Les inégalités genrées et les discriminations fondées sur les orientations sexuelles sont deux aspects notables de l'injustice. Quel que soit le niveau de richesse des sociétés, la pauvreté affecte sensiblement plus la population féminine. Le travail de reproduction sociale et les soins dispensés aux enfants et aux personnes âgées ou invalides sont inégalement répartis entre hommes et femmes, l'emploi salarié féminin étant souvent dévalorisé, et parfois hors d'accès. Les violences continuelles, physiques ou systémiques, endurées par les homosexuels et militants de leur cause dans nombre de pays, font des identités sexuelles minoritaires aussi une question cruciale pour des géographes qui se soucient de justice sociale. Ce numéro entend poser ces questions, et celles du genre et de l'identité sexuelle généralement, dans leurs dimensions spatiales.
Gender inequalities and discriminations on the basis of sexual preference are two obvious aspects of injustice. The burden of poverty falls disproportionately on the female part of the population in all societies, however rich. Reproductive and care work are also unequally divided between men and women, while salaried work for women is often devalued, sometimes denied. The continued physical and systemic violence against gay people and gay activists in many countries is a reminder that sexual identity is a crucial question for geographers concerned with social justice. The aim of this special issue is to explore how gender and sexual identity are articulated in and through space.
De la violence au refus d'une « place »
From violence to the denial of a « place »
On ne sait que trop bien que l'orientation sexuelle peut, dans certaines parties du monde, exposer à des violences diverses, de l'injure au meurtre[1], en passant par la discrimination institutionnalisée, jusqu'à la peine de mort. Notre préoccupation paradoxale de géographes est de montrer que ces « certaines parties du monde » ne sont pas de celles qu'on peut cartographier aisément, contrairement à ce que pourraient laisser penser des cartes comme celle ci-dessous, empruntée à Wikipédia.
It is only too well known that sexual preferences can, in some parts of the world, expose to various forms of violence, from insult to murder[1], not to forget institutional violence, ranging from discrimination to the death penalty. One of our concerns as geographers, however, is to show that those « parts of the world » are not easy to map, despite the impression given by maps such as the one below, which we borrow from Wikipedia.
L'homophobie est présente partout, en Occident comme ailleurs, dans les grandes villes comme ailleurs, et présupposer qu'on y échappe en vertu des qualités « inclusives » de certains espaces particuliers revient à succomber à un leurre, car le fait d'habiter un des « pays bleus » censément tolérants ne met nullement à l'abri des discriminations ou violences.
Homophobia is to be found everywhere, in the West as in the rest, in large cities as well as backwaters, and imagining that it is vanquished by the « inclusiveness » of some particular places is an illusion. Inhabiting one of those « blue countries » that are supposedly havens of tolerance by no means protects against discrimination and violence.
Le deuxième titre auquel le géographe soucieux de justice est amené à s'intéresser à cette question de l'orientation sexuelle, c'est parce qu'il est, plus que tout autre praticien des sciences sociales, interpellé par la revendication formulée par les groupes militants LGBTQ, d'une « place », d'une « visibilité », d'un « droit à la ville », qui ne sont pas que métaphoriques : ils renvoient en effet à la possibilité de vivre sans avoir à cacher un aspect de leurs identités et de leurs pratiques, de voir reconnaître leur légitimité dans l'espace public, sans s'exposer aux violences de divers ordres. Les géographes anglophones ont depuis longtemps œuvré à montrer en quoi la ville, de son marché immobilier à ses lieux de rencontre, incarne le privilège de l'hétérosexuel, analysé en termes d'« hétéronormativité » (voir par exemple Hubbard, 2000). Dans beaucoup des textes rassemblés ici, les auteurs montrent les luttes quotidiennes des femmes, des gays, lesbiennes, bisexuels et transgenre face à l'exclusion ordinaire dans la ville.
The second reason we, as geographers who care for justice, are interested in the issue of sexual preferences, is that we are more than other social scientists concerned by the claim formulated by LGBT activists for a « place », a « visibility », a « right to the city », that are not purely metaphorical: for them, this refers to the possibility of living without having to hide an aspect of their identities and practices, of being recognized as legitimate in public space, without being threatened with violence. Anglophone geographers have shown how cities, from their housing markets to their offer of entertainment, embody the heterosexual privilege, analyzed in terms of « heteronormativity » (see for instance Hubbard, 2000). In many of the papers in this special edition the authors struggle with how women and lesbian, gay, bisexual and transgendered people grapple with everyday exclusion in the city.
