Marion Tillous (dir.)

Espace, genre et violences conjugales : ce que révèle la crise du Covid-19

Presses universitaires de Vincennes, 2022, 159 p. | commenté par : Tahera Bilger

L’ouvrage Espace, genre et violences conjugales : ce que révèle la crise du Covid-19 est une synthèse des résultats de la recherche ANR « Spatialité des violences conjugales & Covid-19 » coordonnée par la géographe Marion Tillous. Cette enquête s’intéresse aux « conséquences des politiques spatiales sur les violences conjugales pendant la période de mars 2020 à mars 2021 » (p. 19), et propose une approche géographique des violences dans le couple, depuis une posture de géographie féministe. Dans un contexte où les politiques publiques menées pendant la crise sanitaire ont eu en commun la limitation des pratiques spatiales, cette approche permet de saisir la spatialité des violences domestiques, une dimension encore peu présente dans le débat public.

Menée dans l’année suivant le confinement, cette recherche vient enrichir les enquêtes menées à l’échelle nationale durant la crise sanitaire : l’enquête Coconel (Logements et conditions de vie), menée par l’INED, et le programme ANR VICO (Vie quotidienne en confinement) coordonné par Pierre Mercklé (Pacte)[1]. Elle privilégie quant à elle une approche locale en s’ancrant dans deux territoires, la Haute-Garonne et l’Isère : ces départements ont en commun un certain dynamisme dans leurs politiques de lutte contre les violences, et rassemblent des types d’espaces variés (urbains, périurbains, ruraux, montagneux, etc.) permettant de mettre en évidence des disparités sociospatiales.

L’introduction, rédigée par Marion Tillous, est principalement consacrée à la présentation du cadre théorique de la recherche, et démontre l’intérêt d’une approche de géographie féministe pour appréhender les violences conjugales pendant le confinement. En s’appuyant sur les travaux d’Eva San Martin (par ailleurs co-autrice de l’ouvrage), elle montre que la dimension spatiale des violences conjugales est à la fois le symptôme et l’instrument de ces violences : celles-ci ne se limitent pas à l’intime, mais se déploient à travers des échelles multiples. À partir de ce point de départ, l’introduction s’attache à relier le caractère structurel et la spatialité des violences de genre.

À travers une synthèse des théories féministes matérialistes, Marion Tillous rappelle que la violence, physique et psychologique, est l’une des conditions du maintien du rapport de domination patriarcal. Pour illustrer la spatialité des violences de genre, l’autrice mobilise le concept de continuum des violences, qui met l’accent sur la dimension structurelle des violences sexistes et sexuelles et permet de penser ensemble les violences vécues par les femmes dans tous les types d’espace. Elle participe ainsi à la critique de la division public-privé, un axe majeur des travaux de la géographie féministe.

 

Des pratiques spatiales marquées par les inégalités de genre

Le premier chapitre, rédigé par Julie Bulteau, Esté R. Torres et Marion Tillous, est consacré à l’influence du genre et de l’organisation familiale sur les pratiques spatiales quotidiennes, et s’intéresse plus particulièrement au caractère genré des mobilités. Le chapitre commence par revenir à l’espace privé, pour approfondir l’idée du couple monogamique et de la famille hétérosexuelle comme institutions sociospatiales, dont la naissance est concomitante à celle de l’État moderne et imbriquée dans les évolutions du capitalisme. L’espace domestique est donc une « représentation matérielle de l’ordre social ». De fait, l’évolution des rapports de genre n’a eu que peu d’influence sur les inégalités de répartition du travail domestique et parental : 71 % des tâches ménagères et 65 % des tâches parentales étaient encore assurées par les femmes en 2010[2], une légère diminution s’expliquant principalement par une délégation croissante de ces tâches à des femmes en situation de domination dans les rapports de classe et de race. Les auteur·ice·s rappellent que le confinement a accentué cette division sexuelle du travail domestique et parental, la charge de travail supplémentaire ayant été assumée principalement par les femmes. Ainsi, les rapports de domination genrés ont paradoxalement réduit la possibilité pour les femmes d’accéder, au sein d’un espace privé auxquelles elles sont pourtant historiquement assignées, à une véritable « privacité ».

Les auteur·ice·s en viennent ensuite à la question des mobilités, et tentent de dégager les ressorts des schémas de déplacement différenciés entre femmes et hommes avant le confinement. Les femmes ont une fréquence de déplacement plus importante que les hommes, mais parcourent une distance plus faible, au sein d’un périmètre réduit : cette différence s’explique par la part plus importante des déplacements non liés au travail et liés à la division sexuelle du travail et aux tâches de care. Au contraire, la période du confinement a été celle d’un ralentissement significatif des mobilités et de la tendance à l’égalisation : la suite du chapitre exploite les résultats du questionnaire administré à 3 012 personnes en Occitanie et en Auvergne-Rhône-Alpes entre janvier et février 2021. Il en ressort que la mobilité des femmes a été particulièrement affectée, tant en termes de durée que de distance, l’espace public se trouvant « caricaturalement masculinisé en même temps qu’il s’est vidé » (p. 45). Les femmes en couple sans enfants, les travailleur·euse·s « essentiel·le·s » et les personnes habitant en zone rurale ont été davantage mobiles. Au contraire, le fait d’avoir des enfants est un facteur majeur de réduction des déplacements, les femmes étant plus nombreuses à les prendre en charge à la maison. La forte réduction de l’usage des transports collectifs a particulièrement impacté la mobilité des femmes, en particulier les plus modestes. Après le confinement, les auteur·ice·s observent sur la période allant de janvier à février 2021 un regain de mobilité. Les déplacements des femmes sont redevenus supérieurs en nombre à ceux des hommes, sans toutefois atteindre leur niveau préconfinement.

 

Des logiques de contrôle spatial accentuées par le confinement

Rédigé par Eva San Martin et Marion Tillous, le deuxième chapitre exploite les résultats de 25 entretiens menés avec des femmes vivant ou ayant vécu des violences conjugales, ainsi que les travaux antérieurs des autrices, dont la thèse de doctorat d’Eva San Martin. Ce chapitre s’appuie sur le concept de contrôle coercitif, tel qu’il est théorisé par Evan Stark. Il présente la spécificité, dans le cas des violences conjugales, de s’appuyer sur une connaissance intime de la victime, produisant des formes de persécution évolutives et inédites, dont la violence physique n’est qu’une des dimensions. Les autrices articulent à ce concept celui de violence localisante, qui s’attaque à la place du corps dans l’espace. Le chapitre trace ensuite les continuités entre les ressorts du contrôle spatial à l’extérieur et à l’intérieur du domicile. De manière générale, les femmes victimes de violences conjugales sont victimes de « déprise spatiale » : l’homme violent prend progressivement toute la place, les femmes victimes vivant un processus de « rétrécissement progressif de l’étendue de l’espace vécu » (p. 59), émaillé de tactiques d’adaptation. À l’extérieur, le contrôle peut prendre une dimension directe à travers l’instauration d’un cadre strict définissant les déplacements autorisés, une interdiction de sortir seule, ou encore une limitation de l’accès aux véhicules. Le contrôle coercitif repose également sur différentes formes de surveillance spatiale, notamment à travers l’utilisation d’outils de géolocalisation. Enfin, le contrôle coercitif peut aussi se traduire, indirectement, par une autocensure des victimes accélérant leur isolement social et la perte de leurs « compétences spatiales ».

À l’échelle du domicile et de l’intime, la déprise spatiale se traduit par « une disparition de l’espace personnel au sein même de l’espace privé » (p. 70). Les logiques d’évitement mises en place par les victimes conduisent à une situation de déterritorialisation où l’habiter, au sens d’exister dans l’espace, devient impossible. Le contrôle coercitif se déplace jusqu’à l’échelle du corps et des objets personnels, à travers la destruction des affaires personnelles et des souvenirs, et les injonctions liées aux vêtements ou à la gestuelle. Les femmes victimes déploient des stratégies multiples pour tenter de conserver un espace à soi, mais les moyens du contrôle coercitif étant en perpétuelle évolution, les zones de sécurité ont tendance à se faire de plus en plus abstraites et mentales, et de moins en moins matérielles à mesure que s’accentue la déprise spatiale.

Le chapitre aborde ensuite l’impact du confinement et de la crise sanitaire sur les logiques spatiales des violences conjugales. Le contrôle spatial gouvernemental redouble le contrôle conjugal, chaque sortie devant être justifiée. Surtout, les victimes se retrouvent « sans coulisses », privées de possibilités d’échapper au conjoint violent et d’espaces de privacité. Les proches, avec lesquels les liens se sont dématérialisés, ne peuvent plus constituer des refuges temporaires. Quitter le domicile reste possible : pour plusieurs des femmes rencontrées, le confinement a pu accélérer la décision de partir, les voisin·e·s et les habitant·e·s du quartier faisant alors souvent figure de personnes ressources. Les femmes déjà séparées de leur conjoint ont connu une situation particulière, le confinement réduisant la possibilité pour les agresseurs de rentrer en contact avec leur victime et produisant une « relative bulle protectrice » (p. 88). Toutefois, les agresseurs ayant tendance à ne pas respecter la loi, les victimes n’ont pas pu se sentir totalement à l’abri des violences.

 

L’accompagnement des victimes au défi de la distance

Le troisième et dernier chapitre, rédigé par Pauline Delage, Eva San Martin et Marion Tillous, déplace la focale pour s’intéresser à l’impact du confinement sur le travail des professionnel·le·s de l’accompagnement des victimes de violences conjugales. Cinquante-six associations ou institutions intervenant dans les domaines institutionnels, juridique et judiciaire, sanitaire et social ont été interrogées dans les deux départements d’enquête. Dans « un contexte national favorable à la reconnaissance des violences et à la mobilisation des acteurs » (p. 97), notamment suite au Grenelle contre les violences conjugales tenu en 2019, la forte médiatisation de la question a engendré une véritable prise de conscience. La crise du Covid-19 est alors l’occasion de concrétiser la mise en œuvre des nouveaux dispositifs issus du Grenelle. Un effort important est fait pour permettre d’accueillir les signalements, à travers le lancement de la plateforme « Arrêtons les violences », la mise en place de « points info » par la gendarmerie dans les supermarchés et les pharmacies, et des moyens d’hébergement exceptionnels sont mis en place en urgence. Pour autant, les mises à l’abri ne s’accompagnent pas systématiquement d’un accompagnement social, et la fin du confinement signe le retour au statu quo ante. Parallèlement, les politiques publiques ciblent également l’éviction des auteurs de violences, grâce à une plateforme d’hébergement en partenariat avec la chaîne hôtelière Accor. Si les dispositifs de signalement et l’accueil des victimes se sont améliorés, la difficile instruction des plaintes et le ralentissement des procédures judiciaires ont parfois compromis les tentatives de fuite. De plus, l’accès à ces services reste marqué par de fortes disparités socioterritoriales, les territoires ruraux et montagneux étant moins bien dotés en stands de signalement. Enfin, le millefeuille administratif et territorial a pu compliquer les actions, notamment dans les zones périurbaines. Pour autant, les autrices relèvent une grande solidarité entre les acteurs, qui cherchent à rester en lien et à tisser de nouvelles relations, mais le plus souvent à travers des initiatives disparates, sans pilotage de l’action publique.

Pour les femmes déjà prises en charge par les associations d’aide aux victimes, la question qui se pose est celle du maintien du lien d’accompagnement : la nécessité de passer à un accompagnement à distance rompt les conditions habituelles de la relation d’écoute. L’autonomie des professionnelles est alors à double tranchant ; la plupart doivent s’adapter au pied levé et font état d’un fort sentiment d’isolement, voire d’abandon, mais font aussi preuve de solidarité et d’entraide. L’accompagnement a tendance à déborder des horaires de travail, ce qui a pu engendrer des difficultés pour les accompagnantes cumulant télétravail et travail domestique. Pour les femmes résidant en hébergement d’urgence, la crise a produit une grande stabilité, toute entrée ou sortie étant provisoirement suspendue. Si des tensions ont pu apparaître entre les résidentes, c’est là aussi l’entraide qui a semblé prévaloir, certains centres d’hébergement se transformant en « grandes colocations ». Les accompagnantes, contraintes d’adopter une posture de contrôle social pour faire respecter les règles de déplacements et de distanciation sociale, ont parfois difficilement vécu ce changement de rôle temporaire.

En conclusion, les auteur·ice·s avancent que la crise sanitaire n’a en réalité pas modifié en nature les rapports sociaux de genre, de classe ou de race, mais les a au contraire renforcés, de même que les disparités territoriales. Cet ouvrage, clair et synthétique, est une réussite par son habileté à construire une argumentation faite d’allers-retours entre les échelles et battant en brèche la division public-privé. Il remet en question l’idée d’un événement exceptionnel pour pointer la permanence des rapports de domination, et la fragilité des évolutions vers plus d’égalité. En faisant une large place aux extraits d’entretien, il donne une épaisseur particulière aux situations décrites, et donne voix aux témoignages des victimes, éclairés par une solide base théorique. L’approche de géographie féministe proposée par les auteur·ice·s se distingue par sa rigueur et propose une contribution pertinente à la compréhension de la spatialité des rapports de domination.

 

[1] Ces deux enquêtes ont fait l’objet de publications : pour les résultats de l’enquête Coconel, voir Anne Lambert, Joanie Cayouette-Remblière (éd.), 2021, L’explosion des inégalités : classes, genre et générations face à la crise sanitaire, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2021. Pour les résultats du programme VICO, voir Nicolas Mariot et al., Personne ne bouge : une enquête sur le confinement du printemps 2020, UGA Éditions.

[2] D’après la dernière enquête « Emploi du temps » de l’Insee.

 

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Simon Springer

The Anarchist Roots of Geography. Toward Spatial Emancipation

University of Minnesota Press, 2016, 229 p. | commenté par : Grégory Busquet

L’ouvrage de Simon Springer, sorti en 2016, nous replonge dans l’histoire intellectuelle et politique de la géographie humaine que l’auteur explore depuis de nombreuses années et dont il est devenu un spécialiste. Il revient ce faisant sur un pan et sur les origines de la géographie radicale – la géographie anarchiste – que l’épistémologie marxiste et ses héritages ont eu tendance à éclipser, notamment depuis la diffusion des travaux de David Harvey. À travers ce travail très théorique de mise à plat, on comprend rapidement la volonté, pour Simon Springer, de réhabiliter et de remettre à leur juste place les théories anarchistes du XIXe siècle dans le développement de la discipline. Ceci est rendu nécessaire, selon lui, par l’existence de systèmes de domination qui, quels qu’ils soient – étatiques, capitalistes, racistes, sexistes ou impérialistes –, ont tous des ressorts spatiaux. La géographie a donc toute sa place pour les analyser et les dénoncer (p. 4). Le second impératif réside dans le fait que la seconde moitié du XXe siècle et le début du XXIe siècle sont riches en pratiques spatiales à visées émancipatrices, qui tentent de dépasser ces dominations, et qui sont plus ou moins inspirées des idées libertaires, qu’il s’agisse des squats, du do it yourself, de réseaux d’activisme internationaux, des luttes pour l’espace public, de lieux autonomes, de communautés rurales autogérées, etc.

Dès la lecture du titre, on comprend cependant que l’ouvrage ne portera pas sur l’espace et sur les rapports de dominations et de hiérarchie dont il serait le support ou le produit, ni même sur les pratiques spatiales émancipatrices, mais sur la manière de faire ou de penser la géographie en anarchiste. L’auteur justifie lui-même cette entreprise en rejetant, dès l’introduction, ce qu’il considère être une injonction à l’empirisme, en tant que les pratiques spatiales ne peuvent être séparées de la théorisation dans la praxis révolutionnaire. Ce point est sujet à discussion mais cohérent avec le fil rouge de l’ouvrage qui part du principe que nos « pratiques quotidiennes » peuvent toutes (ou la plupart) relever d’« expressions géographiques particulières de l’anarchisme » (p. 16, ma traduction) et que la géographie a, plus que tout, aujourd’hui « besoin de théorie » (p. 16, ma traduction). La thèse principale du livre consiste donc à montrer que la géographie, historiquement et à l’heure actuelle, a autant besoin des théories anarchistes que celles-ci ont besoin de la géographie.

