Film coproduit par Ronnie Screwvala de RSVP et Ashi Dua Sara de Flying Unicorn Entertainment
Justice spatiale, justice sexuelle : « Lust Stories 2 »
sorti sur Netflix le 29 juin 2023. | commenté par : Frédéric Landy
Les injustices spatiales peuvent être sexuelles, le numéro 3 de Justice spatiale|Spatial justice (2001) le montrait déjà. La revue se consacrait alors à la question des minorités sexuelles et à leur place fragile dans un espace social dominé par l’hétérosexualité. Il existe cependant d’autres injustices, fondées non sur les préférences sexuelles, mais sur les inégalités socio-économiques. Même dans le champ de la sexualité straight, elles demeurent importantes, notamment dans les pays émergents où des classes sociales fortunées cohabitent avec une population restée majoritairement pauvre. C’est le cas de l’Inde. La plate-forme Netflix en propose une illustration depuis 2023, avec la sortie de Lust stories 2 (Histoires sensuelles 2), quatre courts-métrages accolés qui reprennent la recette du premier Lust stories sorti en 2018 : quatre fictions se passant à Bombay, quatre réalisateurs, et des histoires sexuellement crues dans les dialogues, mais aussi dans certaines images. Le fait est suffisamment rare pour être relevé, dans un pays où la censure interdit toujours aux films sortant en salles le moindre baiser sur les lèvres.
Le second court-métrage de ce Lust stories 2, « The Mirror » (25′), est le seul des quatre à avoir été tourné par une femme, Konkona Sen Sharma. Dans un entretien pour India Today (25 mars 2022), celle qui est aussi une célèbre actrice disait se sentir « un petit peu androgyne », et « complètement neutre » au genre, ne « se voyant pas comme une femme ». Pourtant, son film ne se place que dans le champ de l’hétérosexualité, et de la masturbation. Il est centré sur une graphiste aisée de Bombay, Ishita, qui vit seule dans un bel appartement, mais dont les nombreuses migraines laissent supposer qu’elle n’est pas pleinement heureuse. Un jour où elle revient plus tôt chez elle, elle surprend sa femme de ménage, Seema, faisant l’amour avec un homme dans son propre lit. Trop choquée pour intervenir, elle sort sans bruit de chez elle. Le lendemain, Ishita s’arrange pour rentrer à nouveau tôt du travail, ouvre discrètement la porte, et voit Seema avec le même homme. Cela l’excite, et elle prend l’habitude de jouer ainsi les voyeuses, se caressant devant un miroir qui reflète l’image du couple. Elle ne remarque pas que Seema s’est rendu compte au bout de quelques jours de ce manège – qui l’excite sans doute aussi… Jusqu’au jour où, poussant un cri parce qu’un gecko l’a surprise, Ishita est découverte. Elle ne peut faire autrement que licencier sa femme de ménage, mais comme celle-ci se défend vertement en accusant son employeuse de voyeurisme, des voisins entendent la dispute et les ragots enflent. Finalement, après quelques semaines, Ishita engage à nouveau Seema. Et lui donne une clé de son appartement…
Tout cela ne pourrait constituer qu’une amusante histoire érotique un tantinet perverse, un peu dans la lignée ouverte par Boccace ou Chaucer… Sauf que le spectateur aura appris avant Ishita l’identité de l’homme avec qui couche sa femme de ménage. À la 16e minute, un plan nocturne montre la pièce unique du bidonville où vit Seema, quand, pour dormir, tous les corps des membres de la famille sont alignés les uns à côté des autres, faute de place. Ils sont cinq. La fille adolescente regarde son smartphone. Seema chuchote avec son mari : celui-ci s’avère être l’homme avec qui elle couche chez son employeuse.
Le premier plan du film est une vue aérienne de Bombay, avec les toits serrés d’un bidonville dominés par de luxueuses tours d’habitation. Ce contraste spatial, qui témoigne d’écarts sociaux considérables coexistant à quelques mètres de distance, a une fonction sociale. Il permet à la domestique d’aller facilement au travail – quitte à pouvoir être appelée n’importe quand. « J’arrive dans cinq minutes », répond-elle ainsi au téléphone. Mais les densités de population du bidonville n’octroient aucune intimité. La propre fille de Seema est giflée par sa mère qui l’a surprise, une nuit, lors d’un rendez-vous amoureux juste à l’entrée de leur maison : Seema refuse de laisser à sa fille la liberté qu’elle cherche pour elle-même. Une autre séquence la montre avec son mari, faisant un selfie sur la plage. Seema demande : « Rase-toi, demain ». La plage est un espace où un couple peut se parler, voire se toucher. Mais s’embrasser, non, et encore moins faire l’amour.
La sexualité révèle les injustices spatiales – marquées ici par de considérables inégalités dans l’accès au logement. Mais la sexualité aggrave également ces injustices spatiales : puisque le couple n’a aucune intimité, ni Seema ni son mari ne peuvent profiter d’une sexualité épanouie. Ajoutons que Seema porte un humble sari de coton, loin des vêtements de haute couture de son employeuse ; qu’en famille elle parle marathi, la langue locale, et non l’hindi mâtiné d’anglais d’Ishita. Mais la morale de l’histoire est aussi que l’argent ne fait pas le bonheur : car même avec son argent et sa belle voiture, Ishita se révèle plus malheureuse que sa bonne, et pleure le soir en se caressant, solitaire.
On peut trouver l’écho de ces disparités sociosexuelles dans le premier Lust stories, sorti en 2018. Dans le second court-métrage de ce film, tourné par Zoya Akhtar (encore une fois la seule femme des quatre réalisateurs), un informaticien de la upper middle class vit une relation passionnée avec sa femme de ménage. Mais voilà qu’il reçoit la visite de ses parents et de la famille de sa promise. La pauvre Sudha doit servir le thé à sa rivale. Le jeune homme ne lui accorde aucune attention. Les horoscopes des deux fiancés coïncident, les familles sont ravies, que demander de plus ? Sudha perd tout à la fois sa dignité, son droit à l’amour et son rêve d’ascension sociale. Elle n’a pour compensation que le droit de manger une des confiseries achetées pour célébrer l’engagement. Le film s’achève quand, à la fin de sa journée, elle attend l’ascenseur sur le palier avant de rentrer chez elle. Une autre femme de ménage la rejoint, et lui montre tout heureuse une robe, déchirée, que sa patronne lui a donnée. Sudha ne participe pas à sa joie. L’ascenseur finit par arriver. Le plan final montre les femmes disparaître vers le rez-de-chaussée, et la cage d’ascenseur devenir vide et noire. Au spectateur de deviner quels sont les étages inférieurs de la société où vivent les deux maids.