamment aurait permis d’interroger l’effectivité des outils normatifs en ce qu’ils questionnent les capacités d’action des acteurs publics et des publics visés par les mesures.

Pour le lectorat juriste, ce livre est un précieux outil donnant un éclairage novateur sur les instruments normatifs de politiques publiques qui au niveau national (et en partie au niveau européen) contribuent à soutenir un développement territorial équilibré. L’ancrage empirique sur la norme, son interprétation, les modalités de sa mise en œuvre et l’usage de cas de jurisprudence permet aux auteurs et autrices d’expliciter les effets territoriaux des outils observés.

Si cet ouvrage permet au lectorat géographe/aménageur de se familiariser avec la méthodologie employée en droit pour appréhender des mécanismes normatifs, il lui manque néanmoins une réflexion plus explicite avec la littérature existante dans le champ de la justice spatiale. Par exemple, réaliser la distinction classique entre justice distributive et procédurale (Dufaux et al., 2009) aurait permis de décortiquer la nature des mécanismes normatifs à l’œuvre et de discuter les conditions sous-jacentes limitant leur effectivité. Ce faisant, le livre aurait exploré de manière plus directe comment le droit peut constituer un outil de (re)production des rapports de domination, ou au contraire d’émancipation des groupes sociaux. En comprenant la notion d’espace contenue dans « justice spatiale » essentiellement comme le périmètre institutionnel des acteurs publics à l’origine des mécanismes redistributeurs, ce livre se concentre davantage sur la justice territoriale des politiques publiques. Les pistes proposées pour penser l’effectivité de mesures normatives en faveur d’une plus grande justice spatiale passent donc largement par l’institutionnalisation d’un périmètre, supposant aussi que l’action locale des politiques publiques soit menée et guidée par la proximité avec le terrain.

Il en résulte que l’ouvrage omet en grande partie de problématiser l’espace comme enjeu de luttes où se déploient des stratégies contradictoires entre groupes aux intérêts potentiellement divergents, et de problématiser les mécanismes de domination dans l’espace. Avec son « droit à la ville », Henri Lefebvre (1972) invitait à penser les conditions de rapports sociaux plus équitables dans l’espace. De futurs travaux pourraient interroger dans quelle mesure penser la justice spatiale en droit permettrait d’outiller cette utopie. De manière plus générale, Justice spatiale et politiques publiques territoriales interroge l’effectivité de mécanismes normatifs dans la réduction des disparités (ou injustices territoriales), ce qui pose la question restée sous-exploitée de l’équité de la norme de droit dans l’espace. De futures pistes de recherche pourraient par exemple consister à s’interroger sur les injustices épistémiques (comme les témoignages formulés par des minorités sociales au tribunal ; Fricker, 2007) et les luttes en droit visant à formaliser des mesures correctives. Quels outils épistémologiques mobiliser pour penser, en droit et en géographie, le caractère équitable de la norme dans l’espace ? En s’appuyant sur la géographie du droit (Bony et Mellac, 2020), ce type de réflexion pourrait articuler une pensée critique de la production de la norme de droit et des implications de sa spatialisation.

 

Bibliographie

Bony Lucie, Mellac Marie, 2020, « Introduction. Le droit : ses espaces et ses échelles », Annales de géographie, 733-734, p. 5-17 (https://doi.org/10.3917/ag.733.0005).

Dufaux Frédéric, Gervais-Lambony Philippe, Lehman-Frisch Sonia, Moreau Sophie, 2009, « No 1. Avis de naissance », Justice spatiale | Spatial Justice (https://www.jssj.org/issue/septembre-2009-edito/, consulté le 04/10/2024).

Fricker Miranda, 2007, Epistemic Injustice: Power and the Ethics of knowing, Oxford Academic (https://doi.org/10.1093/acprof:oso/9780198237907.001.0001).

Lefebvre Henri, 1972 [1968], Le Droit à la ville suivi de Espace et politique, Paris, Anthropos.

Rawls John, 1971, A Theory of Justice, Cambridge, Harvard University Press.

Rivière Dominique, Gervay-Lambony Philippe 2016, Une rencontre avec Bernard Bret, « Pour une géographie du juste. Lire les territoires à la lumière de la philosophie morale de John Rawls », Annales de géographie, 708(2), p. 213-223.

Sen Amartya, 1999, Commodities and capabilities, New Delhi, Oxford University Press.

Sen Amartya, 2009, The idea of justice, Cambridge, Harvard University Press.

[1] La graphie « EUrope » permet de différencier les initiatives portées par l’Union européenne de celles portées par d’autres organisations européennes sur le continent, comme le Conseil de l’Europe.

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Geneviève Pruvost

La subsistance au quotidien. Conter ce qui compte

La Découverte, 2024, 504 p. | commenté par : David Frati

La subsistance au quotidien nous fait découvrir le mode de vie d’un couple de paysans « maraîchers-éleveurs-apiculteurs-boulangers à plein temps » (p. 195) qui refusent la production alimentaire industrielle et vivent dans une yourte avec leur enfant dans le village de Valondes (les lieux ont été anonymisés). L’autrice pose la question de ce qui compte quand des gens cherchent « à vivre en prise directe avec leur milieu de vie » (p. 6), et le plus éloigné possible de la production marchande et manufacturière. Geneviève Pruvost a enquêté neuf jours auprès de ce couple dans le cadre d’une enquête plus large sur les modes de vie ruraux alternatifs, qui avait déjà donné lieu à un premier livre, Quotidien politique, également publié aux Éditions de La Découverte (2021).