Ce qu'ont en commun les revendications féministes et celles des groupes LGBTQ, c'est la dénonciation de leur « invisibilisation » dans l'espace public, longtemps dominé, toujours dominé par les mâles blancs hétérosexuels valides, qui ont historiquement constitué en « Autres » déviants ou anecdotiques, par rapport à la norme implicite qu'ils représentaient, tous ceux qui ne leur ressemblaient pas ou ne partageaient pas leurs préférences sexuelles. Tout en proclamant l'universalité des droits de l'homme, ils s'aveuglaient aux discriminations subies par ceux qui n'étaient pas le sujet idéal-typique « Homme ».
Where LGBTQ groups and feminists converge is on a refusal to be « rendered invisible » in public space which remains dominated, as it has long been, by white, able-bodied, male heterosexuals, who historically constituted as deviant or anecdotal « Others » all those who did not conform to the norm, did not resemble them or share their sexual preferences. While proclaiming « universal » human rights, they remained impervious to the discriminations encountered by those who did not conform to their understanding of the ideal-typical subject « Man ».
Plusieurs des textes rassemblés dans ce numéro illustrent ces enjeux, et les « localisent » très fermement dans la société française, et plus précisément à Paris.
Several of the texts gathered in this issue address these questions, and « locate » them very clearly in French society, and particularly in Paris.
Nadine Cattan et Anne Clerval sont ainsi parmi les premières en géographie à explorer l'épineuse question de la moindre visibilité, dans cette ville, d'une homosexualité féminine qu'on ne peut pourtant supposer numériquement moindre que l'homosexualité masculine : nuançant l'idée d'une moindre propension à « faire territoire » de la part des lesbiennes, elles montrent les mécanismes par lesquels les lieux lesbiens ont émergé et reflué dans la capitale, leurs liens complexes avec le soi-disant « havre » homosexuel (en fait majoritairement masculin) qu'est le Marais, et les ressources trouvées en ligne pour organiser des spatialités festives éphémères. A ceux qui trouveraient disproportionné l'usage de la notion de « justice spatiale » dans la revendication de lieux de rencontre ludiques, elles rappellent utilement à quel point de tels lieux jouent un rôle essentiel, sur le plan existentiel, pour une minorité ailleurs invisibilisée. Ces lieux prennent part à la résistance à la minorisation et à l'épanouissement individuel, même s'il convient bien sûr d'interroger le degré d'ouverture sociale de lieux essentiellement commerciaux, et pas forcément accessibles à toutes.
Nadine Cattan and Anne Clerval are among the first French geographers to deal with the troubling question of the lesser visibility, in this city, of female homosexuality, though it is necessarily not numerically less significant than male homosexuality. They challenge the idea that there is a lesser tendency on the part of lesbians to « territorialize » their identity, and show mechanisms which determined the emergence, ebb and flow of lesbian businesses in the French capital, their complex relationship with the so-called « homosexual haven » (in fact mostly male), the Marais, and the resources found online to organize parties. To those who might challenge the use of « spatial justice » applied to the claim for places to meet and party, they remind of the crucial role, for a minority that is otherwise all but made invisible, of these places as part of the resistance to minorization, as well as personal fulfilment — though of course the degree of social openness of such places, essentially commercial in nature, might be questioned.
La réflexion plus ancienne et plus structurée sur les formes spatiales de la construction identitaire des gays a justement permis une interrogation de cette « commercialisation » des identités, et Marianne Blidon, comme Renaud Boivin, s'en font l'écho dans leurs textes. Marianne Blidon, mobilisant la notion de « reconnaissance » telle que théorisée par Taylor et Fraser en particulier, montre que si reconnaissance spatiale des gays et lesbiennes il y a, elle se fait sur un mode néo-libéral chargé d'exclusions multiples en fonction de la classe et de la race. Dans le même ordre d'idées, Renaud Boivin montre comment les processus d'agrégation spatiale des gays dans le centre de Paris s'accompagnent de formes de gentrification, de ségrégation et d'auto-exclusion de la part de ceux qui se reconnaissent plus ou moins dans le modèle identitaire gay véhiculé par le Marais : les stratégies individuelles, de la distanciation à l'adhésion, varient considérablement en fonction des positions sociales. Il rejoint ainsi une critique de la normalisation de la figure du gay qui a été formulée par Lisa Duggan en termes d'« homonormativité », et il montre clairement les composantes spatiales de cette évolution.
The spatial forms of gay identity have been more commonly addressed, and have led to a questioning of the « commercialization » of identities, as both Marianne Blidon and Renaud Boivin show in their respective papers. Marianne Blidon uses the concept of « recognition », as theorized by Taylor and Fraser, to show that the spatial recognition gained by gays and lesbians takes place in a neo-liberal mode that implies multiple exclusions based on class and race. In a similar vein, Renaud Boivin explores how spatial « aggregation » of gays in central Paris goes along with forms of gentrification, segregation and exclusion of those who do not subscribe to the gay model prevalent in the Marais: he outlines individual strategies that vary from distanciation to adhesion, and as a function of social positions. By so doing, he constructs a critique of gay normalization that converges with Lisa Duggan’s idea of « homonormativity », and emphasizes the spatial components of the evolution.
