Les auteures remercient vivement Myriam Laval, Luc Merchez, Max Rousseau, Elodie Valette. Les échanges stimulants autour du projet Marguerite (Projet émergent ENS de Lyon) ont largement contribué à alimenter (justement) les réflexions à l’origine de cet article.
The authors would like to thank Myriam Laval, Luc Merchez, Max Rousseau, Elodie Valette. Our stimulating debates within the research project « Marguerite » (Université de Lyon, ENS de Lyon, UMR 5600 EVS) really have contributed to inform our discussions for this paper.
Introduction
Introduction
Le renouvellement des relations entre villes et campagnes est marqué ces dernières années par l’émergence de nombreuses initiatives de solidarité ou de reconnexion des espaces urbains avec leur environnement agricole, par l’intermédiaire du registre alimentaire (circuits courts, fêtes agri-rurales par exemple). Mais alors que l’on n’a jamais autant parlé d’agriculture, notamment urbaine et périurbaine (Poulot, 2014, 2015), il existe un fossé persistant entre certains espaces défavorisés et les espaces agricoles, même ceux qui leur sont proches (Alkon et Agyeman, 2011 ; voir aussi A. Beischer et J. Corbett dans ce numéro). Un écart d’autant plus criant qu’à l’inverse, les initiatives qui connectent les « petits producteurs locaux » sont rentrées dans les habitudes des populations à fort capital social et culturel, au Nord comme au Sud.
The renewal of the relations between urban and rural areas has been marked, in recent years, by the emergence of many initiatives for the solidarity of urban spaces or their reconnection with agricultural environments, via the food register (as found with local markets or agricultural shows for example). However, while agriculture has never been so widely talked about – urban and peri-urban agriculture in particular (Poulot, 2014, 2015) – a gap persists between some disadvantaged areas and agricultural spaces, even when these are close (Alkon and Agyeman, 2011; see also Beisher and Corbett in this issue). This gap is all the more striking since, conversely, initiatives that link communities to ‘small local farmers’ have become a habit for well-educated and wealthy populations, whether in the Global North or in the Global South.
Le retour de l’agriculture dans le quotidien alimentaire n’est donc pas partagé par tous les consommateurs. C’est ce premier constat, d’un retour médiatisé mais « sélectif » de l’agriculture, qui nous a conduit à proposer la thématique de ce numéro 9 de JSSJ. L’émergence et la juxtaposition spatiale de systèmes alimentaires à deux vitesses apparaissent en effet préoccupantes. De façon caricaturale, « l’alimentation » (entendue comme « issue du système global de production et distribution ») pourrait être réservée aux populations défavorisées et la « bonne alimentation » (« issue du circuit local de distribution et traçable du champ à l’assiette ») aux populations favorisées. De même, les écarts se creusent entre des agriculteurs qui ont la possibilité de s’inscrire dans ces circuits dits « alternatifs » et les autres. En réponse, nous avons souhaité nous intéresser à une notion plutôt installée dans les recherches anglophones et en émergence dans les recherches francophones, celle de la justice alimentaire, ainsi qu’à ses liens avec l’agriculture.
Not all consumers actually benefit from farm products in their daily food routine. Finding that the return of agriculture has been mediatized but highly “selective” is what brought us to focus on this area for this issue of JSSJ. Indeed, the emergence and spatial juxtaposition of two-speed food systems is of concern. In a caricatured way, “food” (understood as “stemming from the global and dominant food system”) might be reserved for underprivileged populations, while “good food” (“which stems from the local short food supply chains and can be traced from the field to the consumer’s plate”), might be reserved for the wealthiest populations. Likewise, gaps are being created between farmers who can become part of the so-called “alternative” food system and other farmers. As a result, we wanted to focus on a notion which is rather well-established in Anglophone research but only emerging in Francophone research, that of food justice, as well as its links with agriculture.
C’est récemment et dans la continuité des travaux sur la justice sociale que la notion a émergé. A la croisée des discours sur le droit à l’alimentation, sur les objectifs de durabilité appliqués aux systèmes alimentaires, et sur les risques d’insécurité alimentaire dans des situations de pauvreté et de précarité, le food justice movement cherche à assurer « un partage équitable des bénéfices et des risques concernant les lieux, les produits et la façon dont la nourriture est produite et transformée, transportée et distribuée, et accessible et mangée » (Gottlieb and Joshi, 2010). Cependant, la problématisation des relations (ou non relations) entre alimentation, agriculture et justice est incomplète. Côté francophone, la majorité des études sur l'agriculture, notamment périurbaine, en oublient l’aspect social (Boivin et Traversac, 2011, Maréchal, 2008) et utilisent peu le cadre conceptuel de la justice (Perrin, 2015). Côté anglophone, la focale est placée sur la consommation des populations marginalisées : les liens avec l’agriculture, même urbaine, comme activité économique productive, sont encore peu abordés, malgré quelques rares évolutions récentes (Alkon, 2012 ; Slocum et Cadieux, 2015). Au final, le rôle de l’agriculture dans la réduction des inégalités n’a pas encore été décrypté (Chiffoleau, 2012). Dès lors, l’ambition de ce numéro est double : proposer d’approfondir la notion de justice alimentaire en plaçant les relations avec l’agriculture au cœur de sa définition ; et réfléchir aux processus, notamment liés à l’agriculture, qui conduisent à une situation de justice alimentaire. Est-ce du fait de ses liens avec l’agriculture, et de la place éventuellement particulière qu'elle lui accorde, que la justice alimentaire diffère d’autres efforts pour mettre en œuvre un système alimentaire plus équitable ?
It is only recently and in furthering studies on social justice that this notion emerged, from discourse concerning the right to food (see also food movement), the risks of food insecurity in situations of poverty and precariousness, and sustainability objectives applied to food systems. The food justice movement seeks to ensure ‘that the benefits and risks of where, what and how food is grown and produced, transported and distributed, and accessed and eaten are shared fairly’ (Gottlieb and Joshi, 2010). However, the problematics of the relations (or non-relations) between food, agriculture and justice is incomplete. On the Francophone side, the majority of studies on agriculture – peri-urban agriculture in particular – omit the social aspect altogether (Boivin and Traversac, 2011, Maréchal, 2008), while making very little use of the conceptual framework of justice (Perrin, 2015). On the Anglophone side, the focus is on the underpriviledged populations’ consumption: links with agriculture, even urban agriculture, as productive economic activity, are still not tackled very often, despite a few recent evolutions (Alkon, 2012; Slocum and Cadieux, 2015). Thus the role of agriculture in reducing inequalities has not yet been understood (Chiffoleau, 2012). Consequently, this issue of JSSJ seeks firstly to increase our understanding of the notion of food justice, by placing relations with agriculture at the centre of its definition, and secondly to think about processes linked to agriculture and contributing to food justice. Is it because of its links with agriculture, and the potentially special place granted by it, that food justice differs from other endeavours to implement a more equitable food system?
Compte-tenu des différentes approches de la justice alimentaire, ce numéro propose tout d'abord de revenir sur la définition de la justice alimentaire et de ses enjeux. Les textes permettent ensuite d'identifier la place que le food justice movement accorde à l’agriculture et la dimension spatiale de la notion. La proposition de défendre une justice plus agri-alimentaire et ancrée spatialement amène dès lors à réfléchir aux dispositifs d’éducation, d’empowerment et enfin de gouvernance, et à leur rôle pratique dans la construction de systèmes alimentaires plus équitables.
Considering the different approaches to food justice, we intend first of all to review the definition of food justice and its issues. The various articles will then identify which role gives the food justice movement to agriculture and on which spaces the notion focuses. Finally, suggesting that a more agri-food and spatial justice should be defended brings us to think about educational, empowerment and governance plans and their practical role in the construction of more equitable food systems.
1. Définir/redéfinir la justice alimentaire
1. Defining/redefining food justice
Si les auteurs se réfèrent de façon consensuelle à la définition ci-dessus de Gottlieb et Joshi (2010), les questionnements théoriques du dossier montrent que le cadrage de la notion inspire encore de nombreux débats. L’imprécision du terme et les interprétations multiples auxquelles il donne lieu – s’agit-il d’une théorie, d’un outil politique, d’une revendication, se demandent ainsi A. Beischer et J. Corbett-, apparaissent comme des limites à sa diffusion dans les milieux scientifiques et pratiques. Il semble plus facile de dire ce que la justice alimentaire n'est pas ou n'est pas seulement. Les articles de ce numéro soulignent que la justice alimentaire ne peut se résumer à un manque d'accessibilité ni de sécurité alimentaire. Ils proposent, en filigrane, un renouvellement de sa définition, afin de saisir plutôt ce qu'elle est.
It is only recently and in furthering studies on social justice that the notion of food justice emerged (Gottlieb and Joshi, 2010), at the crossroads of discourses on the right to food (partly stemming from the North American food movement), sustainability objectives applied to food systems and the risks of food insecurity in situations of poverty and precariousness. While the authors refer in a consensual way to Gottlieb and Joshi’s definition above (2010), the theoretical questionings of the issue show that the notion’s outline still inspires many debates. The vagueness of the expression and the multiple interpretations it gives rise to – in this regard A. Beischer and J. Corbett ask whether it is a theory, a political tool or a claim – appear to limit its dissemination in scientific and practical circles. It seems easier to say what food justice is not or is not only. The articles in this issue of JSSJ highlight the fact that food justice cannot amount to a lack of accessibility or food security. They implicitly propose a renewal of the definition that seeks rather to grasp what it is.
1.1 La justice alimentaire n'est pas seulement un problème d'accessibilité
1.1 Food justice is not only an accessibility issue
La justice alimentaire est traditionnellement envisagée comme un problème de répartition des ressources alimentaires et d’accès à l’alimentation. Cette approche est par exemple au fondement de la notion de désert alimentaire (food desert) aux Etats-Unis, défini comme un espace où la population n'a pas accès à une alimentation saine à un prix abordable, du fait de l'absence de supermarché et de la possibilité de se déplacer pour acheter de la nourriture (Paddeu, 2012 ; Cummins et Macintyre, 2002)[1]. De même, les effets de distance ou de proximité entre zones de production, de commercialisation et de consommation, renforcés par des systèmes de transport plus ou moins efficients, favoriseraient (voir H. Leloup) ou défavoriseraient (voir C. Keske et al.) des situations de justice alimentaire.
Traditionally, food justice is underlain by a food resource distribution and food access problem. This approach is for example what the notion of food desert in the United States is based on, defined as a space where populations do not have access to healthy food at a reasonable cost, due to a lack of supermarkets and an inability to move around to buy food (Paddeu, 2012; Cummins and Macintyre, 2002) [1]. Likewise, distance or proximity effects between production, marketing and consumption areas, reinforced by more or less efficient transport systems, favour (see H. Leloup) or penalise (see C. Keske et al.) food justice situations.
Mais le dossier permet d’aller au-delà du simple équipement commercial ou de l’efficacité des réseaux d’approvisionnement. L'accessibilité est aussi envisagée sous l'angle économique : se pose ainsi la question de ce qui est accessible, pour qui, et à quel prix. Surtout, l’accent mis à plusieurs reprises sur le droit à l’alimentation souligne que l’accessibilité est avant tout une question de pouvoir : quel que soit le contenu des discours et textes de loi, il ne s’agit pas seulement d’avoir accès à (l’alimentation, la ressource…) mais d’avoir le droit d’avoir accès à…. ET d'avoir la capacité de faire entendre sa voix pour avoir accès à. Quand dans un quartier mixte en cours de gentrification, les populations aisées demandent l’installation d’un magasin bio en sachant qu’il va évincer le supermarché classique où se rendent les populations latinos moins riches (R. Slocum, K. Cadieux et R. Blumberg), on voit bien qui en train de parler le plus fort et quelles sont les logiques de domination d’un côté, et d’autocensure de l’autre.
This issue gives us an opportunity to go beyond matters dealing with commercial equipment or the efficiency of supply networks. Accessibility is also envisaged from an economic point of view, thereby raising the issue of what is accessible, for whom and at what cost. More particularly, stressing on several occasions the right to food highlights the fact that accessibility is above all a matter of entitlement: irrespective of the content of discourses and laws, not only is it important to have access to food, resources etc., but also to have the right to have access to these…. and to have the capacity to make one’s voice heard so as to have access to food and resources. When, in a mixed suburb under gentrification, well-off populations ask for the opening of an organic food shop, fully conscious of the fact that it will supplant the classic supermarket where the less well-off Latino populations go to shop (R. Slocum, V. Cadieux and R. Blumberg), we can see whose voice is louder, and what the logics of domination and self-censorship are.