L’autrice propose ici un ouvrage de lutte, et elle utilise dès les premières pages un vocabulaire du combat, voire de la guerre. Il y est question de « lutte territoriale » (p. 7), de « conquête de lieux » (p. 7) et de « guerre de position » (p. 16). C’est donc une lutte pour l’espace qui nous est contée ici. Constatant que « la citoyenneté a été décorrélée du droit à la terre et à l’eau nourricière » (p. 6), l’objectif de ce livre est de « raconter une alternative concrète » pour « donner de la consistance scientifique et politique à des expériences méconnues » (p. 22), et de démontrer la viabilité d’une vie en retrait du monde marchand chez des paysans pour qui l’espace est « à la fois la fin et le moyen de l’activité quotidienne » (p. 14). Pour cela, Geneviève Pruvost s’approprie très fidèlement la méthode ethnocomptable présentée pour la première fois par Alain Cottereau et Moktar Mohatar Marzok dans leur ouvrage Une famille andalouse (2012). Cette méthode permet de faire découvrir de manière exhaustive ce qui compte et comment on le compte lorsqu’on tente de se déprendre de la consommation marchande, de la production industrielle, de la mise en valeur du foncier, bref, lorsque l’on tente d’échapper à l’hégémonie du capitalisme. Pour montrer la viabilité de ce mode de vie, l’enquêtrice nous fait entrer pleinement dans les plis les plus fins de la vie quotidienne du couple, grâce à une première partie entièrement dédiée à une restitution ethnographique passionnante et époustouflante de détails (230 pages). Celle-ci est complétée par une soixantaine de tableaux extrêmement détaillés en deuxième partie, et une analyse sociologique rigoureuse de ce mode de vie, particulièrement pertinente sur les questions spatiales, en troisième partie.

 

Conter ce qui compte

La première partie de l’ouvrage s’ouvre presque immédiatement sur le récit ethnographique de la vie quotidienne du couple et de leur petite fille. La narration est dense, sèche, rapide, à l’image du rythme de vie des protagonistes, et en même temps extrêmement minutieuse et détaillée.

Ce récit, qui pourrait être lu comme un roman, intertitres mis à part, n’en est pourtant pas un. La narration ne prend jamais clairement parti entre le récit du quotidien du couple et le récit de la vie de l’ethnographe prise dans le rythme de vie des enquêtés. Geneviève Pruvost fait sans arrêt part de questionnements et de surprises, ce qui permet de découvrir non seulement ce qui compte pour les paysans, mais aussi ce qui compte pour l’enquêtrice ethnocomptable : préférer prendre ses notes au vol à la main, malgré la douleur au poignet, à la prise de note sur ordinateur portable posé sur les genoux, qui met trop à distance (« À trop consigner, je suis passée à côté de la rythmique du pain. », p. 138). Les jugements moraux par rapport à son propre mode de vie urbain (par exemple, sur la consommation de produits laitiers, p. 90) sont des portes qu’elle ouvre pour que nous nous posions des questions à notre tour. Ce choix de ne jamais trancher entre un récit détaché et un journal de bord personnel est finalement ce qui permet le plus d’entrer pleinement dans la vie quotidienne de l’enquêtrice embarquée dans celle, intense, du couple de paysans.

Le rythme des journées peut d’ailleurs poser question. La vie de ces deux « baba speed » (p. 424-430) qui cherchent à être intègres et exemplaires dans leurs refus de la consommation marchande tourne autour d’un travail intense, dans un rythme de vie essoufflant, au point que l’on peut se demander ce qu’il en devient de la question du plaisir, et de ce que les enquêtés tirent de ce mode de vie, au-delà de la satisfaction d’être exemplaires. L’autrice arrive justement à retranscrire un plaisir loin du tandem travail-loisir, à travers des moments de réjouissance construits autour d’un travail réapproprié qui n’est plus aliéné par le rythme du salariat (p. 143, notamment).

Le plaisir de notre lecture est lui aussi bien réel. La découverte de ce mode de vie se fait, on l’a dit, à travers une description d’une richesse et d’une rigueur exceptionnelles qui donne lieu à des moments de surprise ou de suspense magnifiquement retranscrits, comme la castration d’un chevreau (p. 88-91) ou la mesure de la température du four à pain (p. 147-148).

La tension principale du récit réside dans l’importance de la question foncière pour les deux enquêtés qui souhaitent étendre leur activité par l’achat d’une nouvelle parcelle, tout en refusant d’entrer dans des logiques de rendement imposées par l’État, par le statut légal d’agriculteur, qui encourage les grandes propriétés et la mécanisation du travail. Alors, faire un prêt, se mécaniser, s’agrandir, se spécialiser… ? Ce sont autant de questions ambivalentes qui travaillent en permanence ces paysans alternatifs en prise avec la question foncière, à la fois hypothétique ouverture ou fermeture des horizons du possible.

 

Faire avec les chiffres, contre les chiffres

La deuxième partie de l’ouvrage, composée de 61 tableaux et de deux schémas, tranche radicalement avec le récit de la première. Après une telle immersion dans la vie quotidienne, pourquoi des tableaux ? La question se pose d’autant plus qu’ils peuvent paraître aller à l’encontre des discours portés à la fois par les enquêtés et par l’autrice (« pourquoi recourir au chiffrage, alors que les alternatives écologiques dénoncent la mise en cases du monde par le libéralisme capitaliste ? », p. 27.)  Si, comme le souligne Geneviève Pruvost, l’abstraction chiffrée a participé au cours du temps à transformer le monde en marchandise, elle rappelle que d’autres se servent ou se sont servis des chiffres dans des visées d’émancipation collective (p. 29). Ces chiffres ethnocomptables, qui cherchent à rationaliser un mode de vie qui s’appuie beaucoup sur la débrouille et sur un sens pratique résolument ancré dans le réel plutôt que sur une connaissance purement théorique du monde vivant, sont en fait un outil de lutte : il s’agit de combattre avec les chiffres de la vie quotidienne et du savoir situé contre les chiffres des richesses des nations (p. 25). Si l’entrée peut paraître abrupte, ces tableaux sont beaucoup plus accessibles qu’il n’y paraît de prime abord pour qui a déjà parcouru la première partie et a en tête tous les éléments de la vie quotidienne du couple. En effet, ces tableaux servent à une description plus fine du réel, en superposition au récit ethnographique, et non à une rationalisation chiffrée et détachée de la compréhension de ce qui fait sens pour le couple.