Ces deux textes rejoignent donc chacun à leur manière la réflexion contemporaine sur l'intersectionalité, la façon dont différentes formes de domination sont susceptibles de se cumuler, se recouper, ou au contraire de jouer en des sens différents, et montrent une possible lecture spatiale de la notion : des espaces qui manifestent et accueillent une forme de différence minoritaire (l'orientation sexuelle, par exemple) peuvent néanmoins s'avérer excluants vis-à-vis d'autres formes de différence, liées à la catégorie socio-économique, au fait d'être une femme, ou un(e) transsexuel(le), ou d'appartenir à une minorité racialisée.
Both these papers therefore contribute to the ongoing debate on intersectionality, by illuminating ways in which different forms of domination are likely to cumulate, intersect, or go in opposite directions, and they show what a specifically spatial reading of intersectionality could be: spaces that manifest and host one form of minority difference (sexual orientation, for instance) may however exclude other forms of difference, to do with class, means, the fact one is a woman or a transsexual, or a member of a racialized group.
Le texte de Bettina Van Hoven s'intéresse à ce que des construits essentiellement hétérosexuels de la masculinité peuvent produire en termes d'injustice spatiale : dans tous les pays, une large majorité de la population carcérale est constituée d'hommes, et pour des crimes identiques les femmes risquent moins l'emprisonnement qu'eux. Face à cette « injustice spatiale », comment se constituent des masculinités emprisonnées, quels rôles sont endossés par les détenus pour s'accommoder de la détention ? Ce que montre le texte, c'est comment la masculinité se négocie pour ces populations marginalisées et systématiquement exclues, dans un environnement où le sens de citoyenneté et l'appartenance sont circonscrits spatialement. Pour Bettina Van Hoven, la prison met en cause les idées reçues sur la masculinité telles qu'elles s'expriment dans la culture du quotidien. Cet article joue un rôle clé dans le numéro parce qu'il met en lumière les normes associées à la masculinité et offre à ce titre un moyen de questionner le sujet masculin « idéal-typique » de nos univers urbains.
The paper by Bettina Van Hoven discusses mainly heterosexual constructions of masculinity, in terms of spatial injustice: in all countries, a large majority of prisoners is male, and for similar crimes women are much less likely than men to be sentenced to imprisonment. Confronted with this gendered injustice, how are imprisoned masculinities constituted, and what roles enable inmates to put up with detention? This paper on the negotiations of masculinity in prisons interrogates the gendered and sexual identities available to a generally marginalized and systemically excluded population in an environment where a sense of citizenship and belonging is entirely circumscribed. For Van Hoven prison brings into question the conventional wisdoms concerning masculinity as they are expressed in everyday culture. It is an important article in this collection because it brings into relief the norms associated with masculinity and presents a tool for laying open the construction of this ideal-typical subject “Man” in the city.
Le dilemme classique entre justice redistributive/justice comme reconnaissance parcourt la plupart des textes présentés ici. Le travail de Monique Bertrand sur les rôles joués par les femmes dans les marchés fonciers urbains d'Afrique montre à la fois la discrimination dont elles font l'objet en termes de propriété, un enjeu de redistribution, mais aussi et surtout, il interroge la façon dont les femmes, dans le discours des ONG et des organisations internationales, sont présentées comme acteurs du « local », se voient assigner une place dans la « proximité », mais ne se voient pas reconnaître de rôle politique à l'échelon national—clairement une question de déni de reconnaissance.
The recognition/redistribution dilemma runs through most of the papers presented here. Monique Bertrand’s research on women’s roles in African cities shows concern both for the discrimination they suffer in terms of land property, a redistributive issue, but primarily challenges the way women, in the discourse of NGOs and international agencies, are cast as « local » agents, assigned a role in a space that is confined to proximity, but never thought of as agents of change at the national level—clearly a case of misrecognition.
Deux des textes présentés ici s'appuient directement sur des théories de la reconnaissance, et il est intéressant de noter que l'un porte sur les droits des homosexuels en France, l'autre sur les femmes migrantes temporaires dans le Sud de l'Espagne. L'article de Marianne Blidon montre comment le cadre spatial proposé aux couples de même sexe contractant un PACS est en lui-même porteur d'une forme de reconnaissance, ou susceptible de leur donner le sentiment d'être des citoyens de seconde zone, exclus des formes rituelles, sociales et politiques, du mariage. Djemila Zeneidi démontre que les migrantes sont capables de supporter les pires formes de discrimination dans le travail, en échange de la reconnaissance qu'elles obtiennent comme pourvoyeuses d'un revenu pour leur famille, de même qu'elles supportent d'être cantonnées dans des baraquements sous surveillance, tant qu'elles ont la liberté de traverser la frontière et d'accéder à l'Europe.