La manière dont les textes revisitent la notion d'accessibilité constitue la première avancée dans la définition de la justice alimentaire : celle-ci ne dépend pas tant de la disponibilité ou de la répartition des ressources, mais d’un système de relations, spatiales ou sociales, marquées par des asymétries.
The way the articles revisit the notion of accessibility, constitutes the first advance in defining food justice, in that it does not so much depend on resource availability or distribution as on a system of spatial or social relations, marked by asymmetries.
1.2. La justice alimentaire n'est pas qu'un problème d'insécurité alimentaire
1.2. Food justice is not only a food insecurity problem
Le lien entre justice et sécurité alimentaire est un autre « classique » de la définition de la justice alimentaire. Existant « quand tous les êtres humains ont, à tout moment, la possibilité physique, sociale et économique de se procurer une nourriture suffisante, saine et nutritive leur permettant de satisfaire leurs besoins et préférences alimentaires pour mener une vie saine et active » (FAO, 1996), la sécurité alimentaire est un concept ancien dont les paradigmes ont évolué. La recherche s’est très tôt (De Castro, 1961) interrogée sur les capacités d'agriculteurs de moins en moins nombreux à nourrir une population mondiale croissante (Brunel, 2008). Mais les enjeux et critères de définition de la sécurité alimentaire ont évolué. Des considérations logistiques (approche en termes d'approvisionnement) puis nutritionnelles dans les années 1990, on passe aux idées de sûreté alimentaire (food safety) et de qualité en réponse aux scandales alimentaires au Nord, et aux questions de souveraineté alimentaire, dans le prolongement des travaux sur la faim et l'insécurité au Sud (Landy, 2006 ; Brunel, 2002). Si personne ne conteste le défi que la sécurité alimentaire représente depuis les famines contemporaines (Sen, 1982) et plus récemment avec la crise de 2007-2008 (Kirwan et Maye, 2013), il existe des divergences dans la manière de l’appréhender. Pour les acteurs du système agro-alimentaire industriel dominant, la sécurité alimentaire est une affaire de production mondiale ; pour les partisans du food movement, production et consommation alimentaire doivent être associés à la « santé » des personnes, de la planète et de l’économie (Alkon, 2012).
The link between food justice and food security is another “classic” in the definition of food justice. While food security exists “when all people, at all times, have physical, social and economic access to sufficient, safe and nutritious food which meets their dietary needs and food preferences for an active and healthy life”, the paradigms of this old concept have changed. It was not long before research (De Castro, 1961) raised the question of feeding more people with less producers (Brunel, 2008). But the issues and criteria underlying the definition of food security have changed. From logistic (approach in terms of supplying) then nutritional considerations in the 1990s, we moved on to ideas of food safety and quality in response to food scandals in the North, and to food sovereignty issues, straight after studies on hunger and insecurity in the South (Landy, 2006; Brunel, 2002). While no one contests the challenge posed by food security since the contemporary famines (Sen, 1982) and the 2007-2008 crisis (Kirwan and Maye, 2013), there are differences in the way it is understood. For the actors of the dominant food-processing industry, food security is a matter of world production; for the supporters of the food movement, food production and consumption ought to be associated with the “health” of people, the planet and the economy (Alkon, 2012).
La justice alimentaire est-elle une simple transposition du concept de sécurité alimentaire du Sud au Nord, où les préoccupations paraissent à première vue moins urgentes ? Qu'apporte le concept par rapport à celui de faim ou d'insécurité alimentaire et que permet-il d'affirmer, réaffirmer ou révéler de la situation alimentaire et agricole des territoires à différentes échelles et dans différentes parties du monde ?
Is food justice only a transposition of the food security concept from the Global South to the Global North, where preoccupations seem less urgent at first sight? What does the concept contribute in comparison with the concept of hunger or food insecurity, and what can it assert, reassert or reveal about the food and agricultural situation of territories on different scales and in different parts of the world?
Aucune des études de cas n’aborde frontalement la question de la sécurité alimentaire. La seule étude de cas portant sur un pays du Sud (Pérou, H. Leloup) évacue d'emblée le problème en montrant que dans la Région métropolitaine de Lima, l'accès à l'alimentation est assuré, ce qui se traduit par des taux de dénutrition beaucoup plus faibles que dans le reste du pays.
None of the case studies tackles the issue of food security upfront. The only case study bearing on a country of the South (Peru, H. Leloup) avoids the problem at once by showing that, in the metropolitan region of Lima, access to food is ensured, thereby reflecting much lower undernutrition rates than in the rest of the country.
Néanmoins, les textes apportent d’autres notions qui contribuent à renouveler la réflexion sur la sécurité alimentaire. Dans l’article sur Saint-Pierre-et-Miquelon (C. Keske et al.), l'introduction de la notion de souveraineté alimentaire permet de connecter explicitement la sécurité alimentaire à la justice, entendue dans le contexte de cette île comme « droit à l'alimentation ». Les auteurs soulignent l'importance des questions de pouvoir, en particulier des capacités des populations à définir et à contrôler leur système alimentaire, face à une politique gouvernementale alimentaire extravertie. Les textes évoquent aussi la pauvreté alimentaire et la recrudescence de l'aide alimentaire au Canada (A. Beischer et J. Corbett) ou à New-York et Detroit (F. Paddeu), de même que les problèmes d'approvisionnement des populations défavorisées du Nord sur des bases raciales (F. Paddeu, R. Slocum et al.). Ils montrent aussi l'accroissement du phénomène d'obésité en particulier chez les populations défavorisées en Amérique du Nord (R. Slocum et al.) et au Pérou (H. Leloup), pointant du doigt les problèmes nutritionnels chez certains groupes de population. Autant de propos qui visent à rendre visible et surtout dénoncer l'insécurité alimentaire des populations défavorisées, en particulier au Nord, alors que le phénomène est dit « silencieux », « non observé ». C’est justement le contraste saisissant entre les réalités et l’invisibilisation médiatique et politique du problème qui amène à poser le débat en termes de justice et non seulement en termes d’insécurité alimentaire.
Nevertheless, the articles provide other notions that contribute to renewing thoughts on food security. In the article on Saint Pierre and Miquelon (C. Keske et al.), introducing the food sovereignty notion makes it possible to explicitly link food security to justice which, in the context of the island, is understood as the “right to food”. The authors highlight the importance of capacity issues, that of populations in particular for defining and controlling their own food system when faced with an extrovert government food policy. The articles also evoke food poverty and increasing food aid in Canada (A. Beischer and J. Corbett) or New-York and Detroit (F. Paddeu), as well as issues concerning supplying disadvantaged populations in the North on racial bases (F. Paddeu, R. Slocum et al.). They also show how the obesity phenomenon is on the increase, particularly among disadvantaged populations in North America (R. Slocum et al.) and in Peru (H. Leloup), pointing out nutritional problems among certain population groups. As many subjects that aim at making visible and especially denouncing food insecurity among disadvantaged populations, particularly in the North where the phenomenon is said to be “silent”, “non-observed”. It is precisely because of the striking contrast between reality and the fact that the media and politicians are giving no visibility to the problem, that the debate is initiated not only in terms of food insecurity but also in terms of justice.
La manière renouvelée d'envisager la sécurité alimentaire au prisme des inégalités (sociales, raciales, de genre) constitue ainsi le deuxième apport majeur de ce numéro à la définition de la justice alimentaire. Les auteurs s’interrogent : qu’est-ce qui est central dans le terme, l’alimentation ou la justice ? La réponse à l’insécurité alimentaire n’est finalement ni une simple question de production de nourriture, ni une simple question de qualité de la production ou de l’alimentation ; il s’agit de faire en sorte que l’amélioration de l’accès à cette nourriture se fasse de façon juste. Ainsi, la sécurité alimentaire des consommateurs (en particulier défavorisés) découlerait d’une amélioration de la justice alimentaire dans l’espace où ils habitent. Cette approche implique, au préalable, d'agir sur les inégalités structurelles qui façonnent les systèmes alimentaires.
The renewed way of envisaging food security through the prism of inequalities – be they social, racial or gender-based – constitutes the second major input in defining food justice in this issue of JSSJ. The authors ask: What is more important in the expression, food or justice? In the end, finding a solution to food insecurity is not a simple matter of food production, nor is it a simple matter of quality in production or food; the idea is to ensure that improving access to food is carried out fairly. As such, consumer food security (disadvantaged consumers in particular), ensues from an improvement in food justice in the area where consumers live. This approach entails to first act on the structural inequalities that shape food systems.
1.3. La justice sociale, un préalable à la justice alimentaire
1.3. Social justice, a prerequisite to food justice
L'accessibilité et la sécurité alimentaire ne suffisent pas à définir la justice alimentaire. Les textes de ce numéro soulignent la nécessité d'agir aussi sur les racines des inégalités. Cela explique pourquoi, dans les textes relevant d'une approche anglo-saxonne, les inégalités structurelles, formulées en termes raciaux, de classe ou de genre, sont aussi centrales : parce qu'elles sont, d’après les auteurs, au fondement des inégalités dans le système alimentaire. Le glissement, dans le texte de R. Slocum et al., vers la notion de justice raciale, illustre l'importance de la justice sociale (de ses composantes, de son fonctionnement) pour penser la justice alimentaire.
Accessibility and food security are not enough in defining food justice. These articles highlight the need to also act on the roots of inequalities. This explains why, in the articles relating to the Anglo-Saxon approach, structural inequalities which are formulated in racial, class or gender terms, are also important: because they form the basis of inequalities in the food system. The shift, in the article of Slocum et al., towards the notion of racial justice, illustrates the importance of the social justice (i.e. its components and functioning) in order to conceive food justice.
Ce point de vue n'est pourtant pas celui qui domine dans le champ de la recherche ; au contraire, les approches sectorielles (production, commercialisation, consommation) continuent de prévaloir, tout comme la fragmentation disciplinaire qui est régulièrement soulignée dans les domaines des food studies (Miller et Deutsch, 2009 ; Wilk, 2012). Les textes réunis reflètent la nécessité de désectorialiser la question alimentaire et de prendre en compte aussi les facteurs structurels des injustices alimentaires en lien avec le système politico-économique général, ce qui aboutit au final à une approche pluridisciplinaire de la justice alimentaire.
Yet this is not the dominant point of view in research; sectorial approaches (e.g. production, marketing and consumption) continue to prevail, as does fragmentation in the discipline which is regularly highlighted in the domains of food studies (Miller and Deutsch, 2009; Wilk, 2012). The articles gathered in this issue reflect the need to stop sectorialising food issues, and take into account the structural factors of food injustice in relation to the general politico-economic system which, in the end, leads to a multidisciplinary approach to food justice.
La filiation avec la justice sociale pose la question des origines du mouvement de la justice alimentaire. Les actions la soutenant peuvent-elles se résumer ou s'apparenter à de la charité ? F. Paddeu rappelle qu'à New York et à Detroit, certaines initiatives d'agriculture urbaine s'inscrivent dans les réseaux religieux ou caritatifs et dans la tradition d'un militantisme religieux. R. Slocum et al. qualifient même certaines initiatives de justice alimentaire « d'œuvres rédemptrices » pour les groupes majoritairement blancs et aisés qui y participent, un détournement selon les auteurs de l’objectif initial de la justice alimentaire : l’équité. En ce sens, certains projets de justice alimentaire, comme l'exemple du glanage communautaire à Kelowna au Canada (A. Beischer et J. Corbett) ou des fermes urbaines d'autoproduction alimentaire (F. Paddeu), visent à réhabiliter la dignité humaine par la forme-même des dispositifs mis en œuvre : le fait d'être impliqué dans la production ou la collecte des aliments change le statut des membres, qui de bénéficiaires deviennent acteurs, les responsabilise et annihile le sentiment de honte qu’ils peuvent parfois ressentir. Loin de faire la charité, les militants en faveur de la justice alimentaire privilégient une démarche d'empowerment, processus central puisque la prise de pouvoir et le contrôle de toutes les étapes du système alimentaire à l'échelle locale sont aussi une manière de lutter contre les « géométries de pouvoir » (R. Slocum et al.) inégalitaires du système alimentaire mondial.