Après une longue introduction revenant sur les objectifs du livre, ainsi que sur les principales idées des penseurs et penseuses anarchistes du XIXe siècle, l’auteur aborde, dans le premier chapitre, ces origines anarchistes de la géographie humaine, à partir notamment du développement des idées anti-impérialistes et de celles des deux pères fondateurs de la géographie humaine : Élisée Reclus et Piotr Kropotkine. Nous sont notamment rappelées les bases de la philosophie anarchiste qui s’oppose au darwinisme social et à une évolution des sociétés humaines basée sur l’idée de compétition, compétition qui justifie les hiérarchies sociales et politiques, les inégalités et les dominations. L’idéal anarchiste oppose à cette compétition les concepts de solidarité, de coopération et d’entraide. Ces conceptions sont primordiales chez les géographes anarchistes qui ont permis le développement scientifique de la géographie humaine (Ferretti et Pelletier, 2015). Simon Springer décrit ensuite l’effacement de ces idées dans la discipline, puis leur réapparition dans les années 1970 avec l’émergence de la géographie radicale, avant d’évoquer un nouveau reflux, dû à la mainmise progressive du néomarxisme.

Le chapitre qui suit se présente comme un « manifeste pour une géographie anarchiste » (p. 17, ma traduction) en en posant les termes : ceux d’une géographie se donnant pour but d’« imaginer des alternatives » à l’État et au système capitaliste qui reposent sur la propriété, la domination, la hiérarchisation et la violence (p. 55).

La géographie anarchiste doit d’abord partir du « ici et maintenant » cher à la pensée libertaire, en s’attachant notamment à l’espace-temps de la vie quotidienne qui serait une ressource pour l’émancipation individuelle et collective. Ceci renvoie aux pratiques « préfiguratives » d’une société postcapitaliste et postétatique, et n’est bien sûr pas sans rappeler la « critique de la vie quotidienne » élaborée par le philosophe marxiste Henri Lefebvre dès les années 1940, et reprise par le mouvement situationniste quelques années plus tard avec la « construction de situations » dans l’espace et dans le temps (1958). Ce faisant, la géographie anarchiste ne doit pas pour autant perdre de vue ses critiques de l’État et de l’impérialisme.

Le troisième chapitre, en revenant sur les « racines radicales de la géographie », entre en discussion avec la géographie marxiste. C’est sûrement là l’intérêt majeur de cette entreprise de revisite de la géographie anarchiste. Simon Springer veut illustrer la thèse que, si les idées anarchistes et le marxisme se sont affrontés historiquement au sein du mouvement ouvrier, la discipline géographique est l’autre lieu de leur dispute. Le chapitre apparaît cependant plus explicatif sur la philosophie anarchiste et son opposition au marxisme que sur la place de la discipline géographique dans cette dispute. Les idées libertaires proposent quoiqu’il en soit aujourd’hui une autre voie, opposée au capitalisme néolibéral (impérialiste et inégalitaire pour les individus et les groupes dans l’espace) mais aussi au marxisme globalisant. L’anarchisme s’oppose par exemple à une utopie et à une attente du grand soir en lui opposant ce fameux « ici et maintenant », qui peut prendre la forme d’autogestions locales et/ou sectorielles, de politiques préfiguratives ou de « communes autogérées organisées en fédéralisme libre » (p. 71, ma traduction). L’action quotidienne insurrectionnelle et spatialisée (le fameux spontanéisme et l’insurrection permanente) s’oppose à la construction d’une révolution organisée par une avant-garde éclairée, pour la réalisation d’une société libérée des dominations et des inégalités. Il faut partir de l’« ici » et du « maintenant » de l’individu, des rapports sociaux et de la vie quotidienne dans l’espace, c’est-à-dire « nous changer nous-même pour changer le monde » selon le célèbre adage. À la différence du marxisme pour lequel la révolution est un moyen dans la perspective d’un but politique (le remplacement d’un type d’État par un autre avant son dépérissement), la révolution, pour les anarchistes, devient un mode de vie, une pratique quotidienne contre l’autorité et sans autorité, et dans laquelle on peut légitimement se poser la question du rôle de l’espace, de ses pratiques et représentations. L’« ici et maintenant » amène donc à s’intéresser à la vie quotidienne dans l’espace.

Le quatrième chapitre s’arrête enfin justement sur le rôle de l’espace dans le projet anarchiste en empruntant paradoxalement à des auteurs marxistes ou postmarxiste comme Henri Lefebvre, Doreen Massey, Chantal Mouffe, Antonio Negri ou le géographe Don Mitchell. C’est l’espace public qui est retenu comme devant servir de support pour l’émancipation face aux discriminations et oppressions de toutes sortes. L’auteur reprend à son compte le droit à la ville théorisé par Lefebvre et repris par le géographe Don Mitchell comme droit à la reconnaissance des groupes dans un espace public démocratique, inclusif et célébrant la différence, face à la reproduction de l’aliénation de la vie quotidienne, c’est-à-dire à l’opposé d’un espace public synonyme d’ordre, d’exclusion et de surveillance. Le logement et le voisinage, l’espace privé, pensés par les épistémologies féministes ou les situationnistes, ou encore les équipements de « normalisation » travaillés dans les années 1970 par le Cerfi foucaldien auraient pu compléter ce tableau. Mais le droit à la ville dans l’espace public, en tant qu’espace de la contestation du pouvoir, demeure pour l’auteur celui qui est porteur d’espoirs. Il s’agit de transformer l’espace pour aboutir à une démocratie radicale, non pas, encore une fois, en élaborant une utopie socio-spatiale, mais en y forgeant des solidarités, en sortant des logiques de souveraineté et d’autorité. Simon Springer en arrive toutefois dans le cinquième chapitre intitulé « anarchisme intégral » à la modélisation d’un système socio-spatial à laquelle une géographie anarchiste pourrait participer : il faut selon lui construire des « spatialités kaléidoscopiques » (p. 148, ma traduction) et une société rhizomatique (Deleuze et Guattari, 1980) organisée de manière décentralisée, ahiérarchique et anti-autoritaire. De telles spatialités permettraient des « connexions multiples entre entités autonomes » (ibid.), des solidarités volontaires, « libérées de la violence, des normes sociales prédéterminées et des catégories d’appartenance assignées » (ibid.). Pour imaginer cela, la géographie doit sortir des schémas de pensée impérialistes et liés à la domination et aux inégalités, d’où le salutaire retour aux sources de ce livre.

Le dernier chapitre revient sur la discussion avec la géographie marxiste et avec David Harvey qui, selon Simon Springer, n’arrivent pas à sortir de l’idée de la nécessité d’une autorité pour le changement socio-spatial tant attendu. Partant des théories de l’écologiste libertaire américain Murray Bookchin sur le municipalisme libertaire et l’écologie sociale, il oppose encore une fois au marxisme les pratiques préfiguratives au niveau local. Simon Springer en vient donc à une réflexion sur l’épineuse question des échelles. L’anarchie comme mode de vie nécessite une réflexion sur les échelles pour la production de spatialités alternatives adaptées à ces préfigurations. Il s’agit de favoriser les pratiques locales face aux hiérarchies scalaires et descendantes. Ceci n’est pas sans évoquer les liens dialectiques entre « ordre proche » et « ordre lointain » dont le dépassement est rendu possible par l’appropriation, l’« habiter » et la vie quotidienne dans la théorie d’Henri Lefebvre (1968). Les échelles de temps ne sont pas non plus absentes de ces réflexions : l’immédiateté du « ici et maintenant » s’oppose au futur hypothétique de l’utopie révolutionnaire du marxisme orthodoxe.

L’ouvrage se termine par cette critique des échelles qui encourageraient une pensée hiérachisante, en « dépolitisant » la pensée géographique et la pensée sur l’espace en général. L’horizontalité et le rhizome sont ainsi destinés à remplacer la hiérarchie et ses échelles, dans un kaléidoscope de zones d’autonomie, contre les dominations et leurs expressions spatiales. L’horizon d’une géographie réellement libertaire ne serait donc ni hiérarchique, ni vertical, ni scalaire, mais « relationnel » entre individus et réseaux locaux. C’est la seule condition spatiale à la transformation des modes de vie.

Au final, cet ouvrage apparaît nécessaire du point de vue épistémologique et du point de vue académique, notamment parce qu’il permet de relier les théories anarchistes aux géographies féministes, postcoloniales, décoloniales, tout en nous invitant à émanciper notre pensée spatiale en la libérant de tout ce qui relève des dominations multiples, en adoptant un point de vue intersectionnel revendiqué. Si l’auteur refuse de « s’excuser » (p. 16, ma traduction) pour la dimension théorique de son ouvrage, il est dommage que son message en devienne parfois un peu abstrait et parfois répétitif. Si les pratiques préfiguratives consistent à partir de l’existant et de l’« ici et maintenant », on regrettera non pas tant ce refus de l’empirisme (le propos de l’ouvrage est autre) mais un minimum de description de ces pratiques – ou seulement de quelques-unes – sur lesquelles pourraient s’appuyer l’argument. Ces pratiques émancipatrices sont simplement souvent évoquées sous forme de listes, sans jamais que ne soient explicités ou détaillés leurs rapports à l’espace et aux spatialités. L’espace public lui-même, présenté comme l’espace privilégié de l’émancipation, est traité de manière abstraite, hors de toute pratique et représentation concrètes. Les emprunts de théories issues des terrains d’autres auteurs offrent finalement l’avantage de faire de cet ouvrage une sorte de manuel de géographie anarchiste, mais toutefois un peu vidé d’exemples concrets qui donneraient du poids au propos général.

Le titre de la récente traduction française au Québec du livre « Pour une géographie anarchiste[1] » annonce sûrement mieux, à ce propos, les deux objectifs principaux du livre : la légitimation et la remise en lumière des ressorts anarchistes de la pensée géographique, et l’appel à une émancipation des géographes face à l’alternative marxisme/libéralisme.

 

Bibliographie

Deleuze Gilles, Guattari Felix, 1980, Capitalisme et schizophrénie, tome 2, Milles plateaux, Paris, Minuit.

Internationale situationniste, no 1, 1958, in Internationale situationniste 1958-1969, 1997, Paris, Librairie Arthème Fayard, p. 3-32.

Ferretti Fédérico, Pelletier Philippe, 2015, « Spatialités et rapports de domination dans l’œuvre des géographe anarchistes. Reclus, Kropotkine et Metchnikoff », dans Clerval Anne, Fleury Antoine, Rebotier Julien, Weber Serge (dir.), Espace et rapports de domination, Rennes, Presses universitaires de Rennes, p. 23-34.

Lefebvre Henri, 1947, Critique de la vie quotidienne, tome 1, Paris, L’Arche.

Lefebvre Henri, 1962, Critique de la vie quotidienne, tome 2, Paris, L’Arche.

Lefebvre Henri, 1968, Le droit à la ville, Paris, Anthropos.

 

[1] Springer Simon, 2018, Pour une géographie anarchiste, traduit de l’anglais par Nicolas Calvé, Lux Editeur, coll. Instinct de liberté.

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Bouisset Christine, Vaucelle Sandrine (dir.)

Transition et reconfigurations des spatialités

P.I.E. Peter Lang, 2020, 344 p. | commenté par : Corinne Larrue

Ce livre paru en 2020 est issu de travaux de recherche menés et mis en débat au sein du laboratoire Passages (UMR 5319). Les chercheurs de ce laboratoire, de différents horizons disciplinaires, ont en effet pris la notion de transition sous ses diverses appellations (écologique, technique, démographique, démocratique, etc.) en tant qu’objet de recherche sérieux. Ils ont proposé, à partir de leurs travaux de recherche empirique, une lecture des processus territorialisés de la transition (au singulier comme au pluriel). Cette démarche permet de présenter des travaux, ancrés dans le territoire basque, béarnais et plus généralement aquitain, en décortiquant tant des pratiques concrètes que des dispositifs en action. C’est une approche pragmatique de la transition qui est donc ici revendiquée. Cet ouvrage a aussi l’intérêt de rassembler de multiples auteurs, y compris des doctorants, ce qui permet de valoriser des recherches récentes.

En introduction, les directrices de la publication (Christine Bouisset et Sandrine Vaucelle) se proposent de cerner la notion de transition dans ses différentes déclinaisons, et de positionner l’ouvrage autour de la transition considérée comme un processus, un contexte d’action et un projet de société.

Cet ouvrage nous livre ainsi une lecture de la dimension géographique des processus de transition par « l’observation des localisations de cette transition et des changements qui affectent les lieux » (p. 12). L’intérêt de l’ouvrage repose essentiellement sur la capacité des auteurs à restituer des analyses fines et des observations à partir d’exemples concrets, localisés et surtout très divers, sans pour autant se perdre dans une analyse strictement locale et descriptive. La variété des secteurs étudiés – énergie, eau, agriculture, urbanisation, jardinage, tourisme – constitue la richesse du regard sur la transition qui nous est offert. Autre spécificité, il nous propose un prisme géographiquement situé, car les études de cas sont principalement issues de l’ouest de la France. Pour autant, il nous semble qu’il manque, dans les chapitres de l’ouvrage, une réflexion sur ce que cette région a de spécifique.

Trois entrées sont privilégiées, constituant autant de parties de l’ouvrage : une première entrée est centrée sur les processus et les acteurs ; une seconde se concentre sur un secteur spécifique : celui de l’aménagement du territoire ; et une dernière entrée privilégie les comportements individuels « transitionnels ».

La première partie vise ainsi à caractériser les processus observés, c’est-à-dire la façon dont la transition se déploie aux échelles locales dans leur articulation avec les échelles nationale et globale. Le premier chapitre (Yves Poinsot) revient sur les processus transitionnels en partant d’une analyse contextuelle du cas de l’énergie et de la démographie, secteurs dont les processus de transition ont été particulièrement étudiés. L’auteur propose une lecture contextuelle du point de vue tant temporel que spatial de ces transitions et met de cette façon en exergue l’encastrement de ces processus de transformation dans des systèmes sociotechniques « datés et localisés » (p. 38). Démonstration intéressante et qui conclut à une influence dirimante de ces systèmes surplombants, tout en laissant à penser que peu de voies de diversification sont possibles. En revanche, l’analyse pointe de manière argumentée les processus de transformations continues, la « succession ininterrompue des changements » (p. 44) dans lesquels les transitions étudiées s’inscrivent. Plus précisément, les incertitudes associées aux choix des pouvoirs publics sont particulièrement bien mises en exergue ainsi que leurs conséquences se traduisant par un accompagnement chaotique, comme dans le cas du soutien aux énergies renouvelables.

Par contraste, l’article sur les transitions dans l’agriculture (Xavier Arnauld de Sartre, Marion Charbonneau, Orianne Charrier) met bien en évidence les difficultés à « transitionner » pour le secteur agricole. Il nous offre une analyse des transformations de l’agriculture au nom de l’agroécologie, de leurs mécanismes et de leurs résultats à partir d’exemples situés en région Nouvelle-Aquitaine. On apprend de cette manière les multiples voies que cette transition agricole a prises dans cette région ainsi que leur point commun : des initiatives essentiellement collectives et locales, de type bottom up construites autour d’un intérêt commun. Ainsi au-delà de la diversité des acteurs, les auteurs de ce chapitre proposent une modélisation des processus de transition analysés (voir figure 10, p. 73). Toutefois se pose la question de l’essaimage et de la diffusion de ces initiatives. Les auteurs montrent bien les difficultés à s’adapter à des contextes locaux différents. Ils plaident pour la préservation de la diversité des modèles agricoles promus et pour leur coexistence dans les territoires. En réponse à cette question de la pérennité de ces processus de transformation agricole, Yves Poinsot argue en contrepoint d’une difficile montée en généralité. Recourant de nouveau à une analyse contextuelle, Yves Poinsot met en avant la puissance des logiques économiques de l’aval qui, selon lui, rend toute initiative de transformation condamnée à être réduite à son seul espace d’expérimentation : les freins à la généralisation de la transformation de l’agriculture sont ici considérés comme trop importants. D’après nous, cette analyse devrait être remise en perspective temporelle avec les processus de transformation de l’agriculture depuis le début du XXe siècle. À l’image de ce que l’auteur montre dans le chapitre I pour l’énergie ou la démographie, ces logiques économiques de l’aval ont été fortement soutenues par les pouvoirs publics, et ce de manière particulièrement intense à partir des années 1950. Une baisse des soutiens publics à ce système agricole dominant (toujours en place) pourrait ainsi renverser les équilibres, y compris en faveur d’un système alternatif « stable et efficient ».