Two of the papers presented here explicitly engage theories of recognition, one of which deals with gay and lesbian rights in France, the other with poor migrant women in Southern Spain. Blidon’s paper shows how the physical settings offered same-sex couples contracting civil partnerships either grant them full recognition, or make them second-class citizens, excluded from the social and political ritualization of marriage. Zeneidi argues that migrant women are able to cope with the hardships of discrimination on the workplace thanks to the recognition they gain as providers for their families, much as they put up with being housed in guarded barracks provided they are given the freedom to cross borders and access to Europe.
Malgré ces convergences théoriques, on peut déplorer la ségrégation qui s'est instaurée, au gré des propositions de textes, entre d'une part des articles traitant plutôt de la question des femmes, et de différentes injustices spatiales qu'elles subissent, essentiellement dans des pays du « Sud », et d'autre part, les injustices subies par les minorités sexuelles, essentiellement dans les pays du « Nord » (même si le travail de thèse de Renaud Boivin, qui comporte des terrains au Mexique, permettra sans doute à l'avenir de dépasser une telle partition). Cette ségrégation risque de donner l'impression erronée qu'en France, les problèmes de sexisme seraient dépassés, et que ne se poseraient plus que des problèmes de reconnaissance et de visibilité des minorités sexuelles—et que par ailleurs, ces problèmes seraient des « luxes » que ne peuvent se permettre les pays plus pauvres. Nous souhaitons donc insister sur le fait que tel n'est certes pas le cas, et aussi mettre en garde contre l'auto-satisfaction de certains pays européens qui, de nos jours, prétendent que les seules formes de sexisme qui persistent sur leur territoire seraient le fait de minorités raciales (musulmanes en particulier), comme s'il s'agissait d'importations du Sud apportées par les immigrés.
Despite these theoretical convergences, we regret that, as texts came in, a form of segregation occurred between, on the one hand, articles dealing with women’s issues, and the spatial injustices they encounter, mostly in countries of the global South, and on the other hand, the injustices suffered by members of « sexual minorities », mostly in the global North (though Renaud Boivin’s doctoral dissertation, that also includes work in Mexico, may in the future overcome this divide). This segregation might give the erroneous impression that in France, all issues of sexism have been overcome, and that struggles only concern the recognition and visibility of sexual minorities—or maybe even, that such struggles are « luxuries » that poorer countries cannot afford. We want to caution against this impression, and the extremely dangerous smugness with which many European countries nowadays locate whatever forms of sexism they identify on their territories with racial minorities (Muslim in particular), as though it were a form of import brought in from the South by immigrants.
Dans une perspective géographique, ceci rappelle qu'une approche scientifique suppose, non pas d'aller vérifier l'existence du sexisme, ou de l'homophobie, là où l'on présuppose qu'ils se trouvent (et là où la diabolisation ambiante de l'islam veut qu'on le cherche), mais de les débusquer là où ils se cachent (peut-être pas si efficacement que cela…), dans les institutions nationales, les lieux du pouvoir, la soi-disant « représentation nationale » qui n'est guère représentative de la diversité française.
In a geographical perspective, this reminds us that a scientific approach consists, not in going to verify that sexism or homophobia are actually to be found where we suppose they are (and where the hysterical demonization of Islam would have us look for it), but in teasing them out from where they are hiding (perhaps not all that well…), in national institutions, strongholds of power, in the so-called « national representation » that fails dismally at representing French diversity.
Un colloque qui s'est tenu en janvier 2011 à Amsterdam proposait l'expression de « sexual nationalisms » pour analyser la tendance, dans beaucoup de pays européens, à formuler en termes sexuels les « valeurs » européennes qu'on oppose aux populations immigrées[2] ; il en est ressorti l'idée que, qu'un nationalisme se formule en termes intrinsèquement hétérosexuels, comme c'est le cas de la France, ou mette en avant les droits des homosexuels, comme c'est le cas aux Pays-Bas, la tendance commune est de rejeter sur l'Autre racialisé, de plus en plus systématiquement associé au musulman, un sexisme et une homophobie dont les Européens chrétiens seraient donc automatiquement blanchis. On peut ici rappeler utilement la remarque du spécialiste de la laïcité Jean Baubérot, lors de son audition par la commission parlementaire censée plancher sur « le port du voile intégral sur le territoire national », qui soulignait « le paradoxe qu'il y a, pour une assemblée constituée à 80% d'hommes, issus de partis qui paient pour ne pas avoir à respecter la loi sur la parité, à faire la leçon à l'islam » (p. 428 du Rapport « Raoult », remis à l’Assemblée le 26 janvier 2010).