Filiation with social justice questions the origins of the food justice movement. Can food justice actions amount or be likened to charity? F. Paddeu recalls that, in New York and Detroit, certain urban agricultural initiatives are part of religious or charity networks, and are in line with a tradition of religious activism. R. Slocum et al. even define certain food justice initiatives as “redeeming good works” for the mainly white and well-off groups taking part in them, which according to the authors are a deviation from the initial food justice objective of equity. In this sense, some food justice projects, as found with the example of community gleaning in Kelowna in Canada (A. Beischer and J. Corbett), or that of food production in urban farms (F. Paddeu), aim at rehabilitating human dignity through the actual form of the systems being implemented: the fact that people are actually involved in the production or gathering of food changes their status (from beneficiary to actors), gives them a sense of responsibility and obliterates any shame they might feel. Far from doing charity work, the supporters of food justice favour empowerment, an important process since controlling all the stages of the food system, at the local level, is also a way of fighting against the unequal “power geometries” (R. Slocum et al.) of the world food system.
Le dossier aborde aussi une autre filiation : celle de la justice alimentaire avec la justice environnementale, la première étant considérée comme un avatar de la seconde (Gottlieb et Fisher, 1996). Pourtant, un seul texte (F. Paddeu) aborde ces liens : signe que les préoccupations en faveur d'un accès plus égalitaire aux ressources alimentaires ne sont pas nécessairement associées à l'amélioration de l'accessibilité aux ressources environnementales. Si les ressources agricoles de proximité sont évoquées dans le cas liménien (H. Leloup), elles ne sont pas analysées sous l'angle de la justice environnementale. Le cas nord-américain abordé par F. Paddeu est lui-même ambigu sur cette filiation. Alors que le militantisme de la justice environnementale tire son origine du mouvement des droits civiques, en partie comme celui de la justice alimentaire, et que le contexte social est similaire, les deux causes semblent davantage relever de deux types de mobilisation différents Les initiatives de justice alimentaire étudiées par F. Paddeu ne font ainsi quasiment jamais référence à l'environnement, ce qui peut sembler paradoxal car elles s'appuient sur une réappropriation des ressources et de la production agricoles.
The issue also tackles another relationship: that of food justice with environmental justice, the former being considered as an avatar of the latter (Gottlieb and Fisher, 1996). Yet, only one article (F. Paddeu) tackles these links, a sign that concerns for more egalitarian access to food resources are not necessarily associated with improving accessibility to environmental resources. While local agricultural resources are evoked in the Lima case (H. Leloup), they are not analysed from the point of view of environmental justice. The North American case tackled by F. Paddeu is in itself unclear about this relationship. While environmental justice activism finds its origin in the civic rights movement, partly like that of food justice, and while the social context is similar, it seems that these two causes relate more to two types of different mobilisations. Furthermore, the food justice initiatives studied by F. Paddeu almost never refer to the environment, which can seem paradoxical in that they rely on a re-appropriation of agricultural resources and production.
1.4. La justice alimentaire, posture militante ou cadre d'analyse ? Défis méthodologiques
1.4. Food justice: activist stance or analytical framework? Methodological challenges
La notion de justice alimentaire a un statut ambigu, entre posture militante et grille d'analyse scientifique, qui nécessite un dernier point d'éclaircissement. Issue de la géographie radicale, la justice spatiale apparaît comme un système de valeurs utilisées pour analyser voire dénoncer des réalités (les inégalités) (Veschambre, 2010). Elle est parfois critiquée car le risque est grand de porter un jugement de valeur sur les lieux et les groupes sociaux, qui serait contraire à la démarche d'observation scientifique (Gervais-Lambony et Dufaux, 2010 ; Morelle et Ripoll, 2009). Quel positionnement adopter pour étudier la justice alimentaire ?
The notion of food justice has an ambiguous status, between activist stance and matrix for scientific analysis, which requires a last clarification. Stemming from radical geography, spatial justice appears as a value system used to analyse or even denounce certain realities (inequalities) (Veschambre, 2010). It is sometimes criticised, because there is a very good chance that one will pass a value judgement on places and social groups, which would go against the scientific observation approach (Gervais-Lambony and Dufaux, 2010; Morelle and Ripoll, 2009). What stance should then one adopt to study food justice?
Si tous les textes du présent numéro adoptent la justice alimentaire comme cadre d'observation scientifique pour analyser des pratiques souvent militantes (C. Keske et al., F. Paddeu, H. Leloup), certains vont plus loin, en en faisant une posture de recherche à part entière (R. Slocum et al., A. Beischer et J. Corbett). La dimension activiste est très présente dans les textes sur l'Amérique du Nord. R. Slocum et al. revendiquent cette posture de « recherche militante » (scholar-activism), parce qu'elle permet d'écouter au plus près les voix des acteurs de la justice alimentaire et de proposer une analyse partant de ces voix, au lieu de plaquer un cadre d'analyse préconçu. Mais il s’agit aussi pour ces chercheurs militants de sortir la pauvreté alimentaire et les inégalités du silence.
While all the articles in this issue of JSSJ adopt food justice as a framework for scientific observation, with a view to analysing practices that are often activist (C. Keske et al., F. Paddeu, H. Leloup), some go further by making of food justice a fully-fledged research stance (R. Slocum et al., A. Beischer and J. Corbett). The activist dimension is very much present in the articles on North America. R. Slocum et al. advocate scholar-activism because they believe it leads to better understand what food justice actors say, and to propose an analysis based on what they say rather than some preconceived analytical framework. Scholar-activists also seek to bring food poverty and inequalities out in the open.
S’interroger sur ce qu’ « est » la justice alimentaire, entre théorie et pratique, amène à réfléchir aux méthodes et postures possibles pour travailler sur cette thématique. Schématiquement, deux types de textes composent ce numéro : des textes militants où la théorie de la justice sociale est d'emblée mobilisée dans la conduite la recherche, et des textes où la grille de la justice alimentaire a été utilisée après coup comme prisme d’analyse. Ces deux postures mènent à des méthodes différentes, mais toutes qualitatives (ethnographie, enquêtes longues, observations participantes…). Dans le premier cas (R. Slocum et al., A. Beischer et J. Corbett), les textes ont recours à un important dispositif théorique que les études de cas viennent enrichir. Dans le second (C. Keske et al., H. Leloup), la justice alimentaire est considérée comme une action, une pratique – mais pas toujours analysée en ce terme. Par exemple, l'approche d'H. Leloup sur Lima repose sur une analyse de réseaux relativement classique, où la grille de la justice est venue secondairement pour questionner autrement les phénomènes initialement observés.
Wondering what food justice « is », between theories and practice, brings one to think about possible methods and stances for working on this theme. Diagrammatically, this issue of JSSJ comprises two types of articles: militant articles where the theory of social justice is mobilised at once in conducting research, and articles where the food justice matrix has been used afterwards for analytical purposes. These two stances lead to different although qualitative methods (ethnography, long surveys, participative observations etc.). The first type of articles (R. Slocum et al., A. Beischer and J. Corbett) resorts to an important theoretical system enriched by case studies. With the second type (C. Keske et al., H. Leloup), food justice is considered as an action or a practice, although it is not always analysed as such. For example, H. Leloup’s approach on Lima relies on a relatively classic network analysis, where the justice matrix came in afterwards to question in other ways the phenomena observed initially.
In fine, ces diverses postures méthodologiques qui interrogent la manière de faire de la recherche sur la justice alimentaire et questionnent son lien avec l'action, constituent le quatrième apport de ce dossier à la définition de la justice alimentaire. Le décloisonnement entre sphères réflexives et pratiques, réclamé par plusieurs auteurs comme Cadieux et Slocum quand elles se demandent « ce que 'mettre en œuvre' la justice alimentaire veut dire » (Cadieux et Slocum, 2015), constituerait la condition-même de la justice alimentaire.
Finally, the various methodological stances questioning how to conduct research on food justice, and how this relates to actions, constitute the fourth input in defining this notion. The decompartmentalisation between the introspective and practical spheres, as requested by several authors such as Cadieux and Slocum when they ask “what does it mean to do food justice” (Cadieux and Slocum, 2015), would be the condition to make it happen.
Si les textes nous confortent sur la définition classique de la justice alimentaire, ils invitent à aller plus loin en soulignant un besoin de redéfinition de la notion autour de différents aspects.
While these articles reinforce the classic definition of food justice, they invite us to go even further by highlighting the need to redefine the notion around several aspects.
2. Comment et pourquoi l'agriculture peut-elle être mobilisée dans les questions de justice ? Vers une justice agri-alimentaire
2. How and why agriculture can be mobilised in justice issues? Towards agri-food justice
Ces définitions posées, on doit comprendre quel rôle occupe l’agriculture dans la relation justice alimentaire – justice sociale. Il existe, semble-t-il, un paradoxe entre la place fondamentale qu’occupent les ressources agricoles dans les systèmes alimentaires et la faible réflexion autour de leur rôle dans la création ou réduction des inégalités et injustices alimentaires. L’enjeu est double, théorique et pratique. Quel peut être l’intérêt de s’appuyer sur la partie productive des systèmes alimentaires pour la compréhension de la justice alimentaire ? Quel est le potentiel des ressources agricoles disponibles dans la construction de systèmes alimentaires plus justes ?
The definitions being established, we must understand the role played by agriculture within the food justice-social justice relation we propose to decipher. It seems that there is a paradox between the fundamental place occupied by agricultural resources in food systems, and the few thoughts around their role in the creation or decrease of food inequality and injustice. This is a double issue, theoretical as well as practical. Why is it important to rely on the productive part of food systems to understand food justice? What is the potential of available agricultural resources in building more equitable food systems?
2.1 Les ressources agricoles, au cœur de systèmes alimentaires à recontextualiser
2.1 Agricultural resources, at the centre of food systems to be recontextualised
Remettre la justice au cœur des systèmes alimentaires, une exigence mentionnée par R. Slocum et al., c’est d’abord repérer là où la mobilisation de la notion apparaît particulièrement pertinente. Ces systèmes sont ici entendus comme l’ensemble des espaces, interactions, processus et acteurs impliqués dans l’alimentation et l’approvisionnement des consommateurs (production, transformation, commercialisation, distribution, consommation des aliments) (Rastoin et Ghersi, 2012). Or, les ressources agricoles constituent le socle de ces systèmes et donc l’une des composantes majeures à observer pour en comprendre les injustices.
To bring justice back in food systems, a requirement mentioned by R. Slocum et al., means firstly to pinpoint where mobilising the notion will appear particularly pertinent. Here, food systems are understood as all spaces, interactions, processes and actors involved in feeding and supplying consumers (food production, transformation, marketing, distribution and consumption) (Rastoin and Ghersi, 2012). Yet, agricultural resources constitute the base of food systems and as such they are one of their main components to be analysed to understand food injustice.
Les ressources agricoles expriment soit le capital naturel (comme stock), soit des éléments construits et utilisés par les sociétés (Corrado, 2004; Gumuchian, Pecqueur, 2007; Kebir, 2010). Elles appartiennent à un ensemble plus large : celui des ressources alimentaires, qui représentent, comme elles, à la fois des productions et des espaces de production, commercialisation et distribution. La richesse de ce dossier est d’offrir des textes qui analysent les ressources aux différentes étapes des systèmes, jusqu’aux espaces du recyclage / gaspillage, rarement convoqués. De la parcelle agricole à la cuisine ou à la banque alimentaire, en passant par les marchés de gros et jusqu'aux pieds des arbres fruitiers où pourrissent pommes et pêches, ces espaces expriment la complexité de la systémique alimentaire tout en montrant la présence constante du rapport à la production. Une façon de rappeler que toutes les étapes observées dans la construction de la justice alimentaire se réfèrent à la terre, à la ressource foncière, ce dont atteste le texte de R. Slocum et al. en plaçant le land au cœur de sa définition.
Agricultural resources express either the natural capital (as stock) or elements built and used by societies (Corrado, 2004; Gumuchian, Pecqueur, 2007; Kebir, 2010). They belong to a greater whole: that of food resources which, like them, represent productions and at the same time spaces for food production, marketing and distribution. The richness of this issue is to offer articles that analyse resources accurately, at the different phases of the systems, including up to the rarely summoned recycling/waste spaces. From the parcel of agricultural land to the kitchen or the food bank, via wholesale markets and up to the foot of fruit trees where apples and peaches are rotting, these spaces express the complexity of the food system analysis, while showing the constant presence of the connection with production. This is a way of recalling that all the phases observed in the construction of food justice refer to land or land resource, as testified to by R. Slocum et al. ‘s article which makes of land a node of their food justice definition.
Les ressources agricoles accomplissent deux types de fonctions pour la sécurité alimentaire des populations : augmenter les quantités de nourriture disponibles (transformées ou non) et améliorer la qualité de l’alimentation. Ces fonctions ne sont pas partagées par tous les espaces présentés : elles ne sont ni disponibles (géographiquement, financièrement), ni connues (culturellement) partout et pour tous. Cette remarque est essentielle pour se prévenir du risque de normalisation du lien ressource agricole / justice alimentaire : en effet, il ne peut être fait de « bon » usage de la ressource s’il n’y a même pas d’accès à cet usage.