La seconde partie porte plus sur les enjeux de la transition écologique et leurs capacités à interpeller les acteurs de l’aménagement : dans quelle mesure les problématiques écologiques amènent les acteurs de l’aménagement à réinterroger les pratiques installées.

Quatre articles viennent tour à tour proposer de regarder comment les enjeux environnementaux impactent les modalités d’organisation de l’espace, qu’il soit urbain ou plus largement rural ou régional. Quels sont les impacts de l’urbanisme participatif ? Quels sont les effets sur les modes d’action d’une collectivité territoriale ou d’un acteur particulier que constitue une société d’aménagement rural ? Il ressort de cette partie que ces enjeux de transition écologique sont opérationnalisés à travers des processus principalement ascendants (et moins descendants comme traditionnellement en matière d’aménagement). Et dans ces processus, l’implication citoyenne apparaît comme un facteur déterminant.

Par conséquent le premier chapitre de cette partie (Philippe Woloszyn) met en exergue la transition socio-écologique des systèmes urbains comme opérationnalisée à travers les notions de vulnérabilité et de résilience entendue comme « la capacité du système-ville à faire face à des changements ou des perturbations imprévus » (p. 106). L’auteur identifie de la sorte les conditions adaptatives de la structure urbaine, fondées sur une expertise territoriale partagée entre représentation élective et citoyenne. Plus généralement, l’auteur propose une modélisation du système de décision en action sous l’influence de ces enjeux de transition écologique. Une analyse du cas de Stockholm vient éclairer concrètement ces processus. Il est ainsi présenté la manière dont la planification du développement urbain à Stockholm a été transformée par le recours à une cartographie des « biotopes pour l’humain » qualifiés de « sociotopes ». Selon l’auteur, une telle approche relève d’un « aménagement urbain transitionnel » (p. 114).

Le rôle de la participation est plus précisément étudié dans le chapitre qui suit par Sandrine Vaucelle et Pascal Tozzi. Pour ces auteurs, la participation apparaît comme un réel levier d’action publique vers la transition. La démonstration repose tout d’abord sur une analyse de l’évolution du droit, qui montre que « le cadre actuel de la transition crée une nouvelle fenêtre d’opportunité dans laquelle l’injonction de participation devient plus intense » (p. 124). L’analyse s’appuie également sur l’étude de cas concrets que constitue la mise en place des écoquartiers, de l’habitat partagé ou de budgets participatifs. Ainsi, cet urbanisme participatif permet de créer des espaces de confrontation autour des valeurs à privilégier, mais aussi autour des procédures à instaurer pour rendre l’implication de toutes les parties prenantes effective. La capacité à prendre en compte les initiatives habitantes dans le design des projets urbains tient alors, selon les auteurs, à l’émergence de « transitionneurs » (p. 138) capables de porter et de mettre en mouvement la transition.

Les deux autres chapitres de cette partie correspondent à des entrées différentes. La focale est placée du côté des acteurs publics et de leur mode de fonctionnement. Deux cas sont ainsi proposés : celui de la communauté d’agglomération du bassin de Brive aux prises avec la question agricole (Gérard Thomas) et celui de la Compagnie d’aménagement des coteaux de Gascogne (Romain Carrausse et Xavier Arnauld de Sartre). Ces études de cas permettent de bien comprendre dans quelle mesure et de quelle manière ces acteurs reconfigurent leur rôle en faveur du développement de leur territoire face aux défis des transitions. Elles renseignent aussi sur les verrous organisationnels, technologiques et politiques à l’œuvre, et sur les modalités de leur dépassement.

La troisième partie, centrée sur les pratiques et les comportements individuels associés à la transition, présente un autre niveau de lecture. Elle enrichit bien les deux premières, et ce de façon assez originale. En effet, d’une part, la focale proposée sur le secteur du tourisme est bienvenue : les processus de transition y apparaissent particulièrement d’actualité et riches d’enseignements. D’autre part, le détour par la psychologie environnementale permet de compléter la question de la transition du point de vue des individus, de leurs pratiques et de leurs représentations.

Ainsi le chapitre sur le tourisme participatif (Nathalie Lahaye) est singulièrement instructif sur les processus de transition dans ce secteur. Outre une analyse précise des formes de tourisme alternatif et notamment du tourisme dit « participatif » (dont les formes les plus connues sont la visite guidée par un greeter et le couchsurfing), l’auteure nous démontre comment le tourisme participatif constitue un vecteur de transition, « dans sa capacité à inventer des échanges plus sociaux que marchands, à développer de nouvelles formes de coordination et de régulation, autour de l’agir collectif et de l’engagement participatif et à imaginer de nouveaux rapports au territoire » (p. 194). À noter qu’une mise en discussion ou perspective des critères avec ceux mobilisés dans d’autres études présentées dans ce livre aurait été un réel apport à l’analyse des processus de transition. Pour autant, l’auteure ne tombe pas dans le plaidoyer et propose un regard assez critique sur les avancées et les limites de ce tourisme dit « participatif ».

Le cas du tourisme lié au trail (Glen Buron et Olivier Bessy), développé dans le chapitre qui suit, apparaît un peu plus classique en géographie. Mais il présente l’intérêt de permettre une meilleure compréhension des ressorts de la demande de tourisme alternatif. Une telle connaissance est importante pour comprendre concrètement les capacités des touristes à « transitionner » et comment les accompagner.

Dans la même veine, le chapitre suivant sur l’analyse de l’engagement individuel dans la transition est particulièrement intéressant. En recourant à une démarche fondée sur la psychologie environnementale, il vient compléter les approches des autres sections. Ici encore, il apporte une bonne compréhension des ressorts de l’engagement, bien illustrés avec le cas du dispositif d’accompagnement « familles EAU défi »[1]. On voit ainsi qu’au-delà du dispositif étudié, les ressorts de l’appropriation de la transition écologique par les individus et leur passage à l’acte s’inscrivent dans des dynamiques collectives plus largement favorables aux comportements environnementaux. Toutefois, leur caractère durable et généralisable reste à vérifier.

Enfin, le dernier chapitre de cette partie, sur le jardinage urbain, bien que parfois un peu trop descriptif, a le mérite de rendre compte de processus en cours et de les saisir sur la longue durée. Cette analyse confirme d’autres approches sur les pratiques de jardinage urbain[2], qui constituent des lieux d’apprentissage divers allant au-delà de la seule pratique du jardin.

 

In fine, cet ouvrage constitue pour les chercheurs de l’UMR Passages une sorte de point d’étape des travaux de recherche menés au sein du laboratoire. La rencontre entre transition et territoire qu’ils proposent montre que « la notion a effectivement été rapidement appropriée par certains acteurs des territoires, comme un objectif à atteindre, un cadre ou une modalité de l’action, sans pour autant être clairement définie » (p. 288). Leurs travaux permettent d’objectiver ces processus dont beaucoup sont en cours : les dynamiques apparaissent varier selon les secteurs et les espaces, mais font montre d’une convergence entre des dynamiques ascendante et descendante. Une des notions mises ainsi en exergue dans la conclusion par les éditrices de l’ouvrage est celle d’imprégnation et d’hybridation « par incorporation progressive des enjeux transitionnels ».

 

Toutefois, si le livre se présente comme un débat entre chercheurs, il n’y parvient que partiellement. En effet, la première partie donne lieu à une présentation croisée de deux approches différentes d’analyse de la transition, qui se manifeste notamment par une mise en perspective du chapitre de Xavier Arnauld de Sartre sur la transition agroécologique par Yves Poinsot. Mais on ne retrouve pas cette logique de débat dans les deux autres parties de l’ouvrage. Pour autant, il aurait été intéressant de rapprocher et de discuter des critères d’analyse de la transition dans le domaine touristique (troisième partie) avec ceux utilisés pour d’autres secteurs (en particulier l’agriculture, exposée en seconde partie).

Plus généralement, il nous semble qu’une étape supplémentaire pourrait être franchie : celle d’une mise en comparaison et en perspective des différentes approches de la transition proposées dans l’ouvrage. Une telle analyse comparée pourrait faire l’objet d’un prochain ouvrage…

[1] Il s’agit d’initiatives locales visant à accompagner des familles vers une réduction de leur consommation en eau tout en les sensibilisant à la qualité de l’eau.

[2] Den Hartigh Cyrielle, 2013 « Jardins collectifs urbains : leviers vers la transition ? », Mouvements, 75(3), p. 13-20 ou Torres Ana Cristina, 2017, Initiatives citoyennes de conservation de conservation de la nature en milieu urbain : rôle des jardins partagés, thèse de doctorat, université Paris Saclay.

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Don Mitchell

Mean Streets. Homelessness, Public Space, and the Limits of Capital

University of Georgia Press, 2020, 203 p. | commenté par : Adriana Diaconu

Géographe radical américain, Don Mitchell est connu pour ses travaux sur l’espace public compris comme espace de luttes. Dans une analyse proche de la pensée de David Harvey, il aborde le traitement des sans-domicile dans la ville comme composante des luttes pour le contrôle de l’espace, pour la liberté d’expression et pour le « droit à la ville » (2003). Qu’est-ce qu’apporte ce nouveau livre, paru en 2020, après que Don Mitchell s’est établi à l’université d’Uppsala, en Suède ? Le sujet du sans-abrisme (homelessness) est d’actualité aux États-Unis depuis la crise des subprimes de 2007-2008. Il est abordé entre autres par des sociologues comme Mathew Desmond, célèbre pour son prix Pulitzer obtenu pour Evicted (2016). Du côté des géographes, de nouveaux travaux prolongent la lecture « revanchiste » de Neil Smith (1996) qui critique la mise à distance des plus démunis dans les processus de reconquête urbaine. Toutefois, les travaux des années 2010-2020 montrent de plus en plus d’intérêt pour les politiques sociales, souvent complémentaires des pratiques punitives et d’exclusion. Cette approche plus globale du traitement des sans-abri a été nommée « post-revanchiste » (DeVerteuil, 2019) ou taxée de « revanchisme compassionnel » (Hennigan et Speer, 2019).

L’ouvrage de Don Mitchell reste fidèle à la lecture de la ville « revanchiste » de Neil Smith. Par ailleurs, il n’immerge pas le lecteur dans les réalités de terrain de l’errance urbaine, comme le fait Desmond, l’auteur nous déclarant même : « Qui sont les SDF ? C’est poser la mauvaise question » (p. 159, ma traduction). L’ouvrage ne s’attarde pas non plus sur les politiques sociales, dont l’auteur mentionne uniquement certains aspects comme le manque chronique de places d’hébergement dans les villes américaines en proie au sans-abrisme, ou encore les limites de la politique du « logement d’abord » aux États-Unis. En revanche, son analyse porte sur les changements législatifs et réglementaires dans le traitement des sans-abri dans plusieurs villes américaines. L’auteur invite ainsi à se demander : « Qu’est-ce que le sans-abrisme ? » et « Qu’est-ce qu’il fait à la société ? » (p. 159, ma traduction) en s’intéressant à la présence banalisée et de longue date des sans-logis dans l’espace public et au caractère à la fois « non exceptionnel » et criminalisé de la pauvreté extrême dans le paysage états-unien. Même si son approche est différente, Don Mitchell rejoint toutefois les autres chercheurs du sans-abrisme d’après 2008 lorsqu’il affirme que l’exclusion du logement n’est pas une crise qui apparaît avec celle des subprimes, mais une réalité permanente, composante indispensable du fonctionnement du système immobilier et de l’espace bâti.

Le livre est le résultat d’une trentaine d’années de recherches et réflexions. Il reprend et actualise des travaux plus anciens. Établi en Europe du Nord, Don Mitchell y observe la criminalisation des mendiants roms, ce qui l’amène à constater que le traitement des sans-abri dans l’espace public constitue une question prégnante et d’actualité y compris dans des systèmes de tradition socio-démocrate comme la Suède. Ce traitement a des implications larges, comme le fait de renoncer à l’idée « d’égalité humaine fondamentale », tel que l’affirme un élu suédois (p. 153). Bien que l’ouvrage se limite aux exemples des villes états-uniennes, la portée de la discussion se veut ainsi plus globale. L’auteur s’attache à comprendre les forces qui structurent le sans-abrisme et sa gestion, à travers les réactions dont il fait l’objet au niveau de la société et des tentatives politiques pour le réguler.

La thèse qui sous-tend l’analyse est l’affirmation que « ce qui produit le sans-abrisme dans ses formes contemporaines c’est la structure spécifique de l’économie politique – la manière dont le capital circule dans l’environnement bâti » qui transforme la fonction primaire de tout espace en création de valeur, sans se soucier de la nécessité fondamentale de permettre la vie (p. 149, ma traduction). Le sans-abrisme ne se caractérise pas, selon Mitchell, par le manque d’abri, puisque souvent les sans-domicile ont accès à des abris précaires, mais l’habitat précaire est précisément « une forme de logement propre au capitalisme » (p. IX, ma traduction). Selon ce raisonnement, les sans-logis occupent une position structurelle dans la société et constituent une classe sociale à part entière, dont l’auteur étudie les formes d’exclusion de l’espace public et les luttes. Il défend enfin l’idée de l’inefficacité des politiques contre le sans-abrisme pour lesquelles, aux États-Unis, une grande partie du budget est orientée vers la répression. Les essais pour traiter le problème en l’individualisant et en le criminalisant visent in fine le contrôle des espaces urbains, en bafouant des droits fondamentaux.

Le sans-abrisme, comme l’espace public, devient essentiel à la lutte des classes selon cette lecture de filiation marxiste, inspirée par la pensée de David Harvey sur la circulation du capital dans l’urbanisation, mais aussi par les théories de Lefebvre sur la production de « l’espace abstrait ». L’originalité de l’ouvrage consiste dans le rapprochement fait par l’auteur entre ces deux éléments – espace public et sans-abrisme – dans leur relation au capitalisme, qui les oppose tous les deux aux logiques immobilières : « l’espace public, comme le sans-abrisme, c’est à la fois un problème et une nécessité pour le capitalisme » (p. XI, ma traduction). L’espace bâti, subordonné à la logique d’accumulation capitaliste se construit sur une conception hégémonique et sacro-sainte de la propriété. Les mutations actuelles résultent de la volonté d’en prolonger les logiques de contrôle et d’exclusion à l’espace public, d’où la nécessité, selon Mitchell, de luttes conjointes pour les droits des sans-abri et pour les droits dans l’espace public.

Au fil des chapitres, l’analyse de différentes affaires publiques autour des sans-abri dans des villes nord-américaines illustre la violence décrite dans l’ouvrage, « les rues brutales » (the mean streets, reprenant le titre du film de Martin Scorsese de 1973) : le meurtre d’un jeune homme noir dans sa tente lors de l’évacuation du camp SDF (Skid Row) par la police à Los Angeles ; les arrestations, les procès, les bannissements et déplacements forcés à San Francisco, les lois contre les distributions alimentaires à Las Vegas ; les réglementations sécuritaires à Minneapolis, etc. L’auteur montre que cette montée en puissance de la répression des pauvres est liée à l’amplification des représentations courantes, diffusées dans les médias et par les personnages politiques, qui font des sans-abri une menace pour la qualité de vie.