Nous ne revenons pas en détail sur ce passionnant « kaléidoscope ethnocomptable » (p. 265) qui passe par un relevé de l’acquisition des parcelles (tab. 1 et 2), un inventaire extrêmement détaillé de toutes les possessions du couple (tab. 9 à 15), un relevé de chaque activité par poste (tab. 16 à 21, 24, 25, 28 à 32), ou encore un emploi du temps à plusieurs entrées qui, dans la perspective féministe de l’autrice, croise l’activité principale avec l’activité secondaire (déjeuner en prenant des décisions, s’occuper de l’enfant en même temps que des chèvres…) avec une précision déconcertante (tab. 50 à 54). Ces tableaux permettent de prendre une autre mesure de l’ampleur du travail réalisé par les deux protagonistes. Ce long déroulé se conclut sur le tableau le plus significatif pour le combat que mène cet ouvrage : l’autrice établit que les soldes annuels sont positifs (2 634 euros en 2012, 1 002 euros en 2013), et démontre ainsi que ce mode de vie est viable économiquement. Les deux schémas qui closent cette partie montrent l’inscription territoriale de cette activité, et préparent au contenu de la partie analytique.

 

De la maisonnée au territoire

Les analyses thématiques de la troisième partie de l’ouvrage complètent les réflexions de Geneviève Pruvost qui parsèment déjà, ici et là, le texte du journal. Les questions spatiales reviennent souvent comme un point central de l’analyse.

Un premier chapitre (« Politisation du moindre geste ») analyse les différents niveaux de cohérence territoriale de ce mode de vie qui s’insère dans les mailles d’un espace délimité administrativement et dépasse la délimitation politique de la parcelle administrative. Trois niveaux d’action (échelles de la maisonnée, du maillage des dynamiques locales, et des mouvements sociaux) permettent de dessiner « un territoire cohérent par-delà les frontières administratives » (p. 356). Telle est la force de l’enquête ethnocomptable, étude « écologique » (p. 476) dans le sens où elle s’intéresse aux relations entre les choses dans un milieu, plutôt qu’aux choses elles-mêmes, et qui permet d’étudier les dynamiques d’un territoire à plusieurs échelles à partir de l’étude concrète de la vie quotidienne.

En partant de l’analyse du mode de vie en habitat léger (chapitre « Vivre en yourte »), l’étude ethnocomptable met en évidence une dé-spécialisation des espaces qui servent à des tâches différentes selon les moments ou même des prêts et des échanges qui sont faits avec d’autres maisonnées. Ces paysans sont tout sauf autonomes : le territoire, « espace réticulaire de droits d’usage chez les voisins, les copains, la famille, contre services » (p. 397), est à la fois le substrat et le résultat d’un réseau d’entraide rendant possible ce mode de vie alternatif, dégagé de la spécialisation de l’espace et de la division du travail d’un monde manufacturé.

Le chapitre « Un coin de terre où se poser pour basculer » est une partie très importante de l’ouvrage qui met au jour les dynamiques d’appropriation foncière qui permettent ce mode de vie visant, pourtant, à se situer en dehors d’un contrôle rationnel de l’espace de subsistance par un État promouvant l’agriculture industrielle. L’autrice rappelle que la disponibilité de foncier à la vente est la toute première condition à l’établissement d’une population de paysans alternatifs. Il y a peu de terrains oubliés ou délaissés dans ce territoire, ni même de mise en location de terrains communaux, et la possibilité de squat d’une parcelle qui permettrait la subsistance d’une maisonnée n’est pas envisageable. L’installation est néanmoins possible grâce à l’existence de parcelles en mauvais état ou boisées qui se vendent à un prix modique, dans un territoire où l’arrivée de paysans alternatifs en grand nombre n’a pas (encore) eu lieu, ce qui participe au maintien d’un prix de foncier bas (p. 371). La question de la propriété privée se présente donc comme une contradiction importante : « Comment celles et ceux qui promeuvent un mode de vie critique peuvent-ils privilégier l’option de la propriété ? » (p. 370). La propriété privée devient là, justement, la modalité centrale d’un refus du capitalisme, car elle offre une stabilité qui permet de ne pas être expulsable par un État méfiant. Plus encore, ces terres appropriées par les paysans alternatifs se situent dans un réseau d’entraide et servent d’espace d’accueil aux nouveaux arrivants : garer sa roulotte, élever quelques bêtes ou installer un potager permet de commencer à s’ancrer dans le territoire le temps de devenir propriétaire (p. 376). Ces terres servent aussi à la population nomade (travailleurs saisonniers, festivaliers, travellers…) qui, en tant que groupe social, est une composante à part entière du territoire (p. 383). Si les terres achetées peuvent servir de port d’attache aux amis mobiles (p. 385), ces derniers peuvent servir à occuper un lieu pour qu’il ne paraisse pas vacant lorsque ses propriétaires partent (et c’est d’ailleurs le rôle joué par l’autrice au moment de l’enquête, car elle a occupé la roulotte d’une amie du couple qui était partie).

Considérant que « l’impossibilité d’accès à un territoire minimal de subsistance commune constitue une inégalité majeure, tant sur le plan de l’autonomie matérielle que de l’autonomie politique » (p. 475), Geneviève Pruvost montre ici que l’appropriation collective de l’espace par des maisonnées intégrées dans leur milieu social et écologique constitue un excellent outil de mise à distance des logiques d’exploitation marchande de la nature au profit d’une reprise en main de la subsistance individuelle et collective. La force de la démonstration de ces pages d’analyses repose sur la rigueur de la démarche ethnocomptable qui est donnée à voir de manière spectaculaire dans les deux premières parties de l’ouvrage. Le choix d’aborder la cellule familiale comme une « maisonnée » lui permet de « revisiter les divisions classiques faites habituellement entre engagement individuel et collectif, entre espace public et espace privé, entre mise en réseau à bas bruit et mouvements sociaux spectaculaires, entre militantisme affinitaire et institutions » (p. 475), et de démontrer que, derrière la vie d’un couple de paysans qui cherche à vivre de manière intègre et exemplaire son refus du monde marchand, c’est en fait tout un territoire qui résiste à la standardisation imposée par le capitalisme. En entrant par la vie quotidienne, l’autrice démontre que l’espace est un outil de reproduction et de maintien de la rationalité marchande et, en même temps, qu’il offre la possibilité de renversement de cette rationalité : cela fait de cet ouvrage une véritable concrétisation du projet de recherche lefebvrien (Lefebvre, 1958 ; Busquet, 2012). On n’attendrait pas nécessairement d’une sociologue du travail et du genre une lecture territoriale aussi claire et ambitieuse. Et pourtant, La subsistance au quotidien devrait passionner toutes celles et tous ceux qui s’intéressent à des questions d’appropriation collective de l’espace. Plus encore, cette enquête est une invitation à se saisir de la méthode ethnocomptable qui constitue, comme le montre merveilleusement le travail de Geneviève Pruvost, une superbe entrée dans la géographie de la vie quotidienne.