Agricultural resources accomplish two types of functions as far as the food security of a population is concerned: increasing the quantities of available food (whether transformed food or not) or improving food quality. The spaces presented in this issue do not fulfil such requirements: these functions are neither available (geographically and financially), nor known (culturally) everywhere and by/for everyone. This observation is essential if one is to prevent any risk of normalising the agricultural resource/food justice connection: indeed, this resource cannot be used “properly” if it cannot even be accessed.
Dès lors, préciser la place et le rôle de l’agriculture dans les actions de mise en œuvre de la justice alimentaire ne peut se passer d’une analyse de contexte. Contexte géographique et agronomique, en premier lieu, puisque les conditions de production et les régimes alimentaires varient suivant le milieu. Le processus d’uniformisation soutenu par les améliorations techniques et la mondialisation des échanges n’empêche pas le maintien de spécificités fortes, comme le rappelle le texte sur St-Pierre-et-Miquelon. Le contexte est aussi démographique et économique : il peut sembler difficile non seulement d’accroître la disponibilité des ressources agricoles face à l’ampleur de la croissance démographique et urbaine, mais plus encore, d’en assurer une égalité d’accès pour les populations dans un contexte de spécialisation et de mondialisation du système agroalimentaire (cf les émeutes de la faim de 2007-2008). Le contexte est enfin idéologique, au sens où la place accordée aux ressources dépend aussi des modèles agro-alimentaires. Ainsi, le paradigme du développement durable s’est insinué dans les systèmes alimentaires : il a redessiné la place des zones de production, notamment au sein des métropoles (Emelianoff, 2007 ; Poulot, 2014), et transformé les comportements des consommateurs (Ripoll, 2013) qui réclament des circulations des ressources plus transparentes et plus directes. Il est donc important de comprendre quelle place réserve le modèle du food justice movement à la ressource agricole.
Consequently, specifying the place and role of agriculture in the actions for the implementation of food justice, cannot happen without contextual analysis. It should concern the geographical and agronomic context at first, since production requirements and diets vary according to the environment. The standardisation process, which is supported by technical improvements and the globalisation of trade, does not prevent the preservation of strong specificities, as recalled by the article on Saint Pierre and Miquelon. It should also concern the demographic and economic context: it can seem difficult not only to increase the availability of agricultural resources against the extent of population and urban growth, but more so to ensure equality of access for the populations, in a context of specialisation and globalisation of the agriculture and food system (as testified too by the 2007-2008 food riots). Finally it should also concern the ideological context, where the place given to resources also depend on agri-food models. As such, the sustainable development paradigm worms its way into food systems to redraw production areas, within metropolises in particular (Emelianoff, 2007; Poulot, 2014), and transform the behaviour of consumers (Ripoll, 2013) who ask for the more transparent and direct circulation of resources. We thus suggest to ask: which place does the food justice paradigm reserve for agricultural resource?
2.2 Des formes agricoles diverses qui expriment toutes l’expérience de la domination
2.2 Diverse agricultural forms expressing the experience of domination
Au sein des systèmes analysés, les formes agricoles sont diverses : agricultures urbaines et jardins – un classique des travaux sur la justice alimentaire (F. Paddeu) -, agricultures périurbaines intensives dédiées aux produits maraîchers et au petit élevage (H. Leloup), aux vergers (A. Beischer et J. Corbett), à la polyculture (R. Slocum et al.). Sont aussi présentées des formes agricoles originales, mais vulnérables du fait de la spécificité des écosystèmes boréaux (C. Keske et al.), qui amènent les auteurs à se concentrer sur les ressources halieutiques plutôt que sur les ressources terrestres. Ce panorama exprime tout l’intérêt qu’il y a à sortir du cadre urbain et de ses habitants consommateurs, surreprésentés actuellement dans les recherches sur la justice alimentaire, pour explorer d’autres terrains et d’autres acteurs, plus proches de la dimension productive des systèmes alimentaires.
Within the systems analysed, agricultural forms are diverse: urban farming and gardens – a classic in research work on food justice (F. Paddeu) – as well as intensive peri-urban farming dedicated to market-garden crops and small livestock farming (H. Leloup), orchards (A. Beischer and J. Corbett) and polyculture (R. Slocum et al.). Innovative agricultural forms are also introduced, although these are vulnerable due to the specificity of boreal ecosystems (C. Keske et al.), which bring the authors to focus on fishery resources rather than land resources. This overview shows how important it is to get out of the urban framework and its resident consumers, who are currently overrepresented in the research on food justice, to explore and study other research fields and actors, closer to the productive dimension of food systems.
Cependant, l’intérêt des cas d’étude ne réside pas tant dans la description de formes d’agriculture spécifiques. Ces dernières expriment surtout leur position dans la hiérarchie des systèmes alimentaires : les espaces agricoles présentés sont décrits, suivant les textes, comme « exclus », « en marge », « relégués » et (corollaire) « en difficulté ». Ces situations décrivent une triple marginalité. Elle est d’abord géographique, que l’on pense aux systèmes agricoles et halieutiques boréaux et insulaires (C. Keske et al.), au quartier inaccessible de Jefferson-Mack à Detroit installé dans un environnement dégradé (F. Paddeu), ou à l’alimentation de la capitale péruvienne assurée davantage par les producteurs éloignés que par les producteurs périurbains, suivant une distorsion du modèle centre / périphérie d’approvisionnement (H. Leloup). La marginalité est aussi foncière par rapport au contexte local ou au système agricole global dominant : ainsi à Lima, 58% des producteurs agro-pastoraux doivent vivre avec des surfaces inférieures à 0,5 ha (H. Leloup), tandis que les formes d’agriculture urbaine s’installent sur des interstices et espaces vacants dont l’usage était autre (cas de Detroit). Enfin, la marginalité est, de façon criante, sociale. R. Slocum et al. appellent à regarder quel type de population, quelle « race », quel phénotype, a accès à la terre et travaille dans les espaces de production ou de transformation des ressources. Non seulement la perte des ressources foncières a affecté aux Etats-Unis particulièrement les populations « de couleur » et « les communautés tribales », mais ces dernières (hommes et femmes) sont aujourd’hui surreprésentées aux postes qui offrent les plus bas salaires, comme ouvriers agricoles ou de l’industrie agro-alimentaire.
However, the importance of case studies does not so much reside in the description of specific forms of agriculture as in their position in the food system hierarchy: the agricultural spaces presented are described, depending on the articles, as “excluded”, “on the margin”, “relegated” and (corollary) “in difficulty”. These situations describe a triple marginality. First of all, a geographic marginality, as recalled by the boreal and island farming and fishery systems (C. Keske et al.), by the inaccessibility of the Jefferson-Mack neighbourhood in Detroit with its degraded environment (F. Paddeu), or by the feeding of the Peruvian capital which is more taken care of by distant producers than by nearby producers, following the distortion of the centre/outskirts supplying model (H. Leloup). The marginality is also a land-related marginality, regarding the local context or the dominant global farming system: thus in Lima, 58% of agro-pastoral producers must live with surface areas smaller than 0,5 ha (H. Leloup), while urban forms of agriculture are being established on vacant interstices and spaces that were used to other ends (case of Detroit). Finally, the issue lets appear a strikingly social marginality. R. Slocum et al. call for examining what type of population, race or phenotype has access to land and works in spaces where resources are produced or transformed. Not only has the loss of land resources affected non-white populations and “tribal communities” in the United States, but also the men and women from these populations and communities are today overrepresented in jobs with the lowest salaries, as farm workers or in the food-processing industry.
L’accent mis sur la marginalité et la marginalisation met en lumière l’expérience de la domination que subissent donc les espaces agricoles ou liés à la ressource productive et leurs acteurs : contrairement à d’autres publications sur la justice alimentaire, le point de vue de ce numéro est loin d’être celui, uniforme, de consommateurs urbains défavorisés. Il vise à générer des propositions pour un changement social plus large, comme la défense des droits des migrants dans la production (cf. Allen et. al., 2003 ; Michalon et Potot, 2008 ; DeLind, 2002 ; Morice et Michalon, 2008).
Highlighting situations of marginality and marginalisation brings to light the experience of domination to which farming spaces are subjected, or those linked to productive resources and their actors: unlike other publications on food justice, the point of view of this issue is far from being that, unchanging, of underprivileged urban consumers. It aims at generating proposals for a transformative social change, such as defending migrants’ rights in production (cf. Allen et. al., 2003; DeLind, 2002 ; Morice and Michalon, 2008 ; Michalon and Potot, 2008).
2.3 Des ressources agricoles qui méritent d’être plus mobilisées
2.3 Agricultural resources to be mobilised more often
Cependant, l’intégration de la ressource agricole à la réflexion sur la justice alimentaire pourrait être plus poussée. Deux manques / biais méritent d’être soulignés.
However, integrating the agricultural resource into research on food justice could be more exhaustive. Two shortcomings/biases need to be pointed out.
En premier lieu, la faible référence à l’espace rural, restreinte au cas du Minnesota dans le texte de R. Slocum et al. (et dans une moindre mesure au cas de St-Pierre-et-Miquelon) peut surprendre. Les métropoles et grandes villes, où émerge la notion de justice alimentaire, sont des espaces d'observation privilégiés pour au moins trois raisons. Elles offrent un gage de diversité des espaces de production et de consommation et recèlent donc un potentiel de relations et de conflits concernant les ressources, supérieur à une ville moyenne ou petite. A l’interface urbain / rural, en outre, les effets de la métropolisation conduisent à des configurations socio-spatiales fragmentées stimulantes pour l’analyse en termes de justice (Harvey, 1973 ; Soja, 2010). Enfin, les ressources agricoles y sont soumises à des pressions qui suscitent une concurrence pour leur appropriation, susceptibles de générer des situations d’injustice socio-spatiale et alimentaire. Néanmoins, les logiques soulevées (de marginalisation et de domination) sont repérables aussi dans l’espace rural où se déploient en plus des problématiques toutes spécifiques, telles celle des déserts alimentaires ou des réformes agraires (un peu abordé par H. Leloup). Il y a là un champ de recherche peu exploré, signe peut-être de la persistance de frontières entre urbanistes et ruralistes.
Firstly, the poor reference to rural space, restricted to the Minnesota case in R. Slocum et al.‘s article (and to a lesser extent in the Saint Pierre and Miquelon case) may seem surprising. Metropolises and larges towns, where the notion of food justice emerges, are privileged observation centres for three reasons at least. They offer a guarantee of diversity as far as production and consumption spaces are concerned, and as such contain potential relations and conflicts concerning resources, more than in average or small towns. Moreover, at the urban/rural interface, metropolisation effects result in fragmented socio-spatial configurations that are stimulating for analytical purposes in terms of justice (Harvey, 1973; Soja, 2010). Finally, agricultural resources are subjected to pressures giving rise to competition for their appropriation, which is likely to generate situations of socio-spatial and food injustice. Nevertheless, the marginalisation and domination principles raised can also be located in the rural space where, in addition, very specific issues are deployed, such as food deserts or agrarian reforms (the latter having been tackled by H. Leloup). There is here a research field which is little explored, a sign perhaps of the persistence of boundaries between urbanists and ruralists.
En second lieu, alors que l’appel à publications avait le souhait de décloisonner l’usage du concept de justice alimentaire entre Nords et Suds, un seul texte portant sur les Suds (H. Leloup sur le Pérou) a été retenu. Le dossier laisse donc de côté des débats autour de l’usage et du transfert de concepts et théories.
Secondly, where the idea behind the call for publications was to see the use of the food justice concept between Global North and South decompartmentalised, only one article on the Global South (H. Leloup on Peru) has been used. This publication leaves out debates around the use and transfer of concepts and theories.
Replacer les ressources agricoles au sein des enjeux de justice alimentaire permet de se reconnecter avec la base des systèmes alimentaires. La démarche invite à proposer l’expression de justice agri-alimentaire, afin de rééquilibrer les propositions de recherche entre production et consommation. Elle invite surtout à la fois à éclairer les processus à la base des formes d’exclusion, et à travailler les dimensions spatiales de la justice alimentaire.
Including agricultural resources into the food justice issue brings us to reconnect with the food system basis, and to propose the use of the expression ‘agri-food justice’, so as to balance research proposals between production and consumption. This expression invites us especially to shed light on the processes underlying various forms of exclusion, and at the same time to examine the spatial dimensions of food justice.