A conference held in January 2011 in Amsterdam settled on the phrase « sexual nationalisms » to speak of the tendency, in many European countries, to give a sexual content to European « values » used to lambast immigrant populations[2]. One of the conclusions was that, whether nationalism is formulated in terms that are essentially heterosexual, as is the case in France, or stresses the rights of homosexuals, as in the Netherlands, a common tendency is to blame on a racialized Other, more and more systematically a Muslim Other, forms of sexism or homophobia of which Christian Europeans considered themselves exempt. It is useful here to record scholar of secularism Jean Baubérot’s retort, during his hearing by the French parliamentary commission given the task of gathering evidence and reporting on the issue of « full veils » or burqas in France, that « it is a paradox that an Assembly constituted by 80% of men, from parties that pay not to comply with the laws instituting parity, is giving lessons to Islam » (quoted on p. 428 of the commission’s report, made public on January 26th, 2010).
« The personal is political » : ouvrir des espaces de subjectivation politique
« The personal is political »: opening spaces of political subjectivation
On pourrait s'attendre à ce que les groupes féministes soient vigilants à l'égard de tels faits. En fait, comme l'a rappelé Susan Faludi dans une préface récente à une réédition de son ouvrage de 1991, Backlash, le féminisme occidental semble avoir perdu son chemin en route, et avoir été victime du même mouvement de commercialisation que certains des articles rassemblés ici décrivent dans le mouvement LGBT:
One might expect feminist groups to be alert to such facts. In fact, as Susan Faludi points out in a recent preface to her 1991 classic Backlash, Western feminism seems to have lost its compass, and fallen victim to the same sort of commercialization that some papers in this issue describe in the LGBT minorities:
« Dans les années qui se sont écoulées depuis la renaissance du féminisme dans les années 70, les Etats-Uniennes ont parcouru tant de chemin que nous n'avons plus rien en commun avec les vies de nos grand'mères. Nous avons remporté tant de batailles, surmonté tant de barrières, que les changements obtenus par les mouvements de femmes sont vus comme irréversibles, y compris par les opposants les plus fervents du féminisme. Mais, alors que nous approchons de la ligne d'arrivée, nous les femmes, nous nous laissons distraire. Nous nous arrêtons pour récolter des colifichets brillants tendus par un admirateur. Cet admirateur, c'est le marché, et les colifichets, ce sont les fruits d'une culture commerciale, qui s'est approprié le langage de la libération comme nouvel outil puissant de domination (…) Nous vivons une époque dans laquelle les fondements mêmes du féminisme ont été reformulés en termes commerciaux. » (Faludi, 2006: XIV).
“In the years since feminism’s revival in the early 1970s, American women have sped across so much ground that we can scarcely recognize the lives our grandmothers lived. We have won so many contests, leveled so many barriers, that the changes wrought by the women’s movement are widely viewed as irreversible, even by feminist’s most committed antagonists. Yet, as women near the finish line, we are distracted. We have stopped to gather glittery trinkets from an apparent admirer. The admirer is the marketplace, and the trinkets are the bounty of a commercial culture, which has deployed the language of liberation as a new and powerful tool of subjugation. (…) We live in a time when the very fundaments of feminism have been recast in commercial terms.” (Faludi, 2006: XIV)
On ne peut certes balayer d'un revers de main l'importance qu'a pu avoir l'acquisition de l'autonomie financière pour les femmes. Dans son texte sur les migrantes marocaines, Djemila Zeneidi souligne que pour ces femmes, l'acquisition de biens matériels tels que le téléphone portable et le sac à main, le fait d'avoir un compte en banque à leur nom, fonctionnent comme symboles puissants d'autonomie et contribuent à leur estime d'elles-mêmes. Mais l'émancipation des femmes ne peut pour autant se résumer à leur aptitude à brandir une carte de crédit dans des boutiques de mode, comme voudraient nous le faire accroire les magasines féminins.
It is important, obviously, not to make light of what financial independance may have meant and means for many women. In her text about Moroccan migrants, Djemila Zeneidi points out that for those women, acquiring material goods such as a mobile phone and a handbag, having their own bank account, function as potent symbols of autonomy and contribute to their sense of self-esteem. However, waving a credit card about in fashion stores is surely not the acme of female emancipation magazines would have us believe.
Un autre des égarements du féminisme, ou de certains de ses courants, français en particulier, c'est de s'être laissé instrumentaliser par les gouvernements actuels dans une croisade contre les foulards islamiques. En cela, il semble oublier ses luttes historiques contre le soutien-gorge ou les talons hauts comme symboles de subordination féminine, et le fait qu'on accepte maintenant l'idée que ces symboles sont en fait susceptibles d'être réappropriés comme participant d'un pouvoir féminin par celles qui choisissent de les porter.