 

Bibliographie

Busquet Grégory, 2012, « L’espace politique chez Henri Lefebvre : l’idéologie et l’utopie », Justice spatiale | Spatial justice, 5 (https://www.jssj.org/article/lespace-politique-chez-henri-lefebvre-lideologie-et-lutopie/, consulté le 20/09/2024).

Cottereau Alain, Marzok Moktar Mohatar, 2012, Une famille andalouse : ethnocomptabilité d’une économie invisible, Saint-Denis, Bouchène.

Lefebvre Henri, 1958, Critique de la vie quotidienne. I. Introduction, Paris, L’Arche.

Pruvost Geneviève, 2021, Quotidien politique, Paris, La Découverte.

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Katherine McFarland Bruce

Pride Parade: How a pride changed the world

New York University Press, 2016, 295 p. | commenté par : César Taillefer

Avec ce livre, Katherine McFarland Bruce projette de raconter une histoire des marches des fiertés aux États-Unis en insistant sur les processus par lesquelles ce type d’action s’est consolidé, voire imposé, dans le répertoire des modes d’action des mobilisations des minorités de genres et sexuelles jusqu’à aujourd’hui. Pour réaliser cette étude, l’autrice s’est appuyée sur une méthodologie mixte qui articule des observations menées lors de six marches des fiertés dans différentes villes des États-Unis et des entretiens avec des participant·e·s de ces évènements. Ces cinquante entretiens sont complétés d’ailleurs par des sondages qui ont été effectués par des assistant·e·s de recherche de l’autrice. Certaines personnes sondées lors des marches ont en outre pu être ensuite recontactées par l’autrice. Afin d’appuyer la dimension historique de sa recherche, cette dernière a rencontré onze participant·e·s de la première marche de New York, en 1970, et s’est aussi intéressée aux reportages, produits entre juin 1969 et août 1975, d’un périodique gay, actuellement toujours publié, The Advocate.

 

Les ressorts sociaux historiques de la fierté queer

Dans le premier chapitre du livre, l’autrice s’intéresse aux origines des marches des fiertés aux États-Unis et, plus précisément, à leur genèse dans le cadre d’un événement particulier, les émeutes de Stonewall. Ces émeutes sont régulièrement présentées, tant par les groupes mobilisés que par des chercheurs et chercheuses, comme l’acte fondateur du mouvement des minorités de genres et sexuelles, point de départ de leur inexorable marche des minorités de genres et sexuelles vers l’émancipation (Fassin, 1998), aux États-Unis mais pas seulement. Afin de déconstruire ce que l’on peut considérer comme un mythe militant, sans pour autant rompre avec l’engouement qui existe autour d’elles, l’autrice s’engage dans un nécessaire rappel des mobilisations qui précèdent les premières marches, ainsi que de leurs caractéristiques. Ce rappel et celui, plus succinct, du cadrage de la cause et du répertoire d’action employé permettent de souligner les changements radicaux qui ont lieu après Stonewall en ce qui concerne la participation des minorités de genres et sexuelles dans la sphère publique, sans invisibiliser les mobilisations passées comme cela a pu être le cas dans des recherches antérieures.

Dès les années 1950, aux États-Unis, comme dans d’autres pays, par exemple en Europe (Rupp, 2011 ; 2014), les minorités de genres et sexuelles, essentiellement des homosexuels masculins, s’organisent politiquement sur la base d’une identité sexuelle collective distincte de l’hétérosexualité (Quéré, 2022 ; Prearo, 2014). Ces groupes sont alors pensés comme des espaces de rencontre. Le partage, la mise en commun des expériences minoritaires communes, est considéré comme un levier indispensable de la politisation collective des minorités sexuelles. Se forge dans ces organisations une conscience commune, politisée et positive de l’homosexualité. Les travaux sur les mobilisations des minorités de genres et sexuelles décrivent systématiquement les pratiques contestataires de ces organisations, Mattachine Society, pour les homosexuels masculins, et Daughters of Bilitis pour les lesbiennes, comme s’inscrivant dans une stratégie assimilationniste. Les activités militantes de ces associations tendaient à minimiser les différences entre homosexuel·le·s et hétérosexuel·le·s afin de mettre en avant leurs similitudes et de prouver que les homosexuel·le·s étaient des citoyen·ne·s responsables. Katherine McFarland Bruce partage ces analyses, qu’elle rappelle d’ailleurs en s’appuyant sur un exemple de mobilisation de l’un de ces groupes. Lors de la fête nationale, le 4 juillet, entre 1965 et 1969, un groupe de militant·e·s homosexuel·le·s de Philadelphie se réunissait pour une marche solennelle et silencieuse devant le Capitole de l’État. Ce défilé, l’Annual Reminder, était l’occasion pour ces militant·e·s de réclamer un traitement égalitaire des minorités de genres et sexuelles en contestant les comportements discriminatoires, de l’État et de ses institutions. La participation à ces défilés était conditionnée au respect d’un code vestimentaire strict, les hommes portaient des chemises avec des cravates, tandis que les femmes, elles, étaient vêtues de robes qui descendaient au-dessous du genou. Les représentations données à voir lors de ces défilés sont analysées par l’autrice, et d’autres avant elle, comme le signe de l’acceptation, de l’accommodement de ce groupe des normes sociales dominantes qui constituent l’homosexualité en stigmate. S’il est aisé d’y voir un accommodement, cette lecture ne satisfait toutefois pas d’autres auteurs et autrices dont l’historien Mark Meeker (2001), selon qui il est important d’inscrire ces registres d’actions dans le contexte social et politique dans lequel ces organisations émergent, afin de considérer ses effets sur ces dernières. Avec ce niveau de lecture, on peut au contraire voir dans ces stratégies une performance indispensable pour se protéger des sanctions politiques et continuer la nécessaire politisation collective que ces organisations permettaient. Le masque de la respectabilité cachait en réalité des activités qui contestaient l’ordre social tel qu’il était établi.