3. Agir spatialement pour la justice alimentaire : faire avec l’espace ou faire l’espace
3. Acting spatially for food justice: working with space or making the space
Quel est l’espace représentatif aujourd’hui de l’opposition au système agro-alimentaire dominant, dans laquelle s’inscrit le food justice movement ? Face aux dérives du modèle productiviste développé dans l’après-deuxième Guerre mondiale (Deléage, 2013), l’alternative food movement (aussi appelé simplement food movement) a tenté de « relocaliser » les systèmes alimentaires. Mais les initiatives et politiques mettent tellement en avant la dimension locale que ceux qui n’y ont pas accès sont parfois considérés négativement[2].
What is today the space which is representative of the opposition to the dominant agri-food system, which food justice movement is part of? Faced with the drifts of the productivist model developed after WWII (Deléage, 2013), the alternative food movement “relocated” food systems. The promotion of what is local is such, within initiatives and policies, that spaces or consumers unable to access it are considered negatively[2].
Ce mouvement de relocalisation souligne la dimension spatiale des discours et pratiques alimentaires ces dernières décennies (cf R. Slocum et al.), tout en introduisant un biais très fort : l’amalgame entre système alimentaire « plus local » (souvent urbain ou périurbain), « plus sain » et, « plus juste ». Pourtant, les formes d’exclusion sont mises en évidence au sein-même du local et « les initiatives en faveur d’une alimentation locale n’ont pas prouvé de manière significative leur capacité à provoquer des changements sociaux durables dans les zones souffrant d’inégalités » (H. Leloup). Les espaces de la justice alimentaire sont-ils donc nécessairement « locaux » ? Alors que le food movement crée des espaces de plus en plus blancs, quels espaces crée la justice alimentaire ? Les espaces de la justice alimentaires sont-ils nécessairement « autres », différents des espaces classiques des systèmes alimentaires, ou viennent-ils transformer de l’intérieur les espaces existants ?
This relocation movement highlights the spatial dimension of the food discourses and practices of the last decades (cf. R. Slocum et al.), while introducing a very strong bias: the mixture between a “more local” (often urban or peri-urban), “healthier” and finally “more equitable” food system. Yet, forms of exclusion are revealed within the actual local food movement, where “initiatives for local food did not significantly show their ability to provoke sustainable social changes in areas suffering from inequalities” (H. Leloup). As such, are food justice areas necessarily “local”? While the food movement creates increasingly white areas, which areas create food justice? Are food justice areas necessarily “other types of areas”, different from classic food system areas, or do they transform existing areas from within?
3.1 Espaces de l’injustice alimentaire, espaces de l’injustice spatiale : des espaces « traumatisés » (R. Slocum et al.)
3.1 Food injustice areas, spatial injustice areas: “traumatised areas” (R. Slocum et al.)
En observant les caractéristiques sociales des habitants des espaces qui souffrent le plus des injustices alimentaires, sont mises en évidence, comme chez F. Paddeu ou A. Beischer et J. Corbett, des formes de ségrégation très nettes opposant des populations afro-américaines ou latinos[3] majoritaires à des populations blanches minoritaires ou absentes. Ces constats s’expliqueraient par des « traumatismes » initiaux (R. Slocum et al.) collectifs, historiques, alimentés par des relations structurelles de pouvoir (entre races, genres, classes) et dont l’expression peut varier localement (Cadieux et Slocum, 2015). En y regardant de près, ces espaces cumulent aussi d’autres problèmes d’emplois, d’infrastructures et de services de base. Aborder la dimension spatiale de la justice alimentaire, c’est donc à bien des égards dire qu’elle émane non seulement d’injustices sociales mais aussi d’injustices spatiales.
By observing the social characteristics of the residents of areas suffering the most from food injustice, as in F. Paddeu or A. Beischer and J. Corbett’s articles, very clear forms of segregation are revealed, opposing majority Afro-American or Latino[3] populations to minority or absent white populations. These findings can be explained with initial collective and historical traumas (R. Slocum et al.), nourished by structural power relations (between races, genders and classes) which can take on various expressions at the local level (Cadieux and Slocum, 2015). Looking more closely, these areas also accumulate other employment, infrastructure and basic service problems. Therefore, tackling the spatial dimension of food justice is like saying that it comes not only from social injustices but also from spatial injustices.
Si les injustices alimentaires sont alors l’une des formes d’expression d’injustices spatiales, ces dernières sont particulièrement présentes au sein des systèmes alimentaires. On les observe à deux échelles. A l’échelle des métropoles, le « fétichisme du local » (R. Slocum et al.) ne touche pas tous les quartiers. A Kelowna (A. Beischer et J. Corbett) se juxtaposent ainsi sans se rencontrer des espaces typiques de l’alternative food movement, prônant le local et le contact direct avec la ressource, et des espaces de la pauvreté, maillés par les banques alimentaires (de plus en plus nombreuses) et déconnectés de l’abondante ressource locale. Et à l’échelle des espaces touchés par la « relocalisation », le caractère réellement alternatif des initiatives fait débat. Les actions pour pallier officiellement les distorsions des systèmes alimentaires, en ne s’appuyant (surtout) pas sur les traumatismes initiaux, viennent à la fois renforcer l’entre-soi dans « le local » et invisibiliser un peu plus les espaces de l’injustice alimentaire. Il s’agit là d’un processus de création en conscience d’espaces de l’exclusion selon R. Slocum et al. (qui vont jusqu’à employer le terme fort « d’apartheid nutritionnel » pour expliquer la présence des déserts alimentaires).
While food injustice is one of the forms of expression of spatial injustice, the latter is particularly present within food systems. Two scales are concerned. We find spatial injustice at the metropolitan level, where “fetishisation of the local” (R. Slocum et al.) does not affect every neighborhood. Indeed, in Kelowna (A. Beischer and J. Corbett), typical alternative food movement areas are found next to poverty areas: the former advocate what is local as well as direct contact with resources and the latter are covered with an increasing number of food banks and disconnected from abundant local resources. We also find spatial injustice at the level of areas affected by food system “relocation”, where the truly alternative character of initiatives is the subject of debates. Actions to officially make up for the distortions of food systems – and that especially do not rely on initial traumas – reinforce whiteness in the areas which characterized the local food system, and at the same time make food injustice spaces slightly more invisible. This case shows a process which creates consciously exclusion space according to R. Slocum et al. (who go as far as using the loaded expression “nutritional apartheid” to explain the presence of food deserts).
Les espaces que l'alternative food movement prétend créer ou recréer par rapport au système alimentaire dominant sont donc eux aussi excluants et créateurs de nouvelles inégalités. Dès lors, comment créer des espaces agro-alimentaires qui diffèrent des espaces créés par les systèmes alimentaires dominants et alternatifs ?
In turn, areas which the alternative food movement pretends to create or recreate regarding the dominant food system, also become excluding areas and create new inequalities. Consequently, how to create agri-food areas that are different from the areas created by dominant and alternative food systems?
3.2 Les espaces de la justice alimentaire, espaces utopiques ?
3.2 Are food justice spaces utopian?
Ces questions appellent une recherche active sur les processus spatiaux qui conduisent à une situation de justice alimentaire. Sans cela, la définition de la notion restera incomplète et sa portée globale, universelle et opérationnelle restera limitée. Le food justice movement est-il un processus de changement spatial ou exige-t-il un processus de changement spatial ?
This question calls for conducting active research on spatial processes leading to food justice. Without this, the definition of this notion will remain incomplete and its global, universal and operational impact limited. Does it concern a process of spatial change or does it require one?
La proposition spatiale de la justice agro-alimentaire apparaît encore à l’état de projet. Pour agir sur les inégalités structurelles, il s’agit selon R. Slocum et al. de dessiner un espace social, relationnel, un espace d’échange –de produits mais surtout d’idées et de valeurs, un espace politique. Les auteurs s’appuient pour le dessiner sur quatre nœuds : le traumatisme / l’égalité, l’échange, la terre, le travail. Là s’opèrent des processus susceptibles de transformer l’espace pour davantage de justice (voir aussi Cadieux et Slocum, 2015).
The spatial proposal of agri-food justice is still only at the planning stage. In order to act on structural inequalities, according to R. Slocum et al., the idea is to design a social, relational space, a space for the exchange of products but also and especially ideas and values, a political space. To design it, the authors rely on four nodes: trauma/equality, exchange, land and labour. This is where processes likely to transform space for more justice are implemented (see also Cadieux and Slocum, 2015).
S’agit-il seulement d’un espace utopique ? Certes, en dehors de l’article consacré à St-Pierre-et-Miquelon, le dossier peine à sortir de l’échelle locale des systèmes alimentaires. Mais plusieurs auteurs insistent en revanche sur la nécessité de créer cet espace pour que s’exerce la justice alimentaire, suivant deux processus. D’une part, il s’agit d’abord de « construire des réseaux qui n’existent pas actuellement » (R. Slocum et al.) face à des systèmes alimentaires fragmentés voire ségrégués. Une analyse en termes de réseaux (voir aussi Darly, 2013, Paturel, 2012) permet de distinguer les pôles et les espaces relégués, de penser l’accessibilité de toutes les populations aux productions et à une alimentation de qualité, ou de tous les producteurs aux marchés. D’autre part, construire l’espace de la justice alimentaire passe par une action sur le foncier. Certains articles proposent l’éradication des structures antérieures ou un changement d’usage de l’espace : il s’agit de « se débarrasser de l’usine » à Hunts Point dans le Bronx ou d’utiliser un espace vacant à Jefferson-Mack à Detroit ou dans les jardins partagés de Lima. Surtout, l’appropriation foncière semble clé. L’appropriation est « physique » et financière, qu’il s’agisse de réserver explicitement (et politiquement) du foncier aux projets ou d’acheter des terrains, comme à Lima, où les producteurs n’hésitent pas à vendre leurs parcelles périurbaines pour aller un peu plus loin et bénéficier de conditions d’emplois et de production plus favorables. L’appropriation est aussi juridique, comme à Detroit où la communauté de la justice alimentaire se mobilise pour légaliser l’agriculture urbaine ou dans le Minnesota où R. Slocum et al. suggèrent de créer une exception à la règle qui stipule que seuls les agriculteurs individuels aient accès à la terre, afin que les migrants, les femmes et les nouveaux agriculteurs puissent y avoir accès sous une forme coopérative. Enfin, l’appropriation est territoriale au sens où les mobilisations et les pratiques au sein des espaces de la justice alimentaire permettent de donner une visibilité aux habitants, de les « représenter » (F. Paddeu).
Is this only a utopian space? Admittedly, outside the article dedicated to Saint Pierre and Miquelon, the issue struggles to come out of the local food system scale. Yet, several authors insist on the need to create such a space for food justice to occur, according to two processes. On the one hand, it is initially a matter of “building networks that typically do not exist” (R. Slocum et al.) against fragmented or even segregated food systems. An analysis in terms of networks (see also Darly, 2013, Paturel, 2012) makes it possible to distinguish relegated poles and spaces, as well as to conceive the accessibility of all the populations to productions and quality diet, or all the producers to markets. Some articles propose eradicating former structures or changing the way space is used, such as “getting rid of the factory” in Hunts Points in the Bronx, or using a vacant space in Jefferson-Mack in Detroit or in the shared gardens of Lima. More especially, land appropriation seems to be a key factor. Appropriation is “physical” and financial, whether it is a matter of explicitly (and politically) reserving or buying land for projects, as in Lima, where producers do not hesitate to sell their peri-urban plots to go further away and benefit from more favourable employment and production conditions. Appropriation is also juridical, as in Detroit where the food justice community joins forces to legalise urban farming, or in Minnesota where R. Slocum et al. suggest the creation of an exception to the rule stipulating that only individual farmers have access to land, so that migrants, women and new farmers can access land as a cooperative. Finally, appropriation is territorial in the sense that mobilisations and practices within food justice spaces give visibility to the inhabitants and “represent” them (F. Paddeu).
L’attention portée par plusieurs auteurs aux effets des projets de justice alimentaire souligne la dimension performative de certains discours, autant que les recompositions spatiales induites. Des façons de remarquer que le processus est, certes limité, mais déjà en marche. Au-delà du projet général, deux vecteurs apparaissent particulièrement fructueux pour enclencher le processus de changement : les questions d’éducation et d’empowerment, d’une part, et de gouvernance alimentaire, d’autre part.
The fact that several authors give attention to the impacts of food justice projects highlights the inferred spatial restructurations as well as the performative dimension of some discourses, a way of noting that the process is actually already ongoing, even if it is limited. Beyond the general project, two vectors appear particularly fruitful to engage the transformation process: education and empowerment issues on the one hand, and food governance issues on the other.