Another shortcoming of some feminist groups, in France in particular, is the way they have allowed themselves to be enlisted by the current government in the crusade against Muslim headscarves. By so doing, they are forgetful of early struggles against the bra or high-heeled shoes as symbols of female subordination, and the fact that it has now become widely accepted that these symbols may actually be reclaimed as empowering by some women who choose to wear them.
Les images des manifestations dans les pays arabes et en Iran qui ont eu lieu au cours des premières semaines de 2011 ont été l'occasion de voir dans les foules des femmes voilées aux côtés des hommes, comme une invitation à repenser les stéréotypes des « femmes musulmanes » victimes, incapables d'agir et de parler. Le texte de Lucia Direnberger, dans la rubrique Espace public, revient sur la place des femmes dans l'espace public iranien, généralement, et interroge la place iconique conférée à la « martyre » Neda lors des manifestations de 2009 : pourquoi l'image d'une jeune femme victime, et vraisemblablement présente par hasard dans la manifestation, a-t-elle été privilégiée par rapport à celle des nombreuses militantes actives ? Or, non seulement il y en a eu beaucoup, mais elle parlent, et cet article comme les autres donne la parole à ces nombreuses femmes dont on estime si souvent, en Europe de l'Ouest, que leur foulard parle pour elles et qu'elles ne peuvent rien avoir à dire d'audible.
Images of the popular uprisings which have taken place in the Arab countries and in Iran during the first months of 2011 showed that in the crowds, veiled women were demonstrating alongside men, which should help us to rethink stereotypes of « Muslim women » as victims, unable to act or speak. The text by Lucia Direnberger, in our Public Space section, discusses women’s place in Iranian public space, generally, and questions the iconic status given to the young « martyr » Neda during the 2009 demonstrations: why was the image of a young woman as victim, silenced, and probably not an active participant in the movement, picked rather than one of the many active female demonstrators? Not only were there many of them, but they were also articulate, and this paper gives a voice to many Muslim feminists of whom many, in Western Europe, believe their veil talks for them, and they have nothing audible to say.
Safaa Monqid rapporte les paroles de femmes des quartiers défavorisés de Rabat, qui disent les nombreux obstacles rencontrés dans leur mobilité quotidienne et les difficultés qu'elles ont à surmonter pour faire valoir leur droit à la ville (difficultés d'ordre économique autant que liées aux normes sociales qui les confinent dans la proximité), mais elle montre aussi le riche investissement de l'espace du quartier, qui fonctionne comme une ressource pour elles, et les stratégies employées par les plus jeunes pour négocier leur accès au centre-ville.
Safaa Monqid gives a say to women from deprived neighbourhoods of Rabat, Morocco, who have much to tell of the constraints on their daily mobility outside the home and the difficulties they face in asserting their right to the city (difficulties that are both economic and to do with social norms that confine them to their local area). However, the paper also shows how strongly these women engage with their neighbourhood, which they use as a preeminent social resource, and the strategies deployed by the younger women in particular to gain access to the centre of the city.
Djemila Zeneidi aussi rapporte les propos de Marocaines, celles qui servent de cobayes humains à une politique d'« immigration choisie » vantée au sein de l'UE, celle des « contrats en origine » qui permettent de faire venir dans le sud de l'Europe, le temps d'une récolte, une main d'œuvre corvéable à merci et jetable à volonté, féminine en priorité (car on la veut docile) et chargée de famille de préférence (car une mère n'abandonnera pas ses enfants au pays). Alors que la chercheure s'insurge des conditions déplorables dans lesquelles on fait vivre et travailler ces femmes, celles-ci dénoncent avant tout comme injustice le fait de n'être pas embauchées à nouveau pour la saison suivante, qui les prive d'une expérience migratoire malgré tout gratifiante pour elles.
Djemila Zeneidi also met Moroccan women, among those who are used as guinea pigs in a much vaunted policy of « chosen immigration » on the part of the European Union, the « contracts in origin » which bring to the South of Europe, as disposable agricultural labour, mostly women, considered more docile, and with family responsibilities (betting on the fact a woman would not abandon her children in her country). While the scholar is appalled by the conditions in which these women are made to live and work, what they themselves consider a major injustice is not being hired again for the subsequent harvest, since this deprived them of a migratory experience they find gratifying despite everything.
Comme on l'a vu, plusieurs textes présentés ici mobilisent différentes théories de la reconnaissance, de Taylor à Honneth, et de fait, les « minorités sexuelles », celles qui participent de ce qu'on appelle dans le contexte états-unien l'« identity politics », sont parmi celles qui se sont mobilisées, aux côtés des « minorités raciales », pour réclamer cette « reconnaissance ».