L’originalité de la méthode de l’auteur réside dans la complémentarité entre l’analyse des faits récents et une « géographie historique du présent » (p. XI) qui l’informe, en essayant de retrouver les origines du traitement actuel des sans-abri. Ce retour historique remonte aux racines du capitalisme européen, aux XVe et XVIe siècles, puis développe le passé du sans-abrisme aux États-Unis. Plusieurs chapitres montrent que les SDF constituent historiquement le reflet du besoin de main-d’œuvre itinérante, et que le traitement de cette question devient par la suite une réaction à la présence considérée superflue lorsque tous les espaces urbains, y compris les interstices, se retrouvent soumis à la quête de valorisation marchande. L’auteur montre comment les lois qui concernent cette catégorie sociale s’écartent fréquemment de la constitutionnalité, et discriminent en fonction du statut de la personne (c’est-à-dire pauvre, alcoolique, dépendant de substances, etc.), et de la couleur de peau. Cette législation « sur mesure » restreint les droits des personnes à « ce qu’ils méritent » (p. 11). L’auteur retrouve l’origine de ce traitement des indigents aux débuts du capitalisme européen, dans les Édits de Berne d’expulsion de « non-citoyens » aux XVe et XVIe siècles, puis dans la législation anglaise du XVIe siècle ou encore dans l’histoire de l’esclavagisme aux États-Unis (ibid.). Enfin, ces exemples montrent la distinction constamment opérée entre pauvres « méritants », locaux, pour lesquels l’aide publique s’accompagne de mesures correctives et charitables et les pauvres considérés comme des étrangers, déracinés, pour lesquels l’aide publique serait non légitime et les actions typiques mêlent répression et éloignement.

Le livre est composé de deux parties articulées par un « interlude ». L’auteur commence par expliquer en quoi le sans-abrisme n’est pas une question individuelle et ne devrait pas être traité comme telle. Cet argument découle du postulat de l’ouvrage qui présente le phénomène comme étant une caractéristique structurelle du capitalisme. Les questions qui guident la discussion sont : « Pourquoi y a-t-il une guerre sans fin contre les sans-abri ? Quels enjeux sont derrière ce combat ? » (p. 4, ma traduction). L’argument est davantage développé à travers l’approche historique des revendications des travailleurs itinérants des « villes-tentes » (tent cities) de l’Ouest américain et des mouvements du syndicat des Industrial Workers of the World (IWW ou Wobblies) à Denver, autour de 1913. L’auteur présente ces luttes pour le contrôle des espaces publics, pour la liberté d’expression et les conditions de déplacement, puis les représailles et les accords qui en ont découlé. L’image dressée de ces habitants des bidonvilles à l’américaine, appelés Skid Rows, les montre successivement comme travailleurs saisonniers itinérants indispensables pour l’industrialisation rapide, puis catégorie superflue à la société postindustrielle, vagabonds (tramps) ou habitants des tent cities, dont les rangs ont été grossis par les crises économiques et les récessions. La lutte pour les droits des travailleurs itinérants, constamment réprimée, est finalement oubliée dans la restructuration des politiques sociales d’après les années 1970. C’est en somme une histoire qui fait écho à la résorption des bidonvilles dans les villes européennes, puis à la gentrification, à l’augmentation de la propriété privée pour la classe moyenne et aussi au recul de l’État providence en Europe à la même période.

Les retours historiques retrouvent des échos dans le passé proche, comme lorsque l’auteur met en regard une géographie historique des tent cities et leur rôle dans la géographie de la survie des personnes à la rue et la crise récente de ces campements de sans-abri à Camden, New Jersey, ou encore à Los Angeles. Ce qui caractérise le traitement actuel des pauvres et des sans-abri, comme de toute personne exclue du système d’accumulation capitaliste, c’est la criminalisation de leur présence dans l’espace public, qui se fait selon différentes méthodes et stratégies. L’interlude et la deuxième partie de l’ouvrage leur sont dédiés. Le lecteur découvre ainsi les variantes modernes des politiques de « bannissement » des indigents considérés étrangers sous la forme de politiques apparemment sociales, comme la gratuité des transports « en aller simple » pour éloigner les indésirables des villes.

La deuxième partie présente surtout le caractère démesuré que prend la criminalisation des pauvres au XXIe siècle, qui va de pair avec l’utilisation arbitraire du pouvoir de la police. C’est une violence des rues qui « se métastasie », alimentée par le sentiment d’insécurité devenu « paranoïa sociale », une « peur de et dans l’espace public » (p. 151, ma traduction). L’auteur montre que loin d’être uniquement un phénomène social, cette paranoïa représente une « stratégie [surligné par Don Mitchell] de pouvoir, de contrôle et de profit » (p. 149, ma traduction) reflétée dans les mesures et réglementations sécuritaires qui produisent ce « paysage de la peur » (p. 149). Ces méthodes appliquent à des biens et des espaces communs la conception du droit de propriété privée basée sur le droit d’exclure. Lorsque cette conception prévaut, elle impose le « droit d’être laissé tranquille » en respectant « la bulle » de chacun en public – ce que l’auteur appelle « les lois de la bulle » (bubble laws), niant le « droit d’être dans l’espace public » (the right to hang out), le droit de demeurer, de ne pas être déplacé (the right to stay put), ou encore le droit de libre circulation garanti par la Constitution. Cette domination des conceptions de la propriété privée se traduit dans la législation du délit d’intrusion dans l’espace public, uniquement sur la base des menaces potentielles que représentent certaines personnes, comme les pauvres, les sans-abris mais aussi les personnes à la peau mate ou des groupes de jeunes qui se trouvent dans une contre-allée, par exemple. C’est la peur de ceux « qui nous font peur, qui troublent l’espace public, qui menacent les valeurs des propriétés, et qui, dans tous les cas, sont supposés ne pas avoir de droits sur les espaces de la ville contemporaine » (p. 152, ma traduction).

La publication de cet ouvrage qui compile et revisite des travaux et publications de Don Mitchell sur plusieurs années nous interpellait de prime abord. Sa lecture radicale se révèle au final bienvenue dans le contexte actuel de la ville financiarisée, en Europe comme ailleurs. Elle tire le signal d’alarme du démantèlement du socle de droits et valeurs fondamentaux. Les exemples américains montrent des dérapages extrêmes qui découlent de la montée en puissance d’une conception homogénéisante de la qualité de vie urbaine. Cette conception dominante désigne les pauvres et non pas la pauvreté comme menace à éradiquer et engendre une escalade des politiques et des actions sécuritaires. L’ouvrage constitue ainsi un plaidoyer pour la résistance devant ces glissements et pour la défense des valeurs d’égalité entre les êtres humains. Nous pouvons uniquement regretter le fait que l’analyse de la situation contemporaine soit cantonnée à l’espace états-unien. Une discussion dans le contexte européen, voire nord-européen, où le poids des politiques sociales est plus important, pourrait amener à interroger l’inertie de l’État providence, afin de déterminer si ce changement de paradigme de l’espace public lié à une criminalisation des étrangers pauvres bien visible en Europe également suit les mêmes logiques qu’outre-Atlantique.

 

Bibliographie

Desmond Mathew, 2016, Evicted: Property and Profit in the American City, New York, Crown/Architect.

DeVerteuil Geoffrey, 2019, « Post-revanchist cities? », Urban Geography, 40(7), p. 1055-1061.

Henningan Brian, Speer Jessie, 2019, « Compassionate revanchism: The blurry geography of homelessness in the USA », Urban Studies, 56(5), p. 906-921.

Mitchell Don, 2003, The Right to the City: Social Justice and the Fight for Public Space, New York, The Guilford Press.

Smith Neil, 1996, The New Urban Frontier: Gentrification and the Revanchist City, Londres, Routledge.

 

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Matthieu Adam, Emeline Comby (dir.)

Le capital dans la Cité. Une encyclopédie critique de la ville

Éditions Amsterdam, 2020, 460 p. | commenté par : Max Rousseau

Le titre et le sous-titre (Une encyclopédie critique de la ville) du Capital dans la Cité affichent d’emblée la couleur : cet ouvrage collectif coordonné par les géographes lyonnais Matthieu Adam et Emeline Comby couronne la (re)montée en puissance, sensible depuis une dizaine d’années en France, des approches critiques sur les processus d’urbanisation contemporains. L’histoire est désormais bien connue : les années 1960 et le début des années 1970 ont constitué la grande époque de la sociologie urbaine marxiste française et de ses multiples apports analytiques, théoriques et empiriques. Ce courant a rencontré un intérêt considérable outre-Manche et outre-Atlantique, irriguant les critical urban studies, avant de se diffuser plus largement encore à l’international grâce à une série de revues (Antipode, International Journal of Urban and Regional Research, Environment and Planning, Urban Studies, etc.). Ironiquement, c’est au milieu des années 1970, alors que David Harvey publiait Social Justice and the City, consacrant l’avènement des critical urban studies, que ce courant disparaît des radars français au profit d’objets plus consensuels, avant de revenir timidement en grâce ces dernières années. Ce livre a donc pour premier mérite de réancrer des approches critiques de l’urbain dans un pays dont elles ont été longtemps évincées : à ce titre, sa parution doit être saluée à sa juste valeur.

Tout en s’inscrivant dans une filiation néomarxiste clairement revendiquée dans l’introduction, l’ouvrage s’adosse à de multiples approches critiques récentes de l’urbain et, ce faisant, propose un panorama critique des principaux processus travaillant la ville sous le capitalisme tardif. De ce point de vue, le choix assumé du coordinateur et de la coordinatrice de refuser d’intégrer deux des concepts largement passés dans le débat public (la gentrification et la métropolisation) à la liste des entrées de cette encyclopédie, au nom d’une volonté « de donner de la place à d’autres notions » (p. 24) peut aisément s’entendre (et ce même s’il aurait pu être intéressant, justement, de déconstruire la manière dont ces concepts ont évolué au fil de leur traduction dans l’espace public) ; d’autant que la gentrification – ou plutôt plusieurs sous-concepts récents – revient en filigrane, à juste titre, dans nombre de notices (par exemple, l’« écogentrification » évoquée par Flaminia Paddeu dans la notice « Agriculture urbaine », la « gentrification touristique » évoquée par Anne-Cécile Mermet et Ola Söderstrom dans la notice sur Airbnb, etc.).

Par ailleurs, le souci affiché par Matthieu Adam et Emeline Comby dès l’introduction, et constamment poursuivi dans l’encyclopédie, de réancrer les urban studies anglophones dans leur filiation française, est salutaire. Ce dialogue entre les deux traditions critiques est de fait constamment poursuivi tout au long de l’ouvrage. De fait, la plupart des notices entremêlent des approches théoriques contemporaines, souvent issues des études urbaines anglophones, avec des enquêtes empiriques fines. Or si la géographie anglophone est parvenue à urbaniser (et plus généralement, à spatialiser) le néomarxisme en constituant un arsenal conceptuel extrêmement riche et éclairant au fil du temps, nul n’ignore les reproches fréquemment adressés à cette école en matière de démonstration empirique. De ce point de vue, Le capital dans la Cité démontre une nouvelle fois tout l’intérêt d’une fécondation mutuelle entre les théories de la géographie anglophone radicale et les monographies des sciences sociales de l’urbain (Rousseau, 2013).

Au gré de ses intérêts, le lecteur aura donc tout loisir de parcourir les rues de Reykjavik pour découvrir les ravages souvent invisibles du capitalisme de plateforme (Anne-Cécile Mermet et Ola Söderström), celles de Rabat (Maroc) pour comprendre les faux-semblants de la smart city (Hind Kedira), ou encore les rives des lacs savoyards pour expérimenter la privatisation de l’accès à la nature (Alice Nikolli). Ce détour par le terrain est d’autant plus bienvenu qu’il repose sur le choix de mettre en lumière non seulement des exemples attendus (la région parisienne, Lyon, Lille, Montpellier, etc.) mais aussi des territoires plus souvent délaissés par les études critiques qui ont longtemps pêché par leur net tropisme pour les « villes globales ». Les villes paupérisées et les villes des Suds ont donc également leur place dans Le capital dans la Cité, témoignant là encore des évolutions récentes des études urbaines critiques internationales.

Exercice toujours délicat pour ce type d’ouvrages, la sélection de notices s’avère excellemment conçue. Au regard de l’évolution des études urbaines critiques, on peut la diviser en trois catégories. Une première série de notices propose un regard réactualisé au plan théorique et nourri d’exemples récents sur des thèmes relativement classiques, et donc importants, de la recherche urbaine (art, contrôle, imagerie, marketing, démolition, désindustrialisation, éducation, logement social, mobilité, périurbanisation, reconquête des fronts d’eau, renouvellement urbain, ville durable). Une deuxième série de notices explore des thèmes plus récemment saisis par les sciences sociales critiques de l’urbain (adaptation au changement climatique, austérité, données, financiarisation, réseaux techniques, smart city, vacance). Enfin, une troisième série présente des thèmes sans doute moins communément associés aux critical urban studies (espace public sonore, indésirables, migration, précarité, privatisation, rente, verticalisation, zones logistiques). Ce choix s’avère particulièrement heureux : il fournit en effet au lecteur peu familier de ces approches un panorama relativement complet et actualisé de la recherche urbaine critique, tout en appâtant le lecteur plus au fait des études urbaines radicales, notamment grâce à cette troisième série.

Lire un tel ouvrage collectif constitue évidemment un acte éminemment subjectif, et le lecteur ou la lectrice pourra soit « piocher » selon ses centres d’intérêt (avant de rebondir vers d’autres parties du livre grâce au système de renvois à la fin de chaque notice), soit tout simplement… lire le volume d’une traite, ce qui est facilité par l’écriture vivante et le travail éditorial de grande qualité. Il serait donc effectivement vain de prétendre restituer ici toute la richesse de chacune des entrées, mais je voudrais seulement donner quelques exemples illustrant l’originalité et la diversité des approches critiques réunies. L’entrée sur l’adaptation au changement climatique (Anne-Lise Boyer) analyse finement les enjeux de la contradiction clé de l’urbanisation capitalocène : les villes sont les principaux centres d’émissions de gaz à effet de serre, mais aussi des cibles particulièrement vulnérables des pires conséquences du dérèglement climatique. L’entrée sur les données (Matthieu Adam et Hervé Rivano) dissèque les étapes conduisant à la valorisation de l’« l’eldorado numérique » et en tire les conséquences urbaines, qui concernent tant la montée des inégalités que celle de la société de surveillance, et que la standardisation de l’expérience vécue. L’entrée sur la rente (Aurélie Delage) rappelle que cette dernière, qui reste fondamentale dans la production de l’espace urbain contemporain, n’en reste pas moins éminemment relative et sélective. C’est ce que prouve l’échec du projet d’aménagement de la gare de Perpignan dans l’optique de l’arrivée du TGV : l’opérateur s’est cassé les dents sur la ville périphérique au centre paupérisé ; et le centre de services et de commerces flambant neuf est finalement resté à l’état de friche. Mal aiguillée par ses « yeux plus gros que la rente », la finance se révèle en définitive être un tigre de papier. L’entrée sur les réseaux techniques (Daniel Florentin et Jérôme Denis) plonge le lecteur dans le monde souterrain et trop souvent méconnu des infrastructures cruciales de la vie quotidienne (eau, électricité, assainissement). En analysant finement la gestion de ces équipements, les auteurs mettent en lumière les apports d’une gestion « patrimoniale » des réseaux qui permet aux collectivités de reprendre la main sur les opérateurs privés, avant, qui sait, de pouvoir prétendre piloter un tournant écologique désormais crucial. L’entrée sur l’austérité (Marie Bigorgne) propose quant à elle de déconstruire le regard habituellement porté sur elle (un remède édicté d’en haut, douloureux, mais inévitable) pour l’envisager comme un fait social total. Pour ce faire, elle étudie dans le détail la manière dont l’austérité s’impose progressivement dans une commune moyenne de la banlieue parisienne à la faveur d’un patient travail émanant notamment de bureaucrates locaux qui maîtrisent le langage technique et qui s’avèrent aptes à appliquer des tactiques permettant l’invisibilisation politique de l’austérité.

Le pari de ne pas cantonner ces analyses au seul champ académique est parfaitement tenu : ainsi, la plupart des notices affichent le souci de dépasser la seule critique pour proposer des alternatives concrètes en conclusion. Par exemple, dans la notice « Ville durable », François Valegeas, après avoir analysé le plein encastrement de ce mot d’ordre dans le capitalisme tardif, évoque finalement les résistances ordinaires, mais aussi les contre-projets actuels. Et d’ailleurs, au-delà des seules notices traitant frontalement la question environnementale, on note que cette dernière est également abordée dans d’autres chapitres qui en semblent pourtant a priori éloignés. L’écologie politique constitue ainsi une clé de voûte invisible de ce panorama des approches critiques de la ville. Ce constat reflète certes la montée en puissance actuelle des enjeux environnementaux dans la géographie critique en général, mais il sous-entend par ailleurs qu’à l’heure où les États et les instances supra-étatiques révèlent chaque jour leur problématique impuissance face à la destruction accélérée des écosystèmes, à la crise énergétique et au dérèglement climatique, les villes – peu importe leur localisation et leur place dans la division internationale – font de plus en plus figure de sites stratégiques ou s’inventeront peut-être de nouvelles solutions.