4. L’éducation au service de la justice alimentaire : les voies de l’empowerment
4. Education at the service of food justice: paths to empowerment
La transformation des systèmes alimentaires vers davantage de justice alimentaire amène à se recentrer sur les acteurs et surtout sur leurs marges d’action. Là encore, la critique de l’alternative food movement fournit les bases du questionnement. En effet, comme le rappellent A. Beischer et J. Corbett, avec des slogans tels que « votez avec votre fourchette trois fois par jour », le propos alternatif insiste sur la possibilité pour les consommateurs de désormais choisir leur alimentation. Mais dans la déclaration : « nous avons le choix », que veut dire « choisir », et suivant quels critères ? Pour être capable de (re)donner le choix aux acteurs des systèmes alimentaires (producteurs, consommateurs, travailleurs…), le food justice movement fait une place importante aux dispositifs éducatifs, en faveur de l’empowerment des populations les plus vulnérables.
The transformation of food systems towards more food justice, leads us to refocus on the actors and their capacity to act for food justice. There again, the alternative food movement critique supplies the bases of the questioning. Indeed, as recalled by A. Beischer and J. Corbett, with slogans such as “vote with your fork three times a day”, the alternative intention insists on the possibility which consumers have from now on to choose their diet. But in the declaration: “we do have choices”, what does “choices” mean, and according to which criteria? To be able to give once more a choice to food system actors (producers, consumers, labourers etc.), the food justice movement leaves an important place to educational systems, in favour of the empowerment of the most vulnerable populations.
4.1 Prendre en compte les facteurs psychologiques et culturels dans les injustices alimentaires
4.1 Taking into account psychological and cultural factors in food injustice situations
Définir la justice alimentaire par le seul critère de l'accessibilité apparaissait réducteur. En réponse, d’autres facteurs d'inégalités alimentaires, en particulier culturels et psychologiques, méritent d’être pris en compte. En effet, les représentations des consommateurs et producteurs en matière d’approvisionnement et d’alimentation se traduisent dans des choix et des pratiques qui influencent les configurations des systèmes alimentaires (Dixon et Isaacs, 2013). A première vue, l’accès des consommateurs issus des espaces urbains défavorisés à une nourriture « fraîche et saine » s’apparenterait à un non-choix, pour une question de prix ou de disponibilité des produits. Cependant, plusieurs études indiquent que le prix des produits n'est pas la principale barrière pour que les réseaux de proximité s'ouvre à des milieux sociaux variés, du côté des producteurs ou des consommateurs (Mundler, 2013 ; Rödiger et Hamm, 2015 ; Nikolli et Le Gall, 2016). Plusieurs hypothèses sont formulées pour mieux comprendre les liens sociaux qui se tissent ou pas dans les systèmes alimentaires : la valeur (Appadurai, 1986) accordée aux ressources agricoles de proximité chez différents publics, l’influence des critères personnels (origine sociale, race, genre) dans les cas d’autocensure au moment de l’achat ou de la vente (Slocum et Saldanha, 2011), le contenu social de l'échange marchand (Dubuisson-Quellier et Lamine, 2004).
Defining food justice only through the accessibility criterion appears simplistic. Other food inequality factors, cultural and psychological in particular, deserve to be taken into account. Indeed, the perceptions between consumers and farmers regarding food and food supplies deserve to be heard, because they are expressed by choices and practices that influence food system configurations (Dixon and Isaacs, 2013). At first sight, the access to ‘fresh and healthy’ food for consumers from disadvantaged areas would not seem to be an option because of price or lack of availability. However, several studies indicate that price is not the main obstacle limiting marketing or consumption of nearby agricultural products in socially varied environments (Mundler, 2013; Rödiger and Hamm, 2015; Nikolli and Le Gall, 2016). Several hypotheses have been formulated to better understand the social links being forged or not in food systems: the value (Appadurai, 1986) given to nearby agricultural resources among various publics, the influence of personal criteria (social origin, race and gender) in cases of self-censorship at the time of the purchase or the sale (Slocum and Saldanha, 2011), and the social content of the trade (Dubuisson-Quellier and Lamine, 2004).
Les textes du dossier permettent d’approfondir ces premières pistes en mettant en garde contre l’usage normatif des discours sur l’alimentation. « Que signifie manger correctement ? » se demandent A. Beischer et J. Corbett. En pointant du doigt la différence corporelle entre ceux qui peuvent consommer de la nourriture fraîche (les corps riches en temps, argent, savoir et souvent blancs) et les autres (les corps lourds, disproportionnés et non-blancs), R. Slocum et ses co-auteures laissent entrevoir et dénoncent la dichotomie entre le « bon » usage vs l’usage « pathologique » de la ressource (qui est souvent un non-usage de fait). Une remarque que F. Paddeu fait aussi transparaître quand elle dit que les légumes cultivés à Jefferson-Mack sont « culturellement appropriés ». Le caractère « bon » ou « approprié » de l’alimentation est avant tout indissociable du contexte d’énonciation : le cas de l’archipel de St-Pierre-et-Miquelon défendu par C. Keske et al. montre ainsi la tension entre une alimentation locale « traditionnelle », centrée sur la pêche et contrainte par l’environnement boréal, et une alimentation « extravertie » issue de la culture française à laquelle appartient l’archipel. En ce sens, les habitants définissent aussi leur souveraineté alimentaire par « le droit d’importer » de l’alimentation, comme du foie gras. Se priver d’une réflexion sur ce que « bon » signifie et pour qui revient à perdre de vue la « géométrie du pouvoir » inégalitaire dans l’analyse du lien entre ressource agricole, alimentation et justice.
The articles in this issue of JSSJ lead us to examine these possibilities in depth, by warning against the normative usage of discourses on food. “What does it mean to eat right?” ask A. Beischer and J. Corbett. By pointing out the bodily differences between those who can consume fresh food (bodies rich in time, money, knowledge and often white) and the others (heavy, disproportionate and non-white bodies), R. Slocum and her co-authors offer a glimpse and denounce the dichotomy between a “good” vs “pathological” usage of the resource (which is often a non-usage indeed). F. Paddeu also comments in this direction when she says that the vegetables produced in Jefferson-Mack are “culturally appropriate”. The “good” or “appropriate” nature of food is above all indissociable from the context of the statement: as such, the case of the archipelago of Saint Pierre and Miquelon defended by C. Keske et al., shows the tension between local “traditional” diet, centred on fishing and compelled by the boreal environment, and an “extroverted” diet stemming from the French culture to which the archipelago belongs. That is why the residents also define their food sovereignty by “the right to import” food, such as goose liver pâté. Avoiding a discussion on what “good” means and for whom, amounts to losing sight of the unequal “geometry of power” in the analysis of the relation between agricultural resource, food and justice.
4.2 Eduquer à ou co-construire la justice alimentaire ?
4.2 Educating about or co-building food justice?
Dans ce contexte, le monde de l’éducation semble avoir un rôle primordial à jouer. En effet, les expériences d’éducation à l’alimentation prônées dans les mouvements de justice alimentaire sont vues comme une forme de requalification des consommateurs par rapport à leur situation passive dans le système agroalimentaire mondial (Levkoe, 2006). Cependant, aucun des textes du dossier ne s’est penché directement sur ces expériences éducatives. Signe que le risque de produire un discours normatif est trop grand ? Ou que la percolation des processus de justice passe par des formes spécifiques de transmission, non encore identifiées ?
In this context, the field of education seems to have an essential role to play. Indeed, experiences in food education as advocated in food justice movements, are perceived as a form of consumer retraining against their passive situation in the global agri-food system (Levkoe, 2006). However, none of the articles looked into these educational experiences directly: Is this a sign that producing a normative discourse is a too great risk? Or is it a sign that the percolation of justice processes goes through specific forms of transmission not yet identified?
Les termes employés par les auteurs apportent un éclairage. A. Beischer et J. Corbett évoquent un processus de sensibilisation aux enjeux des injustices alimentaires. R. Slocum et al. indiquent que le renforcement des capacités est un premier pas indispensable pour que les populations comprennent les « traumatismes » initiaux dont elles ont été victimes. Tandis qu' H. Leloup et F. Paddeu parlent d’empowerment. A rebours d’un mouvement top-down qui reproduirait les rapports de domination suivant une « approche rédemptrice » (R. Slocum et al.), les auteurs semblent plutôt suggérer des formes de co-construction des processus de justice alimentaire qui visent à « chercher l’équité localement et globalement ».
The expressions used by the authors shed light on the matter: A. Beischer and J. Corbett evoke a process of awareness of food injustice issues; R. Slocum et al. indicate that capacity building is the first indispensable step for populations to understand the initial “traumas” affecting them; while H. Leloup and F. Paddeu speak of empowerment. Against a top-down movement reproducing relations of domination, following a “redemptive action” (R. Slocum et al.), the authors seem rather to suggest co-building forms of food justice processes that aim at “pursue equity locally and globally”.
Deux axes sont privilégiés. Le premier, informatif, vise à accroître les connaissances que les populations ont des systèmes alimentaires et plus largement (et en priorité) de leurs ressorts inégalitaires. Cette connaissance est plutôt évoquée à l’échelle globale dans les textes, mais l’article de F. Paddeu montre aussi l’importance de maîtriser les enjeux locaux, à l’échelle des métropoles dans lesquelles s’inscrivent les initiatives. Toutes les thématiques sont abordées, de la production aux questions de santé publique. Le second axe, tourné vers l’action, privilégie l’apprentissage de compétences pour transformer concrètement le système alimentaire dans sa forme actuelle. L’étude de F. Paddeu permet de comprendre de façon très fine l’émergence de mobilisations chez des populations marginalisées à travers la pratique agricole (semis, construction d’une serre…)..
Two main lines are privileged in this regard. The first, informative, aims at increasing the knowledge populations have about food systems and, more widely (and as a priority), about their unequal structures and processes. In this JSSJ issue, this knowledge is evoked mostly at the global level, however F. Paddeu’s paper also shows the importance of mastering local issues at the metropolitan level to act on them. Here, all the themes are tackled, from production to public health issues. The second main line which is turned towards action, favours learning methods to concretely transform the food system in its current form. For instance, F. Paddeu’s study leads to understand, in detail, the emergence of mobilisations among populations being marginalised through farming practices (seedling, building a greenhouse etc.).
Au final, ces deux volets font de ces connaissances le préalable « à la démocratie alimentaire et à un changement politique plus large » (A. Beischer et J. Corbett). Ils mettent en avant le nécessaire empowerment des populations comme processus de transformation des systèmes alimentaires vers davantage de justice. Or, dans la mesure où ce processus signifie une plus grande participation citoyenne, il apparaît nécessaire d’inventer aussi de nouvelles formes de gouvernance alimentaire.
In the end, these two co-learning guidelines make of this knowledge the preliminary conditions “for food democracy and transformative political change” (A. Beischer and J. Corbett). They put forward the necessary empowerment of populations as process for changing food systems towards more justice. Yet, insofar as this process means greater citizen participation, it appears necessary to also invent new forms of food governance.
5. Gouvernance alimentaire et agriculture : des politiques et initiatives à la praxis
5. Food governance and farming: from policies and initiatives to praxis
Le caractère éminemment politique de la question alimentaire fait consensus, face à la nécessité d'inventer de nouvelles modalités d'action fondées à la fois sur des politiques publiques et des initiatives locales pour mieux articuler les liens entre producteurs et mangeurs (Lardon et Loudiyi, 2014). Mais paradoxalement, certains textes dénoncent plutôt une dépolitisation de la question alimentaire à travers l’inadéquation des pouvoirs politiques ou leur désengagement. En même temps, le foisonnement des projets alimentaires et/ou agricoles présentés dans ce numéro, ainsi que l'intérêt affiché de certaines collectivités pour la question, témoignent de diverses dynamiques animant la gouvernance alimentaire, allant dans le sens d'une meilleure connexion entre ville et agriculture, entre alimentation et territoire (Lardon et Loudiyi, 2014 ; Delfosse et al., 2012). Ces contradictions interrogent : quelle place est faite à la justice alimentaire dans les projets politiques des territoires et comment intègrent-elles l’agriculture ? Quel décalage y a-t-il entre les discours, les pratiques et la mise en place d’actions opératoires pour transformer les situations d’injustice ?
