Marie-Hélène Bacqué
Retour à Roissy. Un voyage sur le RER B
Paris, Le Seuil, 2019, 352 p. | commenté par : Mathilde Caro
Dans cet ouvrage singulier, où le carnet de terrain ethnographique prend des allures de journal de voyage (si ce n’est l’inverse), la sociologue Marie-Hélène Bacqué, accompagnée du photographe André Mérian, nous fait embarquer et parcourir la banlieue parisienne qui s’étend le long du RER B. Le parti pris à l’origine de ce voyage est de revisiter le travail de François Maspero et d’Anaïs Frantz : « Les passagers du Roissy Express ». Suite à la mission banlieue 1989 (promesse de projets urbains visant à améliorer l’urbanisme de la banlieue en France) l’écrivain et la photographe partent durant un mois explorer les abords de chacune des stations de la ligne, de Roissy Charles de Gaulle à Saint-Rémy-lès-Chevreuse. Presque trente ans plus tard, au lendemain des élections présidentielles de 2017, Marie-Hélène Bacqué revient sur leurs pas en reprenant leur rythme, se promenant et se logeant aux alentours de chaque arrêt de RER, accumulant séries de photos argentiques et prises de notes systématiques.
Restituant ces matériaux jours après jours, l’ouvrage donne à voir un regard croisé et aiguisé sur ces espaces urbains, territoires qui restent méconnus et souvent écrasés par le poids de prénotions sur la banlieue. Annonçant « un voyage dans l’espace et dans le temps ; un voyage dans la banlieue de ce début du XXIe siècle, banlieue saturée d’images mais aussi pleine de vides et d’inconnus » (p. 12), Marie-Hélène Bacqué pose à nouveau la question de la transformation de la banlieue parisienne – dans sa pluralité – à l’heure de la métropole du Grand Paris. Alors que l’agglomération est de plus en plus exposée et commentée au vu de l’actualité du projet (regain d’études académiques et renouveau des guides touristiques), l’intérêt de l’ouvrage réside aussi bien dans son approche que dans sa forme. Multipliant les postures d’observateurs (celles du photographe et de la sociologue) et les postes d’observation (par une succession de lieux), la restitution est aussi brute que feuilletée. Si les photographies capturent des ambiances qui peuvent illustrer la narration, elles apportent aussi des éclairages complémentaires dénudant les descriptions empiriques. Le lecteur n’en mesure que d’autant plus l’épaisseur du paysage exploré, la mise en narration de ces fragments urbains faisant dialoguer la réalité plurielle d’une multiplicité de territoires nuancés, pourtant identifiés par le référent « banlieue parisienne ».
Si l’auteure privilégie l’expérience vécue d’un voyage sans cadre d’enquête préalable, son écriture sociologique met en évidence une lecture des inégalités socio-spatiales. Du Val d’Oise à la Seine-et-Marne en passant par la Seine-Saint-Denis et Aubervilliers, le lecteur devient un usager transfrontalier qui, d’une station à l’autre, traverse des frontières aussi bien spatiales que symboliques et sociales. La mosaïque qui se dessine met en jeu différentes échelles.