As we pointed out above, several of the texts presented here use theories of recognition, either Taylor’s or Honneth’s, understandably so, since sexual minorities have historically been, in the US in particular, active in « identity politics », along with racial minorities, clamouring for « recognition ».
Nancy Fraser a souligné à juste titre, dans le contexte états-unien, les dangers du « modèle identitaire » : occultation des enjeux économiques, et risque d'essentialisation d'identités elles-mêmes parcourues par des clivages (bien mis en évidence par les Black Feminists, par exemple, ou les mouvements queer). Elle a rappelé que les théories de l'identité, se fondant sur des analyses psychologiques pleinement convaincantes à l'échelle de l'individu, deviennent problématiques appliquées aux groupes. Elle a proposé de dépasser cette opposition par un modèle « statutaire » de la justice, qui fait de la parité de participation (politique) le critère de la justice, susceptible d'emporter tout le reste : il s'agit alors d'égalité institutionnelle. L'exemple qu'elle utilise pour illustrer ce point est pertinent ici, puisqu'elle montre que sans un droit au mariage, les couples de même sexe subissent une injustice statutaire par rapport aux couples de sexe opposé. Il ne s'agit pas d'une lutte pour des droits spécifiques qui seraient liés à une identité particulière, mais d'une demande de reconnaissance en tant qu'égal et que membre à part entière du corps social et politique.
Nancy Fraser has underlined the dangers of the « identity model », which displaces economic inequalities, and tends to essentialize identities fraught with internal tensions (as shown by the Black Feminists, or the Queer movements). She argued that theories of identity, based on psychological analysis that are fully functional at the individual level, are problematic when applied to groups. She also saw a way of overcoming this difficulty and avoiding these pitfalls by making recognition an institutional issue, and considering it as a question of equal status, not identity: i.e., parity of political participation, and institutional equality, in society. The example she uses to illustrate this point is relevant here: she says that without a right to same-sex marriage, there is an institutional inequality between homosexual and heterosexual couples, that is an injustice and needs to be addressed. What is at stake here is not the recognition of specific rights linked to a specific identity, but the recognition of equality, as fully-fledged members of society and of the body politic.
L'idée que la reconnaissance de « communautés » diverses est une atteinte à la justice sociale plutôt qu'une de ses parties intégrantes est monnaie courante en France, où prévaut une perspective universaliste. C'est sans doute pour cela, par exemple, que le livre polémique de l'auteur états-unien Walter Benn Michaels, The Trouble with Diversity (2006), ait été traduit en français sous le titre La diversité contre l'égalité.
The idea that the recognition of diverse « communities » in society is actually detrimental to social justice rather than an integral part of it is extremely popular in universalist France. It is telling, for instance, that a book by US scholar Walter Benn Michaels entitled The Trouble with Diversity (2006) in the original was translated into French under the title La diversité contre l’égalité (Diversity against equality).
Ce titre qui, dans sa version française, oppose diversité et égalité, est assez caractéristique de la façon française de renvoyer dos à dos les formes de domination, et de voir les minorités comme en concurrence les unes avec les autres. Mais dans le contexte français, comme le montrent Didier et Eric Fassin, ce ne sont pas tant des « identités » qui demandent leur reconnaissance que les discriminations ; cette différenciation permet d'introduire la notion de « minorité », « catégorie naturalisée par la discrimination » selon la définition qu'en donnent Fassin et Fassin (2006, p. 251). Ils soulignent aussi l'importance de ce qui a été analysé comme le « paradoxe minoritaire », l'obligation de « parler en tant que pour refuser d'être traité comme » (2006, p. 253), ou dans les termes de Joan Wallach Scott, « la nécessité d'affirmer et de refuser à la fois la différence » (Scott, 1996, citée in Fassin et Fassin, 2006, p. 252).
This is typical of a French tendency to pit forms of domination against each other, and to see minorities as competing against each other. In France, as has been shown by the Fassin brothers, it is not so much « identities » that are clamouring for recognition as forms of discrimination ; hence a definition of minorities as groups based on « the shared experience of discrimination » (Fassin and Fassin, 2006, p. 251). Hence also what has been termed the « minoritarian paradox », the obligation to « speak up as in order to refuse being treated as » (p. 253), or in the terms of Joan Wallach Scott, « the need to assert and to refuse difference at the same time » (Scott, 1996, quoted in Fassin et Fassin, 2006, p. 252).
Jacques Rancière fournit une issue élégante à ce paradoxe français et montre qu'« on peut sortir du débat sans issue entre universalité et identité », en se souvenant que « le seul universel politique est l'égalité » (1998, p. 116). Il poursuit :
Jacques Rancière provides an elegant way out of this very French conundrum, the « endless debate between identity and universality », by emphasizing that « the only political universal is equality » (1998, p. 116). He writes:
« Quand des groupes victimes d'une injustice entrent dans le traitement d'un tort, ils se réfèrent généralement à l'humanité et à ses droits. Mais l'universalité ne réside pas dans les concepts ainsi invoqués. Elle réside dans le processus argumentatif qui démontre leurs conséquences, qui dit ce qui résulte du fait que l'ouvrier est un citoyen, le Noir un être humain, etc. » (p. 116).
“When groups who are victims of injustice seek redress for a wrong, they usually refer to humanity and its rights. But universality does not reside in those concepts. It resides in the argumentative process which demonstrates their consequences, that says what results from the fact that the worker is a citizen, that the Black is a human being, etc.” (1998, p. 116).
Il importe de se souvenir que « (l)a construction de ces cas de l'égalité n'est pas l'œuvre d'une identité en acte ou la démonstration des valeurs spécifiques d'un groupe », mais « un processus de subjectivation » (p. 118). La revendication n'est donc pas celle de droits spécifiques pour les femmes, ou pour les minorités sexuelles ou raciales, en vertu de leur identité ou de leur spécificité, mais celle d'une reconnaissance de l'égalité, et du statut de sujet politique à part entière, pour chacun des membres de ces groupes. La logique de la subjectivation politique est qualifiée d'« hétérologie », ou « logique de l'autre » parce qu'« elle n'est n'est jamais la simple affirmation d'une identité, elle est toujours en même temps le déni d'une identité imposée par un autre » (p. 121).
Rancière argues convincingly that the « construction of cases of equality is not the result of an identity or the demonstration of the specific values of a group », but « a process of subjectivation » (p. 118). The claim is not for specific rights for women or sexual or racial minorities based on their identity or their specificity, but for a recognition of equality, and equal status as subject of the political, for each member of these groups. Rancière calls the logics of political subjectivation « heterology » or « logics of the other », because « it is never the mere assertion of an identity, it is always also the refusal of an identity imposed by another » (p. 121).
La contribution de ces auteurs à la pensée de la justice spatiale paraît multiforme. D'abord, il semble que l'un des critères de la fameuse « parité de participation », c'est la visibilité en public, telle que revendiquée par les femmes et les groupes LGBT, et que les stratégies spatiales soient cruciales pour établir l'égalité, ou « traiter un tort ». De plus, ce qui semble être en jeu, dans les termes de Rancière, c'est la construction d'un « espace de subjectivation », un espace où exister politiquement et se faire entendre comme égal. Cet espace n'est pas pure métaphore mais en fait, comme le démontrent les articles rassemblés ici, un espace matériel, souvent l'espace public de la ville, une « place à soi » dans la ville.
These thinkers’ contributions seem highly relevant to spatial justice for several reasons. First, it seems to us that one of the criteria of « parity of participation » is visibility in public space, as claimed by women and LGBTQ groups, and that spatial strategies are crucial to the assertion of equality, as well as the articulation of wrongs. Secondly, in the terms of Rancière, what is at stake is the construction of a « space of subjectivation », a space to exist politically and be heard as an equal, that is not a mere metaphor but actually, as all the papers in this issue show, implies a physical access to public space, a « place of one’s own » in the city.
Remerciements
Acknowledgements
Je tiens à remercier Teresa Dirsuweit pour sa contribution à la coordination de ce numéro. Je remercie aussi Philippe Gervais-Lambony d'en avoir lancé l'idée, et tous ceux qui ont aidé à sa réalisation à des titres divers : Laurent Chauvet, Melanie Mauthner et Muriel Froment-Meurice pour les traductions, Lynda Amara, Aurélie Quentin, Karine Ginisty et Frédéric Dufaux pour l'aide technique à la préparation des textes et à la mise en ligne.
I wish to thank Teresa Dirsuweit for her assistance in editing this special issue. Thank you also to Philippe Gervais-Lambony for promoting the idea, and to all those who helped to make it, in different ways: Laurent Chauvet, Melanie Mauthner and Muriel Froment-Meurice for their translations, Lynda Amara, Aurélie Quentin, Karine Ginisty and Frédéric Dufaux for their help preparing the texts and their invaluable expertise for putting them online.
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Claire Hancock
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To quote this article
Claire Hancock, «Genre, Identités sexuelles et Justice Spatiale», [“Gender, Sexual Identities and Spatial Justice”], justice spatiale | spatial justice | n° 03 mars | march 2011 | http://www.jssj.org/
Claire Hancock, “Gender, Sexual Identities and Spatial Justice”, [«Genre, Identités sexuelles et Justice Spatiale»], justice spatiale | spatial justice | n° 03 mars | march 2011 | http://www.jssj.org/