Si la politisation des minorités sexuelles et de genres s’effectuait en partie dans ces organisations, d’autres espaces de rencontres ont aussi permis l’affirmation d’une identité, d’une culture homosexuelle distincte. Le récit des émeutes de Stonewall, et des marches commémoratives qui suivirent, est certes très connu, mais l’articulation de ce récit avec la culture érotisée qui s’est développée dans les bars gay de l’époque est, elle, relativement ignorée. Pour l’historien Georges Chauncey (1998) cité par Katherine McFarland Bruce à plusieurs reprises, les bars new-yorkais abritaient une culture homosexuelle originale, fortement sexualisée et érotisée. Les ressorts de cette culture, et de manière générale la constitution d’un sentiment de groupe chez les minorités sexuelles et de genres fréquentant ces lieux sont les conséquences directes de la surveillance accrue à laquelle étaient soumises ces minorités à cette époque. Chancey a montré que cette surveillance a progressivement conduit à la réduction du nombre d’établissements acceptant de servir les homosexuels à l’échelle de la ville, ainsi qu’à la spécialisation de certains dans ce public. Alors que les homosexuel·le·s fréquentaient des établissements mixtes du point de vue de la sexualité des client·e·s, dans lesquels iels étaient d’ailleurs soumis·e·s au contrôle social d’un tenancier craintif des sanctions, iels fréquentent maintenant des établissements exclusivement gay au sein desquels leurs comportements et l’expression de leur orientation sexuelle ne sont l’objet d’aucun contrôle social. Les émeutes de Stonewall s’inscrivent donc dans ce contexte particulier, autour de cette identité et culture homosexuelle singulière sur laquelle l’autrice insiste peu, voire pas du tout, alors même que son importance est constatée et avérée (March, 2017). Le défi lancé aux autorités publiques par les homosexuel·les de Stonewall ne peut s’expliquer sans considérer ainsi les effets socialisateurs de la configuration commerciale locale. C’est cette culture, cette identité homosexuelle originale, qui s’est formée dans les bars, et qui se distingue de celle des groupes homophiles de l’époque, qui animent et qu’engagent les émeutiers lors de ces jours de 1969.

 

Les émeutes de Stonewall, l’inauguration d’un nouveau cycle de mobilisations aux États-Unis ?

L’autrice, à l’instar d’autres chercheurs et chercheuses avant elle, considère que les émeutes de Stonewall inaugurent un nouveau cycle de militantisme pour les minorités de genres et sexuelles aux États-Unis. Ce dernier est marqué par l’entrée dans la sphère publique de nouveaux groupes militants, tels que le Gay Libération Front (GLH) à New York. Ceux-ci ont interprété les émeutes de Stonewall comme le signe d’un désir d’actions plus radicales, qui iraient plus loin que les revendications des groupes homophiles dont les victoires, certes réjouissantes, étaient encore trop peu nombreuses et avaient lieu beaucoup trop lentement. Les cadrages de la cause effectués par ces groupes militants sont directement liés aux dispositions issues de leurs socialisations. Ces militant·e·s sont marqué·e·s, d’une part, par cette culture homosexuelle des bars et, d’autre part, iels sont aussi imprégné·e·s de l’idéologie de la nouvelle gauche américaine. Celle-ci se distingue des autres formations politiques par son attachement à l’épanouissement personnel et par l’abandon d’un horizon déterminé uniquement par la lutte des classes et la révolution. Ces militant·e·s n’entendaient alors céder à aucune forme de normalisation, et revendiquer au contraire l’homosexualité dans toute sa dimension sexuelle en faisant le déploiement théâtral de l’érotisme et du désir homosexuels. Plutôt que de lutter pour atténuer la marginalisation de l’homosexualité, celle-ci était vivement revendiquée et interprétée comme la situation à partir de laquelle inventer et proposer un nouvel ordre social. L’égalité avec les hétérosexuel·le·s n’était pas revendiquée, les groupes mobilisés considérant au contraire que les hétérosexuel·le·s étaient elles et eux-mêmes enfermé·e·s dans un carcan juridique et moral qui les empêchaient d’exprimer le plein potentiel de leur désir. Ces groupes s’organisaient donc contre les différents cadres qui produisent l’homosexualité en stigmate, mais qui régissent l’expression des désirs sexuels, quels qu’ils soient, en des formes convenables. Dans cette logique, si les désirs et les comportements sexuels homoérotiques sont la source de la stigmatisation et de l’exclusion, ceux-là doivent se muer en armes, être exacerbés afin de saper l’ordre social. Cet ordre qui produit la condition des minorités de genres et sexuelles et qui les a progressivement enfermées dans un placard ne se combat alors plus par l’emprunt de représentations sociales normatives, mais par la fière démonstration du désir homosexuel. Un des slogans contre la guerre du Vietnam donne un exemple concret de ce retournement symbolique. Les militants homosexuels du GLH avaient écrit sur leurs t-shirts « Suck cock to beat the draft », soit en français : « Pour vous faire réformer, sucez des bites ». Le comportement sexuel « déviant » est ainsi un instrument pour ruiner la conscription (Marche, 2017).