L’espace exploré montre une couronne parisienne loin d’être uniforme où s’imbriquent différentes formes de villes : des cités HLM minérales d’Aulnay aux cités jardins d’Arcueil, en passant par le quartier préfabriqué de Villepinte et le village protégé de Gressy, jusqu’au centre (pré)gentrifié d’Aubervilliers et au petit bourg préservé de Gif-sur-Yvette. Si cette mosaïque est rendue visible par la diversité de la morphologie urbaine, les frontières se lisent aussi dans les détails sensoriels et matériels relevés par le regard ethnographique de l’auteure. Dans le parc de l’Orangerie à Roissy où des ruches et vergers ont été installés non loin de l’aéroport, « le chant des oiseaux se superpose au bruit de fond […] des décollages d’avions » (p. 30). Une surimpression ordinaire qui souligne la trace de la mondialisation dans un paysage marqué par de forts ancrages locaux, en l’occurrence d’une agriculture de proximité. C’est en revanche le calme ordonné qui interpelle à Gressy, où il est annoncé dès l’entrée : « Ville Fleurie. Village sous surveillance vidéo avec enregistrement ». Dans ce village habité par des classes moyennes et supérieures, les logiques de l’entre soi se matérialisent par des barrières et des dispositifs de contrôle ; invitant le lecteur à explorer la littérature sociologique des « clubs périurbains » étudiés par Éric Charmes, ou celle des politiques d’embellissement mises en place dissuader l’accès aux espaces publics de certaines populations, décryptés par Antoine Fleury et Muriel Froment Meurice. A Aulnay, ce sont les fresques qui demandent justice pour Théo, mêlées aux figures de Malcom X et de Martin Luther King, qui attirent l’attention. Des peintures murales qui marquent les lieux d’une mémoire collective chargée de violences polymorphes ; policières, symboliques, sociales et raciales. Les clôtures, pancartes et graffitis auxquels se confronte le lecteur durant ce voyage sont autant de détails matériels qui marquent l’espace de frontières relatives à des enjeux sociaux contrastés, révélateurs d’inégalités.
En effet, cette mosaïque urbaine se dessine aussi par la ségrégation de ses populations. Depuis le voyage de François Maspero, Marie Hélène Bacqué fait le constat d’inégalités sociales qui se sont non seulement creusées, mais aussi racialisées. Si l’auteure rappelle que ce constat fait écho à la situation nationale – « les origines ethno-raciales se conjuguent aujourd’hui en France avec la situation sociale » (p. 20) – elle montre qu’il se cristallise le long du RER B, où une population diversifiée du point de vue de ses origines et de ses parcours migratoires est répartie selon des logiques de ségrégation spatiale. En outre, l’ouvrage met en évidence que cette ségrégation s’éprouve aussi à une échelle très localisée. Observée par les voyageurs, cette expérience est vécue au quotidien par les habitants : « Lui aussi nous décrit la coupure entre deux parties de la ville, opposant le vieil Aulnay du sud, ancien lieu de villégiature, et un nord plus populaire, avec ses tours et ses barres. Au sud, explique-t-il, les gens sont très aisés et on ne les voit jamais, leur vie sociale se passe ailleurs ; alors qu’au nord on loge et on vit dans le quartier » (p. 128). D’un quartier à l’autre d’une même ville, la proximité spatiale se conjugue avec la distance sociale.
À l’épreuve de cette cartographie marquée par des logiques ségrégatives multi-échelles raisonne l’analogie énoncée par Robert Ezra Park (1925), selon laquelle la ville se présente comme une mosaïque de milieux et de microsociétés différenciées qui se touchent sans s’interpénétrer. Le lecteur peut s’interroger : dans quelles mesures les frontières de cette mosaïque francilienne sont-elles poreuses ? Si l’ouvrage donne effectivement à voir un archipel multiculturel où coexistent différentes réalités sociales qui sont à maintes reprises brutalement dissociées dans l’espace, il montre aussi certains lieux de fluidité, à l’image de la rue Gabriel Péri à Saint-Denis. Marie-Hélène Bacqué y fait quelques allers et retours pour en décrire les multiples facettes, et peut-être même, pour profiter un instant de cet espace de respiration où se côtoient – enfin – « habitants, chalands et travailleurs, nouveaux arrivants et anciens Dionysiens, marginaux et classes moyennes » (p. 202). En s’arrêtant sur l’éthos vestimentaire des passants, elle dépeint « les petits mondes de la rue Gabriel Péri » (p. 189) par « une diversité de couleurs et d’habillements : boubous chamarrés, minijupes moulantes, robes longues à la mode islamique, jeans et capuches, polos et baskets, costumes » (p. 198-199). Cet éclectique mélange crée alors « comme une nouvelle fluidité » (p. 199), soulignant au passage la diversité de ce qui anime les « quartiers populaires », loin des représentations monochromes qui pourraient être véhiculées.
Au regard des panneaux du Grand Paris affichant l’arrivée de nouvelles gares et la production d’une nouvelle centralité, on pourrait émettre l’hypothèse que les perspectives de mobilité annoncées – notamment dans les territoires enclavés – seraient le vecteur d’une plus grande mixité sur ce territoire. En considérant les opérations de rénovation et de construction signalées, on pourrait aussi envisager l’amélioration des conditions de vie dans certains quartiers précarisés. Pourtant, c’est un sentiment de nostalgie et de résignation qui transparaît dans les discours de résidents rencontrés. De la « cité des 3000 » à Aulnay au centre de Drancy, les témoignages convergent vers le « c’était mieux avant », « ça s’est dégradé ». À la Courneuve ou à la Plaine, les projets de rénovations sont loin de donner aux habitants l’espoir d’améliorer leur situation quotidienne, mais plutôt le sentiment d’être relégué au rang de spectateur face à la construction d’immeubles qui ne seront pas pour eux. De ces observations, Marie-Hélène Bacqué formule lors de son passage à la Courneuve la question suivante : « Même question, même débat, mêmes contradictions qu’à Aulnay-sous-Bois. À qui s’adresse cette rénovation ? Vise-t-elle à changer les bâtiments ou les habitants ? » (p. 173-174). Le sentiment d’impuissance face aux changements imposés par les décisions publiques, sans consultation des habitants, s’impose dès lors comme un élément central dans l’appréhension de la mutation du territoire observé.
Le voyage donne pourtant à voir l’engagement local des habitants, notamment par la richesse du tissu associatif qui s’étend d’une ville à l’autre. Par des activités quotidiennes (parfois peu visibles comme l’aide aux devoirs), des initiatives culturelles ou des créations artistiques, ces associations contribuent à faire tenir le tissu social là où l’État tend à se désengager (par exemple par la réduction du nombre de contrats aidés). À travers ses nombreuses rencontres avec les acteurs associatifs locaux, l’auteure met en évidence le pouvoir d’agir des habitants qui semble être éludé par les acteurs de l’aménagement. La série de portraits réalisée fera par ailleurs constater au lecteur la place centrale qu’occupent les femmes dans ces initiatives locales, dont l’activité sur le territoire participe au maintien d’un maillage social qui peut parfois sembler fragile. Une nouvelle fois, la parole donnée aux habitants permet de nuancer les images souvent véhiculées autour de la banlieue parisienne, notamment celles d’espaces publics caractérisés par de fortes présences masculines. De manière plus transversale, les nombreuses initiatives prises par les acteurs locaux soulignent la force des formes de solidarités qui compensent le délitement d’autres liens sociaux (notamment celui du détachement politique, perceptible par l’effritement du lien entretenu avec les élus locaux). L’engagement d’un collectif d’habitantes de Châtenay-Malabry dans la préservation de la cité jardin de la Butte-Rouge nous montre ainsi comment se tissent ces solidarités lors d’un conflit de proximité, et s’étendent au-delà de l’échelle locale. Le collectif s’oppose au projet de rénovation par lequel la Mairie entend démolir ces bâtiments labellisés « patrimoine remarquable », pour ne conserver qu’un tiers de logements sociaux et libérer le terrain à des promoteurs privés. Dans cette lutte locale pour la préservation du patrimoine architectural et social, il s’organise et rejoint la COSTIF – « Coordination pour la solidarité des territoires d’Ile-de-France et contre le Grand Paris » – donnant à voir la perspective d’une coopération à l’échelle de la grande couronne. Alors que le voyage touche à sa fin, Marie-Hélène Bacqué et André Mérian montrent que l’attachement au lieu des habitants peut être vecteur d’engagement, voire de mobilisation. Ces actions soulignent ainsi, aussi bien pour le lecteur que pour les aménageurs, la force de solidarités qui peuvent se muer en formes de résistances, notamment lorsqu’elles sont mises à l’épreuve par la transformation de l’espace urbain.