There is consensus on the fact that the eminently political nature of the food issue, calls for the invention of new action methods based on public policies and, at the same time, on local initiatives so as to better structure relations between producers and eaters (Lardon and Loudiyi, 2014). Yet, paradoxically, some articles denounce the depoliticisation of the food issue through the inadequacy or disengagement of the political powers. At the same time, the explosion of food and/or agricultural projects presented in this issue, as well as the interest shown by certain communities for the subject, testify to the diversity of dynamics sustaining food governance, towards better links between cities and agriculture, as well as diet and territory (Lardon and Loudiyi, 2014; Delfosse et al., 2012). These contradictions raise the following questions: what place does food justice have in the political projects of territories and how do these contradictions integrate agriculture? What is the gap between discourses, practices and the implementation of operations to transform situations of injustice?
5.1 Stratégies politiques et initiatives sociales : les deux volets de la gouvernance alimentaire
5.1 Political strategies and social initiatives: the two parts of food governance
Comme un signe de la dépolitisation de la question alimentaire, le rôle des politiques dans les systèmes alimentaires transparaissent seulement en arrière-plan dans plusieurs textes, et ce à différentes échelles : à l'échelle internationale (question de la règlementation des ZEE dans le cas de Saint-Pierre-et-Miquelon chez C. Keske et al. par exemple) ; à l'échelle nationale, pour considérer le rôle passé de l'Etat dans une certaine forme de justice foncière (réforme agraire au Pérou) ou dans les politiques d'aide alimentaire au Canada (A. Beischer et J. Corbett) ; à l'échelle régionale (mesures prises par l'Etat du Minnesota pour protéger le foncier agricole chez R. Slocum et al.), et enfin à l'échelle locale des villes (rôle des municipalités dans le Minnesota, à Kelowna ou dans le Bronx pour avaliser les projets de justice alimentaire)[4].
As a sign of depoliticisation of the food issue, the role of policies in food systems only comes up in the background of several articles, and at different levels: at the international level (question of exclusive economic zone regulations, as in the case of Saint Pierre and Miquelon in the article of C. Keske et al. for example); at the national level, to consider the past role of the State in land justice (agrarian reform in Peru) or in food aid policies in Canada (A. Beischer and J. Corbett); at the regional level (measures taken by the State of Minnesota to protect farmland as in the article of R. Slocum et al.), and finally at the local urban level (role of municipalities in Minnesota, in Kelowna or the Bronx to support food justice projects)[4].
Finalement, du point de vue des acteurs de la justice alimentaire, les textes mettent davantage l'accent sur le rôle de la société civile, des consommateurs, des mouvements militants. Les figures de l'initiative, du projet, apparaissent centrales et motrices. Elles prennent des formes très diverses et émanent d'acteurs multiples, de la simple organisation d'agriculteurs (à Lima par exemple, où ils ont créé les bioferias, marchés urbains de produits issus de l'agriculture biologiques) à des coalitions d'associations regroupant consommateurs, producteurs, militants voire collectivités (dans le Minnesota par exemple).
In the end, from the point of view of food justice actors, the articles emphasise the role of civil society, consumers and activist movements joining forces. It seems that the forms taken on by an initiative or a project are central and a driving force for the success of that initiative or project. These highly varied forms come from multiple actors, from the simple farmers’ organisation (in Lima for example, where farmers have created bioferias, urban markets of products stemming from biological agriculture), to coalitions of associations gathering consumers, producers, activists or even communities (in Minnesota for example).
L’intérêt du dossier réside dans l’articulation entre ces acteurs, stratégies et initiatives. Les textes interrogent ainsi sur les objectifs, instruments et publics des politiques et initiatives : que mettent-elles en avant, à qui profitent-elles ? Les initiatives décrites résultent souvent d’une défaillance des politiques et de leur contestation. Le projet de glanage collaboratif à Kelowna présenté par A. Beischer et J. Corbett fournit une réponse alternative et critique aux banques alimentaires associatives ou privées qui ont proliféré au Canada suite au retrait de l'Etat dans le domaine de l'aide alimentaire. De même, les initiatives de justice alimentaire à Detroit étudiées par F. Paddeu pallient le démantèlement des services publics municipaux résultant d'une crise urbaine et d'un endettement important de la ville. Ces initiatives peuvent donc être interprétées comme un filet de sécurité sociale face au retrait de l’Etat (McClintock, 2014), rejoignant ainsi la dynamique de privatisation de l'action sociale éprouvée ailleurs et dans d'autres domaines, comme celui de la lutte contre la pauvreté (Hochedez, 2014).
The importance of the issue resides in the link between actors, strategies and initiatives. As such, these articles question the objectives, instruments and publics of the policies and initiatives: what do these put forward, and who do they benefit? The initiatives described often result from a weakness in policies and their contesting. The gleaning collaborative project in Kelowna, presented by A. Beischer and J. Corbett, offers an alternate and critical solution to the private food banks or associations of food banks that have proliferated in Canada, following the withdrawal of the State in the food aid domain. Likewise, the food justice initiatives in Detroit, studied by F. Paddeu, make up for the dismantlement of public services following an urban crisis and the major indebtedness of the municipality. These initiatives can be interpreted as a social security net against the State’s withdrawal (McClintock, 2014), close to the dynamic of social action privatisation experienced in other places and domains, such as that of the fight against poverty (Hochedez, 2014).
L'articulation des deux dimensions (politiques publiques / initiatives) façonne donc des jeux d'acteurs, des régulations, et dessine des formes de gouvernance plus ou moins nouvelles et plus ou moins justes des systèmes alimentaires. Cette articulation se joue à deux échelles. A l’échelle locale, F. Paddeu met ainsi en regard deux formes de mobilisation : celle pour la justice environnementale dans le Bronx, de nature contestataire face aux politiques municipales, et celle pour la justice alimentaire à Detroit, de nature alternative face à la vacance politique de la municipalité dans le domaine des services urbains. A l’échelle nationale et internationale, les systèmes de régulation nationaux voire supranationaux qui conditionnent la production agricole et l'échange des produits influencent les situations de justice alimentaire : R. Slocum et al. évoquent la Politique Agricole Commune (PAC) de l'Union Européenne, dont le système de subvention ne serait qu'une machine à reproduire des inégalités ; C. Keske et al. montrent que la souveraineté alimentaire à Saint-Pierre et Miquelon dépend de la règlementation sur les ressources naturelles, sur la pêche et sur les frontières maritimes entre la France et le Canada. La justice alimentaire est donc aussi conditionnée par des configurations politiques et géopolitiques structurelles, du local au global.
As a result, linking the two dimensions of public policies and initiatives, creates interplays between actors and regulations, and conceives more or less new and fair forms of food system governance. Those interplays occur on two scales. On a local scale, F. Paddeu compares two forms of mobilisation: that for environmental justice in the Bronx, to protest against municipal policies, and an alternative form of mobilisation for food justice in Detroit, to protest against the political vacuum of the municipality in the urban service domain. On a national and international scale, supranational regulation contexts conditioning agricultural production and product trading influence situations of food justice: R. Slocum et al. evoke the Common Agricultural Policy (PAC) of the European Union, with its subsidy system being nothing else but a machine reproducing inequalities. C. Keske et al. show that food sovereignty in Saint Pierre and Miquelon depends on natural resource, fishing and maritime boundary regulations between France and Canada. Food justice is also conditioned by structural political and geopolitical configurations, from local to global scale.
Suivant A. Beischer et J. Corbett, il semble ainsi que les politiques n’affichent ni ne mettent en œuvre des objectifs de justice : « assurer un accès égal à la « bonne alimentation » n’est pas considéré comme un problème politique dans les pays riches ». Elles répondent plutôt à des objectifs de durabilité – y compris sociale. Mais on peut être plus nuancé en retravaillant le couple justice sociale redistributive / inclusive proposé comme cadre théorique chez F. Paddeu : l’Etat agit selon la première, par exemple en densifiant le maillage en banques alimentaires, tandis que les initiatives cherchent quant à elles à corriger les effets négatifs des inégalités structurelles. Le problème réside peut-être moins dans l’absence du référentiel de la justice au sein des politiques[5] que d’un biais dans le choix (volontaire sans doute) de restreindre la justice alimentaire à une question de maillage commercial, bref, de distribution des ressources, sans proposer de transformer le système alimentaire en profondeur. Car comme l’indiquent plusieurs auteurs, l’enjeu est avant tout d’éliminer la pauvreté, l’alimentation apparaissant ici comme un medium (parmi d’autres, étudiés par d’autres chercheurs critiques) pour repolitiser le débat et aller vers davantage de démocratie.
According to A. Beischer and J. Corbett, it seems that policies do not display or implement justice objectives: “Ensuring equal access to good food is not regarded as a matter of political concern in wealthy countries”. Policies meet rather sustainability – including social – objectives. But this can be more balanced, by reworking the redistributive/inclusive social justice pair proposed as theoretical framework in F. Paddeu’s article: the State acts in terms of redistributive social justice, for example by densifying the food bank coverage, while initiatives seek to correct the negative effects of structural inequalities. The problem resides perhaps less in the absence of a justice reference system in the policies[5], than in choosing (probably intentionally) to restrict food justice to a question of commercial coverage, in short, of resource distribution, without proposing to bring in depth transformation to the food system. For, as indicated by several authors, the issue is above all to eliminate poverty, with food appearing here as a medium (among other things studied by other critical researchers), to re-politicise the debate and move towards greater democracy.
La diversité des modalités de cette gouvernance alimentaire émergente est le signe que la justice alimentaire cherche encore son idéal d'organisation politique. Or le dossier vient questionner la forme collective comme fondement de cet idéal.
The diversity of the modes of this emergent food governance is a sign that food justice is still seeking its ideal political organisation. Yet, this issue is questioning the collective form as basis of this ideal.
5.2 Les initiatives collectives, gage de justice alimentaire ?
5.2 Do collective initiatives guarantee food justice?
En se concentrant sur les initiatives et les mobilisations citoyennes pour l'alimentation à l'échelle locale, ce numéro propose une analyse critique des mobilisations collectives, en interrogeant l'équation participation = justice. L'idée est communément admise que des formes de coopération entre acteurs permettraient l’avènement de systèmes alimentaires plus participatifs (Young, 2000 ; Goodman, 2004 ; Maurines, 2012) et plus justes. Mais qui participe ? Les mouvements militants pour la justice alimentaire sont-ils représentatifs de la population d'un quartier, d'une ville, des minorités ? Certains textes montrent que la participation à travers le mouvement associatif a des effets pervers, voire inverses de ceux qui étaient initialement recherchés. À Lima, les bioferias fondés à l'origine pour mieux rétribuer les producteurs et offrir une alimentation de qualité issue de l'agriculture de proximité, augmentent les inégalités entre producteurs car seuls y ont accès les producteurs déjà organisés en réseau, qui jouent alors le rôle de filtre entre le marché urbain et les producteurs (H. Leloup). Dans les villes nord-américaines, F. Paddeu et R. Slocum et al. soulignent que le food justice movement reste trusté par une population éduquée, majoritairement blanche, souvent extérieure aux quartiers d'implantation des initiatives, et que les minorités y sont peu visibles ; le mouvement ne remet finalement pas en cause les structures de domination reposant sur la suprématie blanche. C'est pourquoi ces textes soulignent l'urgence à décrypter les rapports de pouvoir qui s’exercent via la ressource agricole et alimentaire (McClintock, 2014 ; Tornaghi, 2014).
By focusing on food initiatives and citizen mobilisations at the local level, this issue of JSSJ proposes a critical analysis of collective mobilisations, by questioning the ‘participation = justice’ equation. The idea is commonly admitted that forms of co-operation between actors could lead to more participative (Young, 2000; Goodman, 2004; Maurines, 2012) and fairer food systems. But who should participate? Are activist movements for food justice representative of the population of an area or a town, or of minorities? Certain articles show that participation through associations has pernicious effects, or even reverse effects to those sought initially. In Lima, the bioferias that were created initially to pay producers better and offer quality food coming from community farming, are increasing inequalities between producers: only producers already part of a network have access to it, where these producers play a filtering role between the urban market and the producers (H. Leloup). In North American cities, F. Paddeu and R. Slocum et al. highlight the fact that the food justice movement remains trusted by an educated, predominantly white population which is often external to the areas where initiatives were established, and where minorities are little visible; the movement does not question the domination structures relying on white supremacy. That is why these articles highlight the urgency of deciphering the power relations taking place via agricultural and food resource (McClintock, 2014; Tornaghi, 2014).