Cette nouvelle dynamique militante, dont l’autrice décrit bien les ressorts dans les deux premiers chapitres du livre, prend corps, dès 1970, lors des marches commémoratives des émeutes de Stonewall. Les marches cristallisent les volontés de contestation d’un ordre social et politique qui condamne les minorités de genres et sexuelles. Si ces marches se distinguent des actions contestataires des organisations homophiles, celles-ci sont aussi différentes des formes de protestation traditionnelle, ce qui les rend d’ailleurs, selon l’autrice, difficilement appréhendables pour les chercheurs et chercheuses en sociologie des mobilisations, car elles ne correspondent pas aux grilles d’analyses classiques de ce champ disciplinaire. À l’inverse des mobilisations habituellement analysées, les marches n’appellent pas à des changements législatifs et politiques particuliers. L’État n’est pas la cible unique ni la cible prioritaire. Les expériences minoritaires sont affectées par d’autres structures de régulations sociales sur lesquelles les prises de l’État sont plus faibles, et sur lesquelles des avancées législatives n’auraient aucun effet, tant l’homosexualité y est enracinée comme une déviance. Ces changements de cible s’incarnent d’ailleurs dans les stratégies d’occupation de l’espace public qui sont mises en place. Les défilés ne passent pas devant des bâtiments institutionnels. Ces choix, qui se distinguent de ceux effectués par les militant·e·s homophiles qui se réunissaient devant le Capitole de l’État de Pennsylvanie, marquent matériellement cette nouvelle stratégie. Les marches se distinguent également par la manière dont elles sont organisées, gérées, dirigées. Les manifestations politiques plus traditionnelles sont des espaces fortement hiérarchisés pour Katherine McFarland Bruce. Les mots d’ordre sont établis et diffusés selon une logique descendante, ils sont le fait de groupes restreints dont l’autorité sur la marche est totale. Les organisateur·rice·s des marches des fiertés fournissent un cadre dans lequel celles-ci se réalisent et qui est investi par des groupes divers qui s’organisent et se structurent selon leur propre mot d’ordre. Ces événements sont donc marqués d’une plus forte diversité dans les mots d’ordre du fait d’un cadre qui est construit de manière à laisser s’exprimer la diversité des expériences minoritaires et des revendications associées. Pour les organisateur·rice·s de ces premières marches, l’accent est mis sur l’accès collectif à l’événement et à la sphère publique. Ces organisateur·rice·s, qui disposaient d’ailleurs d’expériences militantes antérieures et qui avaient conscience que la participation à des manifestations repose sur des dispositions à l’engagement inégalement réparties, ont ainsi élaboré un mode d’action innovant devant permettre une large participation des minorités de genres et sexuelles. La forme que prennent les marches après Stonewall s’appuie donc sur l’articulation d’une problématisation nouvelle des expériences minoritaires et sur la stratégie de maximiser la participation à ces actions. Si les défilés organisés à New York, à Los Angeles, et à Chicago avaient en commun d’incarner ce nouveau cycle de mobilisation marqué par la célébration sans compromis du désir et de la sexualité homosexuelle, des différences persistent entre eux. Des différences dont les ressorts se situent dans les positions sociales des organisateur·rice·s, ainsi que dans leurs trajectoires militantes. L’autrice explique en effet que la marche de New York est dirigée par des personnes socialisé·e·s à l’engagement et qui s’inspirent de leurs expériences passées. À Los Angeles, en revanche, la marche est investie principalement par des artistes qui ne bénéficiaient pas des mêmes expériences, et qui ont donc accentué la dimension festive de la marche.

 