Il faut donc savourer la publication de ce volume et en profiter pour saluer la constance des éditions Amsterdam, qui, une dizaine d’années après leurs premières traductions françaises des textes de David Harvey puis de premiers ouvrages collectifs d’études urbaines critiques (Villes contestées, coordonné par Cécile Gintrac et Matthieu Giroud), continuent à jouer un rôle pionnier dans l’introduction de la géographie radicale dans l’espace francophone. Dans ce lent processus, Le capital dans la Cité marque une étape particulièrement importante, car il réunit une quarantaine d’auteur·e·s, souvent jeunes. Une telle démarche collective, qui constitue une nouvelle preuve de la vitalité de ces approches cruciales en ces temps incertains, n’aurait sans doute pas été possible ne serait-ce que dix ans auparavant. Raison de plus pour se réjouir encore de la parution de cet ouvrage !

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Valérie Gelézeau, Benjamin Joinau (dir.)

Faire du terrain en Corée du Nord

Atelier des Cahiers, 2021, 330 p. | commenté par : Emmanuelle Peyvel

C’est un livre audacieux que cet essai cherchant à écrire autrement les sciences sociales, par son sujet d’une part, sa rédaction d’autre part.

L’audace du sujet d’abord : s’il y a bien un pays où il semble impensable de faire du terrain, c’est la Corée du Nord (et l’on ne peut s’empêcher de penser à ce numéro de l’émission « Strip-tease », suivant six parlementaires en visite officielle dans le pays – « on a l’impression d’un pays qui défile toute la journée »[1]). C’est justement ce présupposé que nous invite à repenser cette équipe de chercheur·e·s emmenée par Valérie Gelézeau et Benjamin Joinau, qui s’y rendent régulièrement depuis une quinzaine d’années maintenant. En déconstruisant cette ornière, où la Corée du Nord se trouve trop souvent, les auteur·e·s nous mettent plutôt en garde contre l’impossibilité supposée de la démarche, affirmation finalement moralisatrice et orientalisante, qui participe in fine à plus de silence et à la fermeture du pays.

Ce que les auteur·e·s démontrent, c’est qu’on peut bien entendu aller en Corée du Nord, la question n’est pas là ; mais ils ne masquent pas les difficultés rencontrées pour y travailler. En les donnant à voir honnêtement (désinformation, surveillance, statistiques peu fiables, accès très restrictif aux livres, incapacité à faire des enquêtes librement, connexion Internet défaillante, etc.), il est possible de les interroger non seulement pour mieux les contrer, mais aussi pour s’en servir comme cadre heuristique afin de sonder des questions éthiques et méthodologiques qui ne se poseraient pas avec autant d’acuité ailleurs. Prenons par exemple la préparation du terrain, son accès négocié une fois sur place, ou encore la construction d’une hypothèse et la véracité d’un résultat. Confrontant diverses interprétations d’une situation à la manière d’un kaléidoscope, Benjamin Joinau interroge ainsi les notions mêmes de vérité et d’objectivité dans son chapitre intitulé « Corée du Nord, réalité quantique » : la tombe Tongmyong est-elle authentique(ment fausse) ? Est-ce vrai ce mensonge selon lequel les étrangers ne peuvent pas prendre un taxi ? La Corée du Nord agit ici comme une loupe quant au travail fondamentalement ingrat du ou de la chercheur·e qui travaille à remettre patiemment en ordre des « fragments d’un objet qui ne se livre jamais totalement » (p. 92).

Pour relever un tel défi, l’ouvrage résulte d’une écriture à plusieurs mains. Les neuf auteur·e·s ont investi des formats variés, du compte-rendu classique de mission (rédigé selon les canons du genre par Françoise Ged, mettant d’autant plus en valeur son [in]utilité ici comme ailleurs si ce n’est pour justifier de financements auprès de bailleurs) aux questionnements éthiques (avec le texte incisif d’Évelyne Chérel, spécialiste de la Corée du Sud, investissant le Nord avec scrupules) en passant par des états de l’art (sur les « thomassons »[2], grâce à Henri Desbois, qui deviennent un outil méthodologique du travail de terrain) ou des traductions de chansons et des listes lexicales (Yannick Bruneton). Faire feu de tout bois est assurément une tactique de (ces) chercheur·e·s, preuve de leur ténacité à comprendre, trouver l’inspiration et expliquer.

L’ouvrage se structure en cinq parties, auxquelles s’ajoutent un avant-propos et un glossaire. La première partie, « Comment faire du terrain en Corée du Nord ? », en présentant les protagonistes, révèle leur rôle respectif et les fils directeurs théoriques mobilisés au-delà des expériences individuelles, en particulier les « thomassons », donnant lieu à une collecte urbaine aiguillant le regard de chacun·e. Complétant habilement les réflexions de Susan Bayly (2019) à partir du cas vietnamien sur les « contextes scopiques », là où les technologies contrôlent et tyrannisent par la surveillance et l’affichage, Koen de Ceuster dépasse avec nuance le cliché d’une réalité obscurcie par celle-ci qu’il faudrait dévoiler, en montrant plutôt que : « C’est la propagande qui produit les cadres interprétatifs de la réalité sociale […]. La question de savoir si les Coréens du Nord croient en leur propre propagande n’a donc pas de sens, comme c’est justement la propagande qui offre les mots et les images qui leur permettent de dire et décrire la réalité » (p. 36).

Poursuivant sur l’accessibilité et les régimes de visualité dans un pays où ils relèvent d’un monopole étatique, Benjamin Joinau démontre bien l’insécurité stable ou la stabilité insécurisante dans laquelle l’équipe est plongée, amenant des formes d’autocensure, une fatigue nerveuse causée par cette propagande permanente, une tension usante entre coprésence et distance : être sur le terrain avec des collègues nord-coréens tout en ayant la sensation de passer à côté des choses.

La deuxième partie, « Retours de terrain et comptes-rendus » interroge à la fois les coulisses des préparatifs en amont, ainsi que la restitution en aval des résultats, à partir de différents formats : carnets de terrain, mémos, échanges de courriels, livrables externes que sont les Back to the Office Report (BTOR)… On voit en particulier combien Valérie Gelézeau s’efforce de trouver des objets d’étude suffisamment consensuels pour éviter le verrouillage idéologique, comme ces micro-espaces abordables, tel un jardin, où l’on peut, parfois sans surveillance, capter des conversations plus spontanées. En régime autoritaire, les espaces publics, où l’on peut discuter en déambulant, peuvent en effet protéger la parole (comme l’a montré Orlando Figes avec Les chuchoteurs en 2009), car penser, dire et faire y suivent des gradients complexes d’expression et de liberté (Droit, 2009).

La troisième partie, « Images Mirages Décalages », plus ramassée, permet au lecteur d’occuper davantage une position d’insider au sein de l’équipe, en prenant connaissance des private jokes nécessaires à la cohésion du groupe ou des photographies de terrain prises par Koen de Ceuster et Françoise Ged, cette dernière y associant une réflexion lumineuse sur la différence entre multitude et profusion dans la société nord-coréenne. Les entrelacs d’extraits de carnets de terrain quotidiens en latin, français et coréen (Alain Delissen) sont parfois difficilement compréhensibles, mais qu’importe puisqu’ils montrent ce qui l’est peu habituellement dans la fabrique du savoir : les matériaux bruts à partir desquels chacun·e s’efforce de travailler.

La quatrième partie, « Le chercheur en Sisyphe », accorde une place centrale aux mots et à leurs traductions à travers les réflexions d’Yves Bruneton sur le nom du pays lui-même, la traduction de chansons d’un groupe populaire de femmes, Moranbong, et la constitution d’un lexique. Avec le chapitre de Benjamin Joinau qui clôt cette partie, nous avons un bon aperçu des différentes façons de mettre à distance les mots comme les visuels, au-delà de cette impression de « tout vu, rien vu, mal vu », afin de tenter de saisir simultanément des états hybrides et complexes : un enquêté peut être par exemple à la fois sincère et non sincère, romancer, sans pour autant être qualifié de « menteur ».

Enfin, la cinquième et dernière partie, plus descriptive, « Nos terrains ou la valse des émotions », se concentre sur les émotions ressenties par les chercheur·e·s : les textes de Valérie Gelézeau et Benjamin Joinau répondent à celui de Pauline Guinard, en faisant état de colère, de frustration, de peur, de stress, mais aussi de surprises, de satisfaction et d’espérance.

Pour finir, l’ouvrage revêt trois intérêts. Le premier, monographique, est finalement limité : on en apprend peu sur le pays, les auteur·e·s restant en fait à Pyongyang, mais davantage sur les conditions de travail des chercheur·e·s. C’est là, sans nul doute, un objectif réussi du livre : arriver à donner à voir le terrain de manière incarnée, habitée, dépassant les discours médiatiques installés, rangeant le pays dans cet « axe du Mal » depuis George W. Bush. Les illustrations de Sun Mu sont en cela touchantes dans leurs capacités à saisir un quotidien ordinaire (un pique-nique, une ruelle en fin d’après-midi, des enfants qui jouent). Le deuxième intérêt du livre est méthodologique, et dépasse largement le cas nord-coréen, non seulement pour livrer une réflexion critique sur le terrain lui-même, mais aussi pour s’interroger sur la recherche en contexte autoritaire (Morgenbesser et Weiss, 2018) ou fermé (Koch, 2013) : comment rendre l’étude de terrain possible dans ces conditions ? Qu’en faire, qu’en dire sans (se) créer de problème, ou céder à l’instrumentalisation ? Enfin, par son écriture et sa mise en page parfois expérimentale, le livre travaille de manière audacieuse nos façons de rendre compte de nos résultats de recherche, au-delà des modes de restitution académiques classiques. Les extraits d’emails partagés entre Valérie Gelézeau et Benjamin Joinau sont pleins de saveurs, non seulement parce qu’ils scandent de manière opportune la lecture en marge (si chère à George Perec, qui court dans tout l’ouvrage), mais aussi parce qu’ils donnent à voir les discussions, les désaccords et finalement la progression d’une recherche comme elle se fait aujourd’hui : en équipe. S’y ajoutent des photos, des bandes dessinées et des QR codes pour accéder à des bonus bibliographiques et photographiques et même un quiz hilarant, montrant toute la complicité entre les chercheur·e·s et l’importance de l’humour pour tenir en de tels régimes (Regamey, 2001 ; Alexievitch, 2013).

 

Bibliographie

Alexievitch Svetlana, 2013, La fin de l’homme rouge, Arles, Actes Sud.

Bayly Susan, 2019, « The voice of propaganda: Citizenship and moral silence in late-socialist Vietnam », Terrain. Anthropologie & Sciences Humaines, 72.

Droit Emmanuel, 2009, Vers un homme nouveau ? L’éducation socialiste en RDA : 1949-1989, Rennes, Presses universitaires de Rennes.

Figes Orlando, 2009, Les Chuchoteurs. Vivre et survivre sous Staline, Paris, Denoël.

Koch Natalie, 2013, « Introduction–Field methods in “closed contexts”: Undertaking research in authoritarian states and places », AREA, 45(4), p. 390-395.

Morgenbesser Lee, Weiss Meredith, 2018, « Survive and thrive: Field research in authoritarian Southeast Asia », Asian Studies Review, 42(3), p. 385-403.

Regamey Amandine, 2001, « Prolétaires de tous pays, excusez-moi ! Histoires drôles et contestation de l’ordre politique en ex-URSS », Hermès, 1(29), p. 43-52.

 

[1] Dutilleul Philippe, 2000, Une délégation de très haut niveau, émission « Strip-tease ». Sa diffusion avait fait scandale en Belgique et entraîné le retrait de tous les mandats exécutifs officiels de Willy Burgeon au sein du Parti socialiste.

[2] Inventé par Genpei Akasegawa, néo-dadaïste japonais, ce terme désigne des objets urbains persistant dans leur matérialité alors qu’ils sont devenus sans usage : un escalier qui ne mène nulle part, une porte donnant dans le vide, etc. Échappant à tout ordre utilitaire, ils renseignent sur la rapidité des mutations urbaines de façon à la fois absurde et intime, rappelant l’ordinaire de vies passées. L’artiste a choisi ce nom en référence à Gary Thomasson, joueur de base-ball officiant à Tokyo dans les années 1980, qui était tellement mauvais qu’on se demandait à quoi il servait.

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Gilio-Whitaker Dina

As Long as Grass Grows: The Indigenous Fight for Environmental Justice, From Colonization to Standing Rock

Beacon Press, 2018, 224 p. | commenté par : Julie Jacquet

What would environmental justice look like if Indigenous Peoples’ worldviews were placed at the centre of the concept and movement (p. 13)? This is the question that Dina Gilio-Whitaker asks in her second book, As Long as Grass Grows: The Indigenous Fight for Environmental Justice, from Colonization to Standing Rock. Gilio-Whitaker is a member of the Colville Confederate Tribes, a journalist, a lecturer of American Indian Studies at California State University, a consultant for tribal and environmental issues, and has previously co-authored All the real Indians died off and 20 other myths about Native Americans (Dunbar-Ortiz and Gilio-Whitaker, 2016, Beacon Press). As Long as Grass Grows, published by Beacon Press in 2019, came out shortly after the Standing Rock protests against the Dakota Access Pipeline (DAPL) in the historical lands of the Lakota people, between the states of North and South Dakota in the present-day United States. Gilio-Whitaker begins with a detailed description of the DAPL project, how, like many other pipeline projects in the United States, it perpetuates environmental injustice for Indigenous Peoples through multiple treaty violations, human rights violations, and environmental racism. Despite their defeat, the #NoDAPL movement claimed itself as a victory since it was, and still is, the most significant Indigenous protest in recent US history. It is also an illustration of the recent and growing proximity between the Indigenous Peoples’ movement and the environmental movement on a global scale. This growing proximity is perhaps due to what Gilio-Whitaker describes as a recognition that what has occurred to Native nations around the world is now happening to everybody outside of a small and privileged elite. However, a dearth of knowledge persists in both activist and academic spaces regarding exactly what environmental justice is and looks like for Native American Nations and As Long as Grass Grows aims to fill this gap. Specifically, the author argues that Indigenous Peoples’ pursuit of environmental justice requires employing a lens which goes beyond the model of distributive justice which is anchored in a capitalist framework and typically used by environmental justice (EJ) scholars. Indigenising environmental justice means expanding its current scope to take into account the full weight of settler colonialism, thus recognising it as an ongoing and structural process of environmental injustice. It signifies embracing the ways Indigenous Peoples view land, nature and human relations with it. In other words, Indigenised environmental justice is restorative; Indigenised environmental justice acknowledges the political existence of Native nations and explicitly respects the principles of their nationhood and rights to self-determination (p. 12).

Gilio-Whitaker’s first chapter raises epistemological questions regarding environmental justice and specifically how it has been defined by civil society groups and the US government, without regard or respect for what EJ might actually mean for Indigenous Peoples. For example, classical environmental justice, as defined by the American Environmental Protection Agency (EPA), collapses all ethnic communities into one block—people of colour—which disregards the unique political and cultural circumstances of Native nations and does not account for the complex and historical ways Indigenous communities have been displaced and assimilated (p. 19). Yet, Native Americans, unlike other minority groups, are in fact nations with political relationships with the US government. They also have unique and very different relationships with the land due to their ancestral tenure and also due to the processes of colonisation. Gilio-Whitaker references multiple Indigenous and non-Indigenous scholars on these questions of justice, notably David Schlosberg, who highlights the different conceptions of justice within the EJ movement, and that too often Indigenous conceptions of justice—and Indigenous manners of understanding land and human relations with it—are in fact obstructed or unrecognised. Yet, for a conception of EJ to be relevant to a group of people, it must fit within the conceptual boundaries that are meaningful to them. Even more problematic, Gilio-Whitaker notes, are the numerous barriers preventing the actual participation of Indigenous nations and members in environmental governance. The EJ movement needs to recognise a decolonial framework and also recognise that colonialism is racism. Furthermore, EJ must be about justice, not equity. It must be about restoring balance in relationships, both human and non-human, which are out of balance. Finally, it must transcend a distributive capitalist model of justice and adopt a restorative orientation.