Ce faisant, la dimension politique de la justice alimentaire réside aussi dans la dimension collective du mouvement, l'hypothèse communément admise étant que les formes de mobilisation collective proposent une alternative par rapport aux actions alimentaires classiques, et permettent de transformer les rapports de pouvoir sur la base d'une plus grande solidarité (Holloway et al., 2007). Là encore, certains textes reviennent de manière critique sur le sens du collectif, et plus précisément de la « communauté », terme martelé par le food justice movement comme idéal d'organisation politique et sociale. R. Slocum et al. se demandent ainsi ce que signifie « faire communauté » , et sur quelles bases elle est délimitée. Les textes invitent à relativiser la portée communautaire des initiatives, puisqu'ils montrent qu'elles reposent largement sur un entre-soi relativement fermé qui ne permet pas de faire prendre conscience des inégalités et des différences structurelles. Par ailleurs, le statut supposé alternatif de ces communautés est aussi largement critiqué dans la mesure où elles continuent à fonctionner dans le contexte d'une économie de marché (Allen et al., 2003). Ainsi, la justice alimentaire, pour être atteinte, reposerait davantage sur des solidarités transnationales capables de changer les « géométries du pouvoir » asymétriques à l'œuvre dans le système alimentaire global. Le besoin de changer d'échelle pour créer de nouvelles solidarités, qui s'exprime à travers des mouvements comme la Via Campesina, interroge donc la capacité des initiatives locales à être les points de départ de mouvements de plus grande envergure, agissant pour des causes qui dépassent les simples préoccupations locales (lutte contre les inégalités raciales, lutte contre l'emploi d'ouvriers agricoles sans papier...) et, au final, à influencer les configurations politiques du système alimentaire global.
In the process, the political dimension of food justice resides also in the collective dimension of the movement, the commonly admitted hypothesis being that collective forms of mobilisation propose an alternative compared to classic food actions, and make it possible to transform power relations on the basis of greater solidarity (Holloway et al., 2007). There again, certain articles criticise the meaning given to collective, and more specifically to “community”, expressions that have been hammered in by the food justice movement as the ideal political and social organisation. R. Slocum et al. ask wonder what it means “to be part of a community”, and on what basis it is delimited. The articles call for putting into perspective the collective significance of initiatives, since they show that such initiatives rely amply on a relatively exclusive whiteness, preventing people from becoming aware of inequalities and structural differences. Moreover, the supposed alternative status of these communities is also widely criticised, insofar as they continue to function in the context of a free market economy (Allen et al., 2003). As such, food justice, to be reached, might rely more on transnational solidarities able to change the asymmetrical “power geometries” at play in the global food system. The need to change level to create new solidarities, expressed through movements such as Via Campesina, questions whether local initiatives can become the departure points of more ambitious movements, working towards causes which can go beyond mere local preoccupations (e.g. fighting against racial inequalities or fighting against the employment of undocumented immigrant farm labourers, among others) and, in the end, whether local initiatives can influence the political configurations of the global food system.
Tous ces éléments invitent à envisager la dialectique de dépolitisation / repolitisation de la question alimentaire, sa visibilité / invisibilité politique, qui dépendent des acteurs qui la prennent en charge, et des modalités de gouvernance autour de cette prise en charge.
All these elements lead us to envisage the depoliticisation/repoliticisation dialectics of the food issue, its political visibility/invisibility, which depend on the actors taking care of it and on the corresponding modes of governance.
Conclusion : Invités à la table de la justice alimentaire, pratiquez !
Conclusion: guests at the food justice table, exercise!
Centré sur les liens entre l’agriculture et la justice alimentaire, le dossier ouvre finalement peut-être plus de questionnements dans d’autres domaines (politique, éducatif) que dans le domaine agricole. Les travaux, plutôt centrés sur les agricultures urbaines et périurbaines, et au Nord, dessinent une recherche à deux vitesses entre terrains du Nord et du Sud, toujours, et peut-être entre urbanistes et ruralistes, où le prisme « Justice alimentaire » n’est pas encore toujours adopté. Néanmoins, partir de l’agriculture a permis de s’extraire du point de vue des consommateurs urbains. Les textes soulignent l’importance des injustices alimentaires liées à la ressource agricole, ou qui traversent la production et la transformation des produits agricoles. Deux pistes de réflexion apparaissent primordiales pour les futures recherches : penser la ressource agricole aussi du point de vue des minorités et des personnes marginalisées (Alkon et Agyeman, 2011), une urgence pour faire évoluer positivement leur situation. Et s’appuyer sur les injustices liées au foncier (Perrin), une urgence pour préserver l’accès équitable aux ressources.
Focused on the links between agriculture and food justice, this issue of JSSJ raises perhaps even more questions in other domains (political and educational) than in the agricultural domain. The papers, focused rather on urban and peri-urban farming, and in the Global North, outline two-speed research between Global North / South fieldworks, between urbanists and ruralists, where the prism of food justice has still not been tested. Nevertheless, starting from agriculture made it possible to come out of the urban consumers’ point of view. The articles highlight the importance of food injustice linked to agricultural resources, or found in the production and transformation of agricultural products. Two research axis seem primordial for future works: conceiving agricultural resources also from the point of view of minorities and marginalised persons (Alkon and Agyeman, 2011), which is urgently needed to ensure the positive evolution of their situation; and relying on injustice linked to land-access (Perrin), which is urgently needed to preserve equitable access to resources.
La justice alimentaire cherche le changement et est en soi un vecteur de changement face aux injustices sociales et spatiales. Le point de départ est très bien documenté et connu : le dossier permet de dépasser la définition du food justice movement comme une critique des systèmes alimentaires dominants et alternatifs, en mettant l’accent non seulement sur les manifestations des inégalités mais aussi sur les processus historiques, sociaux à l’origine des injustices alimentaires (et qui dépassent le domaine alimentaire). Le point d’arrivée est aussi esquissé dans le dossier : grâce au travail sur la dimension spatiale de la justice alimentaire, on voit poindre ce à quoi pourrait ressembler un espace juste sur le plan alimentaire, même s’il ne semble pas y avoir consensus sur ce que pourrait être un modèle agro-alimentaire juste.
Food justice seeks change and is in itself a vector of change against social and spatial injustice. On the one hand, the departure point is well documented and known: this issue lets go beyond the definition of the food justice movement, as a review of the dominant and alternative food systems, by emphasising not only the symptoms of inequalities, but also the historical and social processes behind food injustice (andgoing beyond food issues). The arrival point on the other hand is also outlined: thanks to the research conducted on the spatial dimension of food justice, we can begin to see what a food justice space could look like, even if there seems to be no consensus on what a food justice agri-food model could be like.
Néanmoins, entre le réel et l’utopie, il reste un creux à combler. Les liens entre justice alimentaire et justice socio-spatiale sont encore peu explorés, même si les textes ouvrent deux voies très prometteuses. Le changement ne peut s’opérer que par une rencontre et une solidarité entre des acteurs et des espaces qui pour l’instant s’ignorent. Il ne s’agit pas là seulement de mener une opération compensatrice dans l’entre-soi, ni de seulement s’inviter à la même table de l’autre, mais d’apprendre de cet échange « la matérialité » de l’inégalité (R. Slocum et al.). Cependant, cette opération, qui vise à dépasser la juxtaposition pour aller vers le croisement de points de vue, ne peut se faire que par la praxis, terme employé par R. Slocum et al. ainsi qu'A. Beischer et J. Corbett pour désigner le mélange de théorie et d'action dans le combat pour changer le monde (Wakefield, 2007). La praxis se glisse dans les vides laissés par les politiques locales, et a la capacité à rétablir un système alimentaire démocratique qui intègre les groupes marginalisés. Elle pourrait déboucher à terme sur une reconnaissance politique de l'action collective, et donner à la justice alimentaire une portée politique allant bien au-delà des cercles communautaires.
Nevertheless, between reality and utopia, there is still a gap to fill. The relations between socio-spatial justice and food justice have still not been fully explored, even if the articles open two very promising research axis. Change can only be carried out through exchange and solidarity, between actors and spaces that are currently ignoring one another. The ideas is not only to compensate for racially and socially homogenous communities, or to only invite oneself at the same table as the other, but to learn from this exchange “the materiality” of inequality (R. Slocum et al.). However, this compensation which aims at going beyond juxtaposition to move towards the intersecting of viewpoints, can only take place through praxis, as used by R. Slocum et al. as well as A. Beischer and J. Corbett to indicate the mixing of theory and action in the fight to change the world (Wakefield, 2007). Praxis fills the gaps left by local policies, and has the capacity to restore a democratic food system that can integrate marginalised groups. Finally, it could result in the political recognition of collective action, and give food justice political significance reaching far beyond community circles.
A propos des auteures : Camille Hochedez est maître de conférences en géographie à l'Université de Poitiers et chercheure au sein de l'EA 2252 RURALITES. Ses recherches abordent les relations ville-campagne au prisme des dynamiques agricoles, en lien avec les espaces urbains et périurbains et avec les évolutions environnementales en Europe (adaptation au changement climatique, développement de l'agriculture biologique et nouvelles formes de gouvernance alimentaire). Dans une démarche de géographie sociale, ses recherches récentes abordent ces questions sous l’angle de la justice alimentaire et de la précarité. Julie Le Gall est maître de conférences en géographie à l’Université de Lyon, Ecole normale supérieure de Lyon et chercheure à l’UMR 5600 Environnement Ville Société, Equipe biogéophile. Ses recherches en géographie sociale portent sur les processus qui maintiennent et recomposent les petites agricultures familiales (en particulier : réseaux d’approvisionnement, migrations et mobilités, dispositifs éducatifs) et sur les inégalités /injustices au sein des systèmes alimentaires, en Amérique latine et plus largement dans les Suds.
About the authors: Camille Hochedez, PhD in geography, is a senior lecturer at the University of Poitiers, and a researcher in the team EA2252 RURALITES. Her research focuses on relations between rural and urban areas studied through agricultural dynamics, in connection with urban and peri-urban areas and environmental developments in Europe (adaptation to climate change, organic agriculture development, new forms of food governance). In a social geography approach, her recent research addresses these issues in terms of food justice and precariousness. Julie Le Gall, PhD in geography, is a senior lecturer at the University of Lyon, Ecole normale supérieure of Lyon, and a researcher for the research team Environnement Ville Société (Biogéophile). Her research in social geography focuses on the processes that preserve and transform small-scale and familiar agriculture (supply networks, migration and mobility, teaching and learning practices), as well as on food system inequalities, especially in South America and in the Global South.
Pour citer cet article : « Justice alimentaire et agriculture », justice spatiale | spatial justice, n°9, Janvier 2016, http://www.jssj.org/
To quote this article: “Food Justice and Agriculture”, justice spatiale | spatial justice, n°9, January 2016, http://www.jssj.org/
[1] Un food desert est une unité de recensement où le taux de pauvreté dépasse 20% et où au moins 33% de la population réside à plus de 1,6 km d'un supermarché ou d'une grande épicerie (Paddeu, 2012).
[1] A food desert is a census unit where the poverty rate exceeds 20% and where at least 33% of the population resides more than 1,6 km away from a supermarket or a large grocery (Paddeu, 2012).
[2] A bien des égards, la position du texte d' H. Leloup est située dans un contexte théorique, politique et idéologique qui prône le local, en cherchant à expliciter le système d’approvisionnement de Lima. Il dérive d’un étonnement devant son caractère extra-métropolitain et donc d’une réflexion critique sur les possibilités pour les producteurs périurbains de se reconnecter aux consommateurs urbains, et des effets escomptés et réels en termes de justice alimentaire.
[2] In many aspects, the stance of H. Leloup’s article is situated entirely in a theoretical, political and ideological context promoting the local, by seeking to explain Lima’s supply system. H. Leloup’s article stems from the author’s surprise at the extra-metropolitan nature of the supply system, and therefore from critical thinking on the possibilities which peri-urban producers have to reconnect with urban consumers, and from expected and real effects in terms of food justice.
[4] A cette échelle, le dossier évoque finalement assez peu le rôle des villes dans la construction de « systèmes alimentaires plus durables » et plus justes (Morgan et Sonnino, 2010). Pourtant, mise à l’agenda politique, cette préoccupation fait émerger dans les villes du Nord une diversité de stratégies tournées vers l’urbain (food councils mis en place en Colombie britannique par exemple ; plans d’action alimentaire…) ou le périurbain (aménagement du territoire et planification, cf Perrin et Soulard, 2014), qui témoignent d’une gouvernance alimentaire inédite. Ce pan de recherches constitue l’un des manques du dossier.
[4] At that level, in the end, this issue does not mention much the role played by towns in the construction of “more sustainable and fair food systems” (Morgan and Sonnino, 2010). Yet, once on the political agenda, this preoccupation brings out in the cities of the North a diversity of strategies turned towards urban matters (food councils established in British Colombia for example; feeding plans etc.) or peri-urban matters (town and country planning, cf. Perrin and Soulard, 2014), testifying to novel food governance. This research area constitutes one of the shortcomings in this issue.