La marche des fiertés, consolidation, circulation

Après avoir présenté les ressorts sociohistoriques des marches des fiertés aux États-Unis, l’autrice s’intéresse, dans le chapitre II, à leur structuration en un modèle de mobilisation, ainsi qu’à leur circulation dans d’autres contextes géographiques. Le succès des premières marches a confirmé l’ambition de leurs organisateur·rice·s de les inscrire dans la durée. Les marches commémoratives de 1970 font sortir cette culture fortement sexualisée et érotisée des bars où elle s’était développée et où elle avait été contenue. L’ampleur prise par les marches ainsi que leur investissement par d’autres minorités de genres et sexuelles, extérieure à cette culture homosexuelle des bars, vont susciter de nombreux débats sur l’orientation que devraient prendre les futures éditions. Alors qu’elles étaient pensées comme un moyen de présenter l’unité des minorités de genres et sexuelles, dans les comités d’organisation de celles-ci se cristallisaient des divisions profondes entre les différentes identités homosexuel·le·s. Katherine McFarland Bruce identifie trois sujets de débats qui ont animé les premiers comités d’organisation et qui continuent d’ailleurs, dans une certaine mesure, d’animer ceux des marches contemporaines. Les organisateur·rice·s se sont opposé·e·s en ce qui concerne le caractère sexualisé, érotisé des marches. L’expression libre de la sexualité, dans sa dimension physique, est au cœur de la socialisation des participant·e·s des premières marches, mais cette socialisation s’oppose à celles des autres parties prenantes qui promeuvent, quant à elles, des représentations dites plus « respectables », à l’instar de celles qui étaient mises en avant par les organisations homophiles. Performer la respectabilité est alors présenté comme une stratégie, essentiellement afin d’obtenir de nouveaux droits. Selon l’autrice, les partisan·ne·s de ces représentations peuvent être regroupé·e·s dans une catégorie qu’elle nomme « militant·e·s pour les droits des homosexuel·le·s ». Leur but n’est pas d’ébranler les fondements des représentations sociales des homosexuel·le·s, c’est-à-dire l’ordre social, mais de convaincre de l’inoffensivité d’une minorité dont on met avant l’humanité universelle. Ces partisan·ne·s promeuvent une intégration positive des minorités genres et sexuelles dans l’ordre social tel qu’il est établi, dont il est demandé des évolutions discrètes, permises d’ailleurs par l’alliance avec certaines institutions de cet ordre social, l’État et les Églises. On le comprend ici, ces débats de représentations sont le reflet d’oppositions plus profondes qui concernent le rapport à l’ordre social. Pour les partisan·ne·s de représentations sexualisées et érotisées, ce qui est donné à voir lors des marches est inscrit dans un rapport critique par rapport à l’ordre social. La dissidence sexuelle est revendiquée, et c’est à partir de celle-ci qu’un autre ordre social est proposé. Pour l’autrice, s’opposent alors une visibilité éducative et qui s’attache à faire évoluer les représentations des minorités de genres et sexuelles dans les esprits et une visibilité critique sans aucune compromission et sans aucune alliance avec les institutions de l’ordre social existant. Ces groupes, dont le poids était inégal selon les contextes, ont réussi à faire valoir différemment leurs intérêts à partir de jeux d’alliance complexes et ont pu parfois affecter de manière significative certaines marches. C’est le cas de celle de Los Angeles, en 1972, lors de laquelle un nombre important de propriétaires de bars firent pression pour que les certains comportements soient proscrits pendant le défilé, et retirèrent leurs soutiens financiers, face au refus des orgnisateur·ice·s, ce qui en altéra l’ampleur. Si ces luttes intestines ont affecté de manière négative certaines marches, la plupart du temps, selon l’autrice, celles-ci se sont soldées par des marches plus dynamiques qui ont réussi à attirer de nombreux·ses participant·e·s. Un autre débat qui persiste encore aujourd’hui concerne le caractère festif des marches. Les membres socialisé·e·s à l’action collective, et pour qui les marches ne s’inscrivent pas dans les représentations intériorisées de ce qu’est une action contestatrice, craignent que la dimension festive de la marche dilue et invisibilise les messages litigieux formulés à cette occasion. Cette crainte porte sur la manière dont les personnes qui assisteraient à ces événements, c’est-à-dire le public, percevraient les marches et se représenteraient les expériences des minorités de genres et sexuelles. En d’autres mots, celles et ceux qui critiquent le caractère festif des marches ont peur que le public ne se représente les minorités de genres et sexuelles qu’à travers la liesse et ne voient pas les difficultés qui pèsent sur le quotidien des minorités sexuelles. Parmi les participant·e·s critiques sur ce point se trouvent notamment de nombreuses femmes lesbiennes. La position des femmes lesbiennes dans l’espace social est le fait de rapports de pouvoirs imbriqués qui portent sur la sexualité, mais aussi sur l’identité de genre, ce qui produit des expériences minoritaires différentes. Celles-ci sont également marquées de socialisations différenciées, qui se réalisent dans des structures distinctes, et qui conduisent à des revendications propres aux femmes lesbiennes. En raison de leurs expériences minoritaires singulières, les femmes lesbiennes poussaient pour que les marches des fiertés adoptent un ton et des messages sérieux, en même temps qu’elles intégraient leurs revendications d’égalité salariale et de lutte contre le sexisme à leur lutte. Pour Katherine McFarland Bruce, les femmes lesbiennes ont aussi amené dans les comités d’organisation des débats concernant la place des bars et autres établissements commerciaux dans les défilés. Selon elle, la participation de ces établissements est contraire aux principes des marches, car ils font partie de la structure de pouvoir dont les minorités de genres et sexuelles doivent se libérer. Ces établissements dégagent des bénéfices sur le besoin des minorités de genres et sexuelles de se rencontrer et de se sentir libres. S’ils offrent un espace de soulagement aux discriminations quotidiennes, ils participent néanmoins à privatiser et à restreindre l’expression libérée de l’orientation sexuelle à ces seuls lieux. De plus, cette commercialisation, cette privatisation de l’orientation sexuelle, ne se fait pas sans discriminations, discriminations que subissent les femmes lesbiennes dont on refuse l’accès à ces établissements essentiellement masculins, mais aussi à d’autres hommes homosexuels qui ne répondent pas aux normes corporelles qui organisent les interactions sociales de ces lieux. Les débats sur la représentation, le ton et la gravité de la marche ont donc émergé avec la croissance de celle-ci. Ils en ont affecté certaines éditions, mais, pour l’autrice, un modèle définitif a malgré tout émergé de ces débats, et la marche des fiertés s’est imposée comme la célébration annuelle d’une minorité unie dans la diversité. L’établissement de ce format a lieu dans un moment d’éclatement des mobilisations en faveur des minorités de genres et sexuelles. Si le champ de ces mobilisations est marqué d’une certaine effervescence à la fin des années 1970, certain·e·s chercheurs et chercheuses montrent aussi que cette effervescence est le fait d’une délégation progressive des initiatives politiques à des associations nationales qui se spécialisent dans certains domaines comme l’éducation, la santé, le droit (March, 2017). Dans le même temps, nombre d’établissements commerciaux destinés aux minorités de genres et sexuelles se créent un peu partout aux États-Unis, et répondent quant à eux à une demande d’ordre sexuel. D’un côté, l’institutionnalisation de ces associations nationales qui accèdent à nombre de leurs revendications conduit à l’abandon, par celle-ci, de la sexualité au profit du politique. Et de l’autre côté dans les bars, et les établissements commerciaux, les minorités de genres et sexuelles déchargées de responsabilités politiques favorisent la sexualité au détriment de la politique. Cet éclatement symétrique, comparable à celui observé avant les émeutes de Stonewall, se remarque particulièrement lors des marches des fiertés. De plus en plus, elles constituent le point d’orgue de semaines de mobilisations. La semaine qui précède la marche est l’occasion d’organiser différentes rencontres, des ateliers militants, des manifestations ciblées plus directement contre l’État et contre d’autres organisations. Ces événements permettent l’expression de toutes les minorités de genres et sexuelles, et de faire de la marche un moment de célébration libérée des conflits présentés plus haut.

 

Les variations contextuelles de la fierté ?