In the following two chapters, Gilio-Whitaker looks at the historical processes of both settler colonialism and the Industrial Revolution to show how racism underpinning these processes set into motion a torrent of environmental consequences. Place is a fundamental aspect for Native societies, and disrupting place hence impacts every aspect of Native societies. To illustrate this, Gilio-Whitaker details the multifaceted consequences of the flooding of ancestral lands due to the construction of dams, the clearcutting of forests, and the poisoning of Indian lands and waterways for railroad development, uranium mining, and fossil fuel extraction in the American West during the twentieth century. To be Native today comprises disconnection from land, the culture, and the lifeways that emanate from it, such as language, ceremonial and religious practices, culinary and medicinal knowledge. For these reasons, the author defends that the displacement and destruction of Native lands are ecocide, a form of genocide, because the environmental conditions for a community to perpetuate itself are no destroyed.

In the following chapter, Gilio-Whitaker addresses the links between land access, Indigenous traditional culinary practices, and the health of Indigenous communities. Settler colonisation and the environmental disruption which constitutes it, have made traditional food systems inaccessible to Native societies. It is the symbiotic relationship with place and their sense of responsibility to those places that guaranteed the health of the people and the lands they lived with. Combined with the imposition of qualitatively and quantitatively insufficient rations in the reservation system, Native Americans populations now have higher rates of lifestyle diseases and shorter lifespans than non-Native Americans. Interfering with a people’s food system, Gilio-Whitaker also argues, is to interfere with a group’s collective capacity to self-determine how it chooses to adapt to metascale forces like climate change or major economic transitions. Forces, she reminds us, which are not of Native making, are out of their control, but which they have been swept into.

This leads the author, in her fifth and sixth chapters, to shift towards the question of resistance, and specifically to unpack the historical relationship between the environmental movement and the Indigenous People’s movement. At its start, in the 1870s, with the creation of state and national parks, the environmental movement is rooted in white supremacy. The creation of enclosed parks forced and disguised the displacement and the dispossession of Native peoples from their historical homes in the name of the false myth of virgin wilderness, supposedly devoid of human life and intervention. This paradigm of human-free wilderness laid a foundation, Gilio-Whitaker reminds us (p. 95), for the 20th century environmentalist movement in extremely problematic ways. Among other processes, she looks at the making of various tropes of Indigenous People’s closeness to land: from the noble savage to the ecological Indian in the 1970s, all of which dehumanise, fetishise, and infantilise Native societies. She questions in the fifth chapter how, today, environmental awareness can be balanced with histories of injustice and disregard for tribal sovereignty. She examines ways the environmental organizations like Sea Shepherd Conservation Society, Greenpeace, and the Sierra Club have clashed with the Indigenous Rights movement in the late 20th century over questions of land use, landscape and resource management. Yet, as demonstrated by the #NoDAPL movement, as well as by global summits, there has been recent and unprecedented levels of cooperation between the two movements. The author situates this cooperation in a broader context of growing fury as Big Oil continued to make record profits, as new massive pipelines were being planned, and in a climate of growing wealth and social disparities following the 2008 economic recession. Given the vulnerability of Native peoples around the world to abuses by the State and by the private sector, it seems logical that they would rise as global leaders of the climate justice movement (p. 109). This paved the way for critical mass at Sacred Stone Camp in 2016, the biggest tribally led act of civil disobedience in US history, to protest the DAPL, described in the book’s introduction. Nevertheless, there continue to be tensions and conflict between different segments of the protesting communities, notably regarding gender, which Gilio-Whitaker deconstructs in her sixth chapter. The author defends the need to critically analyse these conflicts, rather than overlook them, so that non-Native activists can learn to be respectful, effective allies, and constructive partners. And also to free the movement of white supremacy and saviourism (p. 112).

In the seventh and penultimate chapter, Gilio-Whitaker reminds us that the DAPL was controversial not only because it threatened the water sources of Standing Rock but also because it was directly in the path of sacred and ceremonial lands, which are outside today’s reservation borders, but within the unceded territory of the original Great Sioux Reservation. Battles to protect sacred sites have, in the past, been fought as religious battles, and they have tended to fail because the Eurocentric legal system in the United States is incapable of recognising Native Peoples’ worldviews. Worldviews composed of relationships of reciprocity, respect, and responsibility between humans but also extending to the entire natural world, forming a sense of kinship with the land itself. Humans are only a part of the natural world, neither central to nor separate from it. Yet, in failing to understand the religious frameworks of Indigenous Peoples and how land factors into them, the US legal system thus makes it impossible for Native peoples to win any sacred sites battles on the basis of religious arguments. Which is why, as Gilio-Whitaker proposes, a paradigm shift which regards the protection of sacred sites as an environmental justice issue would be beneficial.

The eighth and concluding chapter provides some ways forward; Gilio-Whitaker describes how alliances are forming between Native and non-Native peoples aligned against Big Oil and the extractive industries behind climate change. Fighting together has become a necessity; Native peoples can provide a road map and the leadership on how to develop a much saner relationship to the Earth, one that will ensure justice for everyone, including the Earth, as well as our survival. Indigenising environmental justice is thus necessary for all of humanity to resolve the profound social, political, and environmental crises we are in.

As Long as Grass Grows provides a thorough account of a major environmental and human rights concerns, that have been marginalised and deliberately obfuscated in the past decades and centuries in the United States. As a scholar and activist striving towards increased environmental justice for Indigenous Peoples, Gilio-Whitaker details a broad spectrum of issues encompassed by the fight for environmental justice for Native nations in the US but also globally. In each chapter, she poses specific and complex questions which she addresses through analyses of past and contemporary public policies, Indigenous thought, and academic work. This work shows how her experiences as a First Nations member, journalist, and academic can come together in a comprehensive way, contributing to existing questions and paradigms regarding environmental justice in academic and activist spaces. She also very successfully demonstrates how spiritual, ceremonial, and food practices are in fact questions of environmental justice. She also identifies the potential barriers to achieving EJ, namely the pervasiveness of white supremacy and settler colonialism at the governmental level but also within the environmental movement. She clearly demonstrates how the EJ movement could fail Indigenous Peoples if it does not recognise their unique place and worldviews. Nevertheless, Gilio-Whitaker ends the book with a chapter regarding possible and innovative ways forward for attaining environmental justice. Perhaps most importantly, As Long as Grass Grows highlights the importance of building alliances between groups, across social and racial divides, to fight a common enemy, corporate power and Big Oil.

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Film coproduit par Ronnie Screwvala de RSVP et Ashi Dua Sara de Flying Unicorn Entertainment

Justice spatiale, justice sexuelle : « Lust Stories 2 »

sorti sur Netflix le 29 juin 2023. | commenté par : Frédéric Landy

Les injustices spatiales peuvent être sexuelles, le numéro 3 de Justice spatiale|Spatial justice (2001) le montrait déjà. La revue se consacrait alors à la question des minorités sexuelles et à leur place fragile dans un espace social dominé par l’hétérosexualité. Il existe cependant d’autres injustices, fondées non sur les préférences sexuelles, mais sur les inégalités socio-économiques. Même dans le champ de la sexualité straight, elles demeurent importantes, notamment dans les pays émergents où des classes sociales fortunées cohabitent avec une population restée majoritairement pauvre. C’est le cas de l’Inde. La plate-forme Netflix en propose une illustration depuis 2023, avec la sortie de Lust stories 2 (Histoires sensuelles 2), quatre courts-métrages accolés qui reprennent la recette du premier Lust stories sorti en 2018 : quatre fictions se passant à Bombay, quatre réalisateurs, et des histoires sexuellement crues dans les dialogues, mais aussi dans certaines images. Le fait est suffisamment rare pour être relevé, dans un pays où la censure interdit toujours aux films sortant en salles le moindre baiser sur les lèvres.

Le second court-métrage de ce Lust stories 2, « The Mirror » (25′), est le seul des quatre à avoir été tourné par une femme, Konkona Sen Sharma. Dans un entretien pour India Today (25 mars 2022), celle qui est aussi une célèbre actrice disait se sentir « un petit peu androgyne », et « complètement neutre » au genre, ne « se voyant pas comme une femme ». Pourtant, son film ne se place que dans le champ de l’hétérosexualité, et de la masturbation. Il est centré sur une graphiste aisée de Bombay, Ishita, qui vit seule dans un bel appartement, mais dont les nombreuses migraines laissent supposer qu’elle n’est pas pleinement heureuse. Un jour où elle revient plus tôt chez elle, elle surprend sa femme de ménage, Seema, faisant l’amour avec un homme dans son propre lit. Trop choquée pour intervenir, elle sort sans bruit de chez elle. Le lendemain, Ishita s’arrange pour rentrer à nouveau tôt du travail, ouvre discrètement la porte, et voit Seema avec le même homme. Cela l’excite, et elle prend l’habitude de jouer ainsi les voyeuses, se caressant devant un miroir qui reflète l’image du couple. Elle ne remarque pas que Seema s’est rendu compte au bout de quelques jours de ce manège – qui l’excite sans doute aussi… Jusqu’au jour où, poussant un cri parce qu’un gecko l’a surprise, Ishita est découverte. Elle ne peut faire autrement que licencier sa femme de ménage, mais comme celle-ci se défend vertement en accusant son employeuse de voyeurisme, des voisins entendent la dispute et les ragots enflent. Finalement, après quelques semaines, Ishita engage à nouveau Seema. Et lui donne une clé de son appartement…

Tout cela ne pourrait constituer qu’une amusante histoire érotique un tantinet perverse, un peu dans la lignée ouverte par Boccace ou Chaucer… Sauf que le spectateur aura appris avant Ishita l’identité de l’homme avec qui couche sa femme de ménage. À la 16e minute, un plan nocturne montre la pièce unique du bidonville où vit Seema, quand, pour dormir, tous les corps des membres de la famille sont alignés les uns à côté des autres, faute de place. Ils sont cinq. La fille adolescente regarde son smartphone. Seema chuchote avec son mari : celui-ci s’avère être l’homme avec qui elle couche chez son employeuse.

Le premier plan du film est une vue aérienne de Bombay, avec les toits serrés d’un bidonville dominés par de luxueuses tours d’habitation. Ce contraste spatial, qui témoigne d’écarts sociaux considérables coexistant à quelques mètres de distance, a une fonction sociale. Il permet à la domestique d’aller facilement au travail – quitte à pouvoir être appelée n’importe quand. « J’arrive dans cinq minutes », répond-elle ainsi au téléphone. Mais les densités de population du bidonville n’octroient aucune intimité. La propre fille de Seema est giflée par sa mère qui l’a surprise, une nuit, lors d’un rendez-vous amoureux juste à l’entrée de leur maison : Seema refuse de laisser à sa fille la liberté qu’elle cherche pour elle-même. Une autre séquence la montre avec son mari, faisant un selfie sur la plage. Seema demande : « Rase-toi, demain ». La plage est un espace où un couple peut se parler, voire se toucher. Mais s’embrasser, non, et encore moins faire l’amour.

La sexualité révèle les injustices spatiales – marquées ici par de considérables inégalités dans l’accès au logement. Mais la sexualité aggrave également ces injustices spatiales : puisque le couple n’a aucune intimité, ni Seema ni son mari ne peuvent profiter d’une sexualité épanouie. Ajoutons que Seema porte un humble sari de coton, loin des vêtements de haute couture de son employeuse ; qu’en famille elle parle marathi, la langue locale, et non l’hindi mâtiné d’anglais d’Ishita. Mais la morale de l’histoire est aussi que l’argent ne fait pas le bonheur : car même avec son argent et sa belle voiture, Ishita se révèle plus malheureuse que sa bonne, et pleure le soir en se caressant, solitaire.

On peut trouver l’écho de ces disparités sociosexuelles dans le premier Lust stories, sorti en 2018. Dans le second court-métrage de ce film, tourné par Zoya Akhtar (encore une fois la seule femme des quatre réalisateurs), un informaticien de la upper middle class vit une relation passionnée avec sa femme de ménage. Mais voilà qu’il reçoit la visite de ses parents et de la famille de sa promise. La pauvre Sudha doit servir le thé à sa rivale. Le jeune homme ne lui accorde aucune attention. Les horoscopes des deux fiancés coïncident, les familles sont ravies, que demander de plus ? Sudha perd tout à la fois sa dignité, son droit à l’amour et son rêve d’ascension sociale. Elle n’a pour compensation que le droit de manger une des confiseries achetées pour célébrer l’engagement. Le film s’achève quand, à la fin de sa journée, elle attend l’ascenseur sur le palier avant de rentrer chez elle. Une autre femme de ménage la rejoint, et lui montre tout heureuse une robe, déchirée, que sa patronne lui a donnée. Sudha ne participe pas à sa joie. L’ascenseur finit par arriver. Le plan final montre les femmes disparaître vers le rez-de-chaussée, et la cage d’ascenseur devenir vide et noire. Au spectateur de deviner quels sont les étages inférieurs de la société où vivent les deux maids.

 

 

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Camille François

De gré et de force. Comment l’État expulse les pauvres

La Découverte, 2023, 233 p. | commenté par : Hadrien Herrault

Camille François, maître de conférences à l’université Panthéon-Sorbonne, propose une enquête sociologique sur un phénomène façonnant la vie d’une partie des classes populaires : les expulsions locatives. Les conséquences négatives des expulsions sur les familles ont fait l’objet d’études approfondies, que ce soit aux États-Unis avec le livre Avis d’expulsion de Matthew Desmond (2019) ou, par exemple, dans un numéro spécial en 2018 de la revue L’année sociologique (Aguilera et al., 2018). Camille François porte un nouveau regard sur les expulsions en s’intéressant aux conditions sociales qui les rendent possibles. Il rappelle qu’en cas de dettes, les expulsions ne sont pas automatiques en France et ne concernent d’ailleurs pas l’intégralité des ménages endettés. Elles dépendent de facteurs de classe, de genre et de race. Pendant trois ans, Camille François a mené une enquête ethnographique en banlieue parisienne et a recueilli archives et statistiques afin de reconstituer ce qu’il nomme la « chaîne de l’expulsion » (p. 15). Il a reconstruit l’ensemble des étapes « par lesquelles passent les familles en procédure d’expulsion, depuis leurs premières dettes de loyer jusqu’à leur évacuation par les forces de police » en documentant le travail d’expulsion dans les champs administratif, judiciaire, policier et politique (p. 15).

Dans une situation où les dépenses liées au logement des plus modestes augmentent fortement, l’auteur montre comment les expulsions font partie intégrante de la production des inégalités, et sont surtout une « question éminemment politique, et non une fatalité économique ou un simple problème bureaucratique » (p. 19). Pour ce faire, il tient le lecteur en haleine à travers de multiples énigmes sociologiques qui rendent le livre accessible au-delà du champ universitaire.

 

Ne pas payer son loyer, un comportement rationnel

Camille François commence sa démonstration en déconstruisant la vision du sens commun présentant les ménages endettés comme des « incompétents » économiques. Cette vision stigmatise les pauvres « comme si leurs dettes ou leurs difficultés financières étaient moins le fruit d’un manque d’argent (en quantité) que d’un défaut de gestion de l’argent (en qualité), d’un déficit de savoir-faire budgétaire » (p. 23). Camille François rappelle que les impayés sont bien le fait de causes structurelles et non individuelles. L’écart grandissant entre les prix des loyers et les salaires couplé à la paupérisation des plus modestes entraînent un accroissement du nombre de locataires endettés. Selon la dernière enquête logement de l’Insee, citée par l’auteur, le nombre de ménages présentant au moins deux mois de retard de loyer a augmenté entre 1996 et 2013 de 51 %. Puis, dans la lignée des travaux de Denis Colombi (2020) ou d’Ana Perrin-Heredia (2010), il cherche à « comprendre les (bonnes) raisons qu’avaient parfois les familles en manque d’argent de s’endetter sur le loyer, plutôt que de renoncer à d’autres dépenses ou de contracter d’autres types de dettes » (p. 15). Ne pas payer son loyer en temps voulu s’explique, selon Camille François, par les avantages comparatifs qu’apporte le fait de ne pas payer son loyer par rapport à l’endettement bancaire ou le découvert. Contrairement à l’endettement bancaire, les dettes de loyers sont en effet gratuites et sont contractées à distance du créancier. Elles n’impliquent pas une relation directe avec un banquier, mais « seulement » la non-réalisation d’un virement ou le non-envoi d’un chèque. Autrement dit, il s’agit d’« arbitrages d’infortune » rationnels, tant socialement qu’économiquement, permettant une gestion de la pénurie (p. 23).

Camille François traite ensuite des services de recouvrement des bailleurs sociaux. C’est dans ces services que les familles sont triées, entre celles qui seront assignées au tribunal et celles qui ne le seront pas. Le livre présente l’intérêt de commencer systématiquement par mettre au jour les logiques structurelles. Les services de recouvrement sont centraux pour les bailleurs, car les loyers sont une source de financement toujours plus stratégique dans un contexte d’austérité budgétaire. De plus, les bailleurs se trouvent « en concurrence avec les autres créanciers pour la “captation des ressources” des ménages endettés » (p. 45). Les services de recouvrement restent pourtant largement dévalorisés au sein des bailleurs. Camille François tente alors de comprendre qui sont les agentes (principalement des femmes) qui y travaillent, et qui « s’y plaisent “plutôt pas mal” » (p. 54). Ainsi, l’auteur retrace les trajectoires sociales des 6 employées du service de recouvrement d’un office public de HLM dont le travail est de « réclamer de l’argent aux pauvres » (p. 49). Les employées du service de recouvrement appartiennent à la fraction stable des classes populaires. Elles ont en moyenne plus de 45 ans, peu de diplômes, mais bénéficient d’un emploi pérenne et gagnent environ 1 300 euros net par mois. Les chargées de recouvrement ont en commun d’avoir intériorisé et incorporé tout au long de leur trajectoire sociale des dispositions économiques ascétiques, mélangeant un « sens des limites » budgétaires, une crainte de l’endettement et une condamnation de la dépendance aux prestations sociales (p. 54). Elles ont notamment acquis ces dispositions en ayant travaillé dans le secteur privé avant de rejoindre le bailleur social. Le service de recouvrement peut ainsi être étudié comme le lieu d’une « lutte de fractions de classe interne aux milieux populaires », où l’État social « délègue à des membres des classes populaires stabilisées le soin d’encadrer les familles qui décrochent vers la pauvreté » (p. 56). En revanche, l’analyse de l’auteur ne réduit pas la chaîne de l’expulsion à des logiques de classe. Il met en lumière l’importance des logiques de genre avec une féminisation du service qui montre le « peu de prestige du recouvrement » (p. 46).

Camille François décrit ensuite finement les méthodes développées par les bailleurs sociaux et appliquées par les chargées de recouvrement pour récupérer les dettes des locataires, sans passer par l’expulsion. L’une des méthodes est le plan d’apurement, un document comptable que les locataires signent et qui les engage à payer chaque mois une mensualité de remboursement de leur dette en plus du loyer courant. La négociation des mensualités se fait sous forme d’enchères décroissantes : les chargées de recouvrement et les locataires proposent différentes sommes jusqu’à ce qu’ils se mettent d’accord sur la mensualité finale. La mobilité résidentielle contrainte est une autre méthode. Elle consiste à faire déménager les locataires en situation dite de « sous-occupation » vers des logements plus petits et moins onéreux (bien que la chambre supplémentaire permette, par exemple, la recohabitation quand un enfant perd son travail). Cette méthode décrite par l’auteur fait plus largement penser au contrôle croissant des lieux de vie des classes populaires, avec la bedroom tax au Royaume-Uni et la mise en problème public croissante d’une supposée sous-occupation du logement social (plutôt que de cibler le manque de logements sociaux et très sociaux).

 

Inégaux face au juge

Camille François analyse ensuite un élément rarement mis en avant dans les travaux de sociologie sur les inégalités dans l’accès au logement : le travail judiciaire. L’auteur rappelle les logiques structurelles des inégalités inscrites dans le droit. Les jugements pour dette sont officiellement basés sur le montant d’impayés comparé aux besoins du créancier et aux revenus du débiteur : « plus un locataire est endetté, ou moins il a de revenus, et plus il a de chances d’être expulsé » (p. 73). Les jugements d’expulsion sont bel et bien des jugements de classe, « au sens où ils entérinent les inégalités de condition entre les justiciables : entre locataires et propriétaires, puisqu’il s’agit d’apporter à ces derniers réparation et restitution de leur capital immobilier ; mais également entre les locataires eux-mêmes, traités différemment en fonction de leur niveau de richesse » (p. 73). Les inégalités de traitement ne se résument néanmoins pas à des inégalités financières. Pour le montrer, Camille François s’appuie sur une analyse quantitative de 795 affaires d’expulsion dans 4 tribunaux de la région parisienne.

L’auteur a constaté que moins de la moitié des locataires concernés par des affaires d’expulsion pour dette se sont présentés devant le juge quand ils étaient convoqués. De nombreux facteurs expliquent cette présence différenciée aux audiences parmi lesquels le fait qu’il s’agit d’« un acte coûteux, sur le plan matériel comme symbolique, qui nécessite du temps et des ressources, dont tous les locataires ne disposent pas » (p. 80). La présence à l’audience varie aussi selon le type de logement occupé (davantage de locataires logés par un bailleur social sont présents que ceux logés par un propriétaire particulier ou en foyer de travailleurs migrants) et en fonction du statut matrimonial (davantage de femmes célibataires et de couples que d’hommes célibataires). Cette sélection sociale est d’autant plus préoccupante que le fait de se présenter à l’audience a une incidence cruciale sur le verdict final rendu par le juge. Les locataires qui ne se sont pas présentés ont été expulsés dans une proportion de 65 % contre seulement 24 % pour ceux qui étaient présents. Les juges perçoivent le non-respect de l’obligation de se présenter à l’audience comme un supposé signe de « désintérêt », d’« indifférence » ou de « mauvaise foi » (p. 83).

Des rapports de race sont également à l’œuvre. Par exemple, les résidents de foyers de travailleurs migrants sont expulsés dans environ 66 % des cas contre 48 % pour l’ensemble des locataires, car ils ne bénéficient pas du statut de locataire et sont exclus du droit commun, ce qui les rend plus vulnérables à l’expulsion. Les locataires de logements appartenant à des propriétaires-bailleurs particuliers et des sociétés civiles immobilières ont aussi plus de probabilités d’être expulsés que ceux du parc social, car ces bailleurs demandent plus souvent au juge l’expulsion de leurs locataires en cas de dettes. Les magistrats apparaissent sensibles à leurs demandes puisqu’ils prononcent l’expulsion dans 70 % des cas pour lesquels le propriétaire la demande, contre 10 % lorsque ce n’est pas le cas (préférant un octroi de délais de paiement avant l’expulsion). Pour Camille François, « c’est là encore l’une des conséquences des textes de droit, qui prescrivent aux juges de se montrer attentifs aux “besoins du créancier” […], par opposition à la “mission de service public” qui incombe aux bailleurs sociaux » (p. 85). C’est également une conséquence de l’incorporation par des juges de la figure du « petit propriétaire » qu’ils perçoivent comme « démuni » et « à laquelle ils tendent à associer l’ensemble des bailleurs particuliers » (p. 91). Cette figure est pourtant loin de recouvrir une réalité. En effet, tel que l’Insee l’a montré récemment, 50 % des logements en location possédés par des particuliers sont détenus par des ménages ayant cinq logements ou plus, représentant seulement 3,5 % des ménages (André et al., 2021).

Camille François rappelle aussi les inégalités de ressources juridiques entre locataires et propriétaires lors de procédures d’expulsion pour dette. Les propriétaires de biens immobiliers peuvent bien souvent se permettre de payer un avocat pour gérer leurs affaires. Les propriétaires qui ont recours à des avocats sont en général des « joueurs réguliers », c’est-à-dire qu’ils ont l’habitude des codes juridiques (p. 93). À l’inverse, les locataires sont davantage des « joueurs d’un jour ». Ils sont alors désavantagés, car ils connaissent peu les procédures judiciaires et ne disposent pas des ressources nécessaires pour obtenir gain de cause au tribunal. De plus, de façon contre-intuitive, avoir un avocat pour un locataire, contrairement à un bailleur, n’est pas forcément apprécié par les juges.

 

Les expulsions, un choix politique

Selon les archives récoltées par l’auteur dans un bureau des expulsions d’une préfecture, près de deux tiers des familles ne quittent pas leur domicile après avoir été condamnées à l’expulsion ou n’avoir pas respecté le délai de paiement que leur a signifié le juge. Parmi celles qui font ensuite l’objet d’une réquisition de la force publique, 44,5 % sont expulsées par la police et 26,5 % des ménages quittent par eux-mêmes leur logement avant l’intervention de la police. Ce dernier chiffre est plus important pour ceux qui habitent dans le parc locatif privé (47 %). Cela est dû en partie à la relation de pouvoir entre locataires et propriétaires-bailleurs, et à des manœuvres illégales de ces derniers, comme la reprise des lieux sans autorisation par la force publique (changement de serrures, utilisation d’hommes de main, etc.).

Dans son enquête, l’auteur observe l’augmentation de l’usage de la force publique alors que les plaintes par les propriétaires stagnent. Cette augmentation est guidée par une logique budgétaire. Si un bailleur demande l’aide de la force publique pour expulser un locataire, l’État dispose de deux mois pour exécuter la décision. Après ce délai, le bailleur peut réclamer une indemnisation financière équivalente à la dette contractée envers lui par le locataire pendant ce temps. Le ministère de l’Intérieur, cherchant à réduire les indemnités versées aux bailleurs, a en conséquence augmenté le nombre d’expulsions réalisées par la police, dont le chiffre a bondi de plus de 40 % entre 2010 et 2019 (au détriment de solutions amiables).

Plus globalement, Camille François montre comment les expulsions ne fonctionnent pas seulement avec des lois et des décisions judiciaires. Elles reposent aussi sur des agents qui ont intériorisé lors de leurs trajectoires sociales la « violence légitime physique » de l’État, et s’investissent pour la mettre en application. À la lecture de l’ouvrage, on se demande en revanche s’il existe des oppositions, mêmes limitées, venant des agents qui œuvrent tout au long de la chaîne de l’expulsion. Le chapitre V revient sur les pratiques « empathiques » de certains agents ou sur les contestations d’élus. Toutefois, il aurait pu être intéressant d’expliciter les trajectoires sociales de ces agents, afin d’objectiver les interstices où peuvent se construire de possibles contestations des expulsions. Ce sont plus largement les luttes internes aux différentes professions mettant en œuvre les expulsions mais également les revendications d’associations et de groupes de locataires tentant de freiner les expulsions qui auraient pu davantage être mises en lumière.

 

Faire face aux expulsions

Dans la conclusion, l’auteur présente des mesures nécessaires pour « limiter » les expulsions. Le Fonds solidarité logement (FSL) offre actuellement une aide financière aux locataires endettés, mais cette aide, selon Camille François, arrive trop tard pour prévenir les dettes. Pour réduire le nombre d’expulsions, il suggère de s’attaquer à leurs causes structurelles. Par exemple, l’auteur propose de créer une clause de « soupçon d’indécence du logement » pour « réaffirmer les droits et les devoirs de chacune des parties prenantes dans la relation propriétaire-locataire » (p. 208). De nombreux locataires cessent de payer leur loyer car leur logement est insalubre. Toutefois, lors du procès, les locataires n’ont que rarement réalisé les difficiles tâches administratives permettant de faire reconnaître le logement comme insalubre (« constats d’huissier », « signalement et rapport du service d’hygiène municipal », etc.) (p. 207). Pour l’auteur, l’État doit aussi abandonner l’objectif de réduire les indemnités versées aux propriétaires-bailleurs en attente d’expulsion. Camille François propose également de peser sur le « “cycle du capital immobilier”, c’est-à-dire sur l’offre et les mécanismes de formation des prix des logements locatifs » (p. 209). Il prône notamment un « véritable encadrement des loyers » et un « taux légal de rendement locatif » pour les investisseurs du parc privé (p. 210). Pour chaque propriétaire-bailleur, le calcul des coûts et des revenus engendrés par la location d’un logement servirait à déterminer un seuil de profitabilité. L’imposition serait « maximale » pour les revenus supérieurs à ce seuil. À l’inverse, pour les revenus inférieurs, le propriétaire-bailleur obtiendrait un crédit d’impôt sur ses autres sources de revenus pour compenser les pertes. Selon Camille François, cette mesure permettrait aux propriétaires-bailleurs d’investir dans l’immobilier locatif tout en limitant la spéculation immobilière et les inégalités.

Si les réformes suggérées par l’auteur sont pertinentes, il aurait pu davantage revenir sur les débats dans les études urbaines anglophones sur la marchandisation du logement et sa financiarisation croissante. Par exemple, le travail ethnographique de Matthew Desmond (2019) a largement été salué, mais sa volonté de limiter les expulsions en proposant de simples aides au logement avait été l’objet de nombreuses critiques. Il souhaitait qu’une famille ne consacre pas plus de 30 % de ses revenus au logement, l’aide au logement permettant de payer le surplus. Pour Slater (2021), dans la lignée de ce que disaient déjà Bourdieu et Christin (1990), la priorisation des aides à la personne sur les aides à la pierre pose question. L’aide au logement est présentée par Desmond (2019) comme pouvant allier deux « libertés », celle des capitalistes de « générer des profits grâce aux loyers » et celle de tout un chacun d’accéder à un logement « sûr et abordable ». Pour autant, ces deux « libertés » ne se valent pas pour Slater (2021, p. 87). Accéder à un logement décent est une nécessité pour (sur)vivre. À l’inverse, l’accumulation du capital immobilier a peu de justification. Plus largement, pour Slater, si les aides au logement sont nécessaires dans le contexte actuel, elles ne permettent ni la démarchandisation du logement ni de faire structurellement face aux expulsions.

Comment s’opposer aux logiques d’accumulation de capital immobilier, par la rente fiscale et la rente foncière, et à la relation de pouvoir entre propriétaires et locataires ? Limiter les rentes des propriétaires-bailleurs et contrôler les loyers sont des solutions nécessaires. Elles ne représentent toutefois pas des solutions suffisantes pour limiter les injustices croissantes du marché du logement. Le taux d’effort des ménages du premier quartile habitant dans le parc privé locatif est passé de 32,8 % en 2001 à 40,7 % en 2013 dans un contexte d’accroissement du parc locatif privé dans les grandes métropoles françaises (Insee, 2017). Il semble nécessaire de penser les conditions sociales de possibilité de démarchandisation du logement. Le livre de Camille François confirme qu’il est aujourd’hui important d’élargir le débat à la massification du logement social. Les risques d’expulsion sont, d’après l’auteur, plus faibles dans le parc social que dans le parc privé. Le taux d’effort des ménages du premier quartile habitant dans le parc social est également bien plus limité (27,3 % en 2013) que celui des locataires du parc privé. Promouvoir le logement social est donc crucial dans un contexte où le secteur est fortement touché par des coupes budgétaires, par des logiques de financiarisation (Gimat et al., 2022) et par l’injonction à la vente de logements sociaux alimentant le parc locatif privé (Gimat et al., 2021).

Au-delà de ces propositions qui auraient pu être développées, De gré et de force. Comment l’État expulse les pauvres est d’ores et déjà un livre essentiel de la sociologie urbaine tant pour la finesse des analyses de son auteur que pour les enjeux politiques qu’il soulève.

 

Bibliographie

Aguilera Thomas, Bouillon Florence, Lamotte Martin, 2018, « Politiques de l’expulsion : acteurs, enjeux, effets », L’année sociologique, 68(1), p. 11‑38.

André Mathias, Arnold Céline, Meslin Olivier, 2021, « 24 % des ménages détiennent 68 % des logements possédés par des particuliers », Insee Références (www.insee.fr/fr/statistiques/5432517?sommaire=5435421, consulté le 10 mai 2023).

Bourdieu Pierre, Christin Rosine, 1990, « La construction du marché. Le champ administratif et la production de la “politique du logement” », Actes de la recherche en sciences sociales,  81(1), p. 65‑85.

Colombi Denis, 2020, Où va l’argent des pauvres : fantasmes politiques, réalités sociologiques, Paris, Payot.

Desmond Matthew, 2019, Avis d’expulsion : enquête sur l’exploitation de la pauvreté urbaine, Montréal, Lux éditeur.

Gimat Matthieu, Guironnet Antoine, Halbert Ludovic, 2022, « La financiarisation à petits pas du logement social et intermédiaire en France. Signaux faibles, controverses et perspectives », Working paper no 1, Sciences Po (https://www.sciencespo.fr/ecole-urbaine/sites/sciencespo.fr.ecole-urbaine/files/WorkingPapern12022Gimat%20et%20al.pdf, consulté le 7 novembre 2023).

Gimat Matthieu, Le Bon-Vuylsteke Manon, Marot Bruno, 2021, « Les ménages modestes victimes de la vente des logements sociaux ? », Métropolitiques, 8.

Insee, 2017, Les conditions de logement en France (www.insee.fr/fr/statistiques/2586377, consulté le 7 novembre 2023).

Perrin-Heredia Ana, 2010, Logiques économiques et comptes domestiques en milieux populaires : ethnographie économique d’une « zone urbaine sensible », thèse de sociologie, université de Reims Champagne-Ardenne (https://www.theses.fr/2010REIME006, consulté le 7 novembre 2023).

Slater Tom, 2021, Shaking Up the City: Ignorance, Inequality, and the Urban Question, Oakland, California, University of California Press.

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Julie-Anne Boudreau, Joëlle Rondeau

Les mondes urbains de la jeunesse. L’action politique esthétique à Montréal

Les presses de l’université Laval, 2021, 316 p. | commenté par : Claudette Lafaye

Tournant résolument le dos à une conception institutionnelle du politique, cet ouvrage appréhende l’action politique par le bas, par les acteurs qui la produisent, la transforment et lui donnent sens dans des mondes urbains inégalitaires où l’État peine à assurer ses missions de régulation. Les autrices nous convient à les suivre dans l’attention qu’elles portent à un ensemble de gestes politiques non décryptés comme tels que sont les slams, les danses ou les vidéos de jeunes résidents racisés des quartiers populaires de Montréal. Elles nous invitent également à nous rendre sensibles à l’intensité esthétique du « printemps érable » de 2012 et à ses concerts de casseroles. Elles nous font pénétrer dans le petit monde de l’agriculture urbaine montréalaise où humains et non-humains collaborent pour produire des espaces urbains plus écoresponsables. Nous les accompagnons enfin auprès de preneurs de risques volontaires (skateurs, slackeurs, graffeurs, adeptes du dumpster diving…) dont les activités rendent visibles les normes sociales ordinaires.

L’ouvrage, qui compile les résultats de plusieurs recherches collectives menées durant la décennie 2010-2020 au sein du laboratoire Ville et espaces politiques (Vespa)[1], défend la thèse que, dans les mondes urbains contemporains, l’esthétique constitue une nouvelle dimension de l’action politique. L’engagement esthétique est problématisé comme relevant à la fois de l’expérience sensorielle et du domaine socialement et culturellement construit du jugement (p. 21). C’est toutefois l’expérience sensible qui est privilégiée comme l’atteste l’importance du fil conducteur de la séduction et de l’attraction (entre humains, entre humains et non-humains, entre les corps en mouvement et les artefacts matériels qui peuplent l’espace urbanisé des villes mondialisées) qui relie analytiquement les quatre récits ethnographiques. Délaissant la revendication ou la résistance organisée, le politique s’incarne dans des gestes qui engagent les corps et dans des performances sensibles qui valorisent la transformation individuelle. Ces gestes esthétiques dispersés évoluent en acte politique lorsque le moment créatif opère une rupture dans l’ordre convenu des choses tandis que l’accumulation d’actes politiques dans un récit collectif constitue l’action politique proprement dite. Saisir la singularité politique de tels gestes esthétiques qui se déploient en dehors d’un cadre institutionnalisé nécessite une ethnographie attentive de la jeunesse, des lieux et des espaces urbains qu’elle investit au quotidien. L’accès aux mondes urbains de la jeunesse montréalaise implique de construire sur le terrain des relations de confiance ainsi qu’un partenariat épistémique avec les jeunes intéressés à la recherche. En plus de cultiver le recours à l’ensemble de ses sens, la réceptivité et l’intelligence émotionnelle, une pluralité de méthodes, variables selon les terrains, est mobilisée : observation participante, recherche participative, parcours commentés, entretiens classiques, production de cartes mentales, outils technologiques et multimédias…

Le chapitre I s’emploie à montrer la manière dont l’ambiance politico-sensible de la ville et les subjectivités contemporaines ont été façonnées par la contre-culture urbaine des années 1960 et 1970. Celle-ci a inauguré des relations changeantes au temps comme à l’espace. Le temps a cessé d’être marqué par la flèche du progrès : il est devenu plus fragmenté, davantage inscrit dans l’« ici et maintenant ». L’espace s’est décloisonné et les expériences de subordination, d’exclusion socio-spatiale, de dépossession et d’oppression vécues alors par les minorités montréalaises sont pensées à partir des théories des pays du tiers-monde et des mouvements de décolonisation. Montréal s’inscrit dans les mouvements de jeunesse interconnectés qui, dans différentes villes du monde, recourent à un même répertoire de marches, de sit-in, bed-in, die-in et autres performances où les corps sont mis en scène dans l’espace public urbain. Les enjeux contemporains s’alimentent à cette culture politique et à la mémoire de ces luttes passées qui ont transformé les rationalités, les modes d’action et les subjectivités politiques.

Le chapitre II nous fait circuler dans les mondes politiques de la jeunesse qui vit dans les quartiers de Saint-Michel et de la Petite Bourgogne, et qui est confrontée aux techniques du profilage racialisé des politiques publiques et à la stigmatisation médiatique. Les jeunes y sont saisis à travers un projet de recherche qui leur permet, à travers des médiations artistiques et esthétiques, de se réapproprier leurs propres représentations de leur quartier, objet de stéréotypes fondés sur la couleur de peau des habitants et/ou attachés au lieu. À l’aide d’outils tels que l’écriture, le chant, le dessin, la production de vidéos, les jeunes extériorisent leurs peurs, leurs colères et leur sentiment d’injustice tout en exprimant les relations affectives qui les lient au quartier et le font exister au-delà d’une couverture médiatique qui le discrédite. Leur agentivité politique s’exprime notamment dans ces performances artistiques sollicitées par un projet de recherche qui entre en résonance avec celui qui a débouché sur l’ouvrage collectif Jeunes de quartier. Le pouvoir des mots[2].

Le chapitre III est centré sur le seul événement explicitement politique du livre, celui du « printemps érable » de 2012, mobilisation contre l’augmentation des frais d’inscription à l’université. Ce terrain a joué un rôle central dans l’orientation problématique de l’ouvrage : interrogés sur les causes de leur engagement, les jeunes mentionnent plutôt les formes prises par celui-ci et les moments prégnants les ayant aspirés dans le mouvement. Le discours attendu sur les raisons de l’engagement (parcours de politisation, valeurs défendues, revendications…) s’efface devant l’évocation de l’indignation et de l’espoir, de l’amitié, du plaisir, de la réalisation de soi, de l’amertume suscitée par les tensions entre étudiants mobilisés et ceux qui ne l’étaient pas, ou encore de la crainte de la police. Les concerts de casseroles, le carré rouge ou la peluche Anarchopanda dégagent, chez les jeunes engagés, une forte charge affective. Le « printemps érable » est décrit comme ayant ouvert de nouveaux espaces d’action politique à travers la multiplicité des rencontres, l’intensification des expériences réalisées, l’exploration, la spontanéité ou la provocation…

Le chapitre IV nous fait entrer dans le monde politique de la City Farm School rattachée à l’université Concordia. Cet espace de formation à l’agriculture urbaine communautaire valorise des apprentissages pratiques centrés sur la production et la distribution d’aliments biologiques. Plus que les précédents, ce chapitre se montre attentif aux capacités d’agentivité distribuée entre humains et non-humains (sols, semences, végétaux, micro-organismes…) qui coopèrent en vue de produire des espaces urbains plus fertiles et biodiversifiés. À travers un engagement centré sur des pratiques concrètes de culture et de production, ici et maintenant, offrant plaisir, spontanéité, créativité et de fortes énergies affectives avec les plantes, la terre et les organismes vivants qui la peuplent, ces jeunes s’emploient à rendre visible leur dépendance vis-à-vis du système agricole mondial et des circuits alimentaires de l’économie marchande. L’analyse rend compte avec beaucoup de finesse des connaissances expérientielles qui s’acquièrent et se transmettent, des affects qui circulent et des capacités d’attraction et de répulsion qu’exercent certains acteurs non-humains sur les humains qui produisent ensemble un monde plus écoresponsable.

Le cinquième et dernier chapitre suit plusieurs preneurs de risques volontaires. Faire du skate sur les trottoirs, pratiquer la slackline dans un parc urbain, escalader des bâtiments pour y dérouler une banderole, taguer ou graffer des édifices interdits d’accès, récupérer dans les poubelles des aliments encore comestibles participent tous d’une expérience sensible de déchiffrage de la ville. Ces pratiques ont également en commun une prise de risques physique, sociale, juridique, faite de transgression et de provocation qui procurent à ceux et celles qui les expérimentent une étreinte de la peur associée à un sentiment de maîtrise et de réalisation de soi. Le geste provocateur est analysé comme une modalité esthétique du pouvoir dès lors qu’il révèle les incohérences et les limites des normes sociales. Souvent diffus, disséminé, invisibilisé, ce même geste s’affirme plus ouvertement comme acte politique lorsqu’il se voit confirmé par une ordonnance municipale (cas de la slackline), lorsque plusieurs centaines de skateurs se rassemblent pour le Gold Skate Day, lorsque des preneurs de risques s’affrontent avec la police ou lorsqu’il est soutenu par un discours contre le consumérisme (cas du dumspter diving).

À partir d’une ethnographie plurielle et richement documentée, l’ouvrage apporte un éclairage bienvenu sur la manière dont les cultures urbaines contemporaines interrogent la définition des processus politiques. En appréhendant l’action politique par le bas, à travers des gestes esthétiques souvent diffus et fragmentés qui ne se donnent pas spontanément à lire comme politiques mais le deviennent dans leur accumulation et dans les propos et les actes qui parfois les accompagnent, les autrices rendent pleinement justice aux engagements des jeunes participants aux différentes recherches. Elles mettent en valeur leurs capacités d’action, la centralité esthétique de ces actions et les ressorts politiques qui les animent et s’y donnent à voir lorsque la focale est correctement positionnée. Ce faisant, les autrices nous contraignent à changer de regard tant sur le politique que sur la jeunesse d’aujourd’hui et c’est peu dire qu’un tel changement de regard, sans être entièrement nouveau, demeure salutaire. Pour autant, l’ouvrage offre plusieurs points de discussion.

Le premier concerne la centralité grandissante de l’action politique esthétique – sous-titre de l’ouvrage – dans un monde urbain en réseaux marqué par des inégalités croissantes et l’affaiblissement des États-nations. Si cette grille de lecture a le mérite de reconnaître le caractère politique d’un ensemble d’investissements jusque-là négligés, elle tend à faire oublier que le répertoire d’action politique de l’ancien monde présentait également – et présente encore lorsqu’il est mobilisé – une puissante dimension esthétique. C’est par exemple le cas de la manifestation et de ses cortèges, banderoles, chants, slogans qui, en rendant manifeste un problème, convoquent, depuis le XIXe siècle, expressivité et émotions dans la rue ; c’est encore le cas de la grève lorsqu’elle investit et se réapproprie l’espace de travail en le détournant de sa fonction première pour en faire un espace politique… Plutôt que la nier, on aurait aimé que les autrices prennent davantage en considération la dimension esthétique des modes d’action politique associés à l’État-nation et s’attachent à en souligner les différences avec les formes contemporaines observées.

Le deuxième point de discussion a trait au recours à la notion de mondes qui donne son titre à l’ouvrage. Les autrices, qui se réfèrent explicitement aux mondes de l’art d’Howard Becker[3], mobilisent une conception de la notion de mondes plus lâche et poreuse (p. 40) que Becker. Elles soulignent l’importance des interactions élargies aux espaces et objets de la ville ainsi qu’aux non-humains, là où Becker s’attache aux interactions entre une diversité d’acteurs (artistes, professionnels responsables de la production, de la diffusion ou de la médiation, publics) dont la coopération est nécessaire pour faire exister les œuvres d’art. Dans les mondes urbains de la jeunesse, la coopération apparaît très inégale : dense et collaborative dans le monde de l’agriculture urbaine où humains et non-humains participent ensemble à la production d’un monde plus écoresponsable, solidaire chez les étudiants engagés dans le mouvement du « printemps érable », elle est beaucoup plus incertaine chez les jeunes racisés des quartiers Saint-Michel et de la Petite Bourgogne et clairement inexistante chez les différents preneurs de risques volontaires dont le rapprochement est un pur effet de l’enquête. Chez Becker, les mondes de l’art sont des sous-espaces sociaux relativement autonomes les uns des autres qui obéissent à une logique de fonctionnement commune que le sociologue s’emploie à dégager. Le livre recensé hésite, lui, entre deux perspectives : la première identifie, comme chez Becker, une matrice commune – celle d’une reconfiguration des processus politiques à travers des formes d’engagement esthétique – tandis que la seconde suggère des mondes urbains de la jeunesse empiriquement reliés entre eux. Au début de l’introduction, ces derniers sont ainsi qualifiés de « très différents », mais néanmoins « interconnectés » (p. 5) et, plus loin, les autrices évoquent un espace de communalité partagé (p. 41). Dès lors que le propos est une ethnographie des processus politiques, la question de savoir si les différents mondes urbains de la jeunesse font monde commun prend tout son sens. À l’exception du cas isolé du jeune skateur preneur de risques déjà rencontré lors du « printemps érable », les mondes urbains de la jeunesse apparaissent relativement étanches les uns aux autres et certaines différences sociales et raciales difficiles à dépasser. Les enquêtes ayant été conduites de manière autonome, dans des temporalités proches, mais non coordonnées, cette question n’a pu être prise à bras le corps ni même étudiée, ce qui est dommage.

Certains lecteurs et lectrices ne manqueront également pas d’être rebutés par la très longue introduction de cinquante-quatre pages. Le cadrage théorique extrêmement nourri, quasi virtuose, qui s’y trouve proposé, présente un aspect par trop surplombant qui a tendance à écraser d’emblée les terrains empiriques développés par la suite. Il y a un paradoxe à se proposer de saisir la politique par le bas, à se rendre disponible et attentif à un ensemble de gestes invisibilisés et à les étouffer quelque peu sous une trame théorique ardue, là où une introduction courte autour d’une problématique resserrée aurait indéniablement tenu les lecteurs en alerte et favorisé leur accès aux différents terrains. Pourquoi ne pas avoir basculé la discussion théorique dans un chapitre final ? Celle-ci n’aurait rien perdu à faire dialoguer en bout de course les éléments empiriques issus des ethnographies avec les nombreux travaux philosophiques mobilisés. Il serait dommage que le choix réalisé décourage les lecteurs.

 

[1] Le laboratoire Vespa est rattaché à l’Institut national de la recherche scientifique (INRS) et au réseau de l’université du Québec.

[2] Collectif Pop-part, coordonné par Marie-Hélène Bacqué et Jeanne Demoulin, 2021, Jeunes de quartier. Le pouvoir des mots, C&F éditions (https://cfeditions.com/jdq/, consulté le 22 novembre 2023).

[3] Howard S. Becker, 1988, Les mondes de l’art, Paris, Flammarion.

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