Depuis les premières marches de Los Angeles et New York, d’autres défilés se sont développés dans de nombreuses autres villes des États-Unis. Dans le chapitre III, l’autrice révèle que, quel que soit le contexte géographique, les organisateur·ice·s de ces marches sont confronté·e·s, comme leurs prédécesseurs, à des conflits similaires au sujet des stratégies de représentations à adopter. Dans le chapitre IV, elle montre néanmoins que ces questions se posent diversement selon les contextes géographiques. Les différences qu’elle observe entre les marches auxquelles elle a assisté l’amènent à s’interroger sur les effets des contextes locaux dans les formes prises par les défilés des fiertés. Ces disparités sont interprétées comme les conséquences de contraintes spécifiques qui pèseraient sur les minorités de genres et sexuelles dans certains contextes. Pour le dire autrement, si ces dernières sont confrontées à un ordre social qui définit l’hétérosexualité comme modèle unique d’interaction sexuelle entre les hommes et les femmes, cet ordre social s’exprime de manières différentes selon les contextes. Dès lors, les sexualités non hétérosexuelles prennent des significations sociales elles-mêmes distinctes. Les ressorts de ces variations ne sont pas clairement identifiés par l’autrice. En prenant l’exemple des marches de Fargo (Dakota), de Salt Lake City (Utah) et, dans une moindre mesure, de la marche d’Atlanta (Géorgie), elle explique que, dans ces États, les minorités de genres et sexuelles sont confrontées à la prégnance forte des églises et de certaines congrégations dont les discours condamnent fermement les minorités de genres et sexuelles. Conscient·e·s des particularités locales, les participant·e·s ont adapté les messages de la marche, ainsi que la manière de les transmettre. Pour cela, iels ont adopté des stratégies qui correspondent aux représentations de genres traditionnelles, et cela afin de mettre en avant leurs ressemblances aux populations hétérosexuelles. De plus, iels se sont appuyé·e·s aussi sur le soutien de communautés religieuses locales qui ont défilé lors des marches. À l’opposé de ces exemples, Katherine McFarland Bruce prend celui des villes de Los Angeles, de New York et de San Francisco, qu’elle décrit comme des contextes sociaux plus favorables aux minorités de genres et sexuelles, ce qui permet lors des marches des fiertés de rendre visibles des expressions fortement sexualisées, érotisées et transgressives. Les contextes sociaux locaux influencent donc les messages, ainsi que la manière dont ceux-ci sont communiqués, mais ils n’expliquent pas à eux seuls ces changements. L’autrice insiste en effet sur les variations contextuelles au niveau des ressources communautaires des lieux commerciaux, ou associatifs, qui sont autant d’espaces qui permettent la rencontre des minorités de genres et sexuelles locales, ainsi que leur politisation. Elle l’a montré à différentes reprises, ces ressources communautaires sont aussi indispensables pour supporter les coûts de ces marches. Afin de compenser la faiblesse des ressources communautaires locales, leurs organisateur·ice·s peuvent également se tourner vers des sponsors privés. Il faut là également interroger les effets sur les marches de ces sponsors privés et les conditions qui sont les leurs pour leur participation financière à l’événement.

Dans les chapitres IV et V, l’autrice place finalement les marches observées dans un continuum en fonction de leurs aspects plus ou moins contestataire, festif et transgressif. L’attention portée par l’autrice aux effets des contextes locaux s’avère particulièrement pertinente pour les géographes. Pour autant, certaines interrogations persistent. Les marches de Fargo, de Salt Lake City et d’Atlanta ne sont pas interrogées pour ce qu’elles sont en elles-mêmes, elles le sont avec les autres marches observées. Les études comparatives sont intéressantes, mais l’analyse de l’autrice trouve sa limite lorsque les marches dans ces contextes sont présentées d’une manière normative.

Cette lecture tend à reproduire une identité homosexuelle essentialisée au détriment d’une analyse des formes diverses, originales et locales d’expression de l’orientation sexuelle et de l’identité de genre. Ce que Katherine McFarland Bruce observe à Fargo, à Salt Lake City et à Atlanta est interprété comme des expressions contraintes de l’orientation sexuelle et de l’identité de genre, et non comme des expressions choisies. Elle tend d’ailleurs à considérer que si les participant·e·s à ces marches s’étaient retrouvé·e·s dans un contexte plus favorable, les expressions de leur orientation sexuelle et de leur identité de genre auraient été différentes, il faut entendre, ici, plus transgressives. Si la marche de Fargo telle qu’elle est décrite laisse voir un événement plus ordinaire comparé aux défilés grandioses de New York et de Los Angeles, elle est en elle-même, en s’inscrivant dans un contexte plus difficile, politiquement transgressive. Des pratiques perçues comme banales dans un contexte donné peuvent être, dans un autre, considérées comme fortement transgressives. L’analyse de l’autrice tend à accorder une place démesurée à l’espace, lequel est présenté comme agissant de manière autonome sur le social. Les expressions de l’orientation sexuelle et de l’identité de genre qui sont observées dans un contexte gagneraient à être analysées pour ce qu’elles sont, et n’ont pas à être évaluées à l’aune d’autres expressions observées dans d’autres contextes. Une telle démarche éviterait d’ailleurs de fixer la liberté sexuelle dans le centre des grandes villes et l’hostilité ainsi que le rejet dans les espaces périphériques et ruraux. Les expressions sexuelles et de genres fortement transgressives apparaissent restreintes, dans l’ouvrage, aux espaces métropolitains, au sein desquels les ressources sont supposées être habilitantes et autonomisantes, or l’accès à celles-ci reste inégalement réparti en fonction des appartenances de classes, de races et de genres des populations métropolitaines. L’autrice montre d’ailleurs, dans le chapitre V, avec l’exemple des Black Gay Pride, ou de la Trans March, que les minorités de genres et sexuelles sont affectées par d’autres rapports de pouvoir qui traversent cette communauté au sein même de ces espaces communautaires-ressources. Elle n’intègre malheureusement pas ces défilés à son analyse, ces exemples sont développés de manière trop rapide, ce qui ne permet pas de comprendre les ressorts concrets de leur émergence, ni même les effets que ces marches ont, ou n’ont pas, sur les marches traditionnelles qu’elle étudie.

 

Conclusion

Le livre de Katherine McFarland Bruce est un précieux outil qui permet aux lecteurs et lectrices de s’initier à un mode d’action devenu incontournable des mobilisations en faveur des minorités de genres et sexuelles. Malgré l’intérêt de l’ouvrage, certaines interrogations persistent notamment quant à la façon dont le modèle de la marche des fiertés s’est diffusé aux États-Unis. La circulation de ce modèle peut-elle par exemple s’expliquer par celle des minorités de genres et sexuelles elles-mêmes ? Ces minorités socialisées à ce mode d’action seraient-elles tentées de reproduire, dans de nouveaux espaces habités, des mobilisations connues dans le passé ? Enfin, le livre est peut-être aussi une occasion manquée d’interroger la place occupée par les défilés des fiertés dans les grandes villes. De nombreux auteurs ont en effet interrogé l’usage politique des marches des fiertés à des fins de gentrification par exemple. Les marches des fiertés sont, avec d’autres équipements culturels, au cœur des stratégies de certains pouvoirs publics locaux qui souhaitent attirer des populations en recherche de services où consommer, et incarner leur tolérance. Cette cooptation politique et sociale pose dès lors de nouveaux défis pour les organisateur·rice·s des marches qui font face à de nouvelles pressions pour minimiser les représentations qui pourraient faire fuir les populations hétérosexuelles venues consommer les marches des fiertés.